Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 12

« Les princes ne sont pas membres de la Ronde mais peuvent assister aux débats à titre d’observateur. Ils peuvent aussi envoyer des observateurs en Commission et en Comité. »

 

- Livre des Loi suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge -

 

 

Les semaines avaient passé et éviter Bélial s’avéra étonnamment facile. Auparavant, Ariel et lui ne se voyaient durant le jour que parce que le déchu réclamait l’attention de l’archidémon, quant aux soirées, il lui avait suffi de s’absenter de sa chambre. Ne l’y trouvant pas, son amant n’avait pas su où le chercher et n’avait pas eu la patience de l’attendre. Sans doute s’était-il soulagé avec quelque autre mignon. Inutile de se faire des illusions en croyant qu’il avait été fidèle.

Néanmoins, depuis peu, la difficulté augmentait : Bélial devait se poser des questions. Ariel aurait bien utilisé ses illusions, comme jadis lorsqu’il jouait à cache-cache avec d’autres enfants, mais l’archidémon de la Lune était plus puissant que lui et n’aurait aucun problème à voir au travers.

« Tu devrais juste te résoudre à lui parler, angelot, commenta Belzébuth d’un ton exaspéré. N’avais-tu pas décidé de faire face ?

— Si, mais c’est plus facile à dire qu’à faire, admit Ariel.

— Eh bien je pense que tu vas devoir te forcer, parce qu’il est juste là. »

Le blond tressaillit. Belzébuth observa avec une certaine fascination le visage d’Ariel se détendre, alors que ses épaules perdaient leur crispation et qu’un sourire gentil se formait sur ses lèvres. Ses yeux passèrent de froids à pétillants et il avait l’air tout à fait heureux lorsqu’il se tourna vers Bélial pour le saluer jovialement.

« Bonjour ! Ça fait quelques jours déjà… Je suis content de te voir. »

Le déchu serra Bélial dans ses bras, à la grande surprise des deux archidémons, et rit même un peu.

« Tu en fais une drôle de tête…

— Je croyais que tu m’évitais », admit Bélial en se penchant pour l’embrasser.

Le blond esquiva ses lèvres et secoua la tête, faisant voler ses boucles blondes.

« C’était vrai. »

Il avait utilisé un ton contrit. Belzébuth était impressionné. Il avait toujours trouvé Ariel louche, mais surtout parce que celui-ci acceptait de vivre parmi eux beaucoup trop facilement pour le frère de Gabriel. L’archange Saint était connu pour sa haine des démons et les faisait fondre en combat avec son pouvoir d’exorciste, comme de vulgaire détritus.

Ariel n’avait pas l’insensibilité de son frère, mais il s’avérait être un excellent comédien. Peut-être Belzébuth l’avait-il un peu sous-estimé.

Bélial se secoua.

« Pourquoi ? Ai-je agi de façon déplacée ? »

Le blond ne tiqua même pas. Il se contenta de soupirer et de baisser la tête – si l’archidémon des Ténèbres ne l’avait pas vu effondré quelques jours plus tôt, il aurait cru à sa tristesse confuse. Intérieurement, Ariel bouillait de colère.

« Je… je t’ai vu avec le seigneur Lucifer. »

Bélial pâlit.

« Arael

— Non ! Ne dis rien. Laisse-moi finir… »

Le déchu lui fit un sourire juste assez crispé.

« J’ai vu à quel point tu l’aimais. Vous feriez un couple magnifique. Je suis trop jeune, trop… naïf pour toi. Il m’a fallu du temps pour l’accepter, mais j’ai fini par le réaliser… alors… »

Il prit une inspiration déterminée.

« Soyons amis. S’il te plaît ? »

La confusion et la surprise se mélangeaient sur le visage de Bélial, qui ne croyait pas à sa chance.

« Tu ne m’en veux pas ? »

Ariel battit des cils.

« Pourquoi ? Tu croyais vraiment m’aimer et puis de toute façon, notre histoire se serait mal terminée. Tu es quelqu’un de bien et je tiens à toi.

— Mais tout de même, après ce que je t’ai fait… J’aurais dû te parler de Lùzifer plus tôt… »

Un autre sourire niais du déchu.

« Ce n’est pas grave. »

Il lui tendit la main.

« Alors, amis ? »

Bélial sourit à son tour et lui serra la main, sans que le visage d’Ariel ne trahisse ses véritables pensées.

« Amis. »

Comble de l’horreur, l’archidémon de la Lune laissa échapper un rire ravi et ébouriffa les cheveux de son ancien amant.

« Tu es décidément un adorable petit angelot. Merci, Arael. »

Le déchu le serra dans ses bras pour cacher son regard, redevenu glacial.

« Mais de rien. Allez, file le rejoindre maintenant. »

Bélial hocha la tête, fit un clin d’œil radieux à Belzébuth et partit en sifflotant.

Ce fut seulement quand il fut hors de vue qu’Ariel serra les poings.

Comment pouvait-il ? Comment osait-il ? Il avait été déchu à cause de lui, et Bélial l’appelait angelot ? Il le remerciait ? Il s’en voulait de ne pas lui avoir parlé de Lucifer mais n’avait même pas pensé à s’excuser d’avoir séduit Ariel, de l’avoir souillé !

Oui, l’adolescent était aussi fautif, il avait cédé de sa propre volonté, mais Bélial lui avait menti depuis le début et ne semblait même pas s’en préoccuper.

« Belzébuth ? »

Sa voix douce et aimable le surprit lui-même. Ariel avait l’impression de bouillir et, bientôt, cette colère qu’il contenait allait s’échapper par tous les pores de sa peau, exploser, briser.

« Oui ? répondit l’archidémon des Ténèbres.

— Connais-tu un endroit où je pourrai un peu tout démolir, s’il te plaît ? »

Un, deux, trois battements de cœur.

« Oui. »

Belzébuth ouvrit un Portail.

« Par ici. »

Ariel le suivit poliment, se laissant guider dans l’Entre-monde, puis dans le Cercle où l’archidémon l’avait amené. Le déchu ne porta pas attention aux arbres dix fois plus grands que leurs équivalents édéniques, ni à la boue, ni aux bruits et aux grondements qui retentissaient autour d’eux. Volant puis marchant, il suivit Belzébuth en s’efforçant de ne penser à rien. Attendre, encore un peu, encore, encore…

Belzébuth le guida jusqu’à un palais à moitié délabré. Ariel y perçut plusieurs présences furtives mais n’y porta pas attention ; elles s’éloignaient. Une seule d’entre elles les rejoignit.

« Que se passe-t-il ? » murmura la voix rauque d’Astaroth.

Ariel n’écouta pas la réponse. Il entra dans la pièce qui avait été libérée pour lui et poussa un soupir de soulagement.

Quelques secondes plus tard, un vase explosa contre la vitre dans un grand bruit de verre. Les coussins, les draps furent déchirés, méthodiquement, avec rage. La table vola à travers la pièce, se brisant contre le mur. Les livres virent leurs pages mises en pièces, la couverture brisée, les meubles en miettes, en morceaux. Ariel ne savait pas être aussi fort et peu lui importait. Il voulait tout détruire, il voulait se venger, il voulait faire mal

Quand il reprit conscience, il était assis au centre de la pièce, à même le sol, et il haletait. Tout autour de lui était détruit.

Il se passa une main tremblante sur le visage. Sa natte s’était presque entièrement défaite et ses longues mèches blondes collaient à sa peau luisante de sueur. Il fronça le nez. Ses vêtements sentaient mauvais – il était trempé.

Épuisé, il se traîna jusqu’au mur pour s’y adosser et reprendre son souffle. Où était-il ? Ah oui, chez Astaroth. Belzébuth l’y avait emmené… Essiah, il aurait pu le conduire n’importe où qu’Ariel l’aurait suivi. Il s’était senti si… bizarre…

Les deux archidémons se trouvaient-ils toujours là ? Laissant aller son aura, le déchu chercha leur présence. Oui, ils étaient dans la pièce à côté. Difficile de confondre cette sensation d’ombres et de Ténèbres, noire et profonde, puissante, caractéristique de Belzébuth ; et cette autre, forte, intense, sanguine, appartenant à Astaroth. Leur lien avec les Abysses les rendait particulièrement reconnaissables.

Ils n’étaient pas seuls dans le bâtiment. Les sens magiques d’Ariel repérèrent plusieurs autres auras, plus faibles, toutes ou presque de Sang. S’agissait-il du clan d’Astaroth ?

Quelqu’un toqua à la porte – Belzébuth. Ariel hésita, puis se passa la main dans les cheveux.

« Oui. »

Les deux archidémons entrèrent en silence. L’adolescent se força à leur sourire malgré la crispation de son visage. Il devait être dans un état épouvantable…

« Ça ira, gamin ? »

La voix de Belzébuth était moqueuse, comme toujours. Sans doute son orgueil l’empêchait-il d’admettre son inquiétude.

« Je survivrai », répondit Ariel.

Les deux archidémons échangèrent un regard.

« C’est toujours ça. »

Astaroth se pencha, et le souleva dans ses bras.

« On va t’amener dans une chambre, pour que tu dormes. Nous veillerons sur toi. »

Faible comme un chaton, Ariel hocha la tête et se serra contre le corps chaud de l’archidémon. Très vite, il sombra dans le sommeil.

 

***

 

Daliah exultait. La Ronde avait été convoquée quelques jours auparavant. Malgré l’hiver, les Doyens se pressaient d’arriver à Nysjil et plusieurs se trouvaient déjà là ; les autres s’étaient mis en route et arriveraient petit à petit. Dès qu’ils se trouveraient au complet, Naâsh serait condamné à mort et Nysâh obtiendrait la couronne.

La vampire s’étira langoureusement, ravie, avant de s’asseoir devant un grand métier de bois. Ses mains se mirent au travail sans qu’elle ait à se concentrer. Elle avait elle-même tissé une grande partie des tapisseries qui ornaient le manoir – une occupation en valait une autre quand le froid empêchait de sortir, gelant les intrigues de cour jusqu’au printemps – et celle-là ne comportait que de très simples motifs géométriques.

Elle se sentait une nouvelle jeunesse. Manipuler Ketjiko avait été amusant au départ. Cependant, quand elle était parvenue à le transformer comme elle le souhaitait, elle avait réalisé qu’il échappait petit à petit à son contrôle. Le Roi Rouge avait perdu ses idéaux mais gardait la tête sur les épaules et n’avait jamais toléré qu’elle prenne la moindre décision à sa place. Lors des dernières années, elle n’avait même plus été capable d’influencer correctement ses décisions.

Alors que Nysâh…

Daliah avait toujours favorisé sa fille et celle-ci n’avait jamais protesté lorsqu’elle s’était insinuée dans ses affaires. Dernièrement, elle l’avait laissé régler la mort de Ketjiko sans intervenir et avait accepté sans ciller le mariage qui scellerait leur alliance avec les Ailish.

Autant dire que la véritable reine, ce serait elle, Daliah. Comme cela aurait dû être le cas depuis le début.

Elle rit, satisfaite de sa propre adresse, et fit couler du sang chaud dans un verre qu’elle posa près d’elle sur une table. Les quelques obstacles qui se tenaient devant elle étaient quantité négligeable. La disparition de la calice de Naâsh ne lui poserait pas de réel problème ; quant à l’esclave de Ketjiko, il n’avait pas été retrouvé et son corps nourrissait sans doute les charognards. Elle n’avait même pas eu à en disposer. De toute façon, qui se souciait de savoir si Naâsh avait vraiment tué son père ? Sa mort arrangeait tout le monde.

S’arrêtant un instant de tisser, elle but une longue gorgée de sang et sourit. Sans doute s’exposait-elle trop mais elle aurait enfin officiellement Ambrosis à sa botte, au nez et à la barbe de tout le monde. Ketosaï aurait été fier d’elle.

 

***

 

Belzébuth n’avait pas vraiment dormi. Trop de sujets se bousculaient dans sa tête, du problème d’Ambrosis à l’absence prolongée de Léviathan, en passant par la dernière crise d’Ariel. Aussi avait-il laissé Astaroth veiller seul sur le jeune déchu et était-il sorti pour se dégourdir les jambes. Il aimait marcher seul, après le coucher du soleil. Après tout, il portait le titre d’archidémon des Ténèbres ; la nuit était son domaine.

S’éloignant du palais d’Astaroth, il avait été très surpris de réaliser que quelqu’un l’attendait. Il s’inclina galamment en reconnaissant la jeune femme blonde qui patientait contre un arbre, l’aura en veilleuse.

« Dame Rhamiel. Je ne pensais pas que vous pousseriez le zèle jusqu’à venir me trouver ici.

— Il me semblait que nos affaires étaient urgentes. Je ne m’attendais pas à ce que vous quittiez Pandémonium en des temps si troublés. »

La voix froide de Rémiel portait clairement un reproche. Belzébuth se redressa. Sûrement Astaroth avait-il la présence de l’archange bien qu’elle ait pris soin de cacher son aura, mais il n’avait pas cru bon de la signaler à Belzébuth, lui laissant la surprise.

« Très chère, je crains que ma charge ne m’ait forcé à me retirer. Cependant, je serais rentré demain ; vous n’aviez nul besoin de me suivre ainsi.

— Nous avons hâte, en Haut, d’entendre votre réponse. J’espérais que vous enverriez un messager plus tôt.

— Je n’aime pas que mes démons s’approchent de vos terres bénies. Un regard de travers et votre fichu piaf de la Pureté serait capable de les faire fondre. »

Le regard glacial qu’elle lui renvoya voulait tout dire. Belzébuth sourit, amusé – il aimait les fortes têtes, il n’y pouvait rien.

« Vous vous êtes inquiétée pour rien, reprit-il. Comme je vous l’avais assuré lors de votre dernière visite, je suis intéressé par cette… trêve.

— Parfait. Dans ce cas, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Je suggère que nous reprenions contact lorsque cette pause n’aura plus lieu d’être.

— Ça me convient. »

Satisfaite, elle déploya ses trois paires d’ailes et s’envola sans plus de cérémonie. Il la regarda s’éloigner, presque à regret, jusqu’à ce qu’elle Traverse vers l’Eden.

La nuit redevint silencieuse, du moins autant qu’elle pouvait l’être au cœur d’une forêt des Abysses : les feuilles bruissaient, les animaux nocturnes chassant leurs proies. Belzébuth secoua sa cape, sourcils froncés, et retourna à grands pas vers le manoir d’Astaroth.

Rémiel avait raison sur un point : les temps étaient troublés. Les démons avaient besoin de lui à Pandémonium. Astaroth suffirait largement pour s’occuper du petit Prince.

 

***

 

Michaël se leva à l’entrée de Rémiel. À Alun Hevel aussi il faisait nuit, et ils avaient été trois à l’attendre le temps qu’elle fasse un aller-retour rapide et surtout discret entre l’Eden et les Abysses, rassemblés comme des comploteurs dans le salon des appartements du régent.

« Alors ? »

La voix de l’archange de la Lumière était tendue et Saraqael, qui se tenait à ses côtés, ne lui rappela pas ce que son ession avait vu. Il avait rapporté l’échange au fur et à mesure mais Michaël avait besoin d’entendre Rémiel confirmer cela en personne, ce qu’elle fit.

« Il a accepté. »

Michaël se détendit, soulagé. Uriel attrapa une de ses mains et la serra, exprimant par là sa joie.

« Parfait. Avait-il l’air de se douter de quoi que ce soit ?

— Non, répondit Rémiel. À vrai dire, il n’a posé aucune question. Je pense que les problèmes causés par les vampires sont plus graves que nous le pensions. »

Saraqael acquiesça.

« Belzébuth n’a pas apprécié de se faire flouer. Avec le Roi Rouge qui vient de se faire assassiner, le moment est parfait pour une vengeance.

— Je ne suis même pas sûre que ce soit la seule question en jeu. »

Elle hésita, mais Michaël l’incita à parler d’un geste.

« Il se trouvait bel et bien dans le manoir que tu m’as indiqué, Saraqael, en pleine forêt. Mais je ne pense pas qu’il y était seul. »

Elle le regarda droit dans les yeux, comme pour essayer de déchiffrer ce qu’il pouvait bien penser.

« Astaroth était avec lui et j’ai aussi très nettement perçu la présence d’Ariel. Que faisaient-ils là, Saraqael ? »

L’archange du Soleil haussa les épaules. Il n’avait pas à lui répondre ; son réseau d’espionnage ne rendait des comptes qu’à Michaël.

Rémiel élabora son hypothèse :

« J’ai l’impression qu’ils l’aiment bien et veulent le protéger. Ariel n’a jamais combattu et Belzébuth a toujours été du genre à ramasser les oiseaux blessés, même s’il ne le reconnaîtrait pas avec une lame sous la gorge. Après tout, il a laissé Lucifer s’installer à Pandémonium.

— Inutile de revenir sur la trahison de Lucifer, l’arrêta Michaël. Même au sujet d’Ariel… Que tu aies raison ou pas importe peu, tant que les démons laissent les anges en paix.

— Ce plan ne fonctionnera que si les anges font de même », rappela Uriel.

Le régent défit le premier bouton de son col, se détendant un peu à présent que leur plan avait fonctionné.

« Je doute que Gabriel soit en état d’organiser des raids, si c’est ce que tu sous-entends. Le ferait-il que je me chargerais de l’arrêter. »

Il les regarda tous les trois longuement. Ses yeux étaient perçants et avaient tendance à mettre Saraqael légèrement mal à l’aise, même lorsqu’il n’avait rien à se reprocher. Savoir pourquoi n’y changeait rien : Michaël ressemblait à Lucifer, et pas seulement physiquement. Par chance, il s’y prenait beaucoup mieux que son prédécesseur pour gérer les affaires de l’Eden.

« Allez vous coucher, à présent. Il est tard et nous devrons donner le change demain. »

Ils se séparèrent, Uriel et Rémiel partant vers leurs appartements. Saraqael s’attarda dans le couloir, peu pressé de regagner son bureau, où certains dossiers attendaient d’être clôturés.

Le comportement de Michaël l’avait agréablement surpris. Le jeune archange perdu avait bien grandi et n’hésitait plus à mettre en avant ses prérogatives. Avec un peu de chance, un jour…

Saraqael n’osa pas laisser aller sa pensée plus loin.

 

***

 

À son réveil, Ariel sentit les rayons d’Essiah lui caresser le visage à travers une fenêtre sans rideaux. Les draps, quoique plus doux que ceux de son lit d’en Haut, étaient de moindre qualité que ceux qui lui avaient été donnés à Pandémonium. Désorienté, il se redressa, et remarqua qu’il n’était pas seul dans sa couche. Oui. Sa crise. Belzébuth et Astaroth. Le palais.

Le déchu secoue la tête et fit le point sur la pièce. Déjà, il ne se trouvait pas sur un lit, car il n’y en avait pas. Ni ne sol non plus, d’ailleurs ; la salle était un énorme tas de coussins, aux murs matelassés de tapisseries colorées et aux grandes fenêtres orientées plein est. Astaroth était étalé langoureusement à un bras de lui et semblait dormir.

Sauf qu’il avait les yeux ouverts. Ariel se racla la gorge.

« Bonjour… »

L’archidémon sourit et s’étira longuement avant de s’asseoir. Le jeune déchu se sentit rougir alors qu’il observait les muscles fermes du démon et il détourna le regard, troublé et gêné.

« Désolé d’être arrivé comme ça… Oh Essiah, j’ai détruit une de vos pièces, je suis vraiment, vraiment désolé, je payerai pour les dégâts si vous voulez… Enfin, quand j’aurai de l’argent. »

Il n’avait plus les mêmes ressources qu’en Eden, il avait tendance à l’oublier. Jusque là, il avait vécu aux crochets de Lucifer et Belzébuth. Confus, il baissa le nez, mais ses remords furent perturbés par le rire bas d’Astaroth.

« T’en fais pas, petit. Tu es de mon clan, s’pas grave si tu as cassé quelques bricoles. »

Ariel cilla.

« De ton clan ?

— Depuis hier. »

L’énormité de ce qui était arrivé frappa alors Ariel. Cette sensation d’oppression, cette façon de craquer… Cela ressemblait à un Aveu. Tremblant d’appréhension, il sonda son aura.

Du Soleil et du Sang.

« Je… J’ai gagné des pouvoirs de l’Élément Sang ? »

Astaroth sourit, et déposa un baiser sur son front.

« Du calme. C’est le pouvoir de régénération et de contrôle des organes que donne le Sang. Tu pourras peut-être guérir encore, si tu apprends.

— Le Sang peut soigner ? Je croyais que le seul pouvoir de guérison était celui donné par l’Élément Saint…

— C’est dur, mais possible. Ça s’appelle la saâghan. Les pouvoirs de nécromancie peuvent soigner aussi, un peu. Tu devras réapprendre au début.

— J’y suis tout à fait prêt !

— Parfait. »

Ariel soupira de bien-être et se laissa retomber sur les coussins. Étrange de constater à quel point l’arrivée de ces nouveaux pouvoirs lui apportait une sensation de soulagement… Comme s’il avait enfin trouvé sa place ici en Bas. Les Aveux ne survenaient que lorsque les anges déchus prenaient une décision importante ou, du moins, se trouvaient à un tournant important de leur vie ; alors, peut était-ce le cas.

Depuis sa Chute, il avait inconsciemment craint ce que son Aveu révèlerait sur lui, s’il en avait un jour un. Mais le Sang… un pouvoir de guérison qui plus est… cela lui correspondait. Peut-être certains en seraient-ils surpris, mais il se sentait bien ainsi, même mieux qu’avec le Saint, car il s’en sentait plus digne – après tout, il avait menti, il était tombé par luxure. Oui, le Sang lui convenait parfaitement.

Le soleil n’avait que peu évolué dans le ciel lorsqu’Ariel et Astaroth arrivèrent à la capitale des démons. Lorsqu’il vit le jeune déchu, Belzébuth ne put s’empêcher de renifler.

« Tu as un de ces sens du spectacle… »

Ariel passa la main dans ses cheveux, teints en un rouge sang explicite.

« C’est trop ? Je trouvais que c’était de circonstance.

— L’apparition de tes tatouages ne te suffisait pas ? » demanda l’archidémon des Ténèbres, cherchant ceux-ci des yeux sans les trouver.

Pourtant, Ariel avait le niveau de Prince, comme jadis…

« Ils se trouvent dans mon dos, personne ne peut les voir, expliqua Ariel.

— Tout ça pour ça… Que comptes-tu faire, maintenant ?

— Je dois voir Lucifer. Il m’avait fait une proposition… »

Belzébuth renifla.

« Je vois. Tu comptes accepter ?

— Eh bien oui. »

L’adolescent fronça le nez, malicieux.

« Tu as l’air vexé… Tu aurais préféré être le premier sur la liste ?

— Sans façons, je te laisse aux ordres de Lùzifer et sous la protection d’Astaroth. Enfin, si tu es incapable de te débrouiller seul, tu peux toujours passer me voir. »

Malgré son ton léger, Ariel savait que le roi sans couronne des Abysses était sérieux : il l’aiderait si nécessaire. Le déchu s’inclina devant Belzébuth avec respect.

« Je n’hésiterai pas, Votre Altesse.

— Inutile de te montrer si protocolaire, tu es un Prince-démon après tout, pas un larbin. Lùzifer a presque le statut d’archidémon avec tout ce qu’il fait pour les Abysses… À toi de te construire ta propre fonction. »

Ariel hocha la tête.

« Où puis-je le trouver ? »

Belzébuth lui indiqua le chemin et l’adolescent prit poliment congé. Lorsqu’il arriva au bureau de Lucifer – Essiah, quel désordre – et eut fini d’expliquer la raison de sa présence, l’archange déchu sembla à la fois soulagé et ravi qu’il accepte son aide.

« Je sais ce que c’est que de Tomber, et après ce qu’a fait Bélial… Sincèrement, je ne comprends pas que tu lui aies pardonné si facilement.

— Ne vous en faites pas pour moi, seigneur-prince. Je sais ce que je fais. »

Inutile de donner des détails. La vengeance était un plat qui se dégustait froid et, si elle survenait par surprise, Bélial souffrirait d’autant plus.

Ariel sourit gentiment.

« Je vais très bien et Bélial aussi, c’est le principal. »

Gabriel ne lui pardonnerait jamais son crime. Le déchu devait oublier les lois angéliques et vivre selon sa propre morale, parmi les démons.

Il salua Lucifer et retourna à ses propres appartements, dont il ferma soigneusement la porte derrière lui. Alors, il fixa le vide, déterminé.

« J’accepte votre offre. J’espionnerai pour votre compte. »

Le silence s’installa après cette déclaration, puis s’étira. Plus stressé qu’il ne voulait bien l’admettre, Ariel releva le menton.

« Vous m’avez entendu ? Maître Saraqael… Je vous suivrai. Tant que je serai en vie, j’œuvrerai pour aider l’Eden. »

Il se tut à nouveau et compta ses battements de cœur. La peur lui rongeait le ventre. Et si son deuxième tuteur l’avait laissé tomber à son tour ? Était-ce vraiment fini ?

Soudain, un poids apparut sur son épaule. Il bondit et se tourna, mais personne n’était visible. La sensation d’une main se dissipa et un murmure lui effleura l’oreille :

« J’en prends bonne note. »

Ariel sourit.

Il portait le titre de Prince-démon et il était déchu. Mais avant tout, il était un ange, et jamais il ne l’oublierait.

 

***

 

Tous les démons connaissaient les serres de verre de Gomorrhe, qui bordaient la rive droite du Styx, mais peu s’y intéressaient. Lilith les avait faites construire pour protéger ses plantes du froid hivernal et se chargeait souvent en personne de leur entretien. Lors de ses absences, elle en confiait la garde à ses filles les plus futées, et s’y précipitait dès son retour pour vérifier que tout se trouvait en ordre.

À Pandémonium, elle n’avait pu s’attribuer qu’une seule pièce, heureusement fort lumineuse, pour y entreposer ses favorites. Elle passait beaucoup de temps à la capitale qui restait le siège politique des Abysses et ne pouvait se permettre de rester à domicile toute l’année. Elle eut un claquement satisfait en terminant d’arroser la dernière plante, une pauvre petite qui avait du mal à supporter le froid, puis tendit ses sens magiques vers l’extérieur.

Astaroth et Ariel approchaient et elle percevait nettement la raison de leur absence. Le petit avait fait son Aveu. Tant mieux ; il devenait donc prêt à affronter sa nouvelle vie en Bas. Peut-être était-il moins geignard qu’elle l’avait cru de prime abord.

Plus important : Belzébuth était réapparu pendant la nuit. Il avait été mis au courant de la situation et, à présent, organisait leur riposte activement avec l’aide Lucifer. Peut-être allaient-ils enfin pouvoir laver l’insulte du Pacte de Sang.

« C’est une très jolie plante », affirma une voix dans son dos, la faisant bondir.

Elle s’apprêta à crier sur l’intrus pour lui apprendre les bonnes manières, lorsqu’elle reconnut à qui elle avait à faire.

« Kamu, déjà de retour ? »

L’homme sourit, l’air un peu gêné.

« Je voulais savoir si tout se passait bien de ce côté. J’espère que je ne te dérange pas ?

— Disons que je suis juste surprise de te voir là, il y a bien assez de remous chez toi. Et puis, tu as encore réussi à m’approcher sans que je ne te perçoive ! Mais assieds-toi, je t’en prie… »

Les chaises des lieux n’étaient pas très confortables, plus prévues pour lui permettre d’atteindre le plafond sans voler que pour s’asseoir dessus, mais Kamu s’installa comme sur un doux fauteuil.

« Vous donnerez suite à mes informations ? demanda-t-il ingénument alors que Lilith envoyait un serviteur chercher une tasse d’infusion.

— Sans doute, oui. J’attends de voir ce que Belzébuth va décider, mais je doute qu’il reste ici bras croisés.

— En fait, je suis venu te demander d’attendre. »

Elle le dévisagea, intriguée. Il eut un sourire aimable.

« Je pense qu’il y a une possibilité non négligeable pour que certains ska viennent demander votre intervention. Ce serait plus judicieux de répondre à une invitation que de briser le Pacte de Sang. »

Lilith fronça les sourcils. Elle ne savait pas si elle saurait restreindre sa propre impatience, moins encore celle de Belzébuth. Cependant, les conseils de Kamu sonnaient juste et, jusqu’à présent, il ne lui avait donné aucune raison de se méfier. Elle pesa le pour et le contre, puis soupira.

« Maintenant que Belzébuth sait qu’il a une ouverture, je ne sais pas si j’arriverai à le faire patienter, mais je peux essayer. Cela dit… Je n’ai eu aucune raison de douter de toi, Kamu, mais si tu me trompes aujourd’hui… »

Il secoua la main comme si ses inquiétudes n’avaient aucun sens. Elle ne sut pas si elle devait s’en inquiéter ou en être rassurée.

« Je n’ai jamais apprécié Ketjiko, dit le voyageur, mais il n’était qu’un enfant traumatisé. Daliah, par contre, n’a aucun scrupules. Elle est la véritable ennemie. »

Les infusions arrivèrent. Kamu remercia poliment la jeune succube qui les servait et qui s’en fut le rouge aux joues. L’interruption, quoique brève, avait suffi à faire disparaître l’air sérieux qui avait brièvement assombri son visage – Lilith crut presque avoir rêvé.

Presque. Elle n’oubliait pas qui au juste était Kamu.

« Très bien, je te ferai confiance cette fois encore. Entretemps, tu peux rester aussi longtemps que tu veux à Pandémonium, bien sûr, tant que tu restes discret. »

L’homme aux cheveux bruns sourit, charmant, comme toujours.

« C’est aimable à toi, mais je pense que je vais repartir tout de suite. Comme tu l’as si bien fait remarquer, les problèmes ont lieu de mon côté. Je repasserai sûrement pour voir si tout se passe bien ici et aussi pour présenter mes hommages à Lucifer ; je n’ai pas eu l’occasion de le croiser aujourd’hui. »

Il reposa sa tasse vide et se leva. Lilith ne put retenir une moue déçue.

« D’habitude, tu restes au moins pour la nuit, le temps de consulter un ou deux ouvrages de la bibliothèque… »

Il se pencha et prit délicatement la main de l’archidémone pour y déposer un baiser.

« Je resterai plus longtemps la prochaine fois, promis. »

Il s’inclina profondément, eut un autre sourire gentil, et marcha directement dans les Ténèbres où il se fondit, aussi aisément que s’il avait été Belzébuth lui-même.

Lilith soupira et ramena sa main vers elle. Kamu était un homme des plus étranges, mais son charme l’avait séduite et elle lui avait accordé une confiance réticente. Cependant, elle n’était pas idiote ; un pouvoir pareil ne sortait pas de nulle part.

Elle espérait que sa prochaine visite ne serait pas trop lointaine.

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