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Le plus bel objet du monde

Oh, la forêt… Oui bien sûr, tous les étrangers qui viennent ici sont là pour ça. Je serai votre guide si vous voulez, tant que vous n’en dépassez pas l’orée. Quoi, chasser les monstres ? Je vous assure, monseigneur jouvenceau, que vous ne voulez pas essayer.
Ah non, ce n’est pas une histoire, jeune sire, c’est la plus stricte vérité. Je l’ai entendu dire d’une bouche si jolie qu’elle ne pourrait avoir menti.
Vous ne me croyez pas ? Eh bien écoutez donc ce qu’un pauvre mortel a causé par orgueil…

~ ~

Il était une fois un nain qui avait le plus beau visage du monde, mais le plus mauvais caractère. Cela l’isolait nettement de ses confrères nains, dans sa montagne natale, où il prit l’habitude de travailler dans son coin. Malheureusement, son sale caractère ne le rendait pas pour autant amoureux de solitude, et il avait du mal à supporter celle-ci. Furieux contre les autres qui le mettaient à l’écart, il passait son temps à grommeler, et à jeter des regards par en dessous, ce qui le rendait encore plus désagréable.
Petit à petit, il se faisait plus rustre, plus agressif, et plus racorni, haïssant ses semblables, prenant chaque salut pour une moquerie, chaque mot gentil pour de l’ironie. Le seul à qui il daignait encore parler était son frère, Ragh, auquel il donnait toute la mesure de son amertume.
« Tu verras » disait-il « un jour, je leur montrerai, à tous ! Je créerai un bijou si beau et si parfait qu’ils en pleureront, et alors, ils me supplieront de me joindre à eux. Mais moi, jamais je ne leur révèlerai mes secrets !
— Du calme, Garath » lui disait son frère, car tel était le nom du nain. « Tu ferais mieux de venir avec moi à la taverne boire une bonne bière, tu verras, ça ira mieux. »
Mais toujours, Garath refusait, et retournait s’enfermer dans sa forge en grommelant.

~ ~

Il répétait toujours les mêmes mots, mais en réalité, ses espoirs de créer quelque chose de grandiose s’amenuisaient avec le temps, et sa colère envers les autres croissait de façon proportionnelle, car il rejetait sur eux le fiel que causait son échec.
Après une longue période de recherche, il finit par trouver ce qu’il considérait être son problème. Il était habile, et même très habile, mais s’il voulait rivaliser et même dépasser les splendeurs de ses ancêtres, il avait besoin des matériaux adéquats.
Ayant défini la question, il se mit à réfléchir. Longtemps, il ne fit que ça : il réfléchit en creusant dans la mine à côté des autres, il réfléchit en mangeant et même en dormant, et durant ses heures de repos, il réfléchissait, assis tout seul dans son atelier. Finalement, une idée lui vint.
Il se prépara un sac, avec ses outils les plus légers, et empaqueta du pain, une couverture et un paquet de sel. Il prit aussi une bougie, de la cire la plus sombre qu’il put trouver, et des morceaux de charbon. Enfin, il alla chez son frère, et lui demanda de lui prêter sa mule pour quelques jours.
« Je te la rendrai, promis ! » jura-t-il sans plus préciser ses intentions.
Après une longue argumentation, car Ragh était inquiet, il finit par céder et la lui laissa, ainsi que deux paniers attachés de part et d’autre de l’animal. Ainsi équipé, Garath se mit en route.

~ ~

Il chemina trois jours et trois nuits, s’arrêtant à peine pour dormir, et mangeant assis en croupe sur sa monture. Une fois qu’il s’estima assez loin du village, il en descendit, et se mit au travail.
Près de l’endroit où il était descendu se trouvait une pierre qui ressemblait vaguement à un homme. Pendant six jours et six nuits, il la sculpta pour accentuer la ressemblance, jusqu’à ce qu’elle soit la réplique parfaite d’un homme de dos, portant un gros sac sur l’épaule. Epuisé, il se laissa tomber sur le sol, et dormi tout son saoul pendant quelques heures.
Ensuite, il choisit un jeune cerisier, tendre et fleurant bon, et commença à le sculpter. Soigneusement, il détacha l’écorce, n’en laissant que d’un côté pour que la sève continue à circuler, et cisela une silhouette agréable. Au centre du tronc, ressortant de façon saisissante, il grava un visage féminin, aux yeux fermés. Le nez était mince, les lèvres pleines, les cils faits un par un ; le bois était tendre pour un nain habitué à modeler la pierre et le métal. Le visage fini – il lui prit à lui seul sept jours et sept nuits – il précisa la silhouette, les seins ronds, les hanches parfaites, et même, sur une racine, une jambe fine qui semblait réelle.
Une fois ce travail préliminaire terminé, Garath se reposa pendant toute une journée, avant d’enfin se considérer prêt. Il alla à la rivière proche et se lava méticuleusement, passa des vêtements propres, et cacha ses outils dans un des paniers de la mule, puis attendit.

~ ~

Une fois la nuit tombée, il traça un cercle avec le sel qu’il avait pris soin d’emporter, et alluma la bougie.
« Oh, Belzébuth, roi des mouches ! Grand prince des enfers ! Viens à moi, qui t’implore misérablement ! Oh, démoniaque seigneur, écoute ma requête ! »
Belzébuth, qui était aussi orgueilleux que curieux, ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil pour voir qu’il implorait de façon aussi inconsciente que délicieuse. Il fut fort surpris de trouver un nain, et plus encore d’en découvrir la belle apparence. Intrigué, il se présenta.
Garath écarquilla les yeux en le voyant, car il était magnifique : ses yeux étaient de sombres onyx, et ses cheveux si noirs qu’ils se fondaient dans la nuit. Encore plus amusé, Belzébuth sourit.
« Me voici, le nain. Comment es-tu si beau, toi qui fais partie d’une race si laide ?
— Sans doute pour vous plaire, monseigneur » dit Garath avec une courbette polie.
— Approche-toi, que je puisse mieux te voir. »
Le nain s’exécuta, mais en faisant bien attention à ne pas entrer dans le cercle de sel, de façon à ce que le démon ne puisse pas l’atteindre, car il ne pouvait pas en sortir. Tant qu’aucun marché n’avait été conclu, ç’aurait été idiot de se faire attraper.
« Tu es véritablement charmant » le complimenta Belzébuth.
— Pas autant que vous, monseigneur, qui êtes la nuit même, enfant de la lune et des ombres, sublime et insaisissable.
Flatté, et toujours amusé, le démon lui demanda ce qu’il voulait, d’une voix agréable.
— Oh, seigneur parmi les seigneurs, ma requête va te sembler bien futile, et te semblera sûrement ridiculement facile à réaliser. Tout ce que je te demande – et je suis bien misérable de te déranger pour si peu – c’est un peu de l’argent démoniaque, celui si beau et si rare, qui est comme un rayon de la lune qui se serait solidifié. »
En réalité, l’argent démoniaque était bien facile à trouver pour Belzébuth, mais tout de même très rare, et avait une valeur proportionnellement élevée. Néanmoins, l’orgueil du démon l’empêchait de contredire le nain.
« Et que me donneras-tu en échange de cet argent ?
— Je te donnerai ça, rien que pour toi ! » lui assura Garath en laissant sa main pointer le rocher un peu plus loin.
Les yeux de Belzébuth savaient percer les ombres mieux que ceux de quiconque, et sans doute bien mieux qu’ils ne le faisaient avec la lumière. Malgré cela, ou peut-être à cause de la flamme de la bougie qui lui avait permis de venir jusque là, il fut trompé par la silhouette si bien sculptée par le nain.
« Cet homme ? Corps et âme ?
— Tout ce que tu voudras, lui assura Garath. »
Et tous deux prononcèrent les paroles rituelles du serment. Une fois cela fait, le démon agita la main, et une belle pièce d’argent apparut à ses pieds. Garath rompit alors le cercle de sel, laissant le démon filer vers le rocher, et s’occupa de transporter l’argent dans le premier des deux paniers de la mule.
Il ne fallut cependant pas bien longtemps pour que Belzébuth réalise la supercherie.
« Traître ! Scélérat ! Tu m’as trompé !
— Non, monseigneur » dit dignement le nain. « Je n’ai jamais dit que c’était bel et bien un homme. Cela, c’est toi qui l’as imaginé.
Belzébuth était furieux de s’être fait ainsi avoir, mais l’audace du nain lui plut. Il décida donc d’être magnanime et de le laisser aller. Garath, cependant, n’en avait pas terminé.
« Monseigneur, je vous promets un vrai cadeau si vous revenez demain, avec autant d’or démoniaque que vous n’avez amené d’argent, cet or qu’on dit tiré directement du centre du soleil. »
Persuadé que le nain ne le tromperait pas deux fois de la même façon, Belzébuth accepta avec grâce, et disparut.

~ ~

Le lendemain, à la même heure, Garath appela à nouveau le démon, de la même façon, par tous ses titres et en chantant bien fort ses louanges. L’humeur de Belzébuth, légèrement assombrie à cause de la veille, se calma.
« Bien, voici l’or » dit-il en faisant apparaître celui-ci. « Où est ce que tu m’as promis ?
— Voyez, monseigneur, entre les branchages, dit le nain en désignant l’arbre. »
Belzébuth plissa les yeux, puis remarqua la statue, et en fut totalement ébloui. Oubliant de demander au nain s’il s’agissait bien d’une jeune fille, et persuadé de toutes façons qu’il aurait trouvé une façon de le tromper si ce n’était pas le cas, il étendit ses sens surnaturels pour aller percevoir la vie en son sein. La trouvant, sans se douter qu’il s’agissait de celle d’un arbre et non d’une personne, il se déclara satisfait, et prononça à nouveau le serment, pressé de rejoindre la silhouette.
Alors qu’il se précipitait enfin, après que Garath ait rouvert le cercle, le nain se dépêcha de mettre l’or dans le deuxième panier, et de monter sur sa mule. Malheureusement pour lui, il eut beau la faire se presser, il n’était pas très loin lorsque Belzébuth réalisa la nouvelle supercherie, et il entendit de loin le démon arriver.
« J’aurais dû te tuer la première fois ! Misérable petite vermine, comment as-tu osé me tromper, deux fois de surcroît ? Je goûterai à ton sang et à ta peur, vermisseau dégoûtant !
Terrifié, Garath se recroquevilla sur sa mule.
— Pitié, seigneur, pitié ! Vous avez juré de ne pas me tuer, le serment vous en empêche !
Belzébuth eut un rictus froid, terrible, mais acquiesça.
— Oh oui, petit être, tu vivras, du moins pour aujourd’hui. Mais écoute-moi bien : une fois mort, je peux t’assurer que je m’arrangerai pour mettre la main sur ton âme putride, et que je m’occuperai personnellement de te rendre au centuple ce que tu m’as fait. »
Et le démon disparut, dans une odeur de souffre.

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Encore tremblant, Garath somma la mule d’avancer encore, préférant s’éloigner au plus vite de l’endroit. Longtemps, il sua, angoissé, mais au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il oublia les menaces pour mieux se souvenir de son butin. Il avait enfin tout ce dont il avait besoin pour réussir son œuvre ! Le lendemain, il en était déjà à se réjouir.
Trois jours plus tard, il arrivait à la montagne d’où il venait. Il passa d’abord chez lui, déposer l’or et l’argent en secret, puis se dépêcha de rendre la mule et les paniers à son frère. Puis, sans même prendre le temps de le remercier pour cet emprunt, il courut s’enfermer dans son atelier à double tour, et se mit à travailler.
Durant neuf jours et neuf nuits, tous purent entendre les bruits de sa forge, martèlement sans fin. Impossible cependant de voir ce qu’il fabriquait, car il avait fermé et cloué les volets, et tous se demandaient ce qu’il pouvait bien faire. Jour après jour, les curieux virent s’assembler, les enfants cherchant à trouver une fissure quelconque qui leur permettrait de voir ce qui se passait. Après le quatrième jour, les gens furent même inquiets ; Garath semblait ne jamais s’arrêter pour dormir. Ils tentèrent de lui parler à travers la porte, mais il restait sourd à tout ce qu’ils pouvaient lui dire. Même Ragh se faisait ignorer cette fois.

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Le matin du dixième jour, finalement, les bruits se turent. Tous les nains vinrent voir, croyant que la porte s’ouvrirait… Mais non, elle resta close, et il en fut ainsi pour deux jours complets. « Il doit être mort » disaient certains. « Non, il se repose » disaient d’autres. « Il est évanoui, il faut ouvrir pour aller l’aider » disaient d’autres encore, sans qu’on sache s’ils étaient particulièrement altruistes ou particulièrement curieux. De toutes façons, avant que qui que ce soit ne parvienne à l’emporter, la porte s’ouvrit enfin, sur un Garah triomphant.
« Entrez, entrez tous ! » annonça-t-il. « Venez admirer mon œuvre ! »
Un par un, puis de plus en plus à la fois, les nains entrèrent, et tous furent éblouis. Le collier était superbe, fait d’or et d’argent démoniaques entrelacés, ressemblant à des fines tiges de fleurs. Trois pendentifs en forme de bourgeons le complétaient, l’un d’eux entrouvert, la fleur prête à en sortir, comme si elle était vivante. L’objet était d’une qualité et d’un raffinement tel que les plus bavards en restèrent sans voix, renonçant à mettre des mots sur pareille beauté.
Garath, cependant, se montra avare de temps, et ne laissa guère aux autres nains que celui de jeter un coup d’œil et de s’extasier, après quoi il les mit tous dehors aussi vite qu’il les avait fait entrer.
« Allez, du balai ! J’ai autre chose à faire ! Sortez, tous !
Encore choqués par la splendeur de son œuvre, ils ne protestèrent pas, et bientôt seul resta Ragh, son frère, qui était tout béat devant le collier.
— Mon frère » dit-il après de longues minutes de silence admiratif. « Ton travail est d’une qualité jamais vue auparavant, et en bon nain, j’ai noté aussi la qualité tout aussi haute du matériel. Tu pourrais en avoir d’autre, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas t’arrêter là ! »
Les yeux de Ragh brillaient d’avidité, et Garath compris facilement que s’il revenait encore avec des métaux pareils, ils ne resteraient pas siens longtemps. Il ne lui fut pas difficile cependant de trouver comment calmer les envies de son frère : il lui suffisait de dire la vérité.
« Que crois-tu » dit-il vivement. « Cet argent vient tout droit de l’enfer. C’est de l’or du seigneur des ténèbres et je le lui ai extorqué, car je n’ai peur de personne, pas même du diable. Mais je t’assure que j’ai eu chaud. Et si un jour j’ai encore besoin d’argent, j’aimerais cent fois mieux le gagner à la sueur de mon front. »

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L’histoire aurait pu n’avoir aucune suite, et pour le joli nain, elle en resta là pendant de longues années. Durant ce temps, il jouit sans vergogne de la gloire d’avoir fait un si beau bijou ; non seulement nombre de ses semblables le courtisaient pour pouvoir admirer l’objet, mais les commandes affluaient.
Sa réputation s’étendit au-delà des montagnes, jusqu’à la vallée, et parfois des gens venaient depuis le bord de mer pour profiter de ses talents. Il ne refusait que rarement de faire ce qui lui était demandé – son orgueil ne lui aurait pas permis – mais précisait toujours que c’était à l’acheteur de le pourvoir en matière première. Jamais plus il ne se serait risqué à un quelconque marché avec une créature trop surnaturelle, et il espérait qu’en restant loin des démons, ceux-ci l’oublieraient.

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Ce fut le cas, ou presque. Le seigneur que Garath avait appelé ne se souvenait ni de son nom ni de son visage, aussi joli fut-il. À vrai dire, il ne se souvenait même pas avoir été floué, car son esprit était tout entier tendu vers un seul et unique point : la jeune femme arbre.
Il savait vaguement qu’elle avait été sculptée par un mortel quelconque, mais ne songeait plus à celui-ci, seulement à elle. Elle n’avait pas de nom, et il n’osait lui en confier un ; qui était-il pour nommer une si splendide merveille ? Il se contentait de rester à ses côtés, silencieux parmi les ombres de la nuit, et de la regarder.
Bien qu’il soit une créature des rêves et des cauchemars, qui n’était pas sensée avoir une grande influence sur le concret, il connaissait assez de secrets pour pouvoir agir sur le monde des hommes. Après tout, il n’était pas quel démon ; il était Belzébuth le grand, le seigneur des ténèbres que tous craignaient. Il pouvait entendre et voir par les ombres, et se déplacer aussi vite que la pensée ; il avait tout pouvoir sur le royaume des démons dont il faisait ce qu’il voulait ; il pouvait prendre l’apparence qu’il souhaitait, et influencer les mortels imprudents.
Il était donc capable d’arrêter le temps autour de l’arbre-femme, qui, dès qu’il le vit, resta éternellement en fleur et inchangé.
L’odeur de celles-ci l’enivraient, lui qu’aucun sort ne pouvait atteindre, et le délicat visage sculpté le fascinait. Le corps délicat, fondu dans le tronc, aurait été si charmant à enlacer que parfois il ne pouvait s’empêcher de le caresser du bout des doigts. Les adorables lèvres étaient un appel aux baisers… Ému malgré lui, il lui avait été impossible de laisser pareille beauté s’étioler.

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Au départ, il s’était satisfait de savoir cette perfection éternelle – après tout, il pouvait aller la voir quand bon lui semblait, et passait de temps en temps pour l’admirer de loin. Par la suite cependant, il se surprit à faire de longs détours pour pouvoir la voir, quand ses affaires l’amenaient sur Terre. Une fois, il perdit même l’occasion de dérober une âme qui lui faisait envie, juste parce qu’il avait passé trop de temps au cœur de la forêt.
Agacé par son propre comportement, il s’interdit de se rendre près de la femme sculptée pendant un an. Sûrement, après tout ce temps, quand il la reverrait il ne ferait que rire de sa folie passagère, et détruirait sort et arbre. Si cela lui plaisait, il emporterait avec la forêt, juste pour effacer toute trace de sa stupide obsession.

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Tel ne fut pas le cas, au contraire. Alors que, sûr de lui, il s’avança pour la première fois en un an vers la femme-arbre, il fut tout aussi fasciné que la première fois, voire plus. À l’époque, il avait été tellement troublé qu’il avait laissé partir le nain – ah oui, c’était un nain – sans rien lui infliger de plus grave que la peur produite par des menaces. En vérité, il avait eu envie de le voir partir en vitesse, afin de pouvoir profiter de son don sans être dérangé par sa présence.
Cette fois encore, la vision de la jeune femme lui coupa le souffle. Son odeur – celle des fleurs – et son visage… son corps si parfait… Rien n’avait changé. Elle était toujours parfaite.
Dès lors, il sut qu’il était séduit, et rien n’égala sa joie de la revoir, que sa tristesse de savoir que jamais il ne pourrait l’enlacer véritablement.

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Enveloppé dans un manteau de fumée, il retourna dans les enfers, d’humeur fort sombre. Il continua d’y gérer les affaires démoniaques, d’y dormir le jour ; il continua même de mener quelques chasses sur Terre, afin de rassurer ses sujets. Toutes les nuits, cependant, il s’accordait quelques heures d’admiration éperdue devant la femme-arbre.
Il se savait stupide. Il se savait ridicule. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher.
Et les démons, bien sûr, ne pouvaient pas ne pas réaliser.

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Au départ, tous pensèrent qu’il était occupé par quelque projet, la séduction d’une mortelle peut-être, ou la corruption d’une âme pure, à moins qu’il ne s’agisse de provoquer une guerre en tirant sur les bonnes ficelles. Un jour, sans doute, allait-il revenir vers eux en racontant ses exploits, qu’ils pourraient applaudir.
Mais rien n’arriva.
Ensuite, ils songèrent qu’il avait dû tomber amoureux. Cela arrivait, parfois. Dans ces cas-là, il passait quelques années sur Terre, se faisant passer pour un incube ou un rêve, ou même pour un humain, puis se lassait. Néanmoins, il leur racontait habituellement ce qu’il faisait, ou leur décrivait de qui il s’agissait. S’il était plus discret, il commandait parfois des cadeaux, magiques ou non, qui parfois n’étaient visibles que de nuit, mais étaient toujours splendides.
Mais toujours rien.
Finalement, ils commencèrent à s’inquiéter véritablement. Ils se consultèrent les uns les autres sans rien trouver de récent qui eût pu provoquer ce genre de comportement, et remontèrent dans le temps jusqu’à ce que l’un d’eux se souvienne d’un matin où leur seigneur était rentré de fort mauvaise humeur.
« Un nain s’était joué de lui pour obtenir un peu d’argent de notre monde » expliqua le démon qui se souvenait de l’affaire. « Il était furieux, et nous avons pensé à quelques tours à lui jouer, car il devait le voir le lendemain pour un autre marché. Quand j’ai voulu savoir ce qui s’était passé cependant, il a refusé de rien m’en dire, et m’a sommé de ne plus lui en parler. »
Bien sûr, alors, il ne s’était pas inquiété outre mesure, mais tous furent d’accord pour se dire qu’il y avait matière à enquête.
Fut choisi l’un d’entre eux pour se rendre sur Terre, trouver qui était ce fameux nain, et lui poser les questions auxquelles leur seigneur refuserait sûrement de répondre. Il s’agissait d’un démon encore jeune et de fine stature, aux yeux noirs et aux ensorceleurs traits androgynes. Par essence, ceux de sa race n’avaient pas de sexe bien qu’ils soient capables d’actes de luxure tant entre eux qu’avec des mortels, mais la plupart choisissaient une apparence plus définie.
Il avait observé le monde des mortels plus que les autres, et son esprit était affûté. Malgré le risque de devoir s’aventurer dehors le jour afin d’observer ce qui ne serait pas visible la nuit, il accepta sa charge sans ciller. Son nom était Levauhn.
Comme la plupart des démons, il craignait Belzébuth, et comme beaucoup d’entre eux, il était fasciné par lui.

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Levauhn partit donc, prenant les traits d’un vieux marin afin de voyager sans difficulté de ports en ports et de bars en bars, posant des questions sur un quelconque bijou fait d’argent démoniaque. Il creusa de nombreuses pistes, et toutes se révélèrent fausses. Pourtant, il persista.
Pendant une saison entière, il continua sans se plaindre, rentrant parfois auprès des siens pour leur signifier toujours la même nouvelle : il n’avait rien trouvé de nouveau. Si d’abord il s’était inquiété que Belzébuth remarque son absence, il fut vite évident qu’il n’en était rien. En effet, celui-ci restait fort absent, et ne semblait plus même regarder ses sujets.
Cela ne l’inquiéta que plus, au point qu’une fois il essaya de le suivre. Malheureusement, son seigneur et maître était bien plus rapide que lui et manipulait bien mieux les ombres ; seule sa prudence lui permit de ne pas se faire remarquer de lui, à moins qu’il n’ait bénéficié de la distraction de Belzébuth, tout entier tendu vers sa destination. Il craignit cependant trop de se faire surprendre pour oser retenter sa chance.
À la place, Levauhn redoubla d’efforts, et endossa un nouveau déguisement : celui d’un jeune et riche marchand à la recherche d’un bijou exceptionnel pour sa fiancée. Longtemps encore, il chercha, et finit par entendre ce qu’il espérait :
« J’ai entendu parler d’un nain qui, paraît-il, fait des miracles de ses mains. Ses créations sont aussi jolies que son visage, et celui-ci, m’a-t-on dit, est particulièrement délicat pour quelqu’un de sa race.
— Et où vit-donc ce charmant personnage ? »
L’humain lui indiqua sans difficulté, et, euphorique d’avoir enfin une piste sérieuse, il effleura ses lèvres des siennes. L’homme recula d’un pas puis cilla, et sursauta en ne voyant plus personne. Il voulu tracer un symbole sacré pour conjurer les démons, mais, enivré du goût de l’un d’entre eux, sa main trembla trop et il se contenta de s’adosser au mur qui se trouvait derrière lui en tremblant.
La peur que les démons inspirent aux mortels n’égale que la tentation qu’ils exercent sur eux.

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Levauhn s’empressa de suivre les indications, et non sans mal parvint à enfin arriver au village de Garath. Sans se montrer, tapi dans les ombres, il s’en approcha et s’installa pour observer.
La situation avait bien changée, depuis la lointaine époque où Garath vivait seul et isolé dans son coin. Il était toujours aussi peu apprécié qu’avant, car son caractère n’avait pas changé et qu’il était en plus bouffi d’orgueil, mais il avait gagné le respect de tous ses pairs.
De plus, comme il était resté attaché à sa montagne natale et avait refusé de partir pour de plus somptueuses demeures – ce qui se trouvait loin de la terre qui l’avait vu naître avait pour lui bien peu d’importance, et bien qu’il aimât la reconnaissance, la richesse ne l’intéressait que si elle lui servait à créer des objets encore plus fabuleux – il avait fait connaître leur petite congrégation de nains dans le pays entier.
Enfin, parfois, les voyageurs qui arrivaient jusqu’à eux n’avaient pas de projets assez intéressant ni de matériaux assez plaisants pour lui, aussi leur conseillait-il de se rendre chez son frère Ragh – « qui n’est pas mauvais » – ou l’un ou l’autre des nains de la montagne qui avait eu la chance de lui plaire durant les jours précédents. Chacun d’entre eux y avait gagné sa part, et ils toléraient ainsi son caractère abominable par cupidité ou patience.
Le village avait aussi changé physiquement. L’argent ayant été amené, il avait été mieux aménagé, et une partie extérieure avait été créée afin d’accueillir mieux les visiteurs pouvant se sentir à l’étroit dans leurs confortables caverne. Ceux-ci en étaient ravis, et les nains étaient tout à fait satisfaits de conserver leurs secrets et leur montagne pour eux-mêmes.

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Levaunh regarda longuement les uns et les autres, et finit par se décider, se glissant dans les traits d’une belle jeune femme, aux mêmes yeux noirs que lui et à la peau pâle et délicate. Tirant doucement sur une ombre, il s’en fit une belle robe de velours, sur laquelle il disposa des feuilles qui, à son toucher, prirent l’apparence du verre ou du cristal. Il se mira dans un cours d’eau qui s’aplanit courtoisement pour lui, et sourit. Les arbres alentours frémirent. Il – ou plutôt elle – était superbe.
Elle se dirigea vers la montagne, et tira un carillon qui avait été posé là pour annoncer les visiteurs. Très rapidement, un nain à la barbe fournie vint voir qui venait là, et elle expliqua d’une voix basse et calme qu’elle voulait parler à Garath.
« Donnez-nous le motif de votre visite, et je verrai s’il est intéressé » déclara le nain, qui apparemment était fort jeune pour sa race. « Qu’avez-vous à lui proposer ?
Levaunh sourit encore, et bien qu’elle ait l’apparence d’une humaine, le nain se sentit rougir. Elle se pencha vers lui, et passa doucement une main dans sa barbe.
« Je préfère lui parler en personne, car ma demande est particulièrement personnelle. » murmura-t-elle à son oreille, comme s’il s’agissait de propositions indécentes. « Tu es intelligent, et c’est sans doute pour cela que tes pairs t’ont assigné la tâche importante d’accueillir vos clients. Comprends donc que je ne peux révéler le motif de ma présence à tous… Je suis certaine que lorsque j’aurai parlé à Garath, il sera d’accord avec moi. »
Le nain, les joues rouges, aurait acquiescé à n’importe laquelle de ses demandes, et ne fut que trop ravi de l’introduire auprès de son pair aux doigts si habiles. Ils y furent en quelques minutes à peine. Elle le remercia en effleura son front des lèvres, et il crut défaillir avant d’enfin songer à retourner à son poste.
Ensuite, elle se redressa, et observa Garath.

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Il avait toujours un joli visage, qu’il plut à Levaunh d’observer longuement. Il comprenait que son seigneur ne l’ait pas tué malgré l’insulte qu’il lui avait apparemment faite ; il était rare de voir un nain si beau, et il eut été dommage de gâcher une telle surprise de la nature.
Garath, de son côté, fronça les sourcils en voyant la femme qu’on lui avait amené. Il n’avait manqué ni la réaction du guetteur ni les yeux noirs de la nouvelle venue, et craignait le pire. Il sut qu’il avait raison dès que Levaunh se mit à parler :
« Je ne suis pas venue ici pour tes bijoux, aussi beaux soient-ils. En vérité, je suis à la recherche d’un matériel particulier, que paraît-il tu as un jour obtenu. Je crois deviner par quelle façon, mais je suis venue te demander les détails de la transaction afin d’éviter toute erreur qui pourrait m’être fatale. »
Pâlissant malgré lui, Garath s’inclina en lui désignant l’un des coussins de son salon. S’éclaircissant la gorge, il chercha ce qu’il pourrait bien dire :
« Je crains de ne guère pouvoir vous aider, noble dame. Je ne suis qu’un pauvre nain ayant eu beaucoup de chance…
— Un nain aussi malin que toi ne compte sans doute pas sur le seul destin… Pour atteindre son but, il faut s’en donner les moyens, n’est-ce pas ?
La gorge sèche, il ne put qu’acquiescer.
— Mais c’est la bienveillance de quelqu’un de supérieur qui m’a permis tout ce succès » biaisa-t-il. « Je n’aurais pas pu y arriver par moi-même, et j’ignore si le beau et puissant seigneur qui m’a aidé accepterait…
— J’en prendrai l’entière responsabilité, je vous assure. »
Sa voix était presque un murmure, et venait chatouiller Garath de l’intérieur. Malgré lui, il hocha la tête.
« Très bien. Mais après que je vous aurai tout raconté, vous partirez, et ni vous ni personne à qui vous aurez raconté cette histoire ne me ferez jamais de mal. »
Levaunh sourit, et le nain ne put s’empêcher de rougir à son tour.
— Marché conclu. »

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Lorsqu’enfin Levaunh retourna dans les enfers avec de véritables explications à fournir à ses semblables, il éprouvait une rage froide vis-à-vis du mortel imbécile qui avait si légèrement mis son maître dans l’embarras. Il ne pouvait cependant s’empêcher d’être amusé par l’ironique destin qui avait permis à Belzébuth de se faire séduire par une statue – ce qui, aux yeux du démon, était évident – et de plus sans que Garath ne réalise qu’il avait créé un objet plus beau que le collier stupide qui avait fait sa réputation.
Malgré ce détail, seule la parole donnée afin d’obtenir les informations voulues avaient empêché Levaunh de faire subir mille et mille maux à l’immonde petite créature qui avait ainsi mis à mal son seigneur. Le joli visage importait peu à présent. Il se jura néanmoins de trouver une solution pour guérir Belzébuth. De cette façon, celui-ci se ferait justice lui-même, et le jeune démon ne doutait pas que sa vengeance serait un véritable délice.
Rassuré par ses propres pensées, il fit part à ses pairs du problème. Il s’agissait clairement d’un point qui nécessitait leur attention, et leur intervention rapide.
Ils se penchèrent sur la question longuement.

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Tout d’abord, ils organisèrent des fêtes et des chasses, pour distraire leur seigneur. Malheureusement, cela ne suffit point, sans quoi il eut été capable de se détacher de lui-même de la femme-arbre. Il apprécia leur effort sans le comprendre, et bien vite ses yeux se perdirent à nouveau dans le vague et il retourna vers la forêt.
Ils désignèrent ensuite parmi eux les démons aux atouts les mieux choisis, ceux qui avaient la voix la plus suave et les mouvements les plus lascifs. Ceux-là s’efforcèrent d’attirer l’attention de leur maître, par des belles paroles et des gestes intimes. Les démons sont des experts dans ces domaines, et même si leurs pairs sont moins sensibles à leurs charmes que les mortels, personne n’eut pu leur résister indéfiniment, et en effet Belzébuth céda. Le temps de quelques nuits, il se laissa aller dans les bras de l’un ou de l’autre, l’esprit serein.
Mais son obsession revint la septième nuit, et il retourna vers la forêt.
A ce point, ses sujets craignaient de se trouver face à un obstacle trop difficile à surmonter pour qu’ils le fassent seuls. Aussi, puisque les créatures des ténèbres n’avaient pas su contenter le seigneur des ténèbres, quelques-uns d’entre eux – dont Levaunh – retournèrent sur Terre pour chercher quelques mortels êtres du jour.
Femmes blondes et fines, aux yeux clairs ; brunes et bronzées au port fier ; jeunes jouvenceaux aux joues douces et au regard tendre ; virils hommes de l’est ; fées menues et silencieuses… Ils cherchèrent longuement, sélectionnèrent les plus beaux, et les capturèrent sans pitié pour le plaisir de leur seigneur.

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Voyant cela, Belzébuth réalisa que son peuple avait compris ce qui lui arrivait. Soucieux de le rassurer, il réserva une aile complète de son palais de roche noire et d’ombres afin d’accueillir ses présents. Un par un, il les goûta, et profita du charme de chacun. Un par un, il les séduisit, par la voix et le toucher, par le corps et par l’esprit. Certains le charmèrent, d’autres le déçurent ; il s’attarda néanmoins sur tous.
Malheureusement, aucun n’avait la même douce odeur de fleur, aucun n’avait le visage délicat ni la taille fine de la femme-arbre, et celle-ci continua de l’obséder.
Il s’efforça malgré tout de s’en tenir loin. Il était le maître des démons, il ne pouvait pas dignement passer son temps à rêver après un arbre ! Mais malgré ses efforts, la nuit des enfers devint chaude, chaude comme le répugnant jour, et les démons s’inquiétèrent encore.

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Entre tous, Levaunh était parmi les plus inquiets. Certains prétendaient encore que le temps suffirait, ou une âme comme celles que leur seigneur aimait corrompre, ou une femme humaine comme celles qu’il prenait parfois pour maîtresses. Il savait qu’il n’en était rien, et commençait à craindre que cette folie ne continue jusqu’à ce que le soleil inonde les enfers.
Aussi prit-il une décision. Il allait monter sur Terre, trouver l’arbre-femme, et le détruire.
Comme la plupart des démons, il aimait Belzébuth, et comme tous il le craignait. Il n’ignorait pas quel serait son châtiment lorsque celui-ci découvrirait son méfait, ni, pire, quelle serait la douleur de celui qu’il voulait sauver.
Il avait pourtant la conviction absolue que son seigneur se remettrait de la tristesse qu’il allait lui causer, et qu’à terme, il oublierait cet objet qui lui aurait causé tant de peine.
Le démon caressa une dernière fois du regard la cité d’ombres qui l’avait vu naître, embrassa de loin son maître au port fier, et s’en alla à la recherche de la forêt dont lui avait parlé Garath.

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Ses explications avaient dû être précises, ou peut-être simplement Levaunh se souvenait-il de quel côté Belzébuth était parti ce fameux jour où il avait tenté de le suivre ; toujours est-il qu’il trouva la forêt sans difficulté, et qu’en volant au-dessus de celle-ci, il repéra vite le rocher en forme d’homme qui avait permis à Garath de gagner de l’argent démoniaque.
Levaunh se posa comme un rayon de lune sur un brin d’herbe, silencieux et immobile. Il s’armait de courage pour commettre ce qu’il considérait comme un crime nécessaire. Ensuite, se fiant à son instinct, il se mit à chercher le cerisier.
Cela lui fut tout aussi facile que de trouver le rocher, car celui-ci était reconnaissable de loin ; un seul arbre était en fleur à cette époque de l’année.
Le jeune démon entra donc dans la clairière qui entourait la statue, d’un pas décidé, et ses yeux se posèrent sur le visage sculpté. Dans un souffle, il se figea.
Il était venu avec les pires intentions et un courage sans failles. Tous deux s’étaient envolés dès qu’il se mit à regarder la perfection créée par le nain. La jambe fuselée, la courbe délicieuse de la cuisse, les hanches rondes… Stupéfait, Levaunh constata qu’il ne pouvait plus détourner les yeux de l’arbre, et que ceux-ci étaient embués d’émotion.
Quel crime horrible s’apprêtait-il à commettre ? Il aurait fait don de sa propre essence pour que son seigneur et maître aille mieux, mais comment s’en prendre à ce que la nature et l’intelligence avaient créé ensemble de plus beau, de plus juste ? Et comment ses pairs et lui-même avaient-ils pu penser qu’ils sauraient détourner le regard de Belzébuth de ce lieu, alors qu’une telle créature s’y trouvait ? Sa quête lui semblait bien futile.
Choqué et ému aux larmes, il se laissa glisser à genoux entre les racines du cerisier, et après avoir hésité – pouvait-il ou non se permettre de toucher un objet aussi sacré ? – il se laissa aller à poser sa joue contre le bois travaillé. Alors seulement, il ferma les yeux.

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Levaunh n’avait pas décidé consciemment de mourir là, ni de subir la chaleur obscène des rayons solaires, mais il ne bougea pas d’un cil lorsque l’astre du jour se leva. En vérité, il ne bougea pas non plus lorsqu’il se recoucha. Les heures, les jours ne signifiaient plus rien. Etait-il en stase ou simplement pris dans le même espace intemporel que la femme-arbre ? Toujours est-il qu’il resta là, sans se nourrir ni boire, presque sans respirer.
Il ne revint à la réalité que lorsqu’une main douce, tendre, au toucher familier et troublant, se posa sur son épaule.
« Viens là. »
La voix basse, rassurante, le fit frissonner. La main le tira contre un corps, de chair et d’ombre fait, et il soupira.
« Maître… »
Belzébuth posa ses lèvres sur le front de Levaunh, et un second frisson, plus profond celui-ci, parcourut son corps. Il souleva les paupières pour croiser le regard de son maître, aussi noir que le sien, et sourit tristement – si tristement que le vent soupira à son tour.
« Je suis désolé. Je voulais… »
Le maître des démons posa son index sur sa bouche, et son jeune serf comprit. Inutile de prononcer des mots qui auraient scellé un crime, même si celui-ci n’avait jamais été commis. Tout pouvait s’oublier si cela n’était pas dit.
En silence, ils se tournèrent vers la femme-arbre. Après une poignée de secondes – ou avait-ce duré toute la nuit ? – Levaunh ne put plus soutenir sa vue et enfouit son visage contre le torse de son seigneur. Sans rien dire, Belzébuth le berça, et quand le ciel commença à s’éclaircir à l’est, il l’enveloppa dans son corps fait d’ombre pour le ramener en enfer.
Ce jour-là, Levaunh dormit entre ses bras.

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Le lendemain soir, ils se levèrent ensemble, et sans qu’aucun mot n’eût été échangé, une décision avait été prise. La situation actuelle était intolérable, ils le savaient tous les deux, et elle ne pouvait pas durer. A sa grande honte, Levaunh avait été le révélateur de l’enchantement que la femme-arbre possédait, sans jamais avoir été touchée par la magie : sa beauté extraordinaire pouvait fasciner les démons à l’extase.
Belzébuth lui-même s’y était fait prendre. Tant que cela n’avait concerné de lui, soit, il pouvait le tolérer, mais il n’acceptait pas l’idée qu’elle puisse gagner certains de ses sujets. Or, il était jaloux du présent que lui avait fait le nain : la statue était sienne.
Son sens de la propriété lui faisait néanmoins défaut quant à Levaunh. Peut-être parce que celui-ci était tombé dans le même piège que lui-même en voulant l’aider ? Cependant, il était sûr que si qui que ce soit d’autre tentait la même aventure, il encourrait ses foudres.
Il lui était aussi impossible d’oublier que la propagation d’un tel mal serait terrible pour les démons. Qui parmi eux n’était-il pas possessif ? Qui ne serait pas prêt à tuer pour une telle perfection ? Cela allait trop loin. Une seule solution se présentait à lui.
Aussi, drapé dans son manteau de nuit où brillaient quelques étoiles oubliées, il monta au le royaume des mortels, dans cette forêt qu’il connaissait si bien. Sans se poser, il observa les lieux, flottant dans les airs comme le vent.
Silencieux derrière lui se tenait Levaunh. Il ne lui avait rien dit, mais l’ensorceleur jeune homme savait ce qui allait se passer, aussi était-il venu. Il s’y était préparé, pourtant, quand les doux mots de Belzébuth volèrent jusqu’à la terre pour se transformer en magie, il détourna les yeux, incapable de supporter le spectacle.

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Un battement de cils eut suffi, à vrai dire – le maître des démons n’avait guère besoin de temps, ni même de mots à vrai dire, mais sans doute avait-il pensé qu’il devait accorder ce chant funèbre à l’endroit sacré. Il fallut pourtant plusieurs minutes au jeune démon pour rouvrir les yeux et regarder le résultat de leur venue.
En bas, les arbres n’avaient pas bougé. A vrai dire, ils ne bougeaient plus : malgré le vent, le bruissement des feuilles s’était tu. Les couleurs elles aussi s’étaient altérées, bien que dans la nuit, seuls ses yeux noirs de démons lui permettaient de le remarquer. En bas, plus de vert ni de brun ni d’or. Seulement du gris.
Bientôt, une plainte s’éleva. Levaunh tressaillit, craignant de s’être laissé emporté lui-même, mais le gémissement reprit, montant de la terre. S’engouffrant entre les arbres de pierre, le vent pleurait sur la forêt pétrifiée.

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Ils restèrent longuement dans le ciel à observer, laissant le vent pleurer pour eux. Juste au moment où Levaunh commença à croire qu’ils ne descendraient pas, Belzébuth cessa de se laisser porter par l’air et plongea vers le sol.
Rien ne bougeait, rien n’avait véritablement changé, et pourtant tout était différent. La femme-arbre avait toujours son visage de poupée et ses seins ronds, ses hanches pleines qui attiraient à elles les mains mâles comme des aimants ; mais l’odeur avait disparu, et pas seulement elle. De plante à pierre, la vie avait déserté la statue comme elle l’aurait fait d’un mortel après ses vieilles années.
Quelques larmes coulèrent au sol, et le jeune démon n’était pas sûr qu’il n’y ait que les siennes. Changée en pierre elle aussi, la terre ne pouvait plus les absorber, aussi celles-ci restèrent là, témoins de sa tristesse.

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Aujourd’hui, si des plaintes résonnent encore dans la forêt pétrifiée, ce n’est plus guère le vent, mais les cris de chasse des terribles monstres qui y sont tapis. Quiconque voulant traverser les lieux se fait réduire en charpie, et les quelques braves qui ont voulu les défier ne sont pas revenus. A l’orée du bois les visiteurs peuvent être saufs, mais les Ombres tuent les aventureux qui osent s’approcher du centre.
Il paraît pourtant que parfois, de nuit, des silhouettes humaines se promènent dans la forêt. Une, deux, jamais plus. On raconte qu’il s’agit des deux démons descendant pour admirer la dépouille morte de la femme qu’ils ont aimée.
Quant à Garath, il vécut dans la terreur jusqu’à sa mort. De toute sa vie, Belzébuth ne lui a rien fait, comme promis. Mais une fois mort, l’âme de Garath a eu les mains coupées. Oh, il prend ça pour une vengeance, mais la belle jeune femme aux cheveux et aux yeux noirs qui m’a conté cette histoire connaissait la vérité : c’est parce qu’il crée de trop belles choses, trop dangereuses.
Ainsi, le plus bel objet du monde resta méconnu des humains, et fit sombrer certains démons.
Vous voulez toujours entrer dans ce bois, jeune sire ?

Fin


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