Chroniques d'un Cycle, Les Enfants de Lyth
Extrait du chapitre 8
Kashiel tentait de garder un rythme de marche lent, une capuche rabattue sur les yeux. Il ne devait surtout pas se faire repérer, pas maintenant, pas après avoir parcouru tout ce chemin. Il était presque arrivé en Eden. Là, il serait en sécurité. Il s’efforçait donc de réguler sa respiration, de ne pas regarder derrière lui et, surtout, de ne pas courir.
Ses ailes rentrées avec soin dans son dos, invisibles, son aura magique dissimulée au mieux, sa cape fermée pour cacher ses blessures, il se fondait dans la masse de passants. Bien sûr, il se trouvait toujours dans les Abysses, ce qui rendait toute discrétion difficile.
Au moins ne se trouvait-il plus sur territoire démoniaque. Seuls les elfes vivaient si proches du monde des humains, et il pouvait se cacher parmi eux plus facilement que parmi les démons. Pas assez bien cependant pour qu’il se sente à l’aise. Il avait les cheveux et la peau clairs, comme beaucoup d’elfes, mais ses vêtements ne correspondaient pas à la mode locale et, sous sa capuche, ses oreilles n’étaient pas pointues. Il pouvait être repéré n’importe quand.
Ksah, pourquoi était-il Descendu ?
Le jeune lieutenant déglutit. Huit Cercles le séparaient encore de la première cité angélique et il maudit la prudence des siens qui avait regroupé leurs villes dans les Cercles supérieurs de l’Eden, loin des démons. Pour se mettre à l’abri, il avait encore un long chemin à parcourir – et cela dans l’Entre-monde, qui était presque aussi dangereux que ceux qui le poursuivaient.
L’ange serra les dents. Il y parviendrait malgré les obstacles. Tout dépendait de lui, dorénavant.
Scrutant le ciel, il évita une passante et s’engouffra dans une ruelle latérale. Il ne pouvait plus attendre, il devrait Traverser, même si user de sa magie signifiait être repéré. Il ne pouvait pas rester là. Il devait avancer. Mieux valait se montrer rapide…
Ravalant un gémissement de douleur, Kashiel vérifia que son bras blessé ne l’encombrerait pas puis fit glisser sa cape sur son épaule, dénudant son dos. Des os s’agitèrent, puis sortirent de sous la peau en douceur pour déployer ses ailes. Aussitôt, il ouvrit un Portail d’un geste de la main et s’y précipita.
Dès que le lieutenant fut de l’autre côté, il le referma – il y avait un infime espoir que ses poursuivants ne l’aient pas perçu – puis accéléra. Il avait besoin de prendre autant d’avance que possible : il ne restait que lui. Il devait rapporter ce qui s’était passé. Il ne pouvait pas laisser ses pairs se faire de fausses idées ou ils iraient droit à la catastrophe…
Poussé par cette idée, il continua malgré ses blessures, suppliant Lyth pour arriver sain et sauf. L’Entre-monde était flou autour de lui, changeant, immatériel. Il savait que les Ombres le guettaient sur son passage. S’il se faisait attraper par Elles, personne ne savait ce qu’il deviendrait – nul n’était revenu pour le raconter.
Il arriva dans l’Univers, où vivaient les humains, puis atteignit enfin l’Eden. Là, Elles se faisaient moins nombreuses ; les anges exorcistes les repoussaient régulièrement au-delà, afin de faciliter les voyages entre Cercles. Cela avait aussi un désavantage : Elles ne pourraient pas ralentir ses poursuivants qui, il le percevait nettement à présent, l’avaient repéré et gagnaient peu à peu du terrain.
Il n’osa pas gaspiller son souffle pour une véritable prière, mais espéra que Lyth était à ses côtés.
Pourquoi ces créatures avaient-elles commis un crime aussi atroce ? Qu’est-ce que les siens leur avaient fait pour mériter pareil châtiment ? S’étaient-ils montrés trop téméraires ? Non, l’action de ces monstres ressemblait à un jeu cruel et irraisonné.
Kashiel perçut brusquement quelqu’un à sa droite et battit des ailes pour l’éviter, envoyant une gerbe d’étincelles dans sa direction. Profitant des quelques secondes que son adversaire perdit pour esquiver son attaque, il accéléra encore, suppliant Ksah de lui accorder Sa force.
Lorsqu’il sentit une lame s’enfoncer dans son dos, il sut qu’il n’avait pas été entendu. Il ne pouvait plus diriger son vol, chaque mouvement de ses ailes lui envoyant une douleur atroce dans tout le corps. Il allait tomber…
Les cinq créatures qui le poursuivaient furent sur lui en un instant et le forcèrent à Traverser. De l’autre côté du Portail qui les ramenait dans le monde matériel, ils le plaquèrent dos contre sol, immobilisant ainsi ses ailes, et maintinrent ses bras et ses jambes pour qu’il ne puisse pas se débattre.
« Lâchez-moi ! Lâchez-moi, vous n’êtes plus sur vos terres, vous êtes en Eden ! » s’écria-t-il en se tordant pour leur échapper.
Kashiel savait que ses suppliques seraient vaines : ses compagnons avaient hurlé et prié mais rien ne les avait arrêtés. Rien ne l’aiderait, sauf l’arrivée d’autres anges qui lui prêteraient main forte.
Avec un cri de rage, demandant vengeance, il déploya son aura de toutes ses forces, émettant un appel à l’aide qui pouvait être perçu à plusieurs heures de vol. Aucun des siens ne se trouvait alentours, il connaissait l’horaire des patrouilles et il n’était que dans le dixième Cercle, loin des habitations, mais ses ennemis n’étaient peut-être pas aussi bien informés…
Peine perdue, ils se contentèrent de rire.
« Prendrons-nous notre temps avec celui-ci ? En filant, il nous a empêché de nous amuser avec les autres. Nous avons dû les achever.
— Pas de jeu, pas ici. Nous devons le ramener sur les lieux pour qu’il n’y ait pas d’incohérence.
— Tuons-le avant qu’il ne s’amuse encore avec ses éclairs. Ils peuvent nous être fatals. »
Tant pour les contrarier que pour leur faire du mal, le jeune ange puisa dans la Foudre en lui pour brûler ceux qui le maintenaient – mais cela ne servit qu’à les rendre plus enragés, furieux qu’ils étaient déjà d’avoir dû le poursuivre à travers la moitié des Trois Mondes. Alors qu’il se relevait maladroitement, l’un d’entre eux saisit le couteau planté entre ses ailes et tira.
L’ange s’effondra en hurlant. Lyth, que la douleur était cuisante ! Ses jambes ne le portaient plus, cotonneuses, et ses yeux ne voyaient plus avec clarté. Dire qu’il y était presque… Quelques minutes de plus à peine, après avoir couru des heures durant… En vain.
Il gémit son désespoir mais cela n’arrêta pas les tortionnaires. Sans prendre la peine de l’achever, ils rouvrirent un Portail et le traînèrent sur le chemin inverse de sa fuite, jusqu’au carnage qui avait commencé en début de matinée.
« Espérons que personne n’a trouvé les autres cadavres, il ne manquerait plus qu’on doive s’encombrer de celui-ci, marmonna une des créatures.
– Ne t’en fais pas, j’ai placé une illusion sur eux. Personne ne les remarquera tant que nous ne serons pas de retour. »
L’ange, brumeux, presque aveugle, sentit sa colère se réveiller. Ils parlaient des siens, laissés sans sépulture à ciel découvert, leur vie arrachée brutalement, comme s’ils étaient de vulgaires morceaux de viande ! Incapable de se débattre, il ne put qu’enfoncer ses dents dans le bras de celui de ses tourmenteurs qui le portait, grimaçant en goûtant le froid de sa peau livide.
Sa tête fut tirée en arrière par les cheveux et il gémit encore alors qu’une paire d’yeux rouges le fusillait du regard.
« Je me serais bien amusé avec toi, angelot, mais nous sommes à court de temps. Cependant, comme tu sembles pressé de mourir, je vais répondre à ton insistance. »
Un métal froid et acéré fut pressé contre son cou.
« Un dernier mot ? demanda la créature, narquoise.
— Vous payerez pour ça, murmura l’ange d’une voix rauque. Maître Raphaël ne laissera pas passer une insulte pareille faite à son clan. »
Des rires sifflants, horribles, retentirent autour de lui.
« Sauf qu’il n’aura aucune preuve, angelot. Et devine qui tes pairs accuseront lorsqu’ils trouveront vos corps ? »
La réponse était évidente et c’était elle qui avait permis à Kashiel de fuir si loin, pour arriver jusqu’aux siens et leur rapporter la vérité. À présent qu’il avait été pris, celle-ci ne serait jamais dévoilée.
« J’ai failli », songea-t-il alors que le poignard lui ouvrait la gorge.
Puis, tout s’arrêta.