Gare au Chat
La gare centrale est glauque. Comme toujours. Les murs jaunâtres distillent
une ambiance digne d’un jeu vidéo, et pas de ceux où tout se termine
bien – c’est même une chance quand les personnages principaux terminent
tous vivants.
La fille n’en a cure. Elle est installée dans un coin, assise en tailleur
sur un tas de chiffons gris qui, quand on y regarde de plus près, s’avère
être un pull à tirette et capuchon. Elle fredonne sans fixer son
regard, et caresse d’un mouvement machinal le splendide chat roux installé
sur ses genoux.
Arrêtons-nous sur cette image. La fille est passe-partout : elle
porte ses cheveux courts et les retiens en arrière avec un bandana. Son
visage mince, pâle, doté d’un nez pointu, met en avant ses yeux
bruns qui regardent dans le vide.
Elle porte un tee-shirt qui était noir dans une vie antérieure
et pourrait maintenant passer pour gris, et par-dessus un pull sans manches,
légèrement troué, d’une jolie teinte lilas. Sa couleur
n’est pas encore altérée, contrairement à son jean, presque
blanc à force d’être délavé. Troué aux genoux,
il tombe sur ses hanches, tout juste retenu par un foulard chamarré et
une unique bretelle vert fluo.
Ses épaules sont maigres, ses poignets fins, ses jambes comme des baguettes ;
elle fait penser à un oiseau. Ses doigts nerveux mais distraits passent
et repassent dans la fourrure rousse du chat, assez habiles pour le faire ronronner.
Le chat lui-même mérite plus un poème qu’une description.
Il se résume cependant en un seul mot : il est un chat. Il est même
le chat. Affalé de tout son long, roi des genoux de la fille et probablement
roi du monde, étant donné son attitude. Ses longs poils brillent
de santé, emmêlés mais splendides, et ses yeux d’un vert
pâle sont plissés, pleins de ruse et de malice. De temps en temps,
un bâillement méprisant lui échappe et il bouge vaguement
pour profiter de caresses en un nouvel endroit de son anatomie.
La fille et l’animal forment un couple surprenant. Le chat est tout en couleur
où la fille est fanée, plein de vigueur où elle semble
fragile, présent, chaud et vivant où elle disparaît dans
le décor.
La fille est à la gare tous les jours, de sept heures trente à
vingt-trois heures. Parfois, tout de même, elle n’y est pas. Les jours
de marché, par exemple, ou le dimanche. Le samedi, elle n’arrive qu’à
dix heures, mais elle repart aussi plus tard. D’autres fois, elle va rêver
ailleurs.
Parce qu’elle rêve, en étant assise. Elle tend de temps en temps
la main – une ‘tite pièce siouplé, m’sieur ? – sans que celle-ci
soit souvent remplie, puis s’adosse à nouveau à son mur, et fredonne.
Comme elle ne boit pas ni ne fume, caressant juste son chat – qui n’est pas
un chien, pour changer – les gens la supportent. De temps en temps, elle reçoit
un bout de sandwiche. Une petite fille lui donne systématiquement les
tartines qui lui restent quand elle passe à quatre heure, pour ne pas
que sa mère lui reproche de ne pas avoir terminé sa boîte.
Et parfois, bien que rarement, des gens s’arrêtent pour lui parler. Ils
ne s’en rendent pas compte, mais elle le sait toujours à l’avance. Elle
a le regard vide, mais pas dans sa poche ; elle sait prédire plusieurs
jours à l’avance si quelqu’un va se décider à l’accoster.
Souvent, elle le voit dans les yeux – incertains, hésitants, pas aujourd’hui,
peut-être demain – ou l’attitude – les épaules qui se redressent,
la mâchoire en avant, c’est pour tout de suite.
Tout l’art est de ne pas regarder les gens directement. En fait, il faut juste
voir, sans s’attarder. Le cerveau trie tout seul plus tard. Le soir, elle se
rend souvent compte qu’elle sait plein de choses, qu’elle n’aurait pas cru avoir
enregistré pendant la journée. Et, au pire, elle se fie au chat.
Le chat, c’est le maître, après tout. Il a une attitude de roi.
Là, elle regarde sans regarder ni même sans faire attention un
petit garçon qui, lui, la fixe.
Le garçon passe tous les jours de la semaine, pour aller à l’école,
et souvent le dimanche, flanqué de sa mère, de la mère
de celle-ci, de sa tante, et de la fille de celle-ci, qui doit avoir vingt ans
mais qui en paraît presque trente. On dirait une troupe de petites mégères
allant au marché du village, médisant et papotant sur tout et
n’importe qui.
Le garçon a l’air d’une gemme ou d’une plante rare, là au milieu.
Il a peut-être sept ans, peut-être huit, et des yeux qui brillent.
Il est comme la fille du décor, ou le chat roux roi du monde. À
part.
Ceci est le cinquième jour d’observation, et la fille commence à
se demander s’il va oser, quand les hauts parleurs grésillants annoncent
que le train de… 7h57 en direction de… Namur arrivera avec un retard probable
de… vingt minutes, merci de votre attention. Aussitôt, les commères
se mettent à cancaner sur l’horreur des transports en commun, et la honte
que ces fonctionnaires devraient avoir, à faire mal leur travail payé
avec leurs impôts, et kot, kot, kot comme des poules.
Le garçon fait trois pas de côté et s’échappe.
— Il est beau, ton chat.
Elle lui sourit, et ses yeux brillent, ses beaux yeux vides.
— Oui, hein ? Il est très gentil. Tu veux le caresser un peu ?
Le garçon fait aussi un sourire, timide, et avance la main. Le Chat relève
le nez, le toise sans grand intérêt, et le considère comme
assez insignifiant pour se laisser toucher. Ravi, l’enfant s’accroupit pour
le caresser avec application.
— Moi, c’est Scooty !
Pas de réponse. L’enfant est un peu dépité, il insiste.
— Le chat s’appelle comment ?
Un nouveau sourire, toujours un peu distrait.
— C’est amusant. Le chat aussi s’appelle Scooty. Pourtant, c’est un nom bizarre.
L’enfant acquiesce gravement.
— C’est un nom de chien.
Les deux se regardent – vraiment, cette fois, et le regard n’est presque plus
vide – et sourient. Oui, ce n’est pas un nom de chat, ni d’enfant ; c’est
un nom de chien.
— Scot ! Scooty ! Bon sang, garnement, qu’es-tu déjà
en train de faire ?
En une seconde, une serre se referme sur le poignet du garçon et il se
fait tirer en arrière. Un regard mauvais, plein de mépris et de
hargne, se pose sur la fille.
— Celle-là, tu ne dois pas lui parler. C’est une propre à rien,
une vagabonde. Elle ferait mieux de travailler au lieu de passer ses journées
assise à rien faire !
Voilà qui est presque vexant. C’est vrai, quoi, elle fait plein de choses,
en étant assise : inventer des histoires, rêver, chantonner,
demander des sous, regarder sans regarder les gens… C’est une occupation à
plein temps. Où diable trouverait-elle la place pour un travail dans
tout ça ?
— Mais, maman, son chat s’appelle Scooty, comme moi !
La voix est déjà moins forte, gênée, presque humble,
et il s’est déjà éloigné de quelques pas.
— C’est ridicule, glapit la mère. Ce n’est même pas son chat, c’est
celui des Delore, qui le laissent se promener n’importe où ! Il
passe sa vie dans la gare. La gare, tu imagines ? Et puis, il ne s’appelle
pas Scooty, Scooty c’est un nom de chien, pas de chat ! Elle doit dire
à tout le monde que « oh, justement son chat s’appelle comme
ça » !
Le garçon jette un coup d’œil malheureux derrière lui, mais ces
derniers mots lui font adresser un clin d’œil à la fille, qui le lui
rend. La maman n’est peut-être pas perdue, pour finir. Au moins, elle
sait que Scooty est un nom de chien. Peut-être qu’elle les aime bien ?
— Comment va Elanore, aujourd’hui ?
— Très bien. Elle est un peu paresseuse et prend du poids, je pense ;
elle devrait faire plus d’exercice.
La fillette acquiesce gravement.
— C’est vrai. … Tu me montres comment elle peut faire la fourrure ?
La fille sourit, et dérange le Chat-Elanore dans sa sieste, le poussant
du bout du doigt.
— Allez, Elanore, fait l’écharpe.
Grognon, le Chat se fait prier, miaule de désagrément, avant de,
bon gré mal gré, sauter sur les épaules de la fille et
s’y laisser pendre.
La fillette, elle, bat les mains de joie.
— Elle est si belle comme ça ! Et même toi, tu deviens jolie !
La fille lui fait un sourire vide, vide comme son regard. Elle l’aime bien,
Elanore – la fillette, pas le chat, le chat c’est le Chat, il ne s’appelle Elanore
que pour Elanore.
Elle est déjà adulte, en fait, cette petite, malgré son
jeune âge. Elle imagine encore, mais voit dans un chat une fourrure, pas
le roi du monde qu’il est. Ce n’est pas grave ; chacun rêve de ce
qu’il veut. C’est juste dommage. La fille préfère les rois aux
fourrures. Et puis, le Chat est toujours vexé quand on lui demande de
faire l’écharpe. Au moins, pour faire le roi, il ne faut rien lui demander ;
il suffit de le regarder être.
Majestueusement, il redescend s’installer sur les genoux de la fille :
son trône.
— Merci ! Bon, je dois y aller maintenant. Aujourd’hui, j’ai juste une
tartine au fromage. Tu aimes le fromage ?
La fille hoche la tête gravement.
— Oui, mais le jambon, c’est mieux. Elanore préfère le jambon,
même si moi j’aime bien le fromage.
La fillette fronce les sourcils.
— D’accord. Demain, j’échangerai mes tartines avec celles d’Amélie ;
elle a souvent du jambon ou du pâté. Je cours, maman va s’inquiéter !
Elle secoue la main, lui offre un sourire faux, parce qu’elle est déjà
ailleurs sans le savoir, et court hors de la gare.
Le Chat bâille. Servir d’attraction, quelle vie de chien…
Constatation toujours drôle : les gens sont aveugles. Par exemple,
le monsieur costume-cravate, tout en bleu et gris, est un kleptomane. Parce
que bon, pour voler le mouchoir et les montres des gens alors qu’on a une Rolex
– une vraie – il faut être klepto, tout de même. Et lui, il le fait.
La fille voit les émotions chez lui, ou elle les imagine, peut-être,
parce que sa tête à lui ne change jamais. Mais dans ses yeux, elle
devine le sourire : le même que les petits garçons un matin
du six décembre, ou à Noël juste avant de déballer
les cadeaux. Celui-là n’a pas oublié ce que c’est d’être
un enfant, malgré sa Rolex.
Et sa manie de voler les gens.
Aujourd’hui, il a attrapé les perles d’une mamie. Elles sont rose pâle,
sans doute du plastique, et la mamie n’a rien vu. Il a aussi une serviette hygiénique
encore inutilisée, enveloppé dans du papier vert. Franchement,
à part un klepto, qui irait chaparder ça ? Plus intéressant,
il a mis la main sur une pomme, un élastique mauve, et une pièce
d’un franc belge. Une des vieilles, en plus, celles de Baudouin.
— Une ‘tite pièce, m’sieur ?
Il ne l’écoute pas. Zut alors. Elle aurait voulu avoir au moins l’élastique.
Elle aime bien le mauve. Le vert pomme aussi. Elle devrait se trouver des bas
de cette couleur. Ça lui va bien, le vert pomme. Evidemment, les néons
de la gare le rendent jaune mais bon, elle, elle saura que c’est du vert pomme ;
c’est le principal.
— Une ‘tite pièce ?
Rien à faire. Soupirant, la fille se remet à fredonner en fixant
le bout de ses baskets beiges. Bon, à la lumière, elles sont grises,
ou alors c’est à cause des cinq ans qu’elles ont passés à
ses pieds ; en plus, le bout est usé, on voit presque son orteil
droit. Mais elle, elle sait qu’elles sont beiges. Puis, elles sont confortables.
— Je peux encore caresser Scooty ?
Oh, tiens, il est revenu. Cette fois, les poules ne sont pas avec lui, il est
libre, hors de la basse-cour. La fille lui sourit donc.
— Vas-y, il adore ça. Puis, je pense qu’il t’aime bien.
Le gamin s’assied aussitôt et attire le chat contre lui pour le câliner.
Le Chat ne proteste que peu ; il a dû bouger, mais on le papouille,
c’est le principal.
Ils restent là, en silence, à rêver, pendant quelques minutes.
Puis le klepto se remet au travail, et la fille ne tient pas.
— Regarde, Scooty. Tu vois le type à la cravate bleue, là ?
Scooty opine.
— Il est en train de voler sa montre à la fille à côté.
Un moment de blanc.
— Nan ?
— Mais si, regarde !
Scooty se met à rire.
— Mince alors ! On dirait qu’il découvre un cadeau de Noël !
Décidément, elle aimait bien ce petit.
— Eh ! Toi, là !
Le sol est gris, en fait. Ou il en a l’air. Sans doute que les dalles étaient
blanches, avant… Mais avant quoi ? Il y a eu un cataclysme dans le coin,
comme l’éruption du Vésuve, qui a tout rendu gris ?
— Je te parle ! Tu m’écoutes, oui ?
Oh, c’est à elle que la mégère s’adresse ? La fille
relève la tête. La femme est plantée devant elle, poings
sur les hanches, la fusillant du regard. C’est la tante de Scooty. Enfin, elle
suppose. Elle n’a pas eu le temps de le demander à Scooty l’autre fois.
Ou elle a oublié, plutôt. De toute façon, ce n’est pas si
grave : elle sait que c’est la tante de Scooty. Ça se voit.
— Où as-tu mis mon rouge à lèvres ?
La fille bat des cils. Du rouge à quoi ? Le machin que les femmes
se mettent sur les lèvres pour ressembler à des clowns ?
Enfin, il y en a à qui ça va bien, mais pas la tante de Scooty.
Elle est trop pâle, ses lèvres trop larges. Ça doit faire
clown à la Stephen King quand elle y met du rouge. Comment s’appelait
le livre déjà ?
— Réponds-moi !
La fille lui sourit. De quoi parlait-elle ? Ah oui, le rouge qu’elle avait
perdu…
— Désolée, je ne l’ai pas vu.
Et elle retourna aux caresses du Chat.
Mais la tante ne renonce pas.
— Je sais que c’est toi ! Tu es toujours là à traîner,
et maintenant, mon neveu n’arrête pas d’arriver en retard à la
maison ! Je parie que tu lui apprends à être aussi sale, feignant,
et roublard que toi ! Ne pense pas me tromper, moi, je sais ce que tu vaux !
La fille battit des cils. Elle savait ? Elle pourrait l’informer alors.
Elle avait toujours voulu savoir ce qu’elle valait. C’est vrai, c’est tellement
dur à juger par soi-même ; c’est plus facile de laisser les
autres faire ce travail. Non ?
Pourquoi diable la mégère pense-t-elle que ce truc l’intéresse
— Qu’est-ce qu’elle en ferait ? Elle n’a même pas de nez rouge pour aller
avec. Et puis, le Chat n’apprécierait pas l’odeur, ça le ferait
fuir. Elle n’aime pas faire fuir le Chat. Elle préfère quand il
lui sert de couverture. C’est qu’il y a des courants d’air, à la gare
!
Peut-être qu’elle est fâchée à cause de la présence
de Scooty ?
La femme avance encore, furieuse, mais une petite voix s’interpose.
— Tatie, calme-toi…
La mégère adresse un regard furieux à son neveu, qui est
apparu de nulle part.
— Que fais-tu encore là, toi ? Il est à peine une heure !
— On est mercredi, c’est tout… Et ce n’est pas elle, affirme Scooty d’une voix
un peu plus ferme.
La mégère le toise, et s’apprête à riposter, mais
il ne lui en laisse pas le temps.
— Parce que tu l’avais mis dans ton autre manteau hier. Je m’étais dit
que tu allais sûrement l’oublier.
Elle reste bouche ouverte, sans qu’aucun mot ne sorte. Puis, elle la referme
avec un claquement de dents, furieuse et humiliée, et sort de la gare
à grandes enjambées, oubliant là Scooty, qui en profite
pour s’asseoir près de la fille et du Chat.
— Elle oublie tout le temps tout et elle accuse les autres. La dernière
fois, c’était moi. Mais chut.
La fille sourit. Elle l’aime vraiment bien, ce petit. D’ailleurs, le Chat aussi :
il a quitté ses genoux pour aller se frotter contre l’enfant, qui se
met à le caresser activement.
Peut-être que le Chat va vraiment s’appeler Scooty, pour finir. Elle peut
bien faire ce plaisir à l’enfant. De toute façon, le chat reste
le Chat.
— Dis, c’est vraiment le chat des Delore ?
La fille sort un paquet entamé de chewing-gum à la fraise, en
propose un à Scooty, qui accepte, et en prend un pour elle-même.
— Bien sûr que non. Depuis quand quelqu’un arrive-t-il à s’imposer
comme propriétaire d’un chat ? C’est le chat qui choisit. Pour le
moment, il est ton propriétaire, tu vois. Mais en même temps, je
suis son propriétaire : il me laisse l’utiliser comme couverture
et comme écharpe. Ceci dit, il laisse croire aux Delore qu’il est à
eux, et squatte allègrement leur coussin la nuit et leur nourriture le
jour. Donc, en fait, le Chat est le roi du monde.
Scooty acquiesça gravement. C’est vrai, le Chat était le roi.
Étrange, tout de même. Il ne pensait pas que Scooty pouvait être
un nom de roi aussi.
La fille s’est endormie à la gare. C’est rare, mais ça arrive,
et ceux qui ferment l’endroit ne l’ont pas remarquée cette fois. Ça
aussi, ça arrive. Elle fait tellement partie du décor qu’ils ne
la voient sans doute plus.
Heureusement, Scooty-le-Chat est resté. Il lui a tenu chaud pendant la
nuit et a rendu tout ça normal. Après tout, si le roi du monde
est là, tout ne peut qu’aller bien, même si elle est enfermée
dans la gare.
Après est venu le matin. Encore ensommeillée, elle a vu passer
des gens qui ne sont pas les siens, ceux qui passent avant qu’elle ne soit là,
d’habitude. Ce sont les sujets du roi-chat tout de même, mais ils vivent
aux frontières de son domaine, car eux aussi dorment encore à
moitié, pour la plupart – ou dorment déjà, pour ceux qui
rentrent chez eux après n’avoir pas dormi du tout.
Quoique. S’ils dorment à moitié, ils font partie du même
monde qu’elle ; après tout, les gens qui dorment rêvent.
Recroquevillée dans son coin, les paupières lourdes, le chat sur
les épaules, la fille frissonne.
— Un chocolat chaud ?
La voix est érayée mais le ton est doux, et la fille lève
le nez presque timidement. Elle aussi ressemble à un chat, ou plutôt
à un chaton, et ses yeux sont plus clairs que d’habitude, moins vides,
plus troublés.
— Monsieur ?
Ça fait longtemps qu’elle n’a plus appelé personne monsieur, en
entier et avec une majuscule, mais celui-là, elle sent bien que c’en
est un. Déjà, il est vieux ; il est tout ridé. Et
puis, il lui a proposé quelque chose de chaud. En même temps…
— Vous avez pas plutôt de la soupe ?
Elle n’a jamais aimé le sucré, enfin si, mais la soupe c’est plus
nourrissant, et son corps a besoin de quelque chose avec des vitamines, parfois.
Comme aujourd’hui. Le matin est aussi gris que la gare, et elle aussi, elle
se sent toute grise.
— Va pour la soupe.
Le vieil homme s’éloigne d’un pas plus leste qu’on aurait pu le croire,
et le silence revient. Ce n’est pas un moment sans aucun bruit, en fait, c’est
plus un moment où tous les bruits se fondent, se font routine, se font
vagues, comme dans un cauchemar. Les passants ont tous le même pas rapide,
et le vent est froid. Trop froid.
— Tenez. Je vous ai aussi pris du pain avec une saucisse.
Ne croyant pas à sa chance, la fille remercie d’un sourire – elle n’a
pas le courage ni la force de le faire avec des mots – et se dépêche
d’avaler une grosse rasade de soupe. Elle se brûle la langue et manque
avaler de travers, mais c’est délicieux.
Elle pose le gobelet par terre, veillant à ce que le chat ne bouge pas
de ses épaules, et dévore le pain chaud. Ça fait si longtemps,
et c’est de la viande ! Il y a trop de moutarde mais au moins, il n’y a
pas de la mayonnaise. Ça refroidirait le repas.
Sans doute ceux qui la voient faire sont-ils dégoûtés de
la voir manger ça le matin. Le vieil homme, lui, la regarde en souriant,
et il ne part pas ; il reste là, à attendre qu’elle ait fini.
Pour lui faire plaisir, et aussi parce qu’elle a faim, elle se dépêche
de manger le pain-saucisse. La soupe, par contre, elle la garde calée
entre ses mains, humant la bonne odeur, l’estomac déjà un peu
plus rempli. Un peu d’énergie est revenue.
— Merci.
Le mot a su sortir cette fois, même s’il ne sert plus à rien. Après
tout, le vieux avait déjà compris. Il sourit quand même.
Voir la fille avec les joues rosies plutôt que blanches semble lui faire
plaisir.
— Je m’appelle Scotter. J’ai cru comprendre que le Chat se fait appeler Scooty ?
La fille cille, il l’a prise par surprise. Comment sait-il ? Peut-être
a-t-il juste entendu parler du Chat… Après tout, c’est le roi du monde,
tous doivent savoir qui il est. Mais quand même. D’habitude, les gens
ont tendance à ne pas le remarquer, sauf pour dire qu’il est vraiment
très beau – ce qui est normal, après tout, c’est le Chat.
La fille hoche la tête, machinalement, parce que ne pas répondre
serait impoli. Puis elle regarde le vieux. Elle sait quelle est la question
qu’il veut poser, mais elle ne dit rien. Elle espère qu’il ne demandera
pas à voix haute, parce qu’elle n’a pas envie de répondre, et
qu’elle ne veut pas être ingrate. Après tout, il lui a donné
un pain chaud avec une saucisse, et une soupe.
Elle boit une autre gorgée, et c’est toujours aussi bon, mais moins chaud.
Ce n’est pas très grave, sa langue est déjà brûlée.
— J’ai un ami qui s’appelle Scooty, elle dit, pour meubler le silence.
Le vieil homme acquiesce.
— C’est un bon garçon.
— Je sais. Il rêve bien. Et il est gentil. Et puis, le Chat l’aime. Il
s’appelle Scooty aussi, vous savez ?
Le vieil homme rit avec les yeux.
— Voyez donc ça ? Il s’appelle vraiment Scooty ?
— Pour moi, il s’appelle Scooty. Pour lui, évidemment, il est le Chat,
ou Votre Majesté. Mais Scooty lui va bien, je trouve.
Elle ne dit pas qu’elle trouve que Scooty est un nom de chien. Déjà,
elle n’en est plus si convaincue ; et puis, le Monsieur s’appelle Scotter.
C’est presque pareil. D’ailleurs, il ne ressemble pas à un chien, plutôt
à… un grand-père. Sauf qu’elle est sûre qu’il n’a pas de
petits enfants. Elle ne sait pas pourquoi : c’est une intuition.
Elle a toujours été très forte pour les intuitions.
Finalement, Scotter s’en va, la saluant. Il a l’air pressé tout à
coup. Peut-être n’est-il resté avec elle qu’en attendant l’heure
de son train, et qu’il vient de réaliser qu’il sera en retard. Ah non,
il va vers la sortie ; alors peut-être a-t-il rendez-vous.
La fille ferme les yeux, les mains toujours serrées autour du gobelet.
La chaleur, c’est agréable.
Ce jour-ci, Scooty est resté avec elle tout l’après-midi. L’enfant,
pas le chat. À la fraîcheur du printemps s’est substituée
la lourde chaleur de l’été, écrasante, sans pitié,
et l’enfant s’est roulé en boule contre son flanc. Elle lui a laissé
son pull pour qu’il ne se salisse pas, et sent les dalles froides sous ses fesses.
Leur dureté ne la dérange pas : elle n’a plus mal, après
tout ce temps.
Il y a beaucoup moins de gens qui passent, aussi. Tout le monde est en vacances.
Les rares personnes présentes lui donnent parfois une piécette,
ou des cigarettes, qu’elle revend ou échange à d’autres sans-abri.
Presque personne ne lui a demandé qui était le petit, mais à
ceux qui l’ont fait, elle a prétendu que c’était son frère.
Après tout, c’est presque ça : elle n’a pas de frère,
lui n’a pas de sœur, mais c’est tout comme.
Les Delore sont partis, eux aussi, et avec eux le Chat. Il a dû être
placé chez un ami de la famille. Il lui manque beaucoup ; heureusement,
Scooty est là.
Tout de même, il devrait se faire appeler Scott, plutôt. Scott,
c’est un vrai nom, un nom de garçon, passe-partout, mais qui sonne bien
à l’oreille. Quand Scooty grandira, qu’il deviendra un jeune homme, il
vaut mieux qu’il ait un nom comme ça. Les filles craqueront face à
son sourire charmeur, qu’il a déjà même s’il est encore
enfantin, et se sentiront plus à l’aise au bras d’un Scott.
Non, c’est stupide. Il mérite quelqu’un qui arrive à voir au-delà
d’un nom de chien. Puis il a un caractère de chat, il suffit de voir
comment il se roule en boule. Et les a priori négatifs, une fois surmontés,
font encore plus ressortir la valeur de quelqu’un. Non ?
Ses pensées s’embourbent. Elle aussi, elle est ralentie par la chaleur.
Rester assise toute la journée, ça endort. C’est ennuyeux que
le Chat ne soit pas là. À la place, elle laisse ses doigts ébouriffer
régulièrement les cheveux du garçon. Elle ne sait pas s’il
dort ou s’il somnole juste. Il fait un bon chat, en tout cas.
Du coin de l’œil, elle remarque le klepto qui fait sa ronde du jour. Apparemment,
lui va toujours travailler, et en profite pour kleptoriser. Ce n’est pas plus
mal. Au moins, ça passe le temps, de le regarder sans le regarder.
Son attention est difficile à capter, dernièrement. C’est depuis
qu’elle a dormi à la gare, la dernière fois. Seuls le Chat, le
petit, et le klepto arrivent encore à l’intéresser. Les autres
passent juste. Elanore elle-même n’est plus intéressante, et puis,
avec les vacances, elle ne passe plus. De toute façon, sans le chat qui
ne s’appelle pas Elanore et est d’ailleurs un mâle, elle ne se serait
sûrement pas arrêtée longtemps, voire pas du tout. Ce n’est
pas une pensée agréable.
Pour se changer les idées, elle cherche à comprendre pourquoi
cet homme est klepto. Peut-être qu’il ne peut juste pas s’en empêcher ?
Peut-être qu’il a perdu quelque chose, et que voler les autres est sa
façon à lui de le retrouver, morceau par morceau, pour quelques
instants ? Peut-être qu’il s’ennuie d’être un bureaucrate en
cravate et veut avoir des montées d’adrénaline ?
Peut-être chacune de ces raisons, et peut-être aucune.
La fille soupire. Son instinct s’émousse, on dirait. Mais non, c’est
juste la fatigue et la chaleur.
C’est de nouveau la nuit, et elle est de nouveau dans la gare, mais cette fois,
c’est parce que celle-ci est restée ouverte. Elle n’est pas sortie, même
si elle déteste être là la nuit, parce que dehors il pleut.
Et puis, elle n’est pas toute seule.
Non, Scooty n’est pas resté avec elle, même si elle aurait bien
voulu. Scooty rentre dormir chez lui et c’est tant mieux : elle l’adore,
mais c’est un enfant, et un enfant ça doit dormir dans son lit avec son
oreiller, entouré des quatre murs de sa chambre.
À la place, il y a un homme d’environs trente ans, au sourire charmeur
et aux grandes mains, au regard pétillant, et qui lui a demandé
comment va le Chat.
Avec une majuscule.
Elle a bien sûr répondu qu’il va très bien, mais qu’il est
parti en vacances et que bon, il fallait bien qu’il laisse quelqu’un derrière
lui pour surveiller son royaume.
Il a répondu qu’il comprenait, et qu’elle est parfaite comme régente.
Elle a souri.
Il lui a dit qu’elle a un sourire de souris, et que c’est étrange de
voir une souris gouverner le royaume d’un chat, même pour peu de temps.
Qu’en fait, c’est étonnant de la voir fréquenter un chat aussi
assidûment.
Elle a souri plus fort, et il s’est mis à rire. Les chatons ont des sourires
de souris, parfois, mais quand ils sourient tout à fait, on voit bien
qu’eux aussi sont des chats, même si leurs griffes chatouillent et que
leurs crocs ne blessent pas.
Et puis, il a dit autre chose. Il a dit :
— Tout de même, c’est bizarre. Tu es parfois une souris, parfois un chat,
parfois un oiseau. Que diable fais-tu, en vérité, dans cette gare ?
Ton esprit est à des centaines de mètres au-dessus du mien. Je
dois te parler pour le fixer ici sur terre, et c’est presque un sacrilège,
d’attacher au sol un esprit qui vole.
Elle en a été troublée. Est-ce que c’est mal de voler ?
— Les oiseaux se posent aussi, pour dormir, pour rêver.
Il a réfléchi un moment, puis acquiesce.
— Oui, mais c’est libres dans les airs qu’ils sont vraiment eux-mêmes.
Leur vie entière est un rêve pour les créatures qui rampent.
Elle a rit un peu.
— Mais toi, tu ne rampes pas. On dirait plus un poisson-chat. Ou un écureuil
volant. Pas de l’eau, pas de l’air, pas de la terre, mais les trois.
Il a froncé les sourcils en la regardant.
— Bon, d’accord, surtout de la terre, a-t-elle corrigé. Mais les autres
aussi un peu.
Ils ont encore parlé, et encore, et encore. Pour une fois, elle n’a pas
vu passer la nuit, et rien n’est devenu flou. C’est agréable. Elle est
toute réveillée. C’est rare, d’être dans un moment parfait
comme celui-là.
Elle ne le reverra jamais, mais il lui a dit qu’il s’appelait Scot.
L’été passe. L’automne revient, et commence à s’installer.
Après un horrible mois d’août, septembre a été tendre,
et le début octobre oscille entre le soleil et la pluie. Scooty est retourné
à l’école, et la fille ne le voit plus passer que de temps en
temps, quand il peut.
Le Chat est revenu, toujours aussi beau. Toujours aussi chat.
La fille demande toujours des sous, et les gens les lui donnent, et elle mange,
et elle dort, et elle rêve. Mais elle pense, aussi.
Elle aime bien Scooty. Il deviendra plus qu’un être de la terre quand
il sera grand. Puis le Chat l’aime bien. Et après tout, c’est au Chat
de choisir, non ? C’est lui le roi.
Elle, elle est fatiguée. Floue. Grise. Elle fait partie des murs de la
gare, et la gare fait partie d’elle. Il faut un Scotter ou un Scot pour la maintenir
en elle-même. Le monde se brouille pour elle et elle devient transparente
pour le monde.
Elle veut s’en aller.
Elle veut voler.
Scooty ne comprend pas. Elle a dit :
— Tiens, le Chat est à toi. Tu sais, je l’appelle Scooty, c’est vrai,
je ne t’ai pas menti. Mais en vérité, c’est le Chat. Tu t’en rappelleras ?
Et il la regarde avec des yeux ébahis.
— Tu t’en rappelleras ? elle répète doucement mais fermement,
de sa voix sans timbre.
— Oui, bien sûr, il dit, hésitant. Mais le Chat, il était
pas aux Delore ?
Elle met les poings sur ses hanches, pas contente.
— Tu m’as écoutée quand je te parlais ?
Il grimace.
— Désolé. Je ne veux pas avoir d’ennuis avec les autres. Moi,
je sais, mais eux, ils ne savent pas.
Elle se détend.
— C’est mieux. Mais tout de même. Le Chat t’a choisi, ça se voit.
Tu n’as qu’à convaincre les Delore, ils ne s’occupent jamais de lui de
toutes façons.
— Mais mes parents…
— Tu n’es pas obligé de l’amener chez toi, mais ne l’oublie pas. Prends
soin de lui pendant la journée, caresse-le régulièrement,
et trouve-lui un coussin. Le coussin, c’est l’essentiel, avec les caresses.
Les Delore lui donnent à manger. C’est tout ce dont le Chat a besoin.
Scooty acquiesce encore, puis :
— Mais et toi, alors ?
— Moi, je pars.
Le monde bascule.
— Mais et la gare ?
— Ce n’est pas chez moi. Je veux aller chez moi.
—Tu as un chez-toi ?
Elle lève les yeux au ciel – qui, en fait, est le plafond, parce qu’ils
sont toujours dans la gare.
— Oui.
— Et tu reviendras ?
— Non. Mais ce n’est pas grave, je reste ici.
Elle lui tapote le front du bout de l’index.
— Et tu m’entendras quand il faudra, là.
Elle tapote la poitrine, maintenant.
— Et tu as le Chat. Le Chat, c’est le principal.
Il opine encore, comme un automate.
— Mais… mais tu vas me manquer.
Elle le serre très fort contre son cœur.
— Toi aussi, tu vas me manquer, Scot. Bon, je m’en vais.
Et elle sort de la gare. Il n’a pas le temps de lui demander comment elle avait
su quel était son vrai prénom.
Il ne la reverra jamais, et ne connaîtra jamais son nom.
Scot, le Chat sur les épaules, rentre chez lui. Son jean est trop large,
comme celui de la fille, mais c’est un effet de style, après tout, c’est
la mode. Il préfère quand même les jeans plus serrés,
parce que bon ils sont plus pratiques, mais ce jour-là, il a son jean
large.
Il a un tee-shirt vert qui lui va pas trop mal, et son sac à dos noir.
Il a les cheveux hérissés n’importe comment, parce qu’il a la
mauvaise habitude de sa passer la main dedans quand il est nerveux, et qu’il
est souvent nerveux.
Et puis, le Chat n’a pas arrêté de jouer avec.
Ledit chat descend de ses épaules pendant qu’il enlève sa veste
– en jean elle aussi, sa mère refuse de lui en acheter une autre qui
serait moins ringarde – et ronronne en se frottant à ses jambes. Il attend
de voir quelles têtes feront ses parents quand ils le verront. En tout
cas, la fille avait raison : les Delore n’ont eu aucune objection à
le voir l’emmener. Ils disent que le Chat est trop encombrant.
Il faut dire que le Chat ne les aime vraiment pas. Ils l’appellent d’une façon
ridicule et pensent qu’ils sont les maîtres de leur maison. Ce qui est
stupide. Le maître, c’est lui.
Scot enlève ses chaussures et les range, puis met ses pantoufles. Il
déteste avoir quelque chose aux pieds quand il est à la maison,
mais si sa mère le voit pieds nus, elle hurle, alors il s’écrase.
Et essaie de ne pas rire quand il l’imagine en dindon. La fille n’avait pas
tort, en parlant de basse-cour.
— ‘Jour, je suis rentré.
Surprise : son père est là. D’habitude, il rentre toujours
tard du travail, pour une excuse ou une autre. Sa mère pense qu’il a
une maîtresse, mais Scot, lui, sait très bien que c’est faux.
— Bonjour, Scooty. Comment vas-tu ? lui demande l’homme, en dénouant
sa cravate bleue, et en la posant sur une chaise, par-dessus le veston bleu.
— Oh, très bien. Et toi ?
La conversation continue vaguement, monotone, cent fois répétée.
Puis, le regard de son père s’arrête sur l’animal roux qui rôde
dans les jambes du garçon.
Scot sourit. Il s’en doutait, lui, que ce que son père klepto cherchait
tant à la gare, c’était le Chat. Après tout, qu’est-ce
que ça pouvait être d’autre ?
Fin