Deux jours avant le treize
J’ai toujours eu horreur de Boston. A vrai dire, je déteste les métropoles
en général ; j’ai grandi dans une petite ville où
tout le monde s’appelait par son prénom, et une foule anonyme me met
mal à l’aise malgré les cinq dernières années passées
à vivre ici.
Évidemment, la pluie n’aide pas. Chaque année, le soleil perdure
longtemps après la fin de l’été… mais cette fois comme
par hasard, il s’est abstenu, juste pour me contrarier. Septembre est un mois
pourri : on regrette encore le ciel bleu sans avoir droit à la neige.
Et aujourd’hui, j’aurais bien eu besoin du beau temps pour pouvoir trouver un
point positif à ma journée.
Déjà, en règle générale, j’ai horreur de
le lever tôt et je considère les réveille-matin comme les
agents du diable… mais être sorti du sommeil avant que ces machins infernales
ne sonnent est pire. Surtout quand la première image aperçue en
ouvrant les yeux est celle de votre petite amie, furieuse et à la coupe
digne d’une harpie, qui vous agite une lettre sous le nez.
-C’est quoi ça ?
Je louche pour essayer de comprendre de quoi elle me parle, mais comme elle
continue de l’agiter, impossible de me fixer dessus. Je répète
donc bêtement :
-C’est quoi ?
-C’est un mot de ton parton qui traînait sur ton bureau, pour te rappeler
le voyage que tu dois faire à Los Angeles. Nous étions sensés
passer le week-end en amoureux !
Ça, c’était elle qui l’avait décidé toute seule.
Remettant mes idées en place, je me lève avec un soupir – la journée
commence très mal.
-Je suis désolé, Emily, mais tu dois comprendre que mon travail…
-Est plus important que moi ? Que nous ?
Pourquoi les femmes doivent-elles toujours tout rendre dramatique ?
-Mais non ma chérie, tu le sais bien… Simplement, j’en ai besoin pour
vivre.
Et pour payer le loyer de notre appartement trop grand – mais aucun autre ne
convenait à Sa Seigneurie – parce que ce n’est pas son salaire de secrétaire
de dernier rang qui y arriverait tout seul.
-Tu m’avais promis de m’emmener une fois avec toi !
Pas cette fois-ci. Je vais avoir beaucoup de travail.
Et c’est ma dernière chance pour rattraper le coup et ne pas perdre mon
job, accessoirement. Pour couper court à ses protestations que je sens
venir de loin, je l’embrasse avant de m’esquiver dans la salle de bains. Dieu
merci, mon sac est prêt depuis hier.
-ET NE REMETS PLUS JAMAIS LES PIEDS ICI !
La discussion avec ma douce et tendre Emily a un peu dérapé, comme
chaque fois, et comme chaque fois elle me menace de me jeter hors de mon propre
appartement comme s’il s’agissait du sien. Qu’il soit le nôtre en pratique
ne change pas le nom du propriétaire – à savoir le mien.
Ennuyé, parce que n’ayant pas de voiture je comptais sur elle pour me
déposer à l’aéroport, j’hésite sur le palier. Je
déteste les transports en commun presque autant que les villes en général,
mais soit, adieu monde cruel je vais prendre le bus.
Miracle entre les miracles, l’un d’eux arrive justement, et je ne perds pas
de temps : je joue des pieds et des coudes pour me payer un billet.
-Vous avez pas plutôt de la monnaie ?
Quoi, il lui plaît pas mon billet de dix ?
-J’suis pas forcé de prendre les grosses coupures. Vous avez qu’à
demander aux gens s’ils ont pas de change.
L’irritation commence à monter, mais je suis un homme civilisé,
je me contente de faire le tour du bus en posant la question à tous tout
en essayant de ne pas me planter. Pour la dernière partie, c’est raté ;
un arrêt trop brusque et me voilà à terre.
-Bordel !
Une vieille femme me regarde avec mépris par-dessus sa robe à
fleur et son châle violet. Le respect des personnes âgées,
mon cul, elle ne tendrait même pas la main pour m’aider à me relever
– mais après tout, je suis à Boston. Et bien sûr, les types
qui descendent se gênent pas pour me bousculer au passage, merci les gens.
Jurant et pestant, je m’agrippe à une barre pour éviter de me
faire éjecter une deuxième fois. Quelqu’un me tapote le dos.
-Quoi ? je demande avec hargne.
-Votre billet, je vous prie.
Et. Merde.
-Une seconde, je ne l’ai pas encore acheté parce que je n’avais pas de
monnaie…
Le contrôleur semble dubitatif, et je cherche mon billet comme preuve…
pas dans la poche droite, pas dans la gauche, et merde où est-il ?
-Vous n’avez qu’à demander au chauffeur… je l’avais il y a pas cinq minutes !
Rien n’y fera, je me chope une amende. Et je suis sommé de descendre
au prochain arrêt.
Le monde est vraiment merveilleux.
Cette fois, c’est la colère qui me fait appeler un taxi, après
un bref crochet par le distributeur le plus proche.
-L’aéroport Logan, j’aboie.
-Ouais, ouais, y’a pas le feu…
Je le laisse faire son boulot après l’avoir fusillé du regard.
J’aurais bien répliqué que si, il y avait le feu, mais la sonnerie
de mon GSM m’interrompt. Quelle est la prochaine couille ?
-Allo ?
-Michael ?
A mon oreille résonne la douce voix de mon patron.
-Bordel, où est le fichu rapport Rivers que tu devais me remettre hier
soir ? Je t’ai accordé jusqu’à ce matin, tu as intérêt
à me dire que c’est fait !
… Emily. La garce. C’est à cause d’elle que j’ai oublié de l’envoyer
– elle et sa manie de piquer une crise à un moment crucial.
-Il est rédigé, il atterrira dans votre boite email dès
que j’atterrirai à Los Angeles…
-Tu te fiches de moi ? Il aurait déjà dû y être !
Tu as une heure, Lewis. Et ne t’avise pas de te présenter à la
réunion de Los Angeles si ce n’est pas fait.
-Mais je…
Clic. Pas d’argumentation possible avec ce type.
Je lâche une bordée de jurons – la même que j’ai retenue
précédemment – qui fait presque sursauter ce cher chauffeur de
taxi.
-Y’a un problème ? On change de destination ?
Je soupire. Tant pis, quitte à avoir le billet, je vais aller saluer
un vieil ami qui habite Los Angeles et que je n’ai plus vu depuis des lustres,
ça me changera les idées.
Puis ça lui fera les pieds, à Emily. Elle n’avait qu’à
s’abstenir de me dire qu’elle n’en pouvait plus de moi et qu’elle ne pouvait
plus me supporter – même si ce n’est pas la première fois que ça
arrive, elle commence à me les gonfler avec ses crises.
-Non, continuez vers l’aéroport, s’il vous plaît.
Le type repart à sa vitesse d’escargot, à croire que la seconde
new-yorkaise n’existe réellement qu’à New-York pour les chauffeurs
de taxi, quoi qu’on dise à leur sujet d’habitude. J’avais lu à
ce sujet dans un livre… de Neil Gailman, ou Terence Pratchett, quelque chose
comme ça, bref un de ces auteurs un peu bizarres que lisait mon ex. Le
bouquin prétendait que cette seconde était le laps de temps qui
s’écoulait entre le moment où un feu de signalisation devient
rouge et le moment où le taxi derrière soi klaxonnait.
Mes pensées se lassent très vite des interrogations existentielles
de mon ex pour revenir sur Emily, et sur la question récurrente qui m’occupe
à son sujet : comment ai-je fait pour rester avec elle si longtemps ?
Elle a certes un physique agréable, mais son tempérament de harpie
m’agace de plus en plus vite…
Mon œil accroche machinalement ma montre, et je bloque. Merde. Je suis en retard.
-Vous pouvez pas accélérer un peu ?
-Je fais c’que je peux ! vient la réponse peu aimable, comme si
le simple fait de me répondre était déjà un honneur
qui m’était fait.
Merde, merde, merde… Je vais pas louper cet avion quand même, si ?
Murphy ne va pas me faire ça aussi, j’ai eu mon quota pour la journée !
J’adresse une brève prière à Hermès – je n’ai pas
la moindre idée du saint patron catholique des voyageurs en retard –
et m’agrippe à mon sac.
Je suis, bien sûr, arrivé trop tard. J’ai donc pu attendre trois
quart d’heure au guichet pour arriver enfin devant une jolie – mais froide –
hôtesse qui m’a adressé un sourire calibré en me demandant
ce que je souhaitais.
-J’ai malencontreusement raté mon avion… est-ce que mon billet peut être
remboursé ?
A question stupide, réponse d’une amabilité crasse.
-Malheureusement non, monsieur. Mais si vous voulez, je peux tout de même
regarder quand a lieu le prochain vol. Quelle était votre destination ?
-Los Angeles.
Pitié, pitié, pitié… S’il y a un Dieu quelque part… C’est
dans ces moments-là que j’oublie que je suis profondément agnostique
– mais bon, on ne sait jamais, et avec la journée de merde que je viens
de subir, mieux vaut être prudent.
Elle pianote sur son ordinateur, avant de m’annoncer :
-Il n’y a aucun vol de libre vers Los Angeles avant le treize, je suis navré,
ils sont tous complets.
Je retiens de justesse un juron bien senti. Ça, c’est la meilleure. Le
bouquet final.
-Vous vous fichez de moi ? je lâche malgré tout, presque stupéfait
que Dame Chance m’en veuille à ce point.
Le sourire reste calibré, mais le regard devient un rien agacé
et transmet parfaitement le message : « à votre avis ? ».
Je panique. Mon emploi est de toutes façons perdu, au point où
j’en suis, mais un autre problème pratique m’achève :
-Quoi ? Et où vais-je dormir d’ici là ?
-Je suis désolée, monsieur, mais l’agence ne peut pas rembourser
un retard, vous devez comprendre que…
Elle a raison, mais ma mauvaise humeur n’a fait qu’augmenter tout au long de
la journée et c’est avec la plus grande difficulté que je me retiens
de lui hurler dessus. Elle doit d’ailleurs le sentir ; son regard positivement
méprisant malgré le sourire professionnel me fait comprendre qu’elle
me trouve stupide et grossier. Ce en quoi elle a encore raison.
Je renonce.
-Bon, très bien, je prends ce billet.
Dix minutes plus tard, je ressors de ce fichu aéroport, le bout de papier
en poche – tirette soigneusement fermée, et rien ne pourra me faire quitter
ma veste tant que je ne serai pas dans l’avion – et je hèle un taxi.
Il ne me reste plus qu’à convaincre Emily de me supporter deux jours
de plus.
Distraitement, en passant par un bar pour atteindre la sortie, j’entends la
télévision qui énumère les infos, toutes aussi inintéressantes
les unes que les autres. Sincèrement, comme s’il pouvait arriver quoi
que ce soit d’autre que l’ennui des élèves après les deux
premières semaines de cours, un onze septembre…
Fin