Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth
Chapitre 2
« Le Seigneur Lyth a cinq éléments-servants : Feu, Foudre, Air, Métal et Soleil, dont les vrais noms sont Frryl, Ksah, Emaë, Agirath et Essiah. (…)
L’élément Vie, Cletho, est un élément primaire au même titre que le Seigneur Lyth. Elle s’est alliée à lui, permettant la création du septième clan angélique en leur donnant le pouvoir de guérison. »
- Livre des savoirs, laissé par Lyth dans la bibliothèque originelle d’Alun Hevel -
Ymesh savait qu’il ne pouvait pas se plaindre de sa vie : il profitait de la chaleur de l’âtre, de la sécurité d’un toit au-dessus de sa tête et d’un garde-manger bien fourni. Cependant, son quotidien n’était pas des plus joyeux.
« Au travail, fainéant ! pesta sa mère en le poussant de son balai. Tu restes à traîner alors que tu dois nourrir les poules !
— J’y vais, maman.
— Dépêche-toi ! Ne fais pas honte à ta famille. »
Ymesh lui tira la langue puis courut dehors, évitant un autre coup de balai au passage. Dès qu’il fut sorti, il ralentit : il se ferait gronder s’il courait ou s’il arborait une expression déplacée. Chez les elfes, montrer ses émotions était le summum de la mauvaise éducation. L’honneur de la famille serait souillé s’il osait rire ou pleurer en public.
Il réprima un soupir en allant chercher les graines réservées à leur volaille. Quand il aurait terminé, il devrait aider aux champs sous le soleil brûlant, une activité qu’il détestait.
En qualité de fils cadet, il avait toujours su que l’aisance familiale ne lui était pas réservée, à moins qu’il ne se montre particulièrement brillant ou n’arrive à courtiser une jeune femme mieux née que lui.
Malheureusement, il n’avait jamais rencontré les attentes de ses parents. La place qui lui était réservée lui paraissait étroite et il avait tendance à empiéter sur les règles établies, à la grande horreur de tous.
Ce soir-là, quand il rentra en ville, épuisé de sa journée, son père l’attendait. Son visage grave le prévint : il serait puni pour avoir tiré la langue à sa mère dans la matinée.
« Prépare-toi », lui dit juste le patriarche.
Les larmes aux yeux, Ymesh se rendit dans la grange et retira sa tunique. Il frissonna : il faisait froid, à présent que la nuit était tombée, et la pièce n’était pas chauffée. Son père arriva quelques minutes plus tard et déboucla sa ceinture.
« à genoux. »
Ymesh glissa au sol et posa les mains contre le mur, puis serra les dents. Le premier coup le fit tressaillir, mais pas crier : s’il criait, il y en aurait plus. La ceinture cingla son dos une nouvelle fois, puis une autre, et les larmes se mirent à couler sur ses joues. ça faisait si mal !
« Un elfe ne pleure pas, dit son père en frappant encore. Un elfe reste sobre et bienséant à tout instant. Qui m’a donné un fils comme toi ! »
Il frappa dix coups, une punition sévère qui fit fondre Ymesh en larmes. Il ne cria pas et essaya de faire le moins de bruit possible. Lorsque son père s’arrêta et reboucla sa ceinture, il l’entendit marmonner :
« Vaurien… »
Il serra les poings alors que le patriarche s’éloignait. Il était le dernier-né d’une famille nombreuse, personne ne s’offensait de ces corrections. Un jour, il leur montrerait, à tous…
Mais montrer quoi ? Bien qu’il ne supporte pas sa vie étriquée, il n’avait aucun but.
La semaine suivante, Ymesh entendit parler de Shön pour la première fois.
Il ne s’agissait pas d’un elfe, mais d’un ska, une créature se nourrissant de sang. Il était en visite à la cour d’Altayn en qualité de diplomate, pour conclure des accords commerciaux. Les elfes n’avaient jamais entendu parler des ska avant lui, aussi les commérages allaient bon train :
« Il doit être si exotique ! babilla la sœur d’Ymesh en pelant les oignons. J’ai entendu dire qu’il était beau, blond comme un elfe !
— Froid comme un noble, ajouta leur frère aîné. D’après mes amis à la cour, il serait très intelligent. »
Ymesh les écoutait en frottant le sol. Son frère ne connaissait personne à la cour sauf leur voisin, le forgeron, qui s’occupait des armes de la garde. Sans doute celui-ci avait-il rapporté les rumeurs les plus fraiches…
« J’espère que j’aurai l’occasion de le rencontrer, rêvait leur sœur à voix haute. J’irai me promener au centre-ville avec des amies cet après-midi, au cas où.
— Il se nourrit de sang, ce pourrait être dangereux.
— Pas si nous sommes nombreuses ! » protesta-t-elle du ton de celle qui rêve de rencontrer un ska seul à seule.
Ymesh frotta le parquet avec plus de vigueur pour étouffer un rire.
Dans les jours suivants, il entendit encore parler de ce Shön ; les gens murmuraient des horreurs sur les ska, d’un ton effrayé et fasciné. Comment cet ambassadeur arrivait-il à se nourrir, dans une ville d’elfe ? Il n’espérait tout de même pas que certains se proposent comme victimes ? se demandaient les pucelles ravies.
Même les adultes ne parlaient que de lui : d’après le forgeron, l’homme était habile diplomate car il évitait les pièges de la haute noblesse elfique sans pour autant déplaire à Ses Majestés.
De plus en plus intrigué, Ymesh fit comme tout le monde : il se posta aux abords du palais royal, espérant l’apercevoir. Il avait un avantage sur la majorité des gens : bien que son père le punisse au soir pour avoir disparu toute la journée, sa famille était ravie de ne pas l’avoir dans les pattes. Absent, il ne les embarrassait pas. S’enticher du ska local leur paraissait une occupation anodine.
Bien sûr, personne n’imaginait qu’il puisse réellement parler avec le maître vampire.
Leur première rencontre fut fortuite ; ils se croisèrent dans une des rues qui environnaient le palais. Des années plus tard, Shön ne se souviendrait pas de cette fois-là, mais c’est en cet instant qu’Ymesh passa de la lubie enfantine à la fascination.
Shön possédait toutes les qualités requises pour captiver l’attention d’un adolescent rebelle. Sans être grand, il possédait des épaules plus larges que la moyenne elfique et ses vêtements ne cachaient pas ses muscles solides. La couleur blanche de sa peau et la blondeur très pâle de ses cheveux étaient des critères de beauté pour les elfes. Il portait un costume vert sombre parfaitement ajusté et, sans ses oreilles rondes, il aurait pu passer pour un prince elfique.
En l’observant plus longuement, Ymesh nota d’autres détails, comme sa façon souple de marcher et la présence qu’il dégageait. Bien qu’il soit entouré de la haute noblesse d’Altayn, les regards convergeaient vers lui : le groupe ne parvenait qu’à le mettre en avant. Ymesh sonda discrètement l’aura du ska et réalisa qu’il s’agissait d’un mage de Glace : cela le répugna et l’attira en même temps, car lui-même possédait des pouvoirs de Feu.
Ymesh regarda Shön s’éloigner en soupirant.
***
L’Eden était calme, son ciel bleu accueillant çà et là quelques nuages cotonneux, son herbe verte se mouvant sous un vent frais et agréable dans l’air chaud de l’été. Les tours blanches d’Alun Hevel formaient des courbes gracieuses dans les airs. Le paysage était idyllique, comme toujours dans le monde des anges.
Ceux-ci profitaient des derniers rayons du soleil en vaquant à leurs activités, heureux et insouciants, inconscients de ce qui se passait dans le bâtiment principal d’Alun Hevel. Les salles de conférence qui s’y trouvaient ne servaient guère que pour régler des problèmes mineurs. La paix régnait et la présence rassurante de Lyth enveloppait l’Eden.
Lucifer marchait dans les couloirs à grands pas. Lyth était arrivé durant la matinée et avait fait le tour de la cité comme à l’accoutumée, admirant les derniers élargissements. Il s’était ensuite rendu dans l’une des salles de cérémonie et l’avait fait mander.
Cela faisait des mois qu’ils n’avaient pas parlé seul à seul et Lucifer aurait voulu s’en réjouir. Cependant, le cadre officiel de cette convocation lui faisait craindre le pire.
Il entra dans la pièce. Le familier cercle de colonnes qui soutenaient les murs lui parut écrasant. Son maître l’attendait, installé dans Son trône, entouré par les sept sièges réservé aux archanges. Il lui fit signe de prendre place à sa droite.
Lucifer s’exécuta, l’estomac noué. Pourquoi étaient-ils seuls ? Lyth comptait visiblement faire une annonce importante, pourquoi ne pas avoir fait appeler les autres archanges ?
« Je tiens à te mettre courant avant eux », répondit Lyth à sa question informulée.
Lucifer acquiesça, mais sa nervosité s’accrût. Pourtant, Lyth marquait son importance en le convoquant ainsi en premier…
« Je ne ferai pas de détours, tu es assez fort pour accepter Ma décision. Vous vous êtes montrés capables de vous débrouiller seuls, et J’en suis heureux. Oui, Lucifer, insista Lyth en le voyant pâlir. Je vous ai donné vie ; il te revient de gérer l’Eden et tu y parviens à merveille. Je ne vous visite que pour vous rassurer. Vous n’avez pas besoin de Moi.
— Ne dites pas cela ! protesta Lucifer. J’ai besoin de Votre présence. Et Gabriel, que ferait-il sans Vous ? Et Uriel ?
— Ils t’auraient, toi. »
L’ange secoua la tête, horrifié.
« Je ne suffis pas. Je reste un simple… intermédiaire, un gestionnaire. Je ne suis pas… Je n’ai pas Votre présence et je ne pourrais jamais Vous remplacer ! »
Sa voix faiblissait, usée par la douleur. Le Seigneur qu’il chérissait, pour qui il eût donné sa vie, l’abandonnait.
« Je ne te demande pas de prendre Ma place ! Je ne vais pas Me fondre dans le Néant. Je serai toujours là, quelque part. Mais, cher enfant, l’Eden est le monde des anges. Ce sont eux qui doivent s’en occuper – sous ta responsabilité. »
Lucifer Le croyait, quand Il affirmait qu’Il resterait toujours à ses côtés… mais une présence abstraite ne remplacerait pas Sa compagnie physique, Sa voix rassurante, Son sourire approbateur. Son départ faisait mal et il dut lutter pour retenir ses larmes.
« Tu sais ce qui est bon, continua Lyth, et ce qui est mauvais, tu connais la différence entre le permis et l’interdit. J’ai confiance en toi pour guider les anges. Néanmoins, certaines informations doivent encore t’être révélées. »
Lucifer inspira. Voilà donc pourquoi il se trouvait là seul.
« Je Vous écoute.
— L’Eden vit en symbiose avec vous, archanges. Si l’un de vous venait à mourir, l’Eden risque de s’écrouler. »
Lucifer battit des cils. Son Seigneur devait Se tromper. Les archanges ne pouvaient pas mourir, Il l’avait déclaré Lui-même : ils ne vieilliraient pas.
Lyth couvrit sa main de la Sienne.
« Vous resterez jeunes et sains car ni le temps ni les maladie n’ont de prise sur vous… mais vous pouvez être tués. Si cela arrive, vos corps pourriront et votre âme ira dans l’Au-Delà, le Monde des morts.
— Vous n’êtes pas sérieux ! s’exclama Lucifer, choqué. Aucun ange n’en tuerait un autre, les lois l’interdisent. »
Lyth soupira.
« Ma dernière révélation explicitera ce danger. Des créatures existent qui voudront la mort des anges : les démons. Ils sont les enfants de Sei, le Mal, Mon ennemi. »
Stupéfait, Lucifer l’écouta avouer l’existence des Abysses, un monde situé Sous les Cercles de l’Eden, création de Sei.
« Tu sais qu’Essiah, le Soleil, Me permet de lier les Cercles de l’Eden entre eux. Essiah est Mon serviteur et, en tant que tel, Il refuse Son aide à Sei. La Lune occupe la même fonction dans les Abysses. Cet Astre n’existe pas en Eden. Elle possède les mêmes pouvoirs qu’Essiah, bien que Sa manifestation physique diffère. »
Lucifer regardait sans le voir le décor familier, les longs tapis rouges, les hautes fenêtres. Il entendait la voix de Lyth, qui décrivait les démons, de monstrueux reflets des anges, et expliquait que les anges devaient les éviter ces créatures, car les démons ne suivaient pas les Lois. Il ne parvenait pas à y croire.
« Sei M’a imité jusqu’à créer sept archidémons, expliqua Lyth avec une pointe de mépris. Aussi puissants que vous, ils possèdent un lien avec Abysses, reflet de celui qui vous lie à l’Eden. Méfie-toi de ces créatures : vous êtes faits à Mon image et eux à celle de Sei. »
Lucifer se passa la main sur le visage. Ils avaient des ennemis. Quelle irresponsabilité de la part de Lyth que de garder cette information pour Lui ! Saraqael avait eu raison de s’indigner que la bibliothèque soit réservée aux seuls archanges, à se battre pour la diffusion de la connaissance. Taire une information aussi cruciale revenait à leur donner une gifle en pleine figure. Lyth les prenait-ils pour des imbéciles ? Manquait-il tant de confiance en eux ?
« Pourquoi ne pas nous en avoir parlé plus tôt ? demanda Lucifer de son ton le plus composé.
— Je ne voyais pas l’utilité de vous inquiéter sans raison. Ces démons sont peu nombreux et mal organisés. Avec de la chance, ils resteront dans les Abysses. S’il devait en aller autrement… vous saurez leur faire face. J’ai rajouté un livre dans la bibliothèque des archanges, qui donne des détails sur les éléments-servants de Sei. N’hésite pas à le consulter. »
Lucifer dévisagea son créateur en silence. Il se souvenait d’une époque où ils discutaient à cœur ouvert. Il avait cru que Lyth avait confiance en lui.
Pourtant, la localisation Alun Hevel n’avait pas été choisie au hasard : la capitale se trouvait dans le premier Cercle de l’Eden, le plus éloigné des Abysses, et le terrain montagneux rendait toute approche difficile.
Lyth avait toujours su.
« Ne resteriez-Vous pas jusqu’à ce que nous rencontrions ces démons et établissions nos rapports avec eux ? proposa Lucifer.
— Je ne peux plus m’attarder dans le monde matériel à présent qu’il a atteint sa finalité. Mon corps se compose de magie pure, il perturbe l’équilibre. Ma présence seule met à présent les Trois Mondes en danger. »
Lyth Se prétendait incapable de créer un corps qui contiendrait Son aura ? Lucifer serra les poings. Mensonges ! Il avait prévu depuis de les abandonner depuis le début.
« Je sais que Je peux compter sur toi. »
Des mots creux. L’esprit bourdonnant, Lucifer se leva de sa chaise pour s’agenouiller. Jamais ne l’avait-il fait de façon aussi formelle. Il avait passé des heures à Ses pieds, honoré de pouvoir baiser Ses mains, mais cette fois ses lèvres étaient glaciales.
« Dois-je appeler les autres afin que Vous leur fassiez Vos adieux ?
— Oui. Je tiens à vous saluer tous les sept. »
Le regard dans le vague, Lucifer se redressa et fit appeler ses pairs, sans donner d’explications.
***
« Je vais partir. »
Les mots résonnaient dans la pièce, ou peut-être n’était-ce qu’une impression. Ils avaient en tout cas été gravés au fer rouge dans les tympans de Gabriel comme l’eût été un coup de tonnerre. Les autres archanges avaient été choqués quelques instants puis s’étaient mis à protester… Lui restait silencieux, horrifié, incapable d’admettre ce qu’il avait entendu.
Pourtant, parmi les sept, Gabriel n’était jamais le dernier à entrer en polémique. Bien entendu, lorsque leur Seigneur parlait, il considérait Ses comme justes et bons, mais il y réagissait. Là, il restait figé.
Lyth l’avait créé en tant que gardien des lois angéliques et lui avait donné le titre d’archange de la Pureté. En tant que tel, il veillait à ce que tous suivent la voix de leur maître et il était, peut-être, celui qui avait le plus besoin de L’entendre. Ses paroles étaient des ordres, et Ses ordres la ligne de conduite de Gabriel. Toute rébellion était une aberration à ses yeux.
Le voir partir détruisait son monde aussi sûrement que si l’Eden s’évaporait.
« Maître… » finit-il par chuchoter d’une voix brisée.
L’élément leva son regard vers lui, par dessus les têtes d’Uriel, Raphaël et Rémiel. Personne d’autre n’avait entendu son murmure parmi les protestations, bien qu’il ait sonné comme une supplique.
La gorge de Gabriel était trop serrée à présent pour qu’il puisse se répéter ; le seul bruit qu’il parvint à produire fut trop bas et rauque pour être compréhensible. Alors qu’il crispait les poings de désespoir, Lucifer s’avança.
« Il suffit. Taisez-vous. »
Malgré la douceur de sa voix, tous reconnaissaient son autorité : il était le premier ange. Lyth leur avait souvent répété que Lucifer se trouvait à la tête de l’Eden et ne devait s’incliner que devant Lui.
« Notre maître a parlé, nous devons obtempérer, continua l’archange. Plutôt que de protester, laissez-Le S’expliquer s’Il le souhaite ; et s’Il ne le veut pas, taisez-vous, car nous n’avons que le droit de nous soumettre. »
Raguel haussa les épaules, Raphaël marmonna une protestation, sans plus, et Uriel se tut, dévisageant leur créateur avec une infinie tristesse. Lyth prit la parole :
« L’Eden, les Abysses et l’Univers ont atteint leur finalité matérielle. Un être de magie comme Moi perturbe l’équilibre. Si Je restais, Je finirais par détruire les Trois Mondes. »
Il regarda Ses archanges un par un, droit dans les yeux.
« Vous êtes prêts à vivre sans Moi. Je n’ai que trop retardé Mon départ. »
Aucun argument ne Le convaincrait de changer d’avis et, à vrai dire, Lyth avait raison. Son départ n’en était pas moins douloureux. Peut-être avait-Il sous-entendu auparavant que ce moment viendrait ; sans doute le préparait-Il depuis longtemps. Le sentiment d’abandon demeurait néanmoins.
Lucifer, finalement, s’agenouilla devant l’élément. Il prit Sa main entre les siennes, et la baisa avec respect.
« Nous agirons selon Vos ordres. Merci pour tout ce que Vous avez fait pour nous. »
Lyth acquiesça, encourageant plus qu’approbateur. Lucifer se releva, les yeux voilés par les larmes malgré son expression neutre. Il prit le temps de saluer encore une fois Son créateur puis sortit de la pièce à pas lents.
Cette scène sortit les autres archanges de leur léthargie. Un par un, ils firent leurs adieux, d’abord Raguel, puis Raphaël, Uriel, qui ne sut contenir ses pleurs qu’à grand-peine, Saraqael et Rémiel. En quelques minutes, la salle se vida. Seuls restèrent Gabriel et Lyth.
Gabriel tomba à genoux, comme les autres, et comme eux baisa la main de Son Seigneur, mais les mots qu’il voulait prononcer restèrent coincés dans sa gorge. à la place, le sanglot qu’il retenait s’échappa et les larmes, que tous avaient su réprimer, débordèrent.
« Maître, oh maître… articula-t-il difficilement. Maître, je ne veux pas Vous désobéir mais j’ai mal. »
L’élément soupira et posa Sa main libre sur les cheveux blonds de Gabriel, les caressant avec une tendresse non feinte.
« Je sais. Je sais. Tu es le plus pur de Mes anges, dans tes joies comme dans tes peines, et ta douleur est donc la plus forte. Mais tu te montreras plus fort encore. »
Gabriel essaya de maîtriser ses émotions, baissant les paupières pour retenir ses larmes et profitant de ce contact infime. Lyth avait créé les anges, il était leur Seigneur et leur maître – mais pour lui, Il représentait plus encore. Lyth était comme un père.
évidemment, il n’aurait jamais osé l’avouer, même à lui-même ; il se trouvait indigne d’un pareil honneur. Cependant, s’il eut été sincère, il aurait réalisé que tel était le lien qui l’attachait à l’élément Bien.
Tout le monde partait un jour du cocon familial pour construire sa propre vie, mais pas si tôt, pas si brusquement, pas pour ne plus jamais ressentir la présence rassurante de ses parents. De plus, Gabriel devait tout à Lyth : sa vie, son âme, son corps, son esprit, les lois qui le guidaient, la terre qu’il foulait, ses idées. La disparition brutale du pilier qui le soutenait lui faisait horreur autant qu’elle le faisait souffrir. Malgré cela, il l’acceptait, car Lyth demeurait son Seigneur et que la désobéissance était une aberration.
« Relève-toi, Gabriel. »
L’archange obéit, yeux baissés, et tressaillit lorsque les lèvres de Lyth se posèrent sur son front. Même si, parmi ses pairs, il avait été le plus proche de l’élément, jamais Ses lèvres n’avaient frôlé sa peau. Les seuls contacts qu’ils avaient eus se résumaient à une pression sur son épaule, peut-être une caresse dans ses cheveux. Parfois, Gabriel avait eu l’honneur de poser son front sur le genou de son maître ou d’embrasser Sa main, toujours avec respect et adoration. Pas avec tendresse.
Son cœur gonfla alors de joie douce-amère car, bien que sa peine ne diminue pas, il avait compris que si Lyth était son père, il était aussi le fils de Lyth, pas juste Sa création.
« Lève les yeux, dit l’élément, et écoute-Moi. Je dois te confier une dernière tâche. »
***
Lucifer était sorti de la salle aussi formellement qu’il l’avait pu. Alors que les autres le rejoignaient un par un, il s’efforça de garder un visage neutre et scruta leurs visages. Il nota avec satisfaction que Raguel haussait les épaules, à nouveau blasé, et que Saraqael reniflait avec cynisme. Uriel semblait effondrée, bien sûr, mais Raphaël avait posé une main sur son épaule. Rémiel restait à l’écart, sourcils froncés, retenant des larmes malgré son attitude dure. Lucifer ne doutait pas que Raguel la réconforterait dès qu’ils se retrouveraient seuls.
Gabriel s’éternisait en compagnie de Lyth. évidemment. Qui d’autre leur Seigneur aurait-Il favorisé, sinon l’archange de la Pureté ?
De tous les archanges, Lucifer et lui avaient toujours été les plus proches de Lyth, Lucifer en tant que régent de l’Eden et Gabriel en tant qu’archange de la Pureté. Gabriel souffrirait de cette perte – mais cela n’excusait rien, ils en souffraient tous ! Jusqu’à la fin, pourtant, Lyth lui accordait ses faveurs.
Une main se posa sur son épaule ; Lucifer manqua réagir violemment. Il inspira et releva le nez pour plonger dans de petits yeux verts qui le fixaient intensément. Saraqael.
Le roux secoua la tête avec lenteur : il ne devait pas perdre son calme, pas devant les autres. Lucifer soupira. L’archange du Soleil avait raison. Il se détourna pour reprendre ses esprits, chipotant nerveusement à sa ceinture.
Ou diable restait Gabriel ?
Enfin, les portes s’ouvrirent, et tous se précipitèrent pour voir le septième archange sortir et, peut-être, apercevoir Lyth une dernière fois… mais l’élément était parti. Lucifer eut mal malgré lui ; Lyth l’avait quitté sans le prendre en aparté une dernière fois.
La douleur, cependant, distraite par la curiosité. Gabriel tenait contre sa poitrine un paquet de linges blancs dont s’échappait une petite main délicate, aux doigts minuscules comme une poupée de porcelaine. Des cheveux blonds ondulaient sur la tête de l’enfant alors que ses lèvres roses s’écartaient pour pousser un adorable soupir.
Saraqael, le premier, reprit ses esprits.
« Par Essiah, Gabriel, qui est-ce ? »
Lucifer aurait voulu qu’il se taise, parce qu’il avait compris – et la réponse de Gabriel confirma ses doutes :
« Il s’appelle Ariel, Prince-ange de l’Eden, et il est mon frère.
— Un Prince-ange ? Qu’est-ce ? »
Gabriel berça l’enfant avec tendresse.
« Les anges qui, sans être liés à l’Eden comme nous, sont néanmoins immortels.
— Ridicule, claqua la voix sèche de Saraqael.
— Notre Seigneur désire que je l’élève, et je le ferai ! »
L’archange du Soleil s’apprêta à répondre, acerbe, mais Lucifer l’arrêta.
« Ariel sera le frère et pupille de Gabriel. Saraqael le secondera comme tuteur. »
L’aura magique du nouveau-né émettait à la fois de la guérison, comme Gabriel, et des illusions, comme Saraqael, justifiant ce choix. De plus, l’archange du Soleil apporterait une tempérance bienvenue au point de vue strict de celui de la Pureté.
« Nous ne contesterons pas les derniers vœux de Lyth. »
Personne ne manqua que Lucifer ne donnait pas de particule honorifique à leur Créateur. Il ignora leurs regards choqués pour se tourner vers Gabriel – lequel, heureusement, se concentrait trop sur le dernier cadeau de Lyth pour lui en tenir rigueur.
« Merci, Lucifer. Je prendrai soin de lui. »
Le Premier-né n’en doutait pas. Une seconde, en captant la façon tendre et parentale dont l’homme aux cheveux blonds tenait son frère, la glace fondit… mais aussitôt, il se rappela que Gabriel avait obtenu une faveur supplémentaire et son cœur se gela à nouveau.
« Retirons-nous. Nous annoncerons cette nouvelle aux anges demain », trancha-t-il pour couper court aux effusions.
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et s’en fut vers ses appartements.
***
Ymesh n’aurait jamais osé aborder Shön s’il ne l’avait surpris, lors d’une escapade nocturne qui allait lui valoir une bonne volée, dans un moment de faiblesse. Ils se trouvaient dans le parc désert. Le silence et l’obscurité de la nuit avaient permis à Shön de se détendre suffisamment pour montrer son mal-être. Livide, il s’était appuyé contre un arbre, prenant de longues inspirations sifflantes, qui se modulaient comme un étrange chant.
Ses yeux possédaient une nuance très pâle de gris, qu’Ymesh n’avait pas distinguée de loin mais qu’il trouvait remarquable à présent qu’il le voyait de plus près.
« Maître ska… » appela-t-il, prononçant maladroitement la syllabe sifflante sans oser trop s’approcher.
La seconde suivante, Shön le soulevait par le col.
« Par les iris de Saâgh, que fais-tu ici aussi tard ? articula l’homme dans un elfique impeccable en le secouant.
— Je… me promenais juste, seigneur ! »
Son ton, à sa grande honte, sonnait comme une supplique. Ymesh grimaça, frustré, mais cela calma Shön qui le reposa au sol.
« File, gamin. Tu ne devrais pas t’approcher des inconnus comme ça.
— Vous plaisantez ? s’exclama Ymesh, sa hardiesse revenue après le premier moment de surprise. Je ne pensais pas avoir jamais l’occasion de vous parler et je ne compte pas y renoncer si vite ! »
Le regard glacial qu’il reçut en réponse le cloua un moment sur place. Fronçant les sourcils, il s’approcha.
« Monseigneur…
— Que veux-tu, par Saâgh ? s’écria le vampire, furieux d’avoir été vu si faible.
— Vous avez faim ? »
La question avait été posée sur un ton innocent bien calibré. Tout le monde se demandait en gloussant comment l’ambassadeur buveur de sang se nourrissait. Ymesh y avait réfléchi sérieusement. L’homme s’était présenté sans escorte et le roi d’Hedyrn ne lui aurait jamais offert le cou d’un elfe. Une seule option restait donc à Shön : le jeûne.
Le mage des Glaces lui adressa un second regard, plus calme mais plus perçant.
« Tu te proposes comme Calice ? demanda-t-il, amusé par son audace.
— Si cela signifie que vous vous nourrirez sur moi, en effet, répliqua le jeune elfe avec aplomb. à deux conditions. »
Le ska haussa les sourcils, surpris. Sans doute n’avait-il pas cru à sa propre suggestion.
« Quelles sont-elles ?
— Tout d’abord, ne me tuez pas… – ce n’est pas drôle ! protesta Ymesh alors que Shön commençait à rire. Ce n’est pas vous qui vous ferez percer les veines ! »
Cette remarque calma le ska et Ymesh ne manqua pas le rapide coup d’œil que l’ambassadeur jeta à son cou.
« Quelle est ta deuxième exigence ?
— Repartir avec vous quand vous en aurez fini ici. »
Shön le regarda de nouveau avec intensité.
« Gamin imprudent. Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes.
— Montrez-le-moi ? »
Le ska résista d’abord. La Faim devait cependant être terrible car il finit par céder à ses instincts et saisit la nuque d’Ymesh en se penchant vers lui.
Les mots n’existent pas pour décrire l’extase de l’étreinte, sauf peut-être une comparaison avec les plaisirs de la chair, mais ceux-ci amènent à un sommet si bref qu’ils ne représentent rien en comparaison.
Ymesh en resta haletant, les jambes cotonneuses. Si Shön ne l’avait pas soutenu, il aurait glissé au sol ; mais le ska le tenait bien, ses bras solides d’adultes enroulés autour de sa taille.
« Saâgh, siffla Shön. Un enfant si jeune…
— J’ai quinze ans, protesta Ymesh d’un ton endormi.
— Un enfant, insista le ska. Jamais je n’aurais dû… »
Il soupira en voyant l’adolescent ronronner de satisfaction entre ses bras.
« Quel est ton nom ?
— Ymesh, monseigneur. »
Shön eut un bref sourire : « mesh » signifiait « feu » en elfique. Pas Feu, l’élément, bien sûr, dont le nom était Frryl dans toutes les langues – non, le feu du foyer ou du campement, maîtrisé mais pas tout à fait tranquille. Le préfixe « y » avait été rajouté car les elfes transformaient systématiquement la lettre « i » en « y » quand il s’agissait du nom d’un elfe ; avoir un « y » dans son nom signifiait donc qu’on appartenait à cette race.
« Une petite flamme donc. Quelle ironie ! »
Ymesh sourit à son tour et laissa le ska s’écarter de lui.
La nuit suivante, il l’attendit à nouveau dans le parc et ils s’y retrouvèrent, ainsi que chacune des nuits suivantes. Le ska ne se nourrissait pas tous les jours, afin de ne pas l’affaiblir ; ils discutèrent beaucoup et ces moments presque intimes les lièrent plus étroitement encore que les étreintes, que l’elfe apprit à savourer.
Un mois plus tard, lorsque la mission de Shön fut terminée, celui-ci lui fit une proposition – une de celles qu’Ymesh ne pouvait pas refuser, qui était si incroyable qu’il n’avait même pas imaginé que cela fût possible :
« Accompagne-moi. Pas en tant que Calice ; en tant qu’Infant. Si tu décides de me suivre, je ferai de toi l’un des miens.
— Vraiment ? s’émerveilla le jeune elfe. Comment serait-ce possible ?
— Les ska ont deux façons de se reproduire : en enfantant ou en donnant de leur sang selon un rite particulier, expliqua Shön. Cependant, si tu acceptes, tu dois être prévenu : nous sommes immortels et nous buvons du sang, ce qui n’a pas que des bons côtés. De plus, les Infants, les ska qui ne sont pas nés ska, deviennent stériles. Si tu me suis, tu n’engendreras jamais d’enfant…
— Mais je pourrai moi aussi transformer d’autres personnes ? »
Shön acquiesça.
« Tu mourras elfe pour renaître ska. Tu seras stérile et tu n’auras pas les iris rouges, c’est tout ce qui te différenciera des autres membres de ma race. »
Ymesh fut surpris à cette remarque, car les iris de Shön étaient d’un gris très clair. était-il lui-même un Infant ?
« Non, répondit le ska à sa question informulée. Je fais partie des premiers-nés que Saâgh a créés peu après la naissance des Abysses. Néanmoins, les ska de la seconde génération et de toutes les suivantes ont les yeux rouges, comme l’élément Sang que nous honorons.
— Je partirai avec vous », déclara Ymesh.
Shön lui caressa la joue.
« Es-tu sûr de toi ? Tu ne reverras plus ta famille.
— Je suis une bouche de trop à nourrir pour eux, nous ne sommes pas riches, monseigneur. De plus, cette vie est trop étriquée pour moi.
— Un feu en cage », murmura le ska.
Ymesh hocha la tête sans oser avouer que, surtout, il ne voulait plus quitter Shön. La seule idée de le voir partir un jour avait provoqué de nombreux cauchemars – mais c’était avant qu’il ne lui fasse cette proposition merveilleuse.
« Es-tu prêt, dans ce cas ? As-tu des affaires à aller chercher ? »
Le jeune elfe hocha la tête et se dépêcha de rentrer fourrer quelques vêtements dans un sac. Il courut en revenant, prenant à peine le temps de saluer ses parents qui ne comprenaient pas sa précipitation et le fustigèrent de courir ainsi devant tout le monde.
Shön et lui quittèrent la ville moins d’une heure plus tard – et jamais Ymesh ne le regretta.
***
Les anges prirent mal le départ de Lyth. Lucifer se montra aussi présent que possible, discutant avec tout le monde et s’établissant comme nouveau guide de l’Eden. Leur élément était parti, certes, mais lui restait, et il ne comptait pas les abandonner. Heureusement, la crise ne dura pas : les anges s’étaient toujours reposés sur les archanges plus que sur leur Seigneur, qu’ils voyaient rarement.
Lucifer tomba alors dans un quotidien morne et sans saveur. Il se plongea dans la gestion de l’Eden, rédigeant les dossiers par automatisme, jugeant les rares litiges entre anges. Quand il fut à bout, ses pas le guidèrent au deuxième étage, côté sud, dans le couloir insignifiant qu’il avait souvent visité.
Se retrouvant devant la porte de bois simple, il hésita. Cela faisait fort longtemps. Serait-il bien accueilli ?
Prenant une inspiration, il frappa.
« Entrez. »
La voix de Saraqael sonnait comme une réprimande ; pas qu’il fasse le moindre effort pour changer cette impression.
« Je ne te dérange pas ? » murmura Lucifer entrant.
Saraqael leva le nez des papiers sur lesquels il travaillait, sourcils haussés.
« à ton avis ?
— Je suis désolé… Je peux repasser plus tard, si tu préfères. »
L’archange du Soleil roula des yeux et pointa un fauteuil du menton.
« Va te préparer une infusion et prends un livre. Je te rejoindrai dès que j’aurai terminé. »
Acceptant le compromis, Lucifer se rendit dans la cuisine fonctionnelle et mit de l’eau à bouillir. étrange que ses pas l’aient amenés ici… Lorsqu’il avait rencontré Saraqael, il l’avait trouvé détestable.
Il prépara un petit sachet d’herbes, ses lèvres esquissant un sourire. Impossible de savoir à l’avance où des liens se formeraient.
Il arrivait au bout de son livre quand Saraqael le rejoignit.
« J’avais du travail à terminer, s’excusa ce dernier. Une partie de machat ?
— Volontiers. »
Ils installèrent le plateau, Lucifer prenant les blancs comme à l’accoutumée. Ils entamèrent le jeu mais il apparut vite que l’archange du Soleil était distrait ; ses coups étaient moins réfléchis, plus lents à venir.
Plutôt que de lui poser une question directe, Lucifer croisa les mains et attendit. Saraqael fixait le plateau, concentré, et mit plusieurs minutes à réaliser que son vis-à-vis ne jouait plus.
« Un problème ?
— Je te retourne la question. »
Saraqael grimaça.
« Je ne pensais pas être si transparent.
— Tu ne l’es pas, je suis juste observateur. »
L’archange du Soleil roula des yeux, arrachant un sourire à Lucifer.
« Si tu m’expliquais ?
— Tu n’as pas besoin de préoccupations supplémentaires. »
Si Saraqael voulait le rassurer, il avait manqué son coup ; une sonnette d’alarme retentit dans l’esprit de Lucifer.
« Explique-toi.
— C’est Lyth, soupira l’archange du Soleil. Il nous a parlé des Abysses et des démons…
— Juste avant de partir, je sais. »
Saraqael secoua une main devant lui, comme s’il s’agissait d’un détail sans importance.
« J’ai lu les livres qu’Il nous avait laissés, continua-t-il, notamment le Livre des savoirs. Sei et les Siens y sont mentionnés, donc Il savait… et, lors de son départ, Il nous a mis en garde, nous incitant à la méfiance.
— Si les démons sont les enfants de Son ennemi, cela semble logique…
— Oui, mais Il ne nous a pas guidés dans nos relations avec eux. Au lieu de ça, Il nous a rendus nerveux. N’était-ce pas la meilleure façon de garantir notre hostilité ? »
Lucifer blêmit.
« Tu crois qu’Il veut que nous nous en prenions à eux ? Même s’ils ne sont pas agressifs ?
— Sei n’est-Il pas Son ennemi ? »
Un lourd silence suivit ces mots. Le Premier-né avait déjà eu des suspicions envers Lyth, mais elles étaient dues à la rancœur plus qu’à une pensée rationnelle. Saraqael, lui, avait réfléchi, et sa remarque était pertinente.
Lucifer frissonna. Jamais il n’aurait imaginé que leur Seigneur les manipulait. Cela semblait tellement impossible… Ils étaient Ses enfants. Il ne savait plus que penser.
Dans le doute, il secoua la tête.
« Considérons cette hypothèse comme fausse, mon ami, et méfions-nous de nos propres réactions autant que des démons. Penser dans le vide ne nous mènera à rien. Quand nous les aurons rencontrés, nous nous ferons notre idée. »
Saraqael acquiesça, sans paraître soulagé pour autant, et déplaça un nouveau pion en silence. Ils ne firent part de leurs inquiétudes à personne… mais le doute avait germé.
Lucifer ne s’attarda pas, trop troublé pour rester. à la place, pour se changer les idées, il se dirigea vers l’hôpital et, plus spécifiquement, la maternité.
Lyth avait préparé son départ bien avant de l’annoncer, Lucifer en voyait des preuves partout. Leur Seigneur avait créé les premiers anges et en avait amené d’autres pendant quelque temps, puis leur avait expliqué qu’ils devraient prendre en main leur propre reproduction, tolérée sous les liens sacrés du mariage.
Le bonheur de voir un couple serrer leurs enfants dans leurs bras avait réchauffé le cœur des archanges, même si aucun d’eux ne s’était aventuré à les imiter. Ils prenaient plaisir à visiter les jeunes parents de leurs clans respectifs pour les féliciter, une tradition qui tenait à cœur à Lucifer.
Alors qu’il s’approchait de la chambre d’une jeune maman ange de Lumière qu’il n’avait pas encore visitée, Lucifer réalisa que quelque chose n’était pas normal. Il s’arrêta net, inquiet, avant de réaliser la raison de son trouble : il percevait une aura immense qui enveloppait la chambre, le couloir, et une bonne partie du reste de l’hôpital.
Incrédule, il poussa la porte. La jeune maman sourit en le voyant ; il ne parvint pas à lui rendre la pareille, trop fasciné par ce qu’il venait de trouver : le nouveau-né dans son berceau, doté d’une aura à moitié formée – et pourtant aussi puissante que la sienne propre.
« Votre Altesse… ? s’alarma la mère.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Lucifer. Tout va bien. »
Il se pencha par-dessus le berceau. L’enfant y reposait sur le dos, bouche ouverte, un morceau de couverture serré dans son petit poing. Ravi, Lucifer remarqua que le duvet noir qui couvrait son crâne et espéra que cette caractéristique se maintiendrait. Les cheveux sombres étaient une rareté chez les anges. Parmi les archanges, seul Lucifer les avait aussi sombres que les ailes des corbeaux.
« Sentez-vous sa magie ? murmura-t-il à la mère. Percevez-vous sa douceur ? »
La jeune femme se rengorgea, fière comme s’il s’agissait de sa propre aura.
« Oh oui ! J’attendais votre venue pour vous en parler.
— Je suis désolé d’avoir tant tardé. »
Il déploya sa propre aura, doucement, pour ne pas réveiller l’enfant. Leurs magies se mêlèrent et le nouveau-né laissa échapper un soupir béat, remuant sans ouvrir les yeux. Lucifer tendit une main vers lui, hésita, puis renonça à le toucher. Ce miracle devait être rapporté aux autres.
« Oh, je vous en prie, prenez-le, l’encouragea la mère. Regardez comme il sourit : il aime la sensation de votre aura. »
Lucifer souleva l’enfant, presque gêné. Celui-ci avait l’air aussi à l’aise que dans son berceau, ce qui le soulagea un peu. Il sourit à la jeune ange, qui rougit.
« J’avoue que j’étais inquiète, Votre Altesse. Mon fils est si puissant… Je suis soulagée de vous voir accepter cela comme naturel.
— Tous les anges sont des enfants de Lyth, et tous les anges de Lumière sont les miens, répondit Lucifer.
— Oh ! »
Elle baissa la tête. Lucifer déposa un léger baiser sur le front du bébé puis reposa celui-ci, avant de s’asseoir sur la chaise qui se trouvait près du lit de la mère.
« Je vous ai blessée. Ne doutez pas que votre fils est spécial pour moi. Bien sûr, j’aime tous mes anges, mais celui-ci est un don de Lyth, je n’en doute pas. »
Il n’en doutait vraiment pas, réalisa-t-il. Cet enfant était un miracle et ceux-ci ne survenaient pas seul. L’élément Bien, leur Seigneur, veillait-Il donc encore sur eux ? Sur lui ?
« Vous avez raison, Votre Altesse, il est spécial ! s’écria la jeune ange. Et j’aurai besoin de votre aide.
— De mon aide ? répété Lucifer, surpris.
— Oui. Accepteriez-vous de le prendre sous votre aile ? »
Le Premier-né la dévisagea, mais l’étonnement fit vite place à la joie. Prendre soin de cet bébé, lui ? Comment saurait-il refuser ! Il n’avait pas d’enfant de sa chair et, comme la plupart des archanges, répugnait à se marier : ils étaient immortels. Voir une compagne et d’éventuels enfants flétrir puis mourir serait une épreuve trop intolérable.
« Je prendrai avec plaisir le rôle de tuteur, répondit-il.
— Merci, Votre Altesse. »
Lucifer sourit, puis se tourna pour admirer de nouveau le bébé.
« Quel est son nom ?
— Michaël.
— Un nom magnifique, à la hauteur de votre fils », la félicita-t-il.
Il resta en compagnie de la jeune femme pendant quelques minutes encore avant de la remercier et de sortir : il devait prévenir les autres. Ceux-ci restèrent bouche bée devant la nouvelle, alors que Raguel claquait sa main sur son épaule.
« Félicitations. Je pense que tu as là ton propre Prince-ange. »
Lucifer sourit bêtement, incapable de trouver une réaction plus appropriée. Le titre avait été inventé par Lyth lorsqu’Il avait créé Ariel, le petit frère de Gabriel, et aucun d’eux n’avaient songé à l’attribuer à qui que ce soit d’autre. Cependant, le niveau magique de Michaël justifiait cette attribution – son niveau magique supérieur le rendait virtuellement immortel.
« Je ne suis pas sûr que ce soit le cas, hésita néanmoins le Premier-né. Que lui dirais-je si nous nous trompions et qu’il venait à vieillir ?
— Ne t’inquiète pas, lui assura Raguel avec une conviction absolue. Michaël est un Prince-ange. »