Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh
Chapitre 1
« Les "lois spéciales" sont votées à l’unanimité et concernent tous les vampires, même les familles indépendantes. Dans ce cas, celles-ci sont consultées lors du travail en Commission (sans droit de vote). »
– Livre des Lois suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge –
La porte de l’auberge se referma en claquant sur les rires moqueurs qui retentissaient à l’intérieur. Les passants lancèrent un regard désapprobateur au garçon qui avait causé cet éclat, puis froncèrent les sourcils en remarquant ses cheveux couleur de vin.
Dans l’écurie, une wyverne s’ébroua.
Arkim sursauta, puis tira sa capuche sur ses cheveux et courut jusqu’à la rue suivante. Il s’en fichait, de ce que les autres pensaient ! C’étaient des idiots, tous, et il ne s’énerverait pas juste parce qu’ils se montraient si bêtes.
Il frappa un caillou du pied puis s’affala sur le muret de pierres grises qui bordait la ruelle. Il était froid, le soleil à son zénith ne compensant pas le vent hivernal, mais l’enfant n’en avait cure.
D’un geste rageur, il traça quelques lignes dans la poussière : A-R-K-Y-M.
Voilà. Ça, ça aurait dû être son nom. Il avait longuement étudié les lettres pour les retenir et pouvoir l’écrire ainsi, quand il se sentait déprimé.
Le garçon balaya la pierre de la main, faisant disparaître ce rêve impossible. Seuls les elfes de pure souche pouvaient prétendre à un « y » dans leur nom, c’était la tradition. Même les roturiers, tant qu’ils n’avaient pas de sang d’une autre race, s’en rengorgeaient. Mais, à contrario, même le plus grand seigneur démon n’avait pas accès à un tel honneur, même le grand Lucifer ne serait jamais Lucyferre.
Alors un métis comme lui, vivant dans la rue, orphelin…
Arkim remonta ses genoux contre son torse. Les elfes se montraient ouverts pour la culture ou l’esprit, mais fiers et arrogants au niveau de la race. Les métis l’apprenaient dès leur plus jeune âge.
Si au moins il savait quelle était l’autre moitié ! Entre ses ailes de démon, ses crocs et son besoin de boire du sang pour se nourrir… Il n’y avait que sa sature mince et ses longues oreilles pour rappeler son sang elfique. Une gentille dame lui avait dit un jour que cela se voyait aussi dans la grâce de ses gestes, mais sans doute voulait-elle lui remonter le moral.
Peut-être devrait-il aller vers l’Est, vers la mer et ses nombreux ports, ou au Sud, à Altayn, la capitale. Là-bas, sûrement, quelqu’un saurait… La bourgade où il vivait était de taille respectable mais les étrangers demeuraient rares. Aucun site important ni route marchande ne se trouvait à proximité, aussi les voyageurs étaient les mêmes chaque année.
Dans cinq semaines aurait lieu la fête de la Lumière et les festivités d’Altayn la Belle étaient connues dans le royaume. La capitale se trouvait à des semaines de voyages… mais Arkim n’avait rien à perdre.
Le métis bondit sur ses pieds. C’était décidé ! Il quémanderait une place dans les chargements qui se rendait vers le sud, en espérant que l’un d’eux veuille de lui. Autrement, il jouerait les passagers clandestins ; les forêts n’étaient pas sûres et il ne savait pas se défendre ni s’envoler pour fuir. Les ailés étaient trop rares pour qu’il ait jamais pu apprendre.
Arkim retourna à la grand-place devant l’auberge, où étaient parquées les caravanes, et glanda d’un air innocent autour des différents groupes.
Les serviteurs de certains voyageurs s’activaient, harnachant les wyvernes et y attachant les bagages de leurs maîtres. Il ne se soucia pas d’eux, s’intéressant uniquement aux paresseux. Un palefrenier serait la cible parfaite ; cette place le mettrait en contact direct avec des animaux sur lesquels il pourrait se nourrir pendant le voyage. Les écailles des wyvernes n’étaient pas faciles à percer, même avec ses crocs, mais il savait comment s’y prendre sans leur faire mal.
L’espace d’un instant, il hésita devant la caravane des dragons. Les membres de cette race préféraient rester entre eux ; sans doute ne s’étaient-ils arrêtés que pour s’approvisionner. Puisque leur présence était considérée comme de bon présage, ils avaient bénéficié de remises.
Inutile de rêver. Et puis, il n’oserait jamais leur adresser la parole.
Arkim remarqua un garçon de son âge qui se faisait flanquer une paire de claques par un charretier.
« Incapable ! s’exclamait ce dernier en prenant les Éléments à témoin. Une fois arrivés en ville, j’te remplace aussi sec ! »
Le petit démon ne fit ni une ni deux.
« Pas besoin d'attendre si longtemps, laissez-le là, déclara-t-il. Je voyage avec vous pour rien. »
L’homme se désintéressa du garçon qu’il malmenait pour toiser Arkim. Celui-ci savait que l’image qu’il donnait n’était pas flatteuse : un freluquet de la rue, sale et débraillé, probablement bon à rien. Il sourit, prenant garde de ne pas montrer ses crocs ; avec ses oreilles pointues et ses jambes maigres il était l’image même du petit elfe innocent.
« Seulement jusqu’à la capitale, m’sieur. Je vais là aussi. Une fois sur place, vous pourrez trouver quelqu’un d'autre très vite, j’en suis sûr. »
L'autre gardait l'air dubitatif, il se dépêcha donc de trouver d'autres arguments.
« ‘Me tue à la tâche, m’sieur, vous serez pas déçu ! Et faudra même pas me nourrir ! »
Le charretier haussa ses gros sourcils.
« Ah ouais ? Tu comptes faire quoi alors, mon gars, voler dans les réserves ?
— J’ai pas besoin de manger, déclara Arkim d’un air fanfaron.
— C'est ça… »
L’homme faisait mine de se détourner, mais une lueur de cupidité brillait dans ses prunelles. Un aide gratuit était toujours le bienvenu, même s’il décidait de garder aussi son apprenti. Arkim ouvrit la bouche pour porter ses arguments finaux – mais se fit coiffer au poteau par l’aubergiste qui observait la scène, adossé au tonneau de vin qu’il remontait de sa cave vers la salle commune.
« Je te déconseille de faire ça, mon ami. Ce petit monstre boit du sang. Il n’a rien d'un elfe. »
Aussitôt, la figure du charretier se ferma. Il releva son apprenti en le tirant par les cheveux et lui mit un bon coup de pied au derrière.
« Allez, retourne au boulot, petite peste ! »
Le gamin fila bouchonner les wyvernes sans demander son reste. Le charretier retourna à ses propres affaires, laissant là un Arkim désemparé et furieux. L’aubergiste, quant à lui, se remit à pousser son tonneau. La porte de la salle commune se referma derrière lui en un claquement sec.
***
Uriel avançait dans les couloirs de l’Eden, son assistant courant presque à sa suite. Une pétition l’avait retenue plus longtemps que prévu et elle arrivait en retard à la réunion du Conseil des archanges. Elle entra dans la salle, essoufflée, et fut soulagée de constater que la séance n’avait pas commencé.
« Veuillez excuser mon retard…
— Y a-t-il eu un problème ? s’inquiéta Michaël.
— Mon clan me donne du souci, le rassura-t-elle en prenant place. Certains de mes anges réclament une plus grande transparence dans les décisions des hautes sphères et voudraient avoir leur mot à dire sur certains sujets mineurs. »
Raguel se frotta le menton.
« J’ai le même genre de réflexions chez moi depuis quelque temps.
— Tes anges ne nous ont jamais habitués à l’obéissance », intervint Gabriel, désapprobateur.
Rémiel tapota la table de la pointe de sa plume.
« Mais bien les miens. Or, j’ai moi aussi eu des réclamations.
— Cela fera partie de l’ordre du jour la semaine prochaine, déclara Michaël en faisant signe au clerc de commencer à prendre note. La guerre ne nous laisse pas le loisir d’être divisés. Si vous ne leur faites pas entendre raison, nous devrons agir.
— Les réclamations ont déjà des racines profondes, soupira Uriel. Hashiel ? »
L’assistant lui remit le dossier qu’ils avaient préparé ensemble et qu’elle ouvrit pour vérifier ses chiffres.
« Certains anges se font tapageurs, je doute qu’ils restent pacifiques. J’ai reçu trois pétitions dans les deux dernières semaines. »
Michaël réfléchit.
« Tant que les combats demeurent sporadiques, nous pouvons nous pencher sur la situation, mais il faudra agir vite. Les anges acceptent mieux les directives qui viennent de chacun d’entre vous plutôt que lorsque nous parlons d’une même voix, parce qu’ils se sentent proches de leur archange. Essayez de déterminer ce qu’ils souhaitent et faites-moi un rapport. Je ferai de même avec mon propre Clan. »
Les concernés acquiescèrent alors que Michaël vérifiait l’ordre du jour.
« Le premier point concerne la gestion de l’Univers. Il m’a été reporté que les anges saints et les anges de feu utilisent des méthodes peu orthodoxes. »
Raguel leva les mains pour protester.
« Cette fois, je n’y suis pour rien ! Mes anges s’adaptent à la vie sur Terre et ne se sont pas fait remarquer. Ils en chassent vampires et démons sans que les humains ne remarquent rien !
— Tu veux dire, en dehors de l’incendie de cette ville humaine ? protesta Gabriel. Quel était son nom déjà ?
— Oui, mais c’est toi qui a eu l’idée de clouer des gens sur la Croix de Lyth !
— Des vampires, précisa l’archange de la Pureté. Je ne pouvais pas me douter que les humains reprendraient l’idée à leur compte.
— Cette méthode a le mérite d’être efficace, commenta Rémiel. Impossible pour les créatures de Sei ou de Saâgh de se cacher lorsqu’elles sont mises en contact avec une Croix bénie. »
Raguel prit un air dégoûté et pour une fois, Uriel approuvait. Elle détestait la torture, même si ce genre de démonstration servait d’avertissement.
Gabriel posa ses mains à plat sur la table.
« Nous devrions étendre notre emprise sur l’Univers. Les humains n’ont pas besoin de connaître notre présence, mais nous sommes leur seule chance contre les vampires. Ils ne réalisent même pas qu’ils sont envahis ! »
Repousser les vampires hors de l’Univers faisait pression sur Ambrosis et, par conséquent, sur Pandémonium, puisque les vampires devaient se nourrir de démons s’ils ne capturaient pas assez d’humains. La situation ne plaisait pas pour autant à Uriel.
Elle soupira en silence et rendit son premier dossier à Hashiel puis lui fit signe de sortir. La réunion s’annonçait longue – avaient-ils jamais eu des Conseils courts ? – donc mieux valait que l’un d’entre eux se trouve à disposition de leurs anges.
D’autant plus qu’elle aurait à faire ce soir.
***
Un récipient de verre se brisa en mille morceaux sur la table, éparpillant les languettes d’échantillons de sang et renversant l’agrossisseur qui tomba au sol avec un son mat. Nama jura. Il balaya la table de sa manche, poussant les bouts de verre au sol, puis ramassa l’agrossisseur pour fourrer dans son sac. Une partie du mécanisme était déboitée mais il la remit en place sans difficulté. Sur sa main, les égratignures causées par les éclats de verre se refermaient déjà.
Le vampire ferma son sac d’un mouvement sec. Restait à trouver quelqu’un pour déblayer le sol. Il ne pouvait pas retarder son départ : le Doyen de sa Maison lui avait ordonné de partir au plus vite pour les royaumes elfiques en mission d’observation, et personne ne contrariait Skady Hji Ezrjl. Surtout pas lui, son fils.
Nama se passa la main sur le visage. Membre de la Maison Ezrjl, celle des empoisonneurs, il avait commencé comme tous les autres au statut de Ramasseur. Ceux-ci étaient chargés de récolter les cadavres dans toute Ambrosis et de les ramener à la demeure des Ezrjl pour permettre aux maîtres-empoisonneurs de les étudier. Il avait cependant enfin atteint ce titre convoité quelques années auparavant : sa filiation avec le Doyen avait rendu les inspecteurs plus exigeants envers lui qu’envers les autres.
Depuis, il s’était d’abord concentré sur la conservation des résidus magiques puis sur l’analyse des capacités vampiriques et leur hérédité. Il avait procédé par essai et erreur, une méthode frustrante car les résultats restaient négatifs jusqu’au moment où, enfin, une piste se dégageait. En conséquence, il avait fait du sur-place pendant longtemps – et il en payait le prix.
Il s’avança vers la fenêtre. Une pluie monotone tombait depuis le coucher d’Essiah. L’eau clapotait sur les pavés humides, rendant lugubre la haute tour carrée qui servait de manoir aux vampires de la Maison Ezrjl. À cette heure tardive, les Ramasseurs remplissaient la cour, ramenant leur butin dans de gros sacs de jute.
Chacun d’eux devait ramener un corps tous les trois jours sous peine de sanction, à moins d’avoir à son compteur une Trouvaille Exceptionnelle – un cadavre mort de façon originale qui pourrait intéresser les membres haut placés de la Maison.
En observant leurs visages livides depuis le premier étage, Nama se douta que certains n’atteignaient pas leur quota. Il ne les plaignait pas ; en son temps, lui-même avait plusieurs fois subi les conséquences de son manque de diligence, avant d’enfin pouvoir prouver sa valeur.
Le vampire ferma les volets d’un geste sec pour empêcher le bruit de le déranger, faisant claquer le bois contre le châssis. Ces corps ne lui étaient d’aucune utilité. Il avait besoin de matériel vivant pour ses expériences et, depuis la libération des démons de sang, il n’en avait plus sous la main. Le cadavre qui traînait dans un coin de la pièce rejoindrait bientôt le laboratoire d’un autre, ce qui aurait l’avantage non négligeable d’assainir un peu l’atmosphère de son propre bureau. Ce spécimen n’avait pas tenu le coup longtemps. Le remplacer serait difficile.
D’ailleurs, il devait s’en débarrasser avant de partir… Nama rouvrit les volets et héla l’un des Ramasseurs.
« J’ai un cadavre frais pour toi. Monte ! »
Le ska plus jeune obéit, ravi de l’aubaine, et monta quatre à quatre les marches jusqu’à son étage. Nama l’attendit en vidant un pichet de sang : il avait d’autant plus besoin de se nourrir qu’il utilisait le sien pour ses tests sur les capacités vampiriques. Obtenir des échantillons d’un autre ska relevait du miracle et Nama n’avait rien d’un chasseur.
Le Ramasseur s’inclina devant lui en arrivant. Nama agita la main vers le cadavre.
« Que voulez-vous en échange ? » demanda l’autre, suspicieux.
— Une faveur.
— C’est trop cher ! »
Nama souleva son sac. Il n’avait pas de temps pour ces petits jeux, aussi coupa-t-il court à la négociation.
« Alors descends me seller ma wyverne. Allez ! »
Le Ramasseur chargea le corps sur son épaule et redescendit en vitesse, ravi de sa chance.
Nama le suivit plus lentement, songeant à sa destination. Son père s’était montré vague : il devait se rendre dans les royaumes elfiques pour observer l’avancée des anges dans l’Univers, mais lesdits royaumes étaient nombreux. Il pourrait en profiter pour visiter une spécialiste elfique dans la manipulation magique du corps physique, une certaine Renaeyle, dont il avait entendu beaucoup de bien. Il ne saurait pas trouver de spécimens chez les elfesmais ses recherches piétinaient ; il avait besoin d’un nouveau point de vue.
Cette Renaeyle travaillait sur la thaumaturgie et ses applications sur les elfes. Elle pourrait être intéressée par ses vieilles recherches en la matière…
Il traversa la cour sans faire attention aux autres Ramasseurs qui attendaient l’inspection. Ses bottes de cuir clapotèrent dans les flaques de l’écurie. Sa wyverne était prête, le ska qu’il avait choisi s’était montré diligent.
Il noua son paquet sur le dos de la créature. Une carriole lui aurait permis d’emporter davantage d’instruments, mais celles-ci étaient trop encombrantes. Pour Monter dans des Cercles situés plus Haut dans les Abysses, il fallait voler dans l’Entre-Mondes, donc arrimer la carriole sous la wyverne – une opération qu’un homme seul ne pouvait effectuer.
Avec un soupir, il noua une dernière lanière. Le gros reptile restait sans bouger, placide, le nez dans sa mangeoire pleine de viande crue. Le vampire lui tira la tête en arrière, s’attirant un feulement outré.
« Désolé, ma belle, dit-il en lui grattant la jonction entre la tête et la nuque, où les écailles étaient plus tendre et sensibles. Tu serais incapable de voler avec le ventre trop plein, et nous avons un long voyage devant nous. »
Bien entendu, l’animal ne comprit pas un traître mot, se contentant d’apprécier les caresses. Nama leva les yeux vers le ciel gris de l’extérieur, visible par la porte ouverte. Aussitôt, sa bonne humeur se mua en agacement : nourriture ou non, ils feraient le trajet à terre si la pluie ne se calmait pas. Même une wyverne ne tiendrait pas le coup sous ces trombes d’eau.
Dire que son père s’intéressait plus à ses observations qu’à ses recherches !
Nama se maudit aussitôt d’avoir laissé échapper cette pensée. L’amertume ne menait à rien. De toute façon, c’était à lui de prouver à Skady qu’il méritait d’être nommé à sa succession. Inutile de compter sur une quelconque affection ou l’hypothétique importance de leurs liens familiaux. Si encore il était né Nheijl ou Vlesihj… Les premiers désignaient le plus puissant d’entre eux pour les diriger et les seconds avaient un système de succession plus ou moins héréditaire – qui menait d’ailleurs à de nombreux parricides.
Chez les Ezrjl, le Doyen nommait son successeur de son vivant. Jusqu’à présent, un fils ou un Infant avaient toujours été désignés, mais tous savaient que Skady mettait la barre haut et le statut de Nama demeurait incertain. Fort heureusement, celui qui parviendrait à tuer le Doyen n’était pas encore né. Nama doutait que même leur chère Reine Rouge soit capable de tenir tête à Skady, sauf peut-être avec l’aide du prince consort.
À vrai dire, peu importait à Nama de diriger les Ezrjl ; il resterait volontiers enfermé dans son laboratoire à longueur de journée s’il le pouvait… mais la froideur de Skady n’avait d’égale que le besoin d’attention de Nama qui, heureusement, le cachait très bien. La plupart des ska l’auraient considéré comme une faiblesse.
Pour couper court à l’insécurité qu’il essayait, en vain, de réprimer, il tira sur les rênes de sa wyverne qui le suivit à l’extérieur. Avant de sortir, il ferma avec soin les pans de son manteau et rabattit sa capuche sur son visage.
***
Allongée sur un fauteuil, Nysâh fixait avec intensité le jeune médecin qui l’auscultait. Celui-ci ne se laissait pas impressionner ; un bon point en sa faveur. La plupart de ses prédécesseurs étaient incapables de soutenir le regard de la Reine, moins encore de lui avouer ses problèmes physiologiques. Comment dès lors leur faire confiance – si tant est qu’elle puisse accorder cela à un ska – pour la soigner ? Il était le troisième à défiler en moins d’un an. Elle espérait s’arrêter là.
Il semblait concentré sur son travail, loin de toute préoccupation politique. Impossible bien sûr qu’il n’y attache aucune importance. Cependant, il appartenait aux Ailish, l’ancienne Maison d’Ajven, son consort ; il avait moins de chances de se laisser acheter par des clans rivaux. De plus, son niveau magique était trop faible pour attirer l’attention.
Pas que les vampires fassent grand cas des manipulateurs de la saâgham de toute façon ; trop considéraient, à tort, que puisque les membres de leur race pouvaient se régénérer à loisir, maîtriser la guérison était inutile. Et pourtant.
« J’ai terminé », dit le ska en relevant les yeux vers elle.
Elle y lut son verdict sans qu’il ait à ouvrir la bouche et retint un soupir en rajustant ses vêtements. Elle se rendit présentable avant de déclarer :
« Vous reviendrez la semaine prochaine. Vous me suivrez avec régularité. Avez-vous quelques médecines à me faire prendre… ? »
Les autres en avaient eu, de toutes sortes, et aussi des superstitions indignes d’Ambrosis au sujet de runes et de pierres à poser en des endroits particuliers. Aucune de ces techniques n’avait fonctionné.
« Je ferai des recherches, Votre Altesse, mais je crains que seul le temps puisse vous aider. Notre race est peu fertile. »
Il n’ajouta pas que plus de la moitié de la population ska était composée d’Infants, que les nouveau-nés de sang pur survivaient rarement à leurs premiers mois ou même à la grossesse, qu’elle devrait compter des années et non des mois avant d’espérer tomber enceinte. Sans doute supposait-il, à raison, qu’elle était au courant.
« Merci de votre aide. À la semaine prochaine. »
Le médecin s’inclina, poli mais sans obséquiosité, et sortit. Elle se permit de laisser transparaître son désarroi pendant quelques instants, puis reprit une expression neutre pour rejoindre Ajven qui se tenait dans son bureau, penché sur une carte de l’Univers.
Les territoires angéliques l’y narguaient, encre rouge là où leurs faibles ressources étaient notées en noir. La guerre qui faisait rage dans l’Univers n’en était pas vraiment une ; aucune confrontation directe n’avait eu lieu avec les anges, Wir merci. Ils n’y auraient pas survécu.
Par contre, les enfants de Lyth ne savaient pas comment réagir face à la manière dont ils manipulaient certains monarques ou minaient l’empire qui se construisait petit à petit sous égide angélique. Ils semblaient aussi croire que les vampires se limitaient au monde civilisé. Or, le continent américain notamment disposait de ressources intéressantes – comme de larges groupements humains – et les ethnies qui y vivaient étaient loin d’être aussi sauvages que les anges le croyaient.
Ces réflexions ne servaient qu’à la distraire d’une constatation claire : chaque fois que les anges s’installaient quelque part, ils en expulsaient efficacement les vampires résidents, quand ils ne les massacraient pas. Ceci étant, les enfants de Lyth ne savaient pas gérer les gens qui n’obéissaient pas… peut-être faudrait-il creuser cette méthode… Elle soupira.
Ce son tira Ajven de sa rêverie.
« Alors ?
— Le jour où Wir m’accordera un héritier, tu seras mis au courant tout de suite. »
Il haussa les sourcils, dubitatif. Le Destin n’était pas connu pour accorder chance à beaucoup de monde.
Par ailleurs, si elle se retrouvait enceinte, mieux vaudrait le cacher. Ils n’avaient pas décidé de procréer pour le plaisir des galipettes, aussi agréables soient-elles.
Elle remarqua alors son teint particulièrement pâle.
« Que s’est-il produit ?
— Ce médecin t’a-t-il plu ?
— Pour l’instant, il devrait suffire. Alors ? »
Venant d’elle, c’était une bénédiction, et Ajven ne s’y trompa pas.
« Parfait. J’espère qu’il sera efficace, en plus de te convenir.
— S’il ne l’est pas, il ne restera pas longtemps. »
Elle laissa son époux l’enlacer – après tout, ils se trouvaient en privé, et il lui expliquerait son problème quand il le voudrait bien – puis siffla de dépit. La situation n’avait encore rien de précaire mais depuis quelques années de règne, elle sentait les tensions se réinstaller, l’équilibre se modifier encore et encore. Les Doyens ne seraient plus égaux à eux-mêmes s’ils se laissaient soumettre sans lui faire prouver sur base régulière qu’elle restait digne de les gouverner – c’est-à-dire capable de survivre physiquement et politiquement à leurs complots.
Un des avantages majeurs de feu son père lui manquait : un héritier – ou, de préférence, plusieurs. Celui-ci ne pouvait pas être un Infant, qui serait trop contesté. Non, il lui fallait un enfant de son sang dont l’existence clamerait à tous que la couronne resterait entre les mains de sa famille après sa mort.
D’où le cortège de médecins.
« Plus longtemps vit une créature, plus elle a du mal à se reproduire, lança-t-elle, adossée contre Ajven. Est-ce toujours vrai ?
— Je doute qu’il y ait déjà eu une étude comparative. Les démons ont plus ou moins autant d’enfants que les humains alors qu’ils vivent bien plus longtemps.
— Nous sommes des créatures de Saâgh, le Sang. Nous devrions être bien plus fertiles !
— Les mauvaises langues disent que nous sommes un gage de bonne foi de Saâgh auprès de Shyin, la Mort, et que cela explique à la fois notre capacité à transformer des membres d’autres races en Infants, les faisant renaître, et notre sale caractère. »
Nysâh renifla, amusée malgré elle.
« Sans doute. »
Mais ça n’arrangeait pas ses affaires.
« Il va me falloir trouver un moyen sûr pour que la succession se passe mieux à ma mort qu’à celle de mon père.
— Tu as des pensées bien morbides.
— Je suis prévoyante.
— Chaque Maison possède son système. Tu n’as qu’à choisir le plus efficace. Je te soutiendrai, et la Maison qui verra sa méthode choisie en sera ravie. Après tout, cela revient à dire qu’ils ont de meilleures idées que les autres. »
Voilà qui était intéressant ! Elle s’étira, un sourire de chat aux lèvres, s’attirant un rire d’Ajven.
« Quoi ? protesta-t-elle.
— Si les Doyens te voyaient avec cette expression, ils trembleraient. »
Et, simplement, il l’embrassa.
Lorsqu’il s’écarta, cependant, il affichait toujours le même teint pâle. D’un geste, Nysâh lui montra la cruche de sang froid qui trônait sur le buffet.
« Nourris-toi, tu es livide. »
Il sembla surpris et secoua la tête.
« Ce sont les mauvaises nouvelles qui me donnent cet air-là. »
Nysâh attendit. Son exaspération ramena un peu de couleur aux joues du prince consort qui se laissa tomber dans une chaise, de l’autre côté du bureau.
« Si tu voulais une vie sans souci, tu ne devais pas te poser comme Reine Rouge.
— Ce surnom est absurde, il collait déjà à la peau de mon père…
— Si tu veux mon avis, il deviendra un titre.
— Et quoi, notre futur fils sera appelé le Prince Sombre comme moi jadis ? »
Ces mots ravivèrent la mauvaise humeur d’Ajven. Nysâh sentit son pouls accélérer. Cela avait-il donc un rapport ?
« Ils ont disparu », déclara le consort.
Elle haussa un sourcil. Cela ne l’éclairait guère.
« Tes anciens soigneurs, insista-t-il. Ils se sont volatilisés.
— Comment ça ?
— Pas tous, mais une proportion significative. Comme s’ils n’avaient jamais existé.
— Tu avais pourtant vérifié leurs références… »
Ils l’avaient même fait à deux. Après tout, ces gens devaient traiter la Reine et la population d’Ambrosis était loin d’être fiable.
« Oui, et à l’époque elles paraissaient correctes. Mais maintenant, elles sont… floues. Des trous se sont créés depuis. Et, surtout, je n’arrive pas à leur remettre la main dessus ! Je voulais recontacter… quel était son nom déjà ? Celui qui t’avait fait boire cette mixture infâme…
— Je vois lequel. Mais donc, rien ?
— Sur huit, je n’ai pu en retrouver que deux, et ils sont les seuls à avoir continué d’exercer après leur départ. »
Nysâh alla prendre la cruche de sang. Elle en avait bien besoin. Que diable lui avaient fait ces gens et surtout qui étaient-ils ? Elle comptait plus d’ennemis que d’alliés, si on pouvait parler d’alliés. À Ambrosis, quelqu’un qui aurait la possibilité de se hisser sur l’échelle hiérarchique et qui s’en abstenait était considéré comme un piètre idiot.
« Et ce dernier médecin qui me suit pour le moment ?
— J’ai tout revérifié et c’est en ordre. »
Ajven semblait vexé, mais la question devait être posée, même si le médecin en question appartenait aux Ailish. N’y en avait-il pas eu d’autres ?
« Et les deux premiers ? Ils appartenaient à ta Maison, prétendument.
— Je connais le tout premier personnellement et il fait partie des deux qui sont encore identifiables. Le second, par contre… »
Voilà qui devenait préoccupant. Qui aurait su infiltrer la Maison royale ? Nysâh sentit un frisson remonter le long de son dos et avala une longue rasade de sang pour se revigorer. Pouah ; le sang humain n’avait pas la qualité de celui des lysaâgh.
« Donc, tu es sûr à cent pour cent de la fiabilité de mon médecin actuel ?
— Je ne suis certain de la fiabilité de personne, répliqua Ajven, ce qui était bien entendu la bonne réponse. D’un autre côté, j’ai approfondi mes recherches, avec ce que je venais de découvrir, et il semble en ordre. »
Nysâh acquiesça.
« Bien, dans ce cas, je vais lui demander de me faire passer des tests pour déterminer ce que ces faux médecins ont voulu me faire. »
Elle reposa son verre et se prit le visage entre les mains. Laisser des inconnus l’approcher, quelle folie ! Elle aurait dû savoir…
Les bras solides d’Ajven l’enlacèrent et, un bref instant, elle se détendit contre lui. Il ne rapporterait à personne ce moment de faiblesse ; leurs destins étaient trop liés. Si elle tombait, il tomberait avec.
Elle en venait presque à songer qu’elle pouvait lui faire confiance.