Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 1

« Mort est un Élément primaire. Il est l’allié occasionnel de Sei et a donc donné ses pouvoirs à un archidémon, permettant ainsi aux démons d’y avoir accès. »

- Livre des savoirs, laissé par Lyth dans la bibliothèque originelle d’Alun Hevel -

L’eau crépitait sur les pavés, les rendant glissants, traîtres. La lumière vacillante des quelques réverbères se reflétait sur la rue détrempée, trop faible pour lutter contre la nuit noire malgré les runes de Frryl qui brûlaient derrière le verre. À cette heure tardive, la ville paraissait endormie. Pourtant, les sombres manoirs des nobles vampires abritaient des fêtes fastueuses, soigneusement isolées de l’extérieur afin que les cris de leurs victimes ne soient pas entendus. Là se créaient les essentiels liens politiques de l’aristocratie locale.

Par ce temps, tous restaient à l’intérieur. Les rares passants marchaient aussi vite que possible dans les rues humides, serviteurs ou esclaves envoyés au travail par leurs maîtres. Ils se dépêchaient de terminer leurs tâches pour retourner à l’abri d’un toit.

Aucun ne jetait un second coup d’œil au corps qui gisait contre le mur d’enceinte d’une des maisons. La pluie dégoulinait sur sa bouche ouverte, le signalant comme cadavre même aux rares habitants de la ville incapables de sentir l’odeur du sang à distance – une minorité à Nysijl, capitale d’Ambrosis. Il resterait là jusqu’à ce qu’un Ramasseur l’emmène à la Maison Ezrjl, celle des empoisonneurs, qui trouvaient toujours une utilité aux divers organes et au sang froid qu’ils recueillaient.

Le visage livide tranchait sur la noirceur des lieux, ce pourquoi Van l’avait remarqué. D’abord, comme les autres, il n’y avait pas prêté attention, puis son inconscient l’avait poussé à regarder à nouveau. Il s’était arrêté net. Jamais il n’aurait pu oublier les traits de cet homme.

Sans doute n’aurait-il pas dû en être bouleversé mais juste continuer son chemin pour rapporter à son maître le message qu’il portait. L’eau imprégnait le tissu de ses vêtements, rendue glaciale par le vent. Il ne parvenait pas à bouger.

Ainsi, il était mort. Van ne connaissait même pas son nom, mais il avait souvent repensé au visage haï du vampire qui l’avait capturé. Il avait songé à la façon dont il le ferait se tordre de douleur et de peur quand il le retrouverait. Cette vision lui avait permis de tenir lors des moments les plus difficiles, quand il ne parvenait pas à retenir son mépris, quand son maître l’humiliait plus que de coutume.

Et à présent ce vampire était mort.

Van réalisa qu’il serrait les poings jusqu’à se faire mal et s’efforça de détendre ses doigts. Un filet d’eau coulait le long de son dos, ses vêtements collés contre lui ne le protégeant plus des éléments qui se déchaînaient. Au loin, le tonnerre gronda, et il s’obligea à avancer d’un pas. Il devait rentrer, il ne pouvait pas rester là si un orage éclatait. D’où il venait, ceux-ci étaient inoffensifs, mais dans les Tréfonds, ils pouvaient s’avérer dévastateurs.

Van hésita à cracher sur le corps. Il avança d’un autre pas, puis haussa les épaules et se remit en marche vers le manoir de son maître. Il connaissait le chemin et n’eut pas à réfléchir pour arriver à destination puis se faufiler à l’intérieur par la porte de service.

Quelques minutes plus tard, ses muscles se dénouaient dans l’eau du bac alors qu’il se réchauffait peu à peu, sa queue remuant parmi les bulles de savon. Il détestait la plupart des mœurs vampiriques mais admettait les bienfaits des salles d’eau privées. Les démons utilisaient des bains publics, conviviaux mais bruyants, qui ne permettaient pas de véritable intimité.

Contrairement à eux, aucun vampire ne tolérerait de se rendre sans armes dans un lieu où n’importe qui était un agresseur potentiel. Van, en tant qu’esclave d’un ska de haut rang, pouvait utiliser ces commodités quand bon lui semblait.

Chaque buveur de sang se devait d’avoir un favori, certains se payant même le luxe d’en posséder plusieurs en même temps. Cependant, ils ne gardaient pas longtemps leurs esclaves, car leurs morsures étaient addictives tant pour eux que pour le favori ; ils refusaient de risquer un Lien trop difficile à briser.

Certains esclaves étaient connus pour être passés entre les mains d’un vampire célèbre. D’autres avaient été rachetés par un ennemi de leur précédent maître afin de recueillir des informations sur celui-ci. Van avait de la chance : il restait attirant malgré ses cicatrices et n’avait pas encore dû jouer la carte de la politique.

Van sortit du bac sans se presser. La vapeur s’accumulait dans la petite pièce, rendant l’air humide et chaud. Les gouttes d’eau contournèrent les entailles qui marquaient sa peau pour rouler jusqu’au sol et s’y faire absorber par le bois du parquet. Sur son épaule s’étalait un tatouage de runes noires qui scellaient sa magie et témoignait de son statut d’esclave. Il le portait depuis longtemps mais n’en fut pas moins dégoûté à sa vue et s’enroula dans sa serviette pour le cacher.

Nerveux, le démon agita ses longues ailes de cuir pour les sécher, ignorant sciemment les pans de peau qui battirent l’air. Sa voilure avait été lacérée peu après son arrivée à Ambrosis. Les vampires n’aimaient pas que leurs serviteurs possèdent ce qu’eux-mêmes n’avaient pas, comme la capacité de voler, par exemple.

« Tu es rentré tard. »

Van tressaillit. Un homme se tenait adossé au chambranle de la porte et le regardait d’un air appréciateur. Enij ne l’avait acheté que trois mois plus tôt mais le démon avait déjà appris à le craindre. Heureusement, ce soir, il semblait amusé.

Van s’inclina respectueusement.

« Avez-vous passé une bonne soirée ?

— Excellente. Viens là. »

Le jeune démon le rejoignit en essayant d’ignorer sa quasi-nudité. Enij passa un bras autour de lui, sa main allant se loger sur sa nuque. Sans attendre, le vampire le força à dévoiler son cou en appuyant sur le côté de sa tête, puis mordit.

Le plaisir envahit le corps de Van, tendant ses muscles, et comme chaque fois le démon essaya de lutter contre cette détestable sensation. Son regard se fixa sur la poignée de la porte, ses dents se serrèrent. Son maître – si Sei le voulait, un jour, ce serait lui qui lui ouvrirait la gorge en deux – poussa un grognement appréciatif qui couvrit un moment ses bruits de succion.

Van le haïssait. Il haïssait chaque vampire de cette fichue ville, jusqu’au plus insignifiant. Et, à présent que celui qui l’avait capturé était mort, il devait trouver un autre exutoire à cette rage.

Enij relâcha son étreinte pour pouvoir le mordre encore, sur l’épaule, et cette fois Van ne put retenir un gémissement. Son corps se cambrait contre celui du vampire, demandeur, et il se détestait pour céder ainsi, pour ne pas être à la hauteur.

Soudain, un nom fit jour dans son esprit. Il y avait bel et bien un responsable à cette situation, quelqu’un dont la chute entraînerait de surcroît une catastrophe pour de la société vampirique.

Van grimaça un sourire par-dessus l’épaule de son maître. Il avait trouvé sa cible. Après cinq ans à être brisé par ses acquéreurs successifs, il était temps qu’il se mette en chasse.

 

***

 

De nombreuses années avaient passé depuis le départ de Lyth et la guerre faisait rage entre anges et démons. Lucifer était désormais appelé « le Déchu », son nom maudit, ses ailes noires prouvant la souillure de son âme. D’autres Chutèrent après lui et, dorénavant, les tribunaux rendaient régulièrement des sentences de déchéance. Michaël régnait sur l’Eden et considérait les traîtres à l’égal des démons.

Les bureaux réservés aux Hauts anges étaient des pièces spacieuses dotées de murs blancs et de grandes fenêtres vitrées. Les rayons d’Essiah s’y engouffraient avec plaisir, profitant du ciel dégagé pour caresser les meubles de bois poli ; les pluies d’automnes s’étaient taries sans que la neige ne réclame son dû. Le vent, cependant, se faisait glacial, mettant à mal les runes de chaleur qui maintenaient le froid à l’extérieur.

Assis à sa table de travail, Ariel fixait une feuille sans la voir. Un flacon rempli d’encre se tenait prêt à ce qu’il y trempe la pointe d’une plume ; une pile de dossier attendait sagement son attention. Avec les siècles, son corps avait enfin gagné en maturité malgré la lenteur de sa croissance, le faisant entrer dans l’adolescence.

Sa peau avait gardé la douceur de l’enfance, blanche et sucrée, et ses traits étaient d’une exquise délicatesse, ses lèvres sensuelles dans un visage mince, ses grands yeux bleus bordés de cils épais. Sa carrure mince, presque féminine, n’appartenait pas à un guerrier. Il possédait deux dons : celui de guérison comme Gabriel et celui d’illusion qui lui venait du Soleil.

L’astre enfouit ses rayons chaleureux dans la chevelure blonde et bouclée du Prince-ange, la faisant briller comme si elle se composait de fils d’or. Bien qu’elle soit nouée en natte serrée, elle demeurait magnifique, seul bijou reposant sur la tunique simple d’Ariel.

Ce jour-là ressemblait à tous les autres, du moins à tous ceux de sa nouvelle vie. Jadis, il se préoccupait de plaire et prêtait attention aux apparences. Il se présentait toujours au mieux, vexé lorsqu’il laissait les gens indifférents, et avide de l’attention de Gabriel. À présent, cependant, son attention n’était plus fixée que sur un seul point.

Une question flottait dans l’air, exquise et pénible à la fois, identique à la veille, à l’avant-veille et au jour avant. Sans doute serait-ce la même le lendemain car, peu importe la réponse, Ariel finissait toujours par se la poser à nouveau.

Viendrait-il aujourd’hui ?

Tous les jours, il espérait. Quelques minutes de bonheur suffisaient à illuminer ses mornes journées, une poignée d’instants volés, de secondes savourées avec délice, dangereuses mais tellement plaisantes. Lorsqu’il se retrouvait seul, le Prince-ange dégustait les souvenirs des moments passés ensemble et s’imaginait ceux à venir.

Pourtant, son bonheur se teintait d’angoisse, même s’il l’enfouissait de son mieux au plus profond de ses pensées, là où il pouvait presque l’oublier. Une peur terrible lui tordait l’estomac et lui rongeait le ventre, le faisait se réveiller en sueur, la nuit, quand un de ses cauchemars le rattrapait. Il savait que c’était sa punition. Seuls les coupables tremblaient ainsi.

Mais qu’y avait-il de mal, pourtant, dans le fait de se voir ? Ils se sentaient bien ensemble. Chaque fois, Ariel avait l’impression de respirer une odeur sucrée, alors que le bonheur éclatait en petites bulles autour de lui. Pour cet être qu’il aimait, il prenait tous les risques, mettait sa vie en jeu. Il était sûr que cela en valait la peine.

« Ariel ? Pourrais-tu me donner ce dossier, si tu as terminé ? »

Le jeune garçon sursauta, sortant de ses pensées, et referma soigneusement la farde demandée avant de la tendre à son frère. C’était si difficile de faire bonne figure en sachant quelle serait sa réaction s’il savait…

Parmi tous les anges, Gabriel se montrait le plus ferme, le plus froid, le plus inflexible. Archange de la Pureté, il défendait les Lois Saintes avec rage, refusant de décevoir le Seigneur Lyth qui les observait depuis le monde des Éléments. Ses pouvoirs de guérison et d’exorcisme s’avéraient essentiels en combat, aussi dirigeait-il la plupart des raids et son ombre faisait trembler les démons.

« Tu n’oublieras pas d’aller vérifier que Raguel en a terminé avec le sien, n’est-ce pas ? continua l’archange. Tu avais dit que tu t’en occuperais ce matin.

— Ne t’en fais pas, grand frère, répondit Ariel. J’irai.

— Appelle-moi Gabriel quand nous sommes au travail. Tu sais que je n’aimerais pas que d’autres anges nous entendent parler avec tant de familiarité. Ce serait mal vu.

— Oui, Gabriel », acquiesça sagement le jeune homme avant de retourner à ses rêveries.

Si seulement… Si seulement son frère pouvait comprendre. Peut-être Ariel parviendrait-il un jour à lui expliquer ? Lui dire à quel point il avait besoin de la présence de l’amour de sa vie ? Peut-être Gabriel l’accepterait-t-il…

L’archange de la Pureté, malgré sa froideur, adorait Ariel. Ils étaient frères, après tout, rien ne pouvait briser ce lien. Si Gabriel avait un problème, le Prince-ange faisait tout pour l’aider. Son frère était la personne la plus chère à ses yeux, plus encore que son amour, parce que l’archange, pur et parfait, toujours présent, ne pensait jamais à lui-même. Il ne dédiait aux lois et aux anges.

S’il savait… Mais comment résister ? Ariel soupira, jouant avec le coin de sa feuille. Il se savait détestable sans pouvoir se changer. L’amour qu’il vouait ne saurait disparaître, aussi condamnable soit-il. Comment Seigneur Lyth pouvait-Il maudire les gens comme lui, les considérer indignes d’être anges, alors qu’il avait toujours fait de son mieux ?

Mais indignes, ils l’étaient, lui et son amour. Ariel, Prince-ange, frère cadet de l’illustre Gabriel, aimait les hommes.

« Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort : leur sang retombera sur eux. » Combien de fois Ariel n’avait-il pas entendu ces mots dans la bouche de son frère, lorsqu’il déchoyait un coupable avant de le mettre à mort ? Gabriel tuait par pitié, car il n’imaginait pas qu’un seul ange, même déchu, puisse vouloir vivre dans les Abysses. À l’époque de Lucifer, l’homosexualité avait été tolérée tant qu’elle restait platonique, ce qui la desservait à présent ; si le Déchu l’avait défendue, elle était forcément horrible.

Gabriel n’imaginait pas qu’aimer un homme puisse être une expérience fabuleuse. Il voyait seulement l’abomination, la saleté, la souillure. Il avait raison, bien sûr ; les anges devaient rester purs et la pureté venait de la juste application des lois.

Ariel avait donc essayé de s’intéresser aux femmes, avait même fréquenté une ange charmante, drôle, au caractère agréable – sans succès. Il avait rompu après quelques mois de faux sourires, soulagé de s’éloigner de cette fille, malgré la déception qu’il avait vue dans le regard de son frère. Celle-ci lui avait fait mal et il avait réessayé. Rien n’y faisait.

Sa préférence ne posait pas de problème en soi. Ariel avait longtemps cru qu’il pourrait faire face, qu’il lui suffisait de rester célibataire. Après tout, aucun archange n’avait de compagne car, immortels, ils craignaient de s’attacher à de simples anges. Le Prince-ange se trouvait dans la même situation et savait qu’il ne tomberait pas amoureux de ses pairs, il les respectait et les connaissait trop pour ça.

Il n’aurait jamais pensé aux démons si l’un d’eux ne lui avait déclaré sa flamme.

Tout d’abord, Ariel en avait été horrifié. C’était tellement inconcevable ! Il avait cru que le démon se moquait de lui, qu’il voulait le rouler, le blesser, lui nuire enfin, et il l’avait repoussé. Il avait fui, se cachant dans la chambre de son frère où aucune créature maléfique n’oserait pénétrer, sous peine de fondre dans l’air saturé de magie Sainte, brûlée par le sol béni. Il s’agissait de l’endroit le plus sûr du monde et Ariel s’y était enfermé pendant de longues minutes.

Gabriel l’y avait trouvé et s’était inquiété en le trouvant si bouleversé. Le Prince ne lui avait rien dit, rassuré par sa présence et travaillé par la possibilité, infime, que le démon n’ait pas menti. Son frère lui avait serré brièvement l’épaule avec un de ses rares sourires, et pria avec lui avant de le ramener à ses appartements.

Mais le démon était revenu. Durant des mois, Ariel l’avait tour à tour fui, repoussé, attaqué, insulté. L’autre ne se lassait pas, amenant parfois un cadeau que l’ange s’empressait de détruire, lui murmurant des mots tendres et des serments. Cependant, le démon se montrait si gentil, si différent du caractère qui lui avait été décrit, qu’Ariel s’était retrouvé à discuter avec lui, puis à cacher ses présents, puis à lui sourire. Puis à attendre son retour.

Ariel soupira encore, baissant les yeux vers le travail qui l’attendait. Lentement mais sûrement, le démon l’avait convaincu de sa bonne foi et le Prince en était tombé amoureux. Fou ! Il aurait mieux fait de se crever les yeux et de se percer les tympans. Si Gabriel le découvrait un jour, Gabriel qu’il aimait tellement et pour qui il donnerait sa vie sans réfléchir, Gabriel qui l’avait élevé et qui avait toujours pris soin de lui, ce Gabriel lui servirait de bourreau et le chasserait, ou le tuerait. Il ne plaisantait ni avec l’homosexualité, ni avec la trahison, ni surtout pas avec le péché de chair. Or Ariel avait cédé.

Oh, pas en entier, bien sûr, mais plus qu’assez pour Gabriel. Un baiser était suffisant. Une étreinte qui s’éternisait. Quelques caresses. Un col défait. Une main sur son torse. Rien de plus, et c’était déjà si bon, et c’était déjà si condamnable.

Ariel secoua la tête. Il valait mieux qu’il se dépêche d’aller chercher ce dossier chez Raguel. Si Gabriel devait le gronder encore une fois, cela lui gâcherait la journée. Il n’aimait pas décevoir son frère.

 

***

 

Nysijl avait bien crû depuis l’époque où, petit village démoniaque, elle avait été prise par les ska. Elle portait sûrement un autre nom alors mais celui-ci avait vite été oublié, pressés qu’étaient les vampires de marquer ces lieux de leur empreinte. Les petites maisons avaient été transformées en manoirs, les routes pavées, la ville ceinte d’une muraille – symptomatique du manque de confiance que les ska avaient les uns envers les autres, puisque les démons savaient voler.

Le tout ressemblait à un bloc de carrés noirs qui, ayant débuté sur une colline, s’agglutinait petit à petit à ses voisines. À l’extérieur de l’enceinte se trouvaient quelques vergers et champs qui servaient d’approvisionnement aux esclaves.

La plupart des villes d’Ambrosis, le monde des vampires, étaient bâties sur le même moule, et quand Ymesh s’y promenait il repensait toujours à Ijishia avec nostalgie. Pas la cité actuelle, aussi figée que les autres, mais celle d’autrefois qui s’installait tantôt au milieu des plaines, tantôt en forêt.

Cela le menait généralement à se traiter lui-même de vieux fossile.

Il avança dans les rues humides, se dirigeant sans hésiter vers la résidence principale de Nysijl, située presque en périphérie du centre de la ville, à l’opposé des portes. Après tout, si quelqu’un attaquait par l’avant, mieux valait que tous les autres ska se dressent entre l’assaillant et le Roi Rouge.

Arrivé devant les grilles du manoir, Ymesh fut accueilli par deux gardes qui lui jetèrent un regard peu amène. Il leur répondit d’un sourire et avança d’un air sûr de lui. Souvent, cela suffisait. Pas cette fois ; ils l’arrêtèrent d’un même mouvement.

« Que voulez-vous ?

— Eh bien, rendre visite je suppose ? »

Ils le fixèrent d’un air patibulaire.

« Déclinez votre nom et celui de votre Maison ainsi que la raison de votre venue, lança l’un d’eux.

— Ymesh, et je ne me connais pas de maître. Je viens rendre visite à un vieil ami. »

Le demi-elfe retint son exaspération devant leurs mines butées, conscient que les gardiens n’avaient pas l’autorité pour le recevoir, ignorant son amitié pour leur Roi. Mieux eût valu pour eux de le laisser passer en premier lieu. Il décida de leur faciliter la tâche.

« Les vampires indépendants doivent se présenter au Sire de la ville lorsqu’ils arrivent, n’est-ce pas ? »

Ils hésitèrent – malgré la loi, peu de ska étaient assez fous pour voir le Roi en personne, la plupart préférant se trouver un protecteur provisoire parmi ses courtisans – puis reculèrent d’un même mouvement pour le laisser passer. Ils n’avaient aucune confiance en Ymesh, bien entendu, mais celui-ci venait de leur fournir une excuse acceptable en cas de problème.

Sans s’attarder, le vampire se dirigea vers la grande porte et se fit annoncer. Le majordome se montra aussi réticent que les gardes, Sa Majesté se trouvant en bonne compagnie, mais finit comme eux par céder. Quelques minutes après qu’il eut disparu dans les couloirs sombres, Ymesh sentit la présence familière de Ketjiko s’approcher. L’ancien elfe sourit avec chaleur en le voyant arriver. Les deux vieux amis s’étreignirent sans complexe, sous le regard choqué du serviteur royal.

« Quand tu m’as laissé pour faire ton deuil, je ne m’attendais pas à ce que tu disparaisses pendant si longtemps ! s’exclama le Roi.

— Je ne suis pas resté à Ijishia après que celle-ci se soit fixée en un seul endroit. J’ai préféré voyager, rencontrer des gens… Je suis déjà passé à Nysijl une fois mais tu étais absent et j’ai préféré ne pas faire de remous.

— Ne t’absente plus ainsi. Je te croyais presque mort. »

Ymesh étreignit d’une main l’épaule de Ketjiko.

« Ne t’en fais pas. Je ne meurs si facilement. »

Le Roi lui sourit, d’un sourire bien froid par rapport aux souvenirs d’Ymesh. Il détailla son vieil ami avec plus d’attention et fut déçu de voir à nouveau dans son regard cette noirceur qu’il avait enfant et qui avait disparu à l’adolescence. Il avait cependant bien grandi, atteignant une taille respectable et gagnant en prestance. Sa façon de bouger et de parler prouvait qu’il avait l’habitude d’être obéi. Mais qu’attendre d’autre de celui qui tenait d’une main de fer la nation la plus réfractaire des Abysses ?

« Tu vas me raconter tes voyages en détail, fit Ketjiko en l’entraînant vers le couloir. J’ai hâte de savoir ce qui t’es arrivé.

— Et toi-même, que deviens-tu ? répliqua Ymesh. Ambrosis a bien changé depuis l’époque où tu l’as acquise. »

Le Roi s’arrêta, presque surpris.

« Tu ne sais vraiment rien de ma vie ? J’aurais cru que même en étant nomade…

— J’ai surtout traversé des villes démoniaques ces dernières années, poussant jusqu’à l’Univers où vivent les humains. Je n’ai pas eu beaucoup d’échos quant à ta personne.

— Dans ce cas, tu vas être surpris. Je suis marié et père de deux enfants. D’ailleurs, tu vas rencontrer ma femme tout de suite. »

Les doubles portes qui se trouvaient en bout du couloir s’ouvrirent sous l’impulsion mentale de Ketjiko et celui-ci introduisit l’ancien elfe dans un salon décoré de bois sombre et de fauteuils de velours rouge. Une femme était assise sur l’un d’eux et le Roi alla prendre sa main pour y déposer un baiser un peu froid.

« Très chère, voici un ami que je voulais te présenter depuis longtemps. Il s’agit d’Ymesh, je t’en ai déjà parlé. Ymesh, voici mon épouse, Daliah.

— Enchantée », dit-elle en se tournant vers lui.

Ils se figèrent tous les deux. Choqué, l’elfe s’efforça de produire une révérence un peu raide, sous le regard glacial de la dame. Il avait déjà vu ce visage, longtemps auparavant.

Dans le salon de Ketosaï.

 

***

 

Le soir venu, Ariel rejoignit Gabriel dans la petite chapelle des appartements de ce dernier. La pièce, simple, avait le style dépouillé que l’archange de la Pureté privilégiait, arguant que la modestie favorisait la spiritualité. Sans doute avait-il raison car l’endroit dégageait toujours une ambiance propice à la prière et à la méditation.

Tous deux s’agenouillèrent à même le sol pour réciter leurs vœux du soir. C’était l’un des rares moments où ils se trouvaient seuls et, pendant longtemps, ç’avait été celui qu’Ariel préférait. En effet, à l’occasion des quelques mots qu’il adressait à l’intention de son créateur, Gabriel se montrait à la fois passionné dans sa dévotion et apaisé dans la certitude de ses idées. Il avait beau savoir que la probabilité que Lyth l’écoute soit faible, il était rarement aussi expressif qu’en murmurant les phrases que beaucoup de monde débitait par cœur. Ariel lui-même n’aurait jamais atteint une spiritualité aussi épanouie sans la conviction absolue de son frère. Les mots n’avaient de sens que s’ils étaient prononcés par Gabriel.

Du moins, avant.

À présent, Ariel appréhendait ces prières. La sacralité du lieu lui donnait la nausée ou, plutôt, il se faisait lui-même cet effet. Il n’avait pas le droit de prononcer les paroles saintes, pas le droit de demander à Lyth de le bénir, ni de recevoir le sourire de Gabriel alors qu’il trahissait sa confiance de façon aussi sale. Il se dégoûtait dans ces moments où il réalisait ce à quoi il avait renoncé en cédant, même si peu.

Pour donner le change, il mentait, affichant un sourire faux et des regards entendus qui le rendaient malade par leur hypocrisie. Peut-être cette comédie le révulsait-elle plus que tout le reste. Il savait à quel point Gabriel considérait l’honnêteté et abhorrait le mensonge. Il savait aussi que Gabriel avait en lui une confiance totale, absolue, exempte de toute méfiance. Trahir un sentiment aussi pur relevait du crime.

Que faire pourtant ? Ariel ne pouvait se renier lui-même. Avec le malaise qui le prenait chaque fois qu’il se retrouvait seul avec son frère, ses seuls moments de détente étaient devenus ceux passés dans les bras de son démon… mais ceux-ci étaient aussi le poison qui empirait la situation, augmentant ses remords, et l’éloignant plus encore de son cher Gabriel ! Ariel se débattait dans ce cercle vicieux sans parvenir à en sortir.

Mettant fin au supplice, la voix de Gabriel se tut, et l’archange se releva. Ariel n’eut pas le courage d’ignorer la main qu’il lui tendait pour l’aider et cacha son malaise derrière un regard de remerciement, un autre mensonge. Le sourire que son frère lui retourna fut en comparaison si franc et sincèrement affectueux qu’Ariel sentit son estomac se retourner. Il faillit retomber à genoux, là, sur place, et tout avouer : son ignominieuse préférence, son abjecte trahison, sa relation méprisable et son amour tout aussi écœurant, malgré la sincérité de ses sentiments. En un instant, la scène défila devant ses yeux : sa confession, l’expression de son frère, incrédule et horrifiée, ses pleurs, ses serments… lorsqu’il en arriva au moment où Gabriel devait décider de l’absoudre ou de le condamner, il baissa les paupières fermement, refusant d’admettre qu’il connaissait la sentence.

« Ariel, tout va bien ? »

Le ton inquiet et concerné le fit presque pleurer. Au lieu de quoi, il eut un rire sans joie et secoua la tête, faisant voler les quelques mèches blondes qui s’échappaient de sa natte.

« Oui, je suis simplement fatigué. Je vais aller me reposer dans ma chambre. »

Gabriel se pencha et serra brièvement Ariel dans ses bras. Il n’appréciait pas les contacts physiques et ne les encourageait pas. Pourtant, il se permettait parfois ce genre d’étreinte. Après tout, Ariel était son jeune frère et il l’aimait énormément.

« Une bonne nuit de sommeil répare la plupart des maux », dit l’archange, avant de quitter l’adolescent pour rejoindre sa propre chambre.

Il ne réalisa pas qu’Ariel avait commencé à pleurer en silence. Si seulement, si seulement une nuit suffisait à tout effacer. Ah, Gabriel ! S’il savait à quel point ses paroles rassurantes pouvaient faire mal…

Ariel cacha son visage dans sa manche et regagna sa chambre sans faire attention à d’hypothétiques rencontres. Il avait presque envie que quelqu’un devine, que quelqu’un le dénonce, que tout soit terminé. Au moins il n’aurait plus le poids du mensonge à porter.

Mais tout en formulant cette pensée, il savait qu’il se mentait à lui-même. Il ne supporterait jamais de Chuter. La seule idée de quitter l’Eden, de ne plus vivre dans cet endroit familier, de devoir considérer son frère comme un ennemi mortel… c’était trop horrible.

Ariel dut s’y reprendre à deux fois pour fermer sa chambre à clef. Habitude inutile puisqu’il n’y avait pas de voleurs en Eden mais qu’il avait prise depuis quelque temps, pour enfermer ses doutes et son désespoir avec lui, pour placer une barrière entre la vérité et la duperie, entre la pureté et la souillure, entre son frère et lui.

Haletant, il allait se précipiter vers son lit pour enfin y laisser exploser les sanglots qu’il retenait, lorsque deux bras se refermèrent autour de sa taille.

Son cri hystérique s’étrangla avant d’avoir franchi ses lèvres. Il avait reconnu l’odeur familière, la façon d’étreindre, puis, en se tournant, les cheveux du même blond platine que ceux de Gabriel, les yeux d’un bleu aussi clair mais bien plus froids, et le sourire tendre qui ne quittait jamais les lèvres tant aimées.

« Bélial… »

 

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