Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 2

« Néant et Création sont à peine considérés comme des Éléments, car Ils sont supérieurs à tous les autres. En effet, Néant est le seul à pouvoir détruire des Éléments, et Création est la force qui leur a permis de vivre. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

 

L’auberge était vide. Arkim s’assit dans un coin, pas trop loin du feu mais hors de vue, pour profiter de la chaleur de l’âtre. Le tenancier lui lança un regard peu amène mais ne protesta pas. De toute façon, il n’y avait personne ; les gens qui se payaient le luxe de ne rien faire de leur journée étaient tous partis pour la capitale.

À cette pensée, une grosse boule se forma dans la gorge d’Arkim. Il déglutit pour la faire disparaître, sans succès. Il parvint néanmoins à l’empêcher de crever et de lui sortir par les yeux ; plutôt mourir que pleurer en public, même si seul l’aubergiste le verrait.

Il avait vraiment cru pouvoir partir, fuir de cette ville où il n’avait pas sa place pour voir d’autres gens, d’autres lieux. Il avait espéré qu’une autre vie serait possible… mais non. Les métis comme lui n’avaient leur place nulle part.

Il ramena ses jambes contre son torse et les entoura de ses bras, posant son menton sur ses genoux. La vie était injuste, il le savait depuis longtemps, mais il avait toujours cru aux contes que racontaient les chantres – quand par bonheur l’un d’entre eux s’arrêtait à l’auberge et payait sa place près du feu avec quelques histoires. En réalité, elles ne servaient qu’à changer les idées aux adultes et à leurrer les jeunes esprits pour leur faire accepter leurs malheurs en silence.

Alors qu’il ressassait ces idées noires, la porte de l’auberge s’ouvrit, laissant entrer un courant d’air glacial suivi de cinq hommes qui discutaient bruyamment. D’abord horrifié par leur arrivée, car le tenancier risquait de lui demander de sortir pour laisser ses clients en paix, Arkim remarqua leur mise étrange. Tous cinq étaient vêtus de tuniques marron ou rouges, retenues par d’originales lanières de cuir. Leurs grosses bottes cloutées et leurs bracelets de métal tintaient à chacun de leurs mouvements, tout comme les anneaux que certains portaient aux oreilles.

Ils ne paraissaient pas dérangés par le froid, protégés par les talismans qu’ils portaient à leur cou ou à leurs vêtements, ornés d’une rune de chaleur. L’un d’entre eux portait un étrange casque et une tunique si échancrée qu’elle dévoilait la peau tannée de son torse. Près de son cœur était tatoué un symbole tribal.

Arkim écarquilla les yeux. Il n’avait jamais vu personne s’habiller ainsi, ils devaient venir de loin. Les elfes préféreraient l’argent ou l’or au fer, les tissus fins plutôt que grossiers, les parures au lieu de tatouages, et trouvaient horriblement malpoli de faire du bruit en marchant. Ces étrangers ne semblaient pas avoir conscience du regard peu amène que l’aubergiste leur lançait en leur versant à boire.

Brusquement, Arkim réalisa que leur mise n’était pas leur seule anomalie. Quatre sur cinq avaient des oreilles rondes et la seule femme avait des yeux jaunes, aux pupilles fendues. Serait-ce possible que… ?

Son regard retourna vers l’homme au torse nu. Il ne portait pas de casque : deux cornes torsadées descendaient de part et d’autre de sa tête. Un mouvement sous la table attira son attention et Arkim remarqua une queue nerveuse et musclée – la même que la sienne.

Ces hommes étaient des démons ! Sa supposition se confirma quand l’un d’entre eux dégagea les pans de sa tunique dans son dos pour déployer des ailes de peau impressionnantes, qui encombrèrent une bonne partie de l’espace. L’une des deux, cependant, avait un angle bizarre.

« Nhecza, aide-moi à remettre ça en place. »

La femme aux yeux de chat passa derrière lui et prit délicatement l’aile pendante, puis, d’un mouvement sec, la fit pivoter. L’homme accusa le coup sans broncher, émettant un étrange bruit de gorge continu alors que ladite Nhecza massait la base de l’appendice.

« Voilà, ça va mieux ? Après une semaine de repos, tu pourras à nouveau l’utiliser.

— On est bons pour passer par la route, râla un des autres hommes, avant de se faire pincer l’oreille par un autre.

— Ce genre d’accident peut arriver à n’importe qui. Je vous avais dit que le vent allait trop fort et qu’en continuant à cette vitesse, on aurait des problèmes.

— On aurait aussi pu embarquer des wyvernes ! Se balader aux travers des Abysses sans monture, franchement…

— Tu sais qu’elles détestent Traverser. Elles nous auraient fait perdre du temps. »

Arkim se glissa plus près de leur table pour les écouter plus confortablement mais une poigne ferme s’abattit sur son col et le souleva.

« Où est ce que tu penses aller, petit vaurien ? siffla l’aubergiste. Si tu veux voler quelqu’un, fais le hors de mon auberge ! »

Sans plus attendre, il le traîna vers la sortie. Un Élément l’avait pris en grippe, pas possible que tout espoir à portée de main s’échappe ainsi ! Alors qu’Arkim arrêtait de se débattre, son regard accrocha celui d’un des démons.

« Lâchez-le, brave elfe, et amenez-le plutôt par ici », dit l’homme en elfique.

Son ton ferme ne laissait pas place à la protestation. Le tenancier laissa aller Arkim avec réticence, le poussant vers la table de ses hôtes. Le garçon trébucha et lança un regard noir par-dessus son épaule avant de timidement s’approcher du groupe, qui s’était tu.

« Viens plus près, gamin, je ne vais pas te manger. Bon sang, mais ne sois pas peureux ! l’encouragea le démon. Comment t’appelles-tu ? »

Le métis déglutit – pas aussi discrètement qu’il aurait voulu car quelques-uns des démons lui jetèrent un regard amusé.

« Arkim, monseigneur.

— Je m’appelle Lanek, pas monseigneur. Installe-toi avec nous, veux-tu ? »

Avant qu’Arkim ne puisse protester, la démone avait poussé une chaise derrière lui et il se vit contraint de s’asseoir. Il retint de justesse le réflexe de balancer ses pieds, qui ne touchaient pas le sol.

« Tavernier ! Apportez un souper pour cinq personnes et un bol de sang ! »

L’aubergiste le regarda d’un air effaré mais se dépêcha encore une fois d’obéir. De son côté, Arkim s’était redressé d’un coup. Comment savait il qu’il se nourrissait de sang ? Sa perplexité devait se lire sur son visage car la femme rit à nouveau.

« Tu croyais qu’on ne remarquerait pas que tu es un démon de sang ? En lisant ton aura, c’est facile. »

Arkim fronça les sourcils. Il savait ce qu’était l’aura et savait la percevoir, comme tout le monde. Néanmoins, il ne savait pas toujours déchiffrer ces sensations.

Son aura était rouge sombre et visqueuse, chaude ; facile donc de supposer qu’il appartenait au Sang. Par contre, il ignorait comment déterminer la race ou l’âge de quelqu’un.

« Je suis un démon, dame Nhecza ? risqua-t-il.

— Lanek t’a déjà dit de ne pas nous donner de titres à tort et à travers », répliqua-t-elle, avant de s’interrompre sur un froncement de sourcils dudit Lanek.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel l’homme sembla réfléchir. Arkim espérait une réponse à sa question même s’il l’appréhendait.

Il n’avait jamais songé que d’autres créatures que les elfes avaient les oreilles pointues, et que donc peut-être il n’en était pas un. Les rares non-elfes qui traversaient parfois la ville étaient des métamorphes, faëries ou des dragons. Or, Arkim ne possédait les caractéristiques d’aucune de ces créatures.

« Gamin ? »

Le jeune garçon sursauta et leva un regard hésitant vers l’homme.

« Tu ne savais vraiment pas que tu étais un démon ? »

Arkim secoua la tête sans oser ouvrir la bouche.

« Tu sais ce qu’est un démon de sang, au moins ? »

Arkim, embarrassé, dut nier encore une fois.

« Mais d’où est ce que tu sors ? lança un autre démon, abasourdi.

— De la rue ! », répliqua le garçon d’un ton coupant, avant de rentrer prestement la tête dans ses épaules.

Il avait levé la voix sur un homme plus âgé et plus puissant. Les problèmes n’allaient pas tarder… Mais contrairement à ce qu’il craignait, le démon se contenta de grimacer, se faisant même rabrouer par ses compagnons.

« Tu vas nous le traumatiser !

— Le pauvre est aussi farouche qu’un elfe… »

Ça ne sonnait pas comme un compliment.

« Il est adorable », sourit Nhecza.

Arkim se vexa. Il avait onze ans tout de même !

« Bon, bon, les calma Lanek. Commençons par le début… Les présentations. Comme tu l’as compris, petit, je suis Lanek. La dame… »

Il se prit une taloche sur l’arrière du crâne mais ne changea même pas le rythme de ses paroles.

« … s’appelle Nhecza… »

Il présenta ainsi tous les démons, qui le saluèrent d’un signe de la main ou de la tête, qu’Arkim leur rendit, les amusant de sa gêne.

« Toi, explique-lui pour les démons de sang. »

L’interpellé prit un air professoral, se raclant la gorge sous les sourires de ses compagnons.

« Ils forment une catégorie particulière de démons, qui se nourrit de sang et possède des magies de Sang. Ils ont une mâchoire puissante. Comme ils appartiennent à une branche lointaine du clan d’Astaroth, la plupart ont des teintes rouges dans les yeux ou les cheveux, voire les deux. Ils sont aussi connus pour leurs talents au lit. »

Il termina son monologue en s’inclinant, alors que les autres l’applaudissaient avec enthousiasme et qu’Arkim essayait d’assimiler ces informations. Il ne voyait pas très bien le rapport avec Astaroth – c’était l’archidémon du Sang mais il n’en savait pas beaucoup plus à son sujet. La description physique, par contre…

Il avait toujours cru son régime alimentaire était vampirique, ses crocs métamorphes, ses ailes démoniaques… Il n’aurait jamais imaginé que toutes ces caractéristiques se combinaient en un tout. Ses cheveux d’une étrange couleur de vin et ses yeux tirant sur le mauve confirmaient son appartenance à cette race particulière, tout comme ses pouvoirs. Ses oreilles, par contre, étaient définitivement elfiques.

« Des questions ? »

Le garçon sursauta une nouvelle fois et demanda quelques éclaircissements quant au lien avec Astaroth. La question anodine laissa les démons perplexes.

« Quoi, tu ne connais pas les archidémons ?

— Si, bien sûr ! corrigea Arkim. Astaroth représente la luxure, Bélial la trahison. Belzébuth est le chef. Lilith a des pouvoirs mentaux, Léviathan dépend de l’Eau, Azazel de la Terre et Asmodée la Mort », récita-t-il, fier de ses connaissances.

Les visages un peu atterrés du groupe ne se modifièrent pourtant pas.

« Tu connais plus de détails ? » demanda gentiment un autre démon.

Le garçon hésita, puis secoua la tête, embarrassé. Les elfes ne s’intéressaient pas beaucoup aux autres créatures et Arkim n’avait guère fait que grappiller quelques morceaux de connaissance ici et là.

Nhecza et Lanek échangèrent un regard par-dessus la table. Lanek fronça les sourcils et ouvrit la bouche, comme pour protester, mais quoi qu’il ait voulu dire il fut interrompu par l’arrivée de l’aubergiste. Les plats furent distribués et, à son grand bonheur, Arkim se retrouva le nez au-dessus d’un bon bol de sang frais.

Tout en mangeant, les démons se mirent à parler dans une langue inconnue. Considérant qu’il avait déjà eu énormément de chance pour la journée, l’enfant ne protesta pas et dégusta son repas. Le regard noir du tavernier vers lui ne le rendait que meilleur.

 

***

 

Saraqael survolait Pandémonium, enveloppé dans son aura pour se rendre invisible aux regards. Il était arrivé en avance à son rendez-vous avec Ariel et avait donc trouvé les appartements de celui-ci vides. Au lieu de l’attendre, il avait décidé de se rendre directement à l’hôpital de Pandémonium pour aller l’y chercher.

Ce n’était pas dans ses habitudes. Descendre en personne non plus, d’ailleurs. Il préférait ne pas courir le risque d’être vu et envoyait juste un morceau d’aura en Bas, un ession, qui prenait son apparence pour communiquer. Cependant, les récentes tensions en Eden l’épuisaient ; il avait besoin de se changer les idées.

Saraqael atterrit sur le toit de l’hôpital et replia ses six ailes dans son dos. Ariel ne lui avait pas donné de nom et, bien que l’initiative ait été exportée dans plusieurs grandes villes, quand on parlait de l’Hôpital, il s’agissait de celui de Pandémonium.

Il descendit l’escalier. Dès le deuxième étage, il entendit un chant au loin. Difficile de se méprendre ; seul Ariel avait une voix si séraphique ici-Bas, tirée tant de son origine angélique que de ses pouvoirs de Soleil. Saraqael se laissa guider par le son, presque hypnotisé, et s’arrêta.

Dans le couloir adjacent se tenait Ariel, yeux mi-clos, un balai à la main. Il se berçait au rythme de sa propre musique, peu préoccupé par la poussière environnante. Des éclats de lumière rougeoyaient autour de lui, paresseux élémentaires d’Essiah qui, enchantés par le chant, s’étaient approchés pour écouter. Le jeune homme ne semblait pas les avoir remarqués.

Saraqael resta caché dans son aura afin de profiter plus longtemps du spectacle. Lui-même était incapable d’attirer les élémentaires, sans doute parce qu’il envoyait des morceaux de sa propre aura au loin : ces créatures sensibles en percevaient la déchirure. Cette fois, cependant, le chant les fascinait trop pour les faire fuir.

Puis, les dernières notes s’éteignirent. Le charme rompu, les élémentaires disparurent en un éclair, filant se mettre à l’abri avant le coucher du Soleil.

Alors que l’archange allait s’avancer, Lucifer sortit d’un coin d’ombre, applaudissant lentement.

« Bravo, c’était magnifique. »

Pris par surprise, Ariel fit volte-face, les joues roses.

« Oh, bonsoir, Lucifer. Excuse-moi, je ne t’avais pas vu.

— Aurais-tu mal compris mes félicitations ? Je m’en veux même d’avoir parlé, peut-être sans cela aurais-tu commencé un autre cantique. »

Saraqael se trouva pétrifié sur place. Lucifer. C’était facile de le voir en ennemi sur le champ de bataille où il tuait des anges – leurs enfants ! – ou comme adversaire sur l'échiquier géant des Abysses… L’archange avait évité jusque là de se retrouver physiquement près du Déchu. Bien sûr, un ession suivait toujours Lucifer – qui en avait sans doute conscience – mais cette méthode maintenait une certaine distance entre lui et celui qu’il observait.

Saraqael se retrouvait donc pour la première fois depuis des siècles face au Lucifer qu’il connaissait. Non, bien sûr ; l’ami d’antan avait trop changé pour être comparé à ce majestueux Prince-démon. Cependant, le voir dans sa routine quotidienne remuait quelque chose au fond de lui-même qu’il aurait préféré voir rester tranquille.

Il avait déchu Lucifer en sachant que celui-ci n’était plus bon pour l’Eden, qu’il s’avèrerait utile aux anges en Bas. Sa décision d’alors était définitive, exempte de remords, et surtout, prise en connaissance de cause. Jamais plus il ne pourrait discuter avec l’ancien archange, jamais il ne retrouverait son meilleur ami.

Être tenté de lui parler, vouloir ne fût-ce que lui effleurer la joue, ou lui toucher le bras, était donc ridicule.

Saraqael resta patiemment dans un coin, enveloppé dans son illusion d’invisibilité.

« Tu as bien fait de m’interrompre, disait Ariel. Essiah s’est couché sans que je le réalise.

— Joli euphémisme, angelot, s’amusa Lucifer en avisant le peu de rouge qui restait dans le ciel. Je t’assure cependant qu’Il a été ravi de t’entendre. Je doute que tu l’aies remarqué, mais tu étais entouré d’élémentaires. »

Ariel écarquilla les yeux.

« Cela arrive si rarement… ! »

Il semblait désolé de ne rien avoir vu. Lucifer passa une main dans ses cheveux blonds pour le réconforter.

« Je suis certain qu’ils t’approchent plus souvent que tu ne le crois. Ne sais-tu donc pas qu’Essiah charme les Éléments avec Son chant ?

— Je sais, Il tiendrait cela de Frryl, le Feu, bien que Celui-ci utilise Sa voix de façon plus agressive. Son Cri ferait se consumer jusqu’aux plus froids glaciers. »

Lucifer acquiesça.

« Essiah aime la musique et tu ressembles beaucoup à Ses représentations. Je pense que tu as du potentiel pour devenir élémentariste.

— Je n’ai jamais essayé d’apprendre ce type de magie… La saaghan me donne déjà bien assez de mal !

— En quelques années, tu es devenu un guérisseur tout à fait capable. Peu de saâghim arrivent à ton niveau.

— C’est seulement parce que je suis Prince.

— C’est parce que tu sais te concentrer, que tu sais ce que soigner signifie, le contredit Lucifer. Tu comprends pourquoi la saâghan est importante. Beaucoup de saâghim sont des combattants… toi pas. Tu ne possèdes même pas de pouvoir offensif ; tu es illusionniste et guérisseur. »

Ariel rougit un peu, tout en se dirigeant vers un placard pour y ranger son balai.

« Je ne sais pas s’il s’agit d’un compliment.

— Juste d’un fait. Enfin, l’un dans l’autre, je ne pense pas qu’apprendre les bases de la maîtrise des élémentaires te serait difficile. Tu es un instinctif, je suis même surpris que personne ne t’ait enseigné cela en Haut. »

Vexé, le jeune homme se redressa, claquant presque la porte du placard.

« Sous la houlette de mon frère, j’ai appris le maniement de l’épée et l’art de la guérison, sans parler de l’étude des lois. Maître Saraqael me considérait comme un illusionniste accompli et approuvait tant la précision de mes sceaux que celle de mon travail administratif. Mon éducation a été tout à fait complète !

— Typique de Gabriel que de vouloir t’enfoncer ses principes dans la tête au lieu de t’aider à développer tes propres qualités. J’aurais cru mieux de la part de Saraqael, mais il est lui-même incapable d’invoquer ne fût-ce qu’un seul élémentaire, donc il n’aurait pas pu t’enseigner. »

Toujours enveloppé dans une illusion, l’archange renifla. Non seulement leur conversation lui faisait perdre du temps, mais en plus les voilà qui le critiquaient. Eh bien, ce n’était pas la première fois qu’il surprenait ce genre de remarque ; cela faisait partie des aléas de la vie d’espion.

« Toi aussi, tu veux me faire apprendre une de tes spécialités en me poussant vers ce genre de magie », fit remarquer Ariel en prenant le chemin vers les escaliers.

Saraqael s’écarta pour les laisser passer.

« Sans doute, acquiesça Lucifer. Je pense cependant que tu serais meilleur que moi. Asmil, la Glace, ne se laisse que peu charmer, aussi froide que soit mon aura. Quant à Nemess… Je n’oserais pas appeler à moi des élémentaires de Ténèbres. J’aurais trop peur d’être englouti. »

Ariel lui lança un regard interloqué mais Lucifer ne lui donna aucune explication. Saraqael, lui, n’en avait pas besoin : les Ténèbres fascinaient Lucifer bien plus qu’il ne savait fasciner les Ténèbres.

« Je ne suis pas non plus le meilleur dans ce domaine, continua le Déchu. Je n’arrive pas à la cheville de Raguel. »

Les yeux bleus d’Ariel se mirent à briller.

« Je sais. Raguel peut invoquer un phœnix. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un d’autre capable d’appeler à lui un élémentaire doué de conscience.

— N’importe qui l’ayant vu faire danser ses flammes ne peut que rester admiratif.

— Ce spectacle me manque, avoua Ariel, mais étant donné la situation actuelle… Je suppose qu’il n’est pas question de trêve pour l’instant ? »

Lucifer fronça les sourcils.

« Pour quoi faire ? La dernière n’a guère duré que quelques mois, une belle preuve que ce genre d’accord est impossible.

— L’effort en valait la peine. Mes patients ont enfin pu prendre le temps de se rétablir et j’ai eu beaucoup moins d’urgences. Tu connais les conséquences des combats, et je ne parle pas seulement des membres fondus par la magie sainte ! »

Ils arrivaient en bas des escaliers. Ariel tint la porte pour faire passer le Déchu et la ferma derrière eux sans la verrouiller – il n’y avait rien à voler dans l’hôpital en dehors des instruments d’hygiène que le jeune homme distribuait gratuitement. Heureusement pour Saraqael, qui put se glisser à leur suite. Il n’avait aucune envie d’épier leur conversation, mais souhaitait parler à Ariel le plus vite possible. Avec un peu de chance, ils se sépareraient dès qu’ils arriveraient au palais.

« La situation actuelle est une occasion à ne pas manquer, reprit Ariel. Les anges ont des problèmes en Haut. Ils accepteront toute proposition de trêve que nous pourrions leur faire. »

Saraqael se demanda si le jeune homme devenait fou. Il lui avait transmis cette information en soulignant que celle-ci devait rester confidentielle. Si Asmodée ou, Nemess l’interdise, Azazel étaient mises au courant ! Ariel devait avoir une idée derrière la tête.

« Les anges sont actifs dans l’Univers au point de titiller les elfes et ils nous tendraient la main ? dit Lucifer d’un ton dubitatif. J’en doute. De toute façon, pas question de discuter avec eux tant qu’ils nous menacent de si près.

— Sans négociations, ils vont y rester ! C’est justement le moment de pousser sur ce point… »

Saraqael sourit. La petite peste essayait d’influencer Lucifer et, à travers lui, visait le véritable pouvoir décisionnel – Belzébuth.

Les arguments se succédèrent sans succès, Lucifer prenant un malin plaisir à les démonter un par un. Lorsqu’ils arrivèrent enfin à l’aile du palais où les deux Princes-démons avaient tous deux leurs appartements, Ariel jeta l’éponge.

« Très bien, je renonce, du moins pour aujourd’hui !

— J’attends la suite de ton argumentation avec curiosité. »

Le jeune déchu lui tira la langue, sans gêne, lui arrachant un sourire, et Lucifer s’éloigna enfin. Saraqael attendit qu’il soit hors de vue pour s’approcher d’Ariel. D’invisible, il devint distinct petit à petit, son image ondulant d’abord puis se précisant jusqu’à ce que son visage maigre et ses boucles rousses deviennent reconnaissables.

« Bonsoir. »

Le Prince-démon l’accueillit avec le sourire et ouvrit la porte de sa chambre pour le faire entrer au plus vite.

« Maître Saraqael ! Désolé de mon retard. Je n’ai pas vu le temps passer et comme l’occasion de discuter avec Lucifer s’est enfin présentée, je n’ai pas hésité.

— Tu as bien fait, bien que sans succès, il me semble ? »

Ariel ferma les volets, les cachant aux regards indiscrets, et alluma une lampe à huile. L’odeur vint leur agresser les narines. Les pouvoirs de Lumière étaient trop rares en bas pour que les démons utilisent des runes comme en Haut.

« Tout dépend du point de vue, reprit le Prince. Lucifer était impossible à convaincre dès le départ. Malgré son dégoût de la mort et des combats, tout rapprochement avec l’Eden lui fait horreur. Sa réaction lors de la trêve était révélatrice à ce sujet. Les arguments qu’il a utilisés, par contre…

— … te seront utiles quand tu devras convaincre les autres. »

Saraqael adorait ce petit.

« Oui. Enfin, je vais devoir les retravailler pour savoir les contrer correctement. Au moins, j’ai une liste des plus corrosifs.

— Ceci dit, ça ne convaincra pas les plus butés. »

Ariel haussa les épaules en s’asseyant, puis commença à délacer ses bottines.

« Je ne pourrai de toute façon pas avoir ceux-là de mon côté. Il faut viser Belzébuth, ou Astaroth, peut-être Lilith. Léviathan, aussi, devrait m’écouter… Je ne compte pas parler de ça avec Azazel. »

Fort heureusement.

« Tu n’as pas beaucoup de temps, lui rappela Saraqael. Les tensions en Eden vont diminuer ou dégénérer. L’état actuel ne durera pas.

— Je ne le sais que trop bien. Si les démons font un geste maintenant, il voudra encore dire quelque chose, mais s’ils attendent… »

Il soupira.

« Un thé au citron ? »

Saraqael ne voulait pas qu’Ariel sache qu’il était présent en chair et en os, et refusa donc.

« Mets-toi à l’aise, nous sommes chez toi, ajouta-t-il cependant.

— Vous devriez passer en personne de temps en temps. Je sais que c’est dangereux, mais… même vous, vous avez besoin de détente. Quand vous êtes-vous rendu pour la dernière fois à la bibliothèque d’Essiah ? »

Saraqael ouvrit la bouche pour répondre.

« Et lu plus de trois lignes ? »

Il la referma d’un air dépité. Ariel ne put s’empêcher de sourire.

« C’est ce qui me semblait.

— Rien de nouveau ici en Bas ? demanda l’archange pour changer de sujet.

— Pas grand-chose, non, avoua le Prince en mettant de l’eau à bouillir. Les Abysses sont plutôt calmes ces derniers temps, du moins vues depuis Pandémonium.

— Les archidémons ? »

Ariel attrapa une tasse et s’assit, faisait signe à Saraqael de l’imiter, puis saisit la pince à sucre.

« Pareils à eux-mêmes. Vous vous êtes déplacé pour rien, ce soir.

— J’en doute. Il y a toujours quelque chose. »

Un, deux, trois petits carrés blancs atterrirent dans sa tasse. Le thé infusait.

« Vous êtes trop suspicieux. Lucifer est occupé par l’Académie qu’il veut ouvrir à Gomorrhe, avec la bénédiction de Lilith. Il souhaiterait y transférer une partie de sa bibliothèque personnelle et cherche des copistes.

— Voilà qui est plutôt une bonne nouvelle, approuva Saraqael, bien qu’il aurait souhaité penser à n’importe qui d’autre qu’au Déchu. L’animosité que ces deux là se portait semble avoir enfin disparu.

— Oui, depuis l’arrivée de Kamu, Lilith en veut moins à Lucifer d’être insensible à ses charmes. Du coup, elle prend moins de plaisir à la compétition.

— C’est bien, surtout s’ils travaillent ensemble à ce genre de projet. La diffusion du savoir est essentielle.

— Un combat que vous menez vous-même avec acharnement en Haut, s’amusa Ariel. Je m’étonne que vous vous réjouissiez qu’il en soit de même chez vos ennemis. »

Saraqael le fixa avec intensité. Le Prince-démon lui sourit, ne cillant pas malgré le malaise qu’il ressentait sûrement.

« Tu dois comprendre une chose, Ariel. Je ne veux pas – je n’ai jamais voulu – la destruction des Abysses. La victoire des anges serait une catastrophe aussi grande qu’une victoire des démons. »

Jusqu’alors, Saraqael n’avait jamais avoué le fond de sa pensée à Ariel. À son expression, ce dernier réalisait qu’il s’agissait d’un point essentiel – d’ailleurs, il renchérit aussitôt :

« Mais ils sont vos ennemis, n’est-ce pas ?

— Mes ennemis se trouvent tant en Haut qu’en Bas, et tu le sais. Je ne peux pas prétendre que la paix est mon but final… mais anges et démons peuvent apprendre beaucoup les uns des autres. À cet égard, la Chute de Lucifer fut une bénédiction. »

Cette fois, Ariel cilla. Saraqael n’en fut pas surpris : Lucifer avait souffert de ce qu’il considérait comme une trahison de leur part. Cependant, l’archange ne regrettait rien.

« Ne me regarde pas comme si j’avais proféré des insultes. Je ne dis pas qu’il n’y a eu que du positif… mais qu’il y en a eu. Déjà, je sais comment Lucifer réfléchit, il est beaucoup plus facile à décrypter pour moi que, disons, Lilith.

— Il ne l’a pas exactement remplacée au titre d’éminence grise…

— Je sais, mais il a ses propres plans et ceux-là sont faciles à déjouer. Par ailleurs, sa présence en Bas fait du bien aux démons. La bibliothèque, les Académies, l’éducation qu’il promeut… Sans parler de l’administration bien sûr. On peut en dire autant de ta chute, Ariel. Tu as créé les hôpitaux qui leur manquaient, et tu t’occupes de former des gens à la saâghan.

— Sans doute, mais…

— Tu leur as été utile. N’en ait pas honte. »

Ariel lui lança un regard dubitatif, mais admit malgré tout :

« Je n’ai honte de rien que j’aie fait depuis ma Chute. Quoi que puissent en penser certains en Haut. »

Saraqael aurait voulu pouvoir lui dire que Gabriel était fier de lui, mais ce serait un mensonge. L’archange de la Pureté regrettait certes son frère, et peut-être admettrait-il sous la torture que ce qu’il avait fait depuis sa Chute n’était pas entièrement mauvais, mais il le considèrerait éternellement comme un être souillé donc méprisable.

« Tu es quelqu’un de bien, conclut l’archange du Soleil. Quant à Lucifer… Il se trouve moins mal dans les Abysses qu’il n’oserait l’avouer. »

Cette affirmation ne voulait rien dire, mais Saraqael refusa de s’avancer davantage. Impossible d’admettre que le Déchu lui manquait parfois.

Plein de tact, Ariel changea de sujet.

« Rien que je doive savoir de votre côté ?

— Non. Les anges continuent de se montrer mécontents… J’espère que cela ne se voit pas encore d’en Bas.

— Non. Tout de même, des anges qui protestent ? Je ne comprends toujours pas d’où ça vient. Ça ne s’était jamais vu !

— Oh si, corrigea Saraqael. Et la dernière fois, les conséquences ont été dévastatrices. »

La guerre. Seuls les archanges s’en souvenaient, mais c’étaient les anges eux-mêmes qui l’avaient voulue, s’opposant à la volonté Lucifer. Lucifer avait voulu la paix et avait échoué à la maintenir.

Ariel but une gorgée de thé.

« Je ferai ce que je peux.

— Très bien. »

Saraqael s’enveloppa à nouveau dans son aura, se rendant légèrement transparent.

« Si tu n’as rien d’autre à me rapporter, je vais te laisser. J’ai…

— … des dossiers à terminer, je sais, s’amusa Ariel. N’oublie pas de dormir, tout de même.

— J’y songerai. »

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