Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 1

« Le Néant ne dura pas : alors, le Temps n’existait pas encore. Il n’y avait rien, et en un instant, il y eut quelque chose. Création regarda le Vide et Lui dit : "Je vais Te combler". (…)

Il y avait Création et le Vide, et pour chaque Être il y eut Soi et Son Contraire. Donc, les deux premiers représentèrent l’Un et l’Autre, et Ils Se nommèrent Eux-mêmes, et décidèrent de Se détester. (…)

Astres était la fille de l’Un et Temps le fils de l’Autre mais Ils étaient frères. Ensuite, il y eut Mort et il y eut Vie, et celui qui était un et tous, dont le nom est imprononçable et que tous appellent Chaos. (…)

L’Un et l’Autre créèrent à Leur tour, des Êtres comme Eux qui seraient les Seconds, et qui devraient Les suivre. Alors, Création Les laissa seuls. Le premier monde fut bâti et tous en furent heureux. Mais le Vide diminuait et un jour, Néant reprit Ses droits. (…)

Chaque cycle les Êtres reviennent… mais chaque cycle Néant finit par gagner »

- Conte d’origine inconnue -

Il ouvrit les yeux et, en admirant le ciel bleu au-dessus de lui, sut que c’était la première fois. Il se redressa, prenant appui sur le sol mousseux. Une prairie s’étendait devant lui à perte de vue, parsemée d’arbres qui n’avaient pas eu le temps de devenir vieux. La bise jouait avec ses cheveux, envoyant quelques mèches dans ses yeux.

Il sourit. Le monde était jeune et il était le premier à en respirer l’air.

à ses côtés se tenait un être parfait, formé de magie plutôt que de chair : son maître.

« Votre Majesté… »

Le nouveau-né se mit à genoux, souriant, débordant d’amour, et déplia ses ailes derrière lui. Il prit Sa main immatérielle pour y poser les lèvres, plein de respect et d’adoration. Cela parut plaire à son maître ; il s’en sentit rempli de joie. Il ne vivait que pour Le servir.

« Lève-toi, lui ordonna l’être, et il obéit avec une grâce innocente. Regarde autour de toi et dis-Moi ce que tu vois. »

La voix profonde paraissait irréelle, la magie pure qui formait le corps de son Seigneur frémissait sous les rayons du soleil. Obéissant, le nouveau-né se mit debout et, pour éviter de s’encombrer, replia ses six ailes une à une, puis les fit disparaître dans son dos où elles savaient se nicher.

Il observa alors le paysage qui ondulait sous le vent, admira l’envol d’un insecte aux ailes multicolores, un papillon tout juste sorti de sa chrysalide, peut-être le premier.

« Je vois Votre monde, maître », dit-il, sa voix rauque de n’avoir jamais servi.

Puis, les larmes aux yeux, il ajouta :

« Il est magnifique. »

Son créateur rit, flatté.

« Je suis Lyth, déclara-t-Il enfin, et Je suis le Bien, un élément. Tu t’adresseras à Moi ainsi. Toi, mon Premier-né, tu es un ange. »

L’ange acquiesça ; cela lui semblait logique. Un courant d’air s’enroula autour de lui pour l’accueillir alors que le soleil tendait vers lui ses rayons. Il se sentait proche de ce monde, ce monde si parfait créé par son maître. Une pulsation étrange résonnait à la fois dans sa poitrine et dans la terre sous ses pieds nus.

« Voici l’Eden, dit son créateur en montrant le paysage. Tu y es lié. Six autres, avec toi, seront les dirigeants de cet endroit et, puisque tu es le premier, tu seras leur guide. Vous serez Mes archanges, supérieurs mêmes aux anges. »

Le nouveau-né comprit : en fermant les yeux, il pouvait sentir un lien qui battait en rythme en son sein, noué directement à l’Eden. Ses orteils se perdaient dans l’herbe folle, la terre agréablement tiède sous la plante de ses pieds nus. Il y percevait le même battement lent et sourd, réconfortant, qui lui apportait subsistance et énergie.

« Vous sept serez immortels et sans âge, toujours présents pour gouverner Mon royaume, et en échange l’Eden vous nourrira sans que vous n’ayez besoin de manger.

— Gouverner l’Eden, Maître ? »

Ce monde magnifique se portait bien par lui-même, aux yeux du nouveau-né. L’être sourit, indulgent.

« Tu es seul aujourd’hui ; profites-en, car ce sera éphémère. Mes anges peupleront cet endroit sous peu et tu en auras la responsabilité. Je te charge de veiller sur eux, de les guider et de leur apporter Ma parole.

— Si tel est mon devoir, je m’en acquitterai de mon mieux. »

Un hochement de tête approbateur récompensa son enthousiasme.

« Je n’en attendais pas moins de ta part. »

Le Premier-né fit quelques pas, admirant l’Eden. Les feuilles frémissaient dans les d’arbres et quelques oiseaux tentèrent un premier chant. Un insecte passa en bourdonnant sous le nez du Premier-né pour se poser sur une pierre plate à quelques pas de là. Un peu plus loin, une rivière coulait dans son lit en clapotant et, curieux du bruit, il s’en approcha. Alors qu’il se penchait, il découvrit sa silhouette reflétée par l’eau claire.

Il avait les épaules minces et les poignets fins, le cou long et le visage androgyne. Contrairement à son maître, son corps était de chair. Se détournant, il observa ses mains. Sa peau était presque aussi blanche que ses plumes, pâle contre le tissu immaculé qui l’habillait.

Il rougit, timide, et releva la tête.

« Pourrais-je me permettre une question, Seigneur Lyth ? » demanda-t-il.

L’élément acquiesça, attentif.

« Vous m’avez donné le Verbe pour que je reconnaisse chaque chose en la voyant, expliqua-t-il, mais pourtant… j’ignore mon propre nom.

— Merci de ta question ; ta confiance envers Moi doit être absolue. écoute donc, car Je vais te donner ton nom, que Je choisis pour toi car tu es Ma créature. »

Le Premier-né leva le menton, plein de gratitude et de fierté. Son maître l’avait écouté et lui répondait ; cela aurait suffi à son bonheur. Recevoir en plus un nom… c’était inestimable.

« Tu seras l’archange de la Lumière, déclara Lyth, celui qui dirigera l’Eden, premier parmi tes pairs… et en tant que tel, tu t’appelleras Lucifer. »

***

Les semaines puis les mois passèrent et Lucifer n’était plus seul. L’Eden se développait à un rythme bien plus rapide qu’il ne l’avait imaginé : six archanges habitaient déjà la capitale créée par Lyth, Alun Hevel. Une centaine d’anges y vivait avec eux.

Lucifer gérait le tout selon les Lois édictées par Lyth et se référait à Lui lorsqu’il hésitait. Leur Seigneur était souvent absent, occupé à créer Son monde, mais apportait néanmoins Son aide si nécessaire et prenait le temps de répondre à ses questions.

Chaque archange correspondait à un élément-servant de Lyth et chacun possédait donc des pouvoirs propres. Gabriel représentait la Pureté et veillait au respect des lois. Raphaël, Raguel, Uriel et Rémiel appartenaient respectivement à la Foudre, au Feu, au Vent et au Métal ; les deux dernières étaient des femmes et en tant que telles apportaient une nuance supplémentaire à la gestion de l’Eden.

Ils avaient beaucoup de travail, bien sûr, mais Lucifer prenait le temps de visiter leur monde, par lui-même ou en compagnie de Lyth. Il aimait s’imprégner des lieux, profiter du chant des oiseaux ou laisser la pluie le tremper jusqu’aux os. En tant qu’archange, il n’avait pas besoin de manger, car l’Eden pourvoyait à ses besoins au travers de leur lien. Cependant, il aimait goûter aux fruits qu’il trouvait ou obtenir un peu de miel des abeilles. Chaque découverte était source d’émerveillement.

Il comptait se promener ainsi ce soir-là, mais il était fatigué et décida de plutôt aller lire un peu. Il se dirigea vers la bibliothèque privée des archanges, traversant les couloirs cérémonieux d’un pas rapide. Les fauteuils étaient particulièrement confortables dans cet endroit de relaxation ; il y avait veillé.

Lorsqu’il poussa la porte de la pièce, il trouva un homme au dos voûté installé à une table qui lisait un des précieux ouvrages. Ses yeux, petits et légèrement trop écartés comme ceux d’une fouine, suivaient les phrases alambiquées sans ciller. Ses cheveux frisés étaient roux comme ceux de Raguel, et ses pommettes saillaient dans son visage maigre. Les sourcils froncés, il saisit une page entre deux doigts, et la tourna avec délicatesse.

Stupéfait, Lucifer resta quelques instants bouche bée avant d’enfin réagir.

« Mais que faites-vous là ? Cet endroit est réservé aux archanges ! »

L’homme leva les yeux du livre qu’il consultait sans la moindre trace de remord, et haussa ses fins sourcils.

« Ce sont les livres de loi angélique, déclara-t-il comme s’il s’agissait d’une explication rationnelle.

— Je le sais bien, s’agaça le Premier-né, mais c’est une section interdite aux simples anges. Veuillez remettre ce volume où vous l’avez pris, immédiatement ! »

Sans se presser, l’autre inséra un marque-page entre les feuilles avant de refermer le livre avec soin. Puis, il le posa sur la table et se leva. De plus en plus en colère, Lucifer redressa les épaules et leva le menton.

« N’ai-je pas été assez clair ?

— Selon vous ? fut la réponse narquoise.

— Je ne vous permets pas de me parler sur ce ton ! s’exclama-t-il.

— Si vous ne voulez pas passer pour un idiot, ne vous comportez pas comme tel, répliqua sèchement son vis-à-vis. La connaissance doit rester accessible à tous, élabora-t-il en rangeant enfin le volume relié sur l’étagère. C’est essentiel pour l’Eden. Comment voulez-vous que les anges acquièrent un esprit critique s’ils n’ont accès aux textes qu’à travers vous ? »

Lucifer n’en revenait pas. Pour la première fois de sa vie, une personne s’aventurait à ignorer son ordre direct deux fois de suite, sans même s’en trouver ébranlé. Pire, sa remarque s’avérait pertinente.

Ce qui n’empêcha pas le Premier-né de s’offenser.

« Peu importe vos idées, vous n’avez pas à me les soumettre ainsi, et encore moins à transgresser les lois. Je vous saurai gré de rejoindre les autres, d’y réfléchir un moment, et de ne revenir qu’après avoir regagné une tournure d’esprit plus calme et polie. »

L'homme laissa échapper un reniflement amusé, qui agaça Lucifer davantage. Ce fut cependant sa réplique suivante qui l’acheva :

« Quelle loi au juste n’a-t-elle pas été suivie ?

— Êtes-vous sourd ? explosa Lucifer, frappant sur la table du plat de la main. Cette pièce est strictement réservée aux… »

Un doute le saisit. Leur Seigneur n’aurait tout de même pas amené le septième archange sans les prévenir, n’est-ce pas ? Il hésita, sonda l’homme qui lui faisait face – et pâlit. Lui aussi était lié à l’Eden.

« Je… vous… »

L'autre le regarda balbutier et rougir, un sourcil haussé, un doigt pianotant la table.

« Vous ? »

Lucifer s’interrompit. Quelle humiliation ! Il aurait dû réfléchir avant de parler.

« Mes excuses, lâcha-t-il froidement. Vous êtes, donc, le septième… ? »

Au lieu de prendre la perche certes un peu piteuse qu’il lui tendait, l'homme pinça les lèvres.

« Le pire, c’est que cela marque une différence. Ceci… »

Il désigna les étagères derrière lui.

« … est une bibliothèque. Elle contient les rares connaissances que vous avez rassemblées. Elle devrait être ouverte à tous !

— Si quelqu’un en a besoin, il peut toujours…

— Il ne s’agit pas de nécessité ! à quoi sert la connaissance si elle n’est pas partagée ? La science ne sert à rien sans érudits pour l’étudier ! »

La critique cingla Lucifer, qui n’osa pas reprendre ses questions. Comme pour le contredire, le nouveau venu croisa les bras.

« Je suis l’archange du Soleil, l’archiviste de l’Eden, et mon nom est Saraqael. »

Il avait lancé ces mots comme une évidence, toisant Lucifer d’un air supérieur. Le silence se fit.

« Et donc, vous êtes ? demanda Saraqael, agacé.

— Je… suis Lucifer, archange de la Lumière et dirigeant de l’Eden.

— Je vois. Au moins, je m’adresse à la bonne personne. Soit, que comptez-vous faire au sujet de la bibliothèque ? »

Là, Lucifer était totalement dépassé.

Les autres archanges arrivèrent rapidement. La bibliothèque pouvait les accueillir tous, à condition que deux d’entre eux se contentent de chaises plutôt que de fauteuils. Reposant contre l’épaule de Raphaël, Uriel luttait contre le sommeil dont elle venait d’être tirée. Pour le moment, celui-ci semblait avoir l’avantage.

Raguel avait éclairé la pièce de quelques bougies et réanimé l’âtre, cependant le lieu restait nimbé d’obscurité. Dehors, seules les étoiles éclairaient le ciel.

« Donc, tu nous tirés du lit pour nous présenter le Septième, résuma l’archange du Feu. Ça ne pouvait pas attendre le matin ?

— L’arrivée du dernier d’entre nous importe davantage que ta seule paresse, critiqua Gabriel. Assume un peu ta position !

— Pour l’instant, elle devrait être horizontale. Il sera toujours là demain.

— Vu la façon dont tu es affalé, je ne vois pas qui définirait ta position comme verticale », commenta Rémiel.

Il ouvrit la bouche pour protester, mais Lucifer l’en empêcha.

« Plus vous discutez, plus tard nous veillerons. »

Le silence retomba, juste troublé par le crépitement des flammes. Le Premier-né hocha la tête, satisfait.

« Saraqael est l’archange du Soleil et notre Seigneur l’a désigné comme notre archiviste. Ses dons particuliers lui permettent de créer des illusions, ou… »

Il hésita, et le nouveau venu compléta sa phrase lui-même, sortant de son mutisme :

« Ou d’hypnotiser les gens, capacité que je n’utiliserai pas plus à votre encontre que… Raguel, c’est cela ? ses flammes. »

Son intervention attira enfin les regards sur lui. Il se tenait les épaules voûtées, immobile, ce qui le rendait un peu insignifiant, mais l’intensité de son regard démentait rapidement cette première impression. Ses yeux, petits et trop écartés, semblaient à la fois voir partout et saisir l’essentiel. Leur couleur verte tirait vers le jaune, délavée, et mettait facilement mal à l’aise.

Il avait l’air intelligent – mais une intelligence froide, rusée, peut-être fourbe.

« Vu votre épuisement, je ne vais pas vous retenir, continua Saraqael, non sans sarcasme. Si Lucifer me désigne des appartements, retirons-nous et voyons-nous demain à la première heure.

— Est-ce nécessaire ?

— Saraqael a soulevé certains points d’organisation qu’il voudrait modifier, notamment au sujet de la bibliothèque, expliqua Lucifer.

— Nous avons de toute façon intérêt à instituer un conseil régulier si nous voulons gérer la vie en Eden. Se coordonner est facile tant que le nombre d’anges est limité, mais de bonnes habitudes limiteront les problèmes à long terme. »

Le Premier-né acquiesça sans enthousiasme. Jetant un coup d’oeil vers les autres archanges, il constata leur stupéfaction. Eux non plus n’appréciaient pas que Saraqael prenne des décisions arbitraires alors qu’il venait d’arriver. Pour qui se prenait-il à les juger ainsi, croyant tout savoir malgré son inexpérience ?

Lucifer préféra reporter la conversation au lendemain.

« Saraqael a raison sur un point : nous sommes fatigués. Retrouvons-nous ici demain après le déjeuner, et nous verrons ce qui sortira de nos discussions. »

Tous hochèrent la tête avec plus ou moins d’enthousiasme, puis se levèrent pour se traîner à leurs lits respectifs. épuisé, Lucifer mena le septième archange aux appartements prévus pour lui et l’y abandonna en lui souhaitant une bonne nuit.

Il avait besoin de dormir.

***

Le ciel s’obscurcissait, teinté de rouge à l’ouest. La lumière des étoiles vacillait entre les lourds nuages d’un orage naissant. Les ombres s’étendaient. Situées loin En-Dessous de l’Eden, les Abysses révélaient leur véritable visage pour la nuit.

Un homme admirait le spectacle, appuyé contre l’un des rochers arides du val. Autour de celui-ci, de sombres montagnes se découpaient sur la relative clarté du ciel, de moins en moins visibles alors que la lumière baissait. Brièvement, un éclair révéla les traits anguleux de son visage et le pli ironique de ses lèvres. Sur son front courraient les lignes d’un tatouage.

Belzébuth, archidémon des Ténèbres et seigneur des lieux, admirait ses terres.

« Je me demande ce que ça donne vu d’en Haut », commenta-t-il au profit d’un autre démon qui se tenait à son flanc, allongé à même le sol.

Un haussement d’épaule fut sa seule réponse. Belzébuth renifla devant tant d’indifférence, puis tira d’une main un morceau de nuit sur ses épaules, comme un manteau, alors que la pluie commençait à tomber.

« Je me demande si d’autres regardent. Peut-être trouvent-ils leur propre monde superbe, enfermés comme ils le sont dans leur bulle de verre.

— On sort pas de chez nous non plus.

— Non, mais nous au moins, nous le savons, Astaroth. »

Le démon ouvrit les paupières, dévoilant des iris dorés, et redressa en position assise. Puis, il cambra les reins, s’étirant comme s’il disposait de tout le temps du monde. Lui aussi portait un tatouage.

« J’ai l’impression que tu te moques de ce que je te raconte. »

Astaroth lui donna raison en ne prenant pas la peine de lui répondre. Les questions existentielles de son compagnon ne l’intéressaient pas.

Un autre éclair et, une poignée de secondes plus tard à peine, le tonnerre. La pluie se fit drue, imbibant la cape de nuit. Agacé, Belzébuth se leva et fit signe à Astaroth de l’imiter.

« Le spectacle est fini pour aujourd’hui, les nuages gâchent la vue. Retournons à notre tanière. »

Astaroth le suivit. Il n’avait pas encore décidé s’il allait accepter Belzébuth comme son supérieur, mais, pour le moment, son caractère lui plaisait.

Ils avancèrent d’un pas sûr entre les rochers glissants de la plaine, jusqu’à une grotte cachée au pied d’une montagne.

« Ce trou puant me sort par les oreilles, grommela Belzébuth dès qu’il fut à l’abri, tout en renvoyant sa cape dans l’ombre d’où elle était issue. J’apprécierais une demeure plus à la hauteur de nos personnes.

— à toi d’en construire une. »

Cette remarque d’Astaroth provoqua une pause chez son compagnon, vite interrompue par un rire.

« Tu as raison. Viens t’asseoir, avant de te cogner au plafond. »

Astaroth s’installa sans hésiter sur les peaux de bêtes disposées sur le sol rocailleux ; plus grand et large d’épaules que Belzébuth, ses cheveux effleuraient la voute de la caverne lorsqu’il se tenait debout.

La vérité possédait plusieurs visages, pour qui savait les discerner. Lyth n’avait pas menti ; ce n’eut pas été digne de Lui. L’Eden comptait quatorze Cercles que Lyth les avait créés. Il avait cependant omis de parler de ceux qui se trouvaient Dessous.

En effet, si on continuait de Descendre, strate par strate, passant d’une réalité à la suivante, on arrivait dans le domaine d’un Autre. Sei, le Mal, avait créé les Abysses, où vivaient les deux premiers démons.

Belzébuth écouta la pluie tomber sur son domaine en observant son second. Astaroth ne se soumettrait jamais. Peu importait ; cela augmentait même sa valeur – il se faisait fort d’obtenir sa fidélité… voire son amitié.

***

En arrivant à la salle de réunion le lendemain, Lucifer trouva les six archanges occupés à travailler. Bien sûr, Raguel ne semblait pas ravi de la tâche, mais il s’exécutait néanmoins, griffonnant quelques vagues idées sur un bout de papier.

« Eh bien ? demanda-t-il, stupéfait. Que faites-vous ?

— Saraqael est horriblement agaçant, râla l’archange du Feu à haute voix, s’attirant un reniflement du susnommé.

— Nous nous efforçons de planifier à long terme, corrigea-t-il. Rémiel possède de redoutables capacités d’organisation. Ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde. »

Lucifer se surprit à sourire. Les archanges restaient pareils à eux-mêmes.

La bibliothèque fut ouverte à tous. Saraqael en étudia chaque livre afin de former ceux qui seraient intéressés par la transmission du savoir, pour qu’à leur tour ils enseignent aux générations suivantes. Après tout, les simples anges ne disposaient pas comme eux de connaissances innées ; ils devraient apprendre à lire et à écrire, à parler, à citer les lois.

Des réunions régulières entre archanges furent mises en place, et d’autres entre chaque archange et son clan. Gabriel instaura un office à la gloire de Lyth, où tous se rendaient une fois par semaine pour communier.

La vie à Alun Hevel prenait forme.

Le rythme du temps se fit sentir, le printemps devenant été, puis automne, et enfin hiver. La neige couvrit la cité d’un épais tapis blanc et les anges de Feu gravèrent des runes chauffantes dans les bâtiments afin d’empêcher le froid d’y entrer. Les journées furent découpées en six puis en douze, régulant les activités quotidiennes.

Leur Seigneur leur rendait visite à intervalles variables, amenant parfois avec Lui de nouveaux anges – généralement des enfants en bas âge. Il répondait alors aux questions des archanges sur les lois et prenait la place de Lucifer comme juge – le Premier s’asseyait alors à Sa droite et Gabriel à Sa gauche.

Les archanges Lui appartenaient et ils L’aimaient. Ils espéraient toujours Sa présence, sans oser la réclamer. Parfois, les soirs où Il les honorait en restant parmi eux, ils s’installaient autour de Lui pour L’écouter. Plus rarement, Il autorisait Lucifer ou Gabriel à s’asseoir à Ses pieds. L’archange de la Pureté avait même un jour pu poser son front sur Son genou et Il avait passé Sa main dans ses mèches platine. Le Premier-né s’interdit d’en être jaloux.

Le seul point noir dans cette vie tranquille fut un avertissement donné par Lyth : il leur fallait proscrire tout attachement envers les anges.

« Vous êtes leurs supérieurs hiérarchiques. De plus, ils passeront alors que vous subsisterez ; ils se flétriront comme les fleurs et les animaux alors que vous resterez jeunes et vigoureux. Aimez-les comme vos enfants, veillez sur eux, mais préparez-vous à leur mort. »

Ces mots avaient été terribles. En cette période de naissance et de dynamisme, aucun des archanges n’avait songé à leur fin, pas même la froide Rémiel ou le pragmatique Saraqael. La révélation les choqua d’autant plus qu’ils n’avaient jamais imaginé qu’un ange puisse mourir. Leur Seigneur resta cependant inflexible :

« La Vie et la Mort s’entraînent et amènent le renouveau. Ce sera difficile pour vous, J’en ai conscience, mais vous serez forts. »

Après pareil compliment, qui eut osé se plaindre ? Ils se résignèrent, mais Lucifer ne comprenait pas. Comment aimer les anges sans souffrir de leur perte ? Il tenait trop à l’Eden et aux êtres qui le peuplaient pour se montrer distant.

Le réconfort vint là où Lucifer ne se serait jamais attendu à le trouver.

Il fréquentait assidûment la bibliothèque. Au départ, l’omniprésence de Saraqael l’avait irrité ; l’archange aux cheveux roux lui donnait l’impression de le scruter. Puis un jour l’homme s’assit en face de lui.

Lucifer ne daigna pas lever les yeux de son livre.

« Que voulez-vous, Saraqael ?

— Une partie de machat. Tenté ? »

Pris de court, l’archange de la Lumière referma l’ouvrage. Le Seigneur leur avait appris ce jeu pour rompre la monotonie de leurs soirées. Lucifer ignorait que Saraqael y jouait.

« Je suis occupé, protesta-t-il.

— Vous vous inquiétez pour rien, affirma l’archange du Soleil, et vous le savez. De plus, le machat occupera mieux votre esprit que la lecture.

— J’en doute… »

Saraqael renifla et, bien que ses lèvres ne soient pas recourbées, Lucifer réalisa brusquement qu’il souriait. Avec les yeux.

« Tout dépend du niveau de votre adversaire, Premier-né. Tenté par une partie ? »

Piqué au vif, l’archange de la Lumière le suivit hors de la bibliothèque jusqu’à son salon privé. Dans un coin, deux étagères débordant de livres encadraient un bureau, seule altération aux meubles standards des appartements angéliques. Le tapis et les rideaux beiges n’avaient pas été personnalisés, ni aucune touche de verdure apportée à la sobriété de la pièce. Sur une table trônait un plateau de machat.

« Je prends les noirs, déclara Saraqael d’autorité en s’installant. Après vous. »

Lucifer releva le menton, s’assit sur le fauteuil désigné et avança un pion. Il était le premier parmi les archanges, désigné comme régent de l’Eden. Il allait faire ravaler son arrogance à cet ange fouineur !

Lorsqu’Essiah, le soleil, se coucha, la partie durait toujours.

Toutes préoccupations oubliées, Lucifer scrutait le jeu, cherchant à déchiffrer la tactique de son adversaire. Les longs doigts nerveux de Saraqael saisirent une pièce et la déplacèrent de quelques cases. Le Premier-né se mordilla la lèvre. S’il faisait cela, dans trois tour l’autre aurait fait ceci et… mais ses réflexions le menait chaque fois à une impasse. Il finit par soupirer en déplaçant une pièce.

Son regard croisa celui de son adversaire, qui sourit. Lucifer avait perdu et refusait juste de l’admettre.

« Arrêtons-nous ici, proposa Saraqael. Je peux nous préparer une infusion pour terminer la soirée.

— Soirée ? s’exclama l’archange de la Lumière. Oh Seigneur, je n’avais pas réalisé… »

Son vis-à-vis se leva pour aller faire bouillir de l’eau. Ses yeux pétillants n’avaient plus la moindre ressemblance avec ceux d’une fouine et son attitude détendue le rendait plus accessible. Avec les traits relâchés, il devenait presque beau.

Sa peau avait la couleur d’un petit pain chaud sortant du four, nota Lucifer avec amusement. Ses gestes précis possédaient même une certaine élégance lorsqu’il cessait de se tenir courbé à gratter un parchemin de sa plume pour prendre des notes illisibles.

« Tenez, votre tasse. Attention, c’est chaud, et vous devez laisser infuser.

— Merci. »

Tant pour la boisson que pour cette après-midi sans soucis durant laquelle personne ne les avait dérangés.

« De rien. La prochaine fois que vous vous sentez seul, n’attendez pas de friser la dépression. Je suis à la bibliothèque tous les jours, vous savez. »

Sa moquerie atténuait à peine son reproche. Lucifer grimaça.

« Sans doute avez-vous raison…

— Bien sûr que j’ai raison. »

L’arrogance, elle, ne disparaissait pas, mais elle se teintait d’une ironie que le Premier-né n’avait pas perçue auparavant. Cela s’apparentait plus à de l’autodérision qu’à de la vanité ; il suffisait de reconnaître le ton moqueur, le même que Saraqael utilisait en parlant des autres.

« Je m’incline devant tant de perspicacité, répondit Lucifer. Mais la prochaine fois, je passerai en soirée. Je ne veux même pas imaginer la paperasse en retard qui m’attend sur mon bureau. »

Saraqael renifla et ce fut presque comme s’il riait. Ils échangèrent un coup d’oeil complice.

« Un peu de citron dans votre infusion ?

— Non, merci. Par contre, si vous avez du miel… »

Polis mais amicaux, ils discutèrent longuement, de thaumaturgie et du cycle solaire, des unités temporelles angéliques et de la pluie.

La journée n’avait pas été perdue.

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