Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 11

« Les Commissions rassemblent les bras droits des Doyens et du Roi Rouge et sont chargées des travaux préparatifs au vote de la Ronde, après que celle-ci ait décidé à la majorité simple que la proposition de loi pouvait l’intéresser. »

 

- Livre des Loi suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge -

 

 

Daliah était absolument ravie. Bien sûr, quelques problèmes subsistaient pour l’instant, mais tout se dirigeait dans le sens qu’elle souhaitait : Naâsh avait été arrêté et personne n’avait osé remettre sa parole en cause. Elle tenait la situation bien en main.

Les ska accordaient une grande importance aux prénoms et celui du prince – l’assassin sanglant – le desservait. Après tout, qu’y avait-il de plus sanglant que tuer son propre père ?

« Nous sommes donc bien d’accord, Ajven Hji Ailish ? » demanda la reine avec un sourire charmant.

Le vampire, installé face à elle, tenait un verre de sang à la main. Ses cheveux noirs avaient une coupe courte du plus mauvais goût mais il possédait l’assurance tranquille de tous les Doyens et ses riches vêtements soulignaient la largeur de ses épaules.

« Tout à fait, lui assura-t-il. Tant que vous tenez votre part du marché.

— Nous n’avons aucune raison de le rompre. Je suis certaine que Nysâh sera ravie d’épouser un vampire aussi respectable que vous. »

Après tout, Hji Ailish était puissant et élégant, même si son visage banal ne saurait être qualifié de beau.

« Et, de cette façon, le trône d’Ambrosis en ressortira renforcé.

— Quand comptez-vous réunir la Ronde ? »

Daliah se permit un petit rire maniéré.

« Allons, allons. Vous savez bien que je n’en suis pas membre. C’est à vous de vous en charger. Je m’en voudrais d’aller à l’encontre des lois établies par mon défunt mari. »

Elle faisait une veuve très peu crédible, aussi Ajven renifla-t-il, amusé, tout en reposant son verre.

« Je vois ce que vous voulez dire. Vous êtes une femme tout à fait respectable. »

Il avait presque dit remarquable.

« Je prendrai soin de cela moi-même.

— Parfait !

— Il faudrait d’ailleurs s’en occuper rapidement. Nombre de mes serfs se sont plaints, ces derniers jours, d’une recrudescence d’agressivité chez les lysaâgh. Nous voulons que cela soit réglé avant qu’il n’y ait davantage de débordements, n’est-ce pas ? »

Daliah fronça les sourcils, ce qui ne lui seyait guère. Trop occupée avec Naâsh, elle n’avait pas pu se tenir à jour des dernières nouvelles et n’avait rien entendu au sujet des démons de sang.

« Bien entendu. »

Ajven se leva et la salua poliment avant de sortir de la pièce. Restée seule, Daliah, bien droite sur sa chaise, se mordilla la lèvre.

Le moment était mal choisi pour une rébellion. Elle ne pouvait pas se permettre d’envoyer quelqu’un auprès des différents Doyens pour vérifier lequel se trouvait à l’origine de ce soulèvement et moins encore auprès des ska indépendants qui se trouvaient, pour la plupart, très Bas dans les Tréfonds. L’hiver s’éternisait, limitant les déplacements. De plus, cela risquait de mal passer auprès des autres, qui l’accuserait d’usurper le pouvoir – le genre de rumeurs dont elle n’avait pas besoin si elle voulait mettre Nysâh sur le trône.

Pour pouvoir ensuite la conseiller, bien sûr, et se tenir plus que jamais à la droite du trône.

 

***

 

Quand Daliah l’avait renvoyé, Van était parti sans réfléchir, droit devant lui. Bien que l’hiver ait vidé les rues, seule la chance lui avait permis de quitter Nysjil sans se faire remarquer. Il pouvait en remercier Sei car le châtiment réservé aux fugitifs faisait froid dans le dos… Pourtant, Van regrettait presque ce succès à présent qu’il se retrouvait seul, dans la neige, sans la moindre idée de sa position.

Il allait mourir de froid. Pour l’instant, les runes de Feu de la cape suffisaient à le garder en vie, mais celle-ci ne le couvrait pas en entier et il ne tarderait pas à perdre ses sensations dans les mains et les pieds. Quand bien même il parviendrait à passer outre ce léger détail, il n’avait pas emmené de vivres. La neige lui fournirait de l’eau – si elle ne le gelait pas de l’intérieur – mais il n’avait pas d’arc pour chasser, rien, et il était perdu au beau milieu d’Ambrosis, sans même avoir accès à son aura pour ouvrir un Portail vers les Cercles médians où vivaient les démons.

Rentrant ses mains dans ses manches, Van continua d’avancer. Quel autre choix avait-il ? Mieux valait s’éloigner de Nysjil et compter sur Sei pour le guider vers une autre ville.

Seul point positif : personne ne se lancerait à sa poursuite. Les ska pouvaient le repérer grâce à sa Marque mais aucun d’eux ne risquerait sa vie pour un esclave, en particulier si celui-ci se montrait assez stupide pour fuir en hiver.

Par ailleurs, les routes étant closes et la circulation réduite au minimum, aucune information ne circulait. Dans les autres villes, personne n’aurait entendu parler de lui ni de son crime et, de toute façon, Daliah avait sans doute un plan lorsqu’elle l’avait fait partir. Accuser le Doyen Ajven Ailish, peut-être ? Si elle y parvenait, les vampires s’entre-dévorerait et Van aurait gagné.

À cette pensée, son cœur se réchauffa. Ketjiko était mort et Ambrosis pourrirait avec ses restes.

Le démon n’aurait pas dû se laisser distraire ; un craquement retentit alors qu’une branche cédait sous le poids de la neige. Il eut le temps de comprendre ce qui se passait, pas de réagir.

Lorsqu’il revint à lui, le monde était flou. Du temps avait passé. Combien, il l’ignorait, mais il se trouvait à présent couvert de neige malgré sa cape chauffante et le tonnerre grondait au loin. Dans les Tréfonds, les arbres avaient une écorce noire et un tronc bien plus mince que leurs cousins des Cercles médians, mais ils montaient presque aussi hauts et attiraient la foudre. Van essaya de remuer, sans succès. Les plis du manteau étaient ouverts, il ne sentait plus ses doigts. Au prix d’un effort insensé il parvint à rentrer ses mains dans ses manches et faillit crier tant celles-ci lui paraissaient brûlantes. Mouvement par mouvement, il réussit à se rouler en boule, le tissu enveloppé autour de lui. Se lever était hors de question.

Il avait mal partout. Il avait faim.

Il se réveilla à nouveau avec l’orage rugissant au-dessus de lui. Recroquevillé contre l’énorme tronc, il n’avait pas été atteint par la grêle mais il l’entendait crépiter follement autour de lui. Combien de temps tiendraient les runes de Feu ? Plusieurs jours ? Il avait froid. La cape avait fait fondre la neige qui l’entourait, le laissant trempé. S’agissait-il toujours de la même nuit ?

Pris de désespoir, il hurla, mais son cri se perdit dans l’orage. Avait-il vraiment su produire un bruit ? Il l’ignorait.

Van avait décidé de tuer Ketjiko en sachant qu’il ne lui survivrait pas. Il avait pensé aux tortures, aux humiliations et considérait que cela en valait la peine. Mais là, perdu au milieu du chaos, sa détermination avait fondu pour faire place à la terreur pure. Il avait assassiné le Roi Rouge et mourrait seul, sans personne, sans qu’une personne ne retienne son nom. Il allait disparaître.

Alors qu’il songeait cela, il sentit quelque chose céder en lui. Il eut l’impression de crier encore mais n’entendit rien, plus même le tonnerre. Tout devint blanc.

Lors de son troisième réveil, le monde bougeait. Van tressaillit, puis réalisa que quelqu’un le portait et qu’il n’avait plus froid. Il entendit l’homme parler mais ne comprit pas : soulagé, il avait refermé les yeux et s’était laissé aller.

 

***

 

Ijishia s’organisait. En tant que ville indépendante, elle comprenait de nombreux ska réfractaires au régime actuel ; les convaincre n’avait guère été plus difficile que de trouver des arguments pour Shean. La plupart avaient un calice libre et étaient aussi scandalisés qu’Ymesh par le traitement de certains esclaves – les nombreux morts d’hiver, les maltraitances, ainsi que leur âge parfois très jeune, en particulier du point de vue d’immortels.

Les vampires pouvaient être tués mais, comme les princes-démons ou les archanges, ils ne vieillissaient plus après avoir atteint leur taille adulte – pour les Sang Purs – ou après leur transformation – pour les Infants. Très peu vivaient plus d’un siècle, car la vie à Ambrosis était rude de de nombreuses intrigues se terminaient dans le sang. Les ska aussi âgés qu’Ymesh trouvaient répugnante la manie qu’avaient certains de leurs pairs de choisir leurs calices presque enfants.

Ymesh comprenait d’ailleurs mieux pourquoi Shean avait été aussi horrifié lorsqu’il l’avait rencontré. L’Infant avait été transformé à l’adolescence, alors que Shön avait déjà plusieurs siècles. D’un point de vue extérieur, leur relation avait dû paraître malsaine.

En tout cas, les demeures s’étaient ouvertes pour accueillir les esclaves en fuite, certains ska se rendant directement dans d’autres villes pour les aider à rejoindre Ijishia. Comme beaucoup d’entre eux possédaient des pouvoirs de Glace, comme leur Sire, Shean, qui dirigeait la ville, ils n’avaient aucun problème à se déplacer dans la neige.

Ymesh n’avait pas prévu que le système se mette en place si rapidement. Il se réjouissait de voir celui-ci se renforcer davantage à présent que Ketjiko ne pourrait plus s’en prendre aux traîtres. Les ska n’avaient pas à moitié aussi peur de Daliah qu’ils n’avaient été terrifiés par le Roi Rouge et, depuis la mort de ce dernier, plus rien ne semblait vouloir les arrêter.

Et puis, bien entendu, les démons de sang eux-mêmes aidaient autant que possible.

Ymesh et Shean fixèrent Kalen, un lysaâgh qui avait rejoint Ijishia quelques semaines auparavant et qui revenait d’une mission d’information. Il avait débarqué au milieu de la nuit en portant un adolescent presque mort de froid, l’orage tonnant à l’extérieur. L’Infant avait réchauffé l’enfant, mais doutait que celui-ci échapperait à un gros coup de froid. Bien sûr, le Sire d’Ijishia avait proposé un lit et un pichet de sang au lysaâgh ; une histoire pareille était extraordinaire.

« Tu dis que c’est qui ? demanda Shean.

— Van, le calice de feu Ketjiko, répondit le démon de sang.

— Tu es certain de ce que tu avances ?

— Je l’ai vu à plusieurs réceptions avant que je n’arrive à fuir.

— Et il est couvert de son sang. »

Ymesh était catégorique. Il pourrait reconnaître l’odeur de Ketjiko entre mille.

« Tu dis que tu l’as trouvé où ?

— Plusieurs Cercles au-Dessus de nous.

— Il a eu de la chance que tu le perçoives… »

Le démon de sang secoua la tête.

« Pas exactement. J’étais à une heure de vol lorsque j’ai senti son aura… c’était impressionnant. »

Pour qu’un homme aussi solide et blasé que ce lysaâgh en soit choqué, cela devait certainement l’être. Un détail vient titiller Ymesh.

« Et sa Marque ?

— Elle est vide, désactivée par la mort de son propriétaire ; personne ne pourrait le retrouver grâce à elle. Cependant, le sceau a été remis en place peu après que je l’aie ramassé. Ne me demandez pas comment. »

Ymesh mit un peu de temps à assimiler l’information. D’accord. Non seulement ce gosse avait vraisemblablement tué Ketjiko mais il risquait de déborder de magie à tout moment.

« Et tu l’as amené ici », conclu-t-il, avec l’impression de creuser sa propre tombe.

Le lysaâgh lui lança un regard plein de mépris.

« Qu’aurais-je pu faire d’autre ? »

Il n’avait pas tort. Shean se leva.

« Tu es encore trempé par ton voyage, Kalen. Je sais que tu as l’habitude de l’effort mais porter ce jeune homme sur ton dos n’a pas dû être facile… Va donc te reposer. »

Le lysaâgh accepta avec réticence de se retirer et les deux vampires se retrouvèrent seuls.

« Une idée de ce que nous allons faire de ce Van ? » demanda Ymesh sans vraiment se préoccuper de recevoir une réponse.

Voilà donc celui qui avait tué Ketjiko. La nouvelle de la mort du Roi Rouge leur avait été rapportée la veille par un vampire contrôlant la Glace, parti de Nysjil spécialement pour venir la leur annoncer. Ymesh n’avait pas cru une seconde à la culpabilité de Naâsh – c’était si visiblement une manœuvre de Daliah que c’en devenait ridicule. Les Doyens ne seraient certainement pas dupes mais cela les arrangeait de voir le nombre de prétendants au trône diminuer, donc personne n’allait protester.

Ketjiko était mort. L’Infant avait encore du mal à se faire à l’idée. Bien sûr, il détestait l’homme que le Roi était devenu… mais il se souvenait avec chaleur du petit garçon perdu et de l’adolescent fier et plein d’idées. Le perdre ainsi, sans avoir pu se réconcilier avec lui, sans avoir réussi à lui ouvrir les yeux… Ça restait un coup dur.

D’un point de vue politique, par contre, c’était une bénédiction ; mais il n’avait jamais vraiment aimé les intrigues de cour.

« Je sais que tu appréciais Ketjiko malgré tout, répondit Shean, rompant le silence, mais ce gamin a fait ce qu’il fallait et, de toute façon, on ne pourra pas retourner en arrière. Nous devons l’aider à se remettre, comme les autres, le soutenir lors de ses premières crises de manque, puis l’aider à regagner sa famille dans les Abysses, s’il en a encore une.

— Ce gamin, comme tu l’appelles, a été capable de tuer le vampire le plus puissant de notre époque. Sans parler du problème de son aura. »

Shean désigna l’adolescent endormi qui gisait sous un tas de couvertures, le front luisant de fièvre.

« Regarde-le. »

Ymesh s’efforça d’obéir. Les traits de Van étaient tirés par le froid et la fatigue mais il semblait bien nourri. Cependant, sa taille, petite pour un démon, dénonçait de précédentes privations, tout comme la minceur délicate de ses poignets. Ses pommettes saillaient. Il avait l’air fragile.

« Quel âge peut-il bien avoir ? continua le maître d’Ijishia. Pour un démon, il est adulte, mais de peu. Comparé à nos siècles, Ymesh, comment pourrais-je ne pas le traiter d’enfant ? »

Difficile de ne pas approuver.

« Très bien, renonça le mage de Feu. Occupe-t’en comme tu veux. De toute façon, c’est toi le maître des lieux.

— Personne n’oublie que tu es à l’origine de notre révolte, corrigea Shean. Je ne pourvois un territoire que parce que j’en ai un. Je ne suis pas certain que tu aurais été aussi prompt à demander mon aide si tu possédais une cité.

— Évidemment que je serais venu te voir ! protesta vivement Ymesh. Je suis très bon pour lancer des idées et motiver les troupes, mais sans ton sens de l’organisation, nous nous serions déjà fait prendre une bonne dizaine de fois.

— Oui, justement. Tu te serais lancé tête baissée dans l’aventure et tu ne serais venu pleurer dans mes jupes qu’après avoir lamentablement échoué. »

Ymesh lui lança un regard outré. Shean l’enlaça pour se faire pardonner, sa respiration venant jouer contre sa gorge. Un instant d’hésitation, puis l’ancien elfe écarta foulard et col pour permettre à l’autre vampire de le mordre.

L’Étreinte fut brève mais intense et ils restèrent quelques instants sans bouger pour se remettre de l’échange. Ils ne se voyaient plus si souvent ; la dernière fois que Shean avait mordu Ymesh remontait à plusieurs mois. Pourtant, les sensations restaient toujours aussi fortes.

Finalement, le maître d’Ijishia déposa un rapide baiser sur le front du mage de Feu.

« Temps de se remettre au travail. »

Il se releva et tendit la main pour l’aider à en faire autant. Ymesh la prit et se laissa être relevé, avant de se figer en réalisant un léger détail.

Les yeux de Van, grands ouverts, les fixait d’un air stupéfait.

La situation était très embarrassante. Vraiment très embarrassante. Un ska n’était pas supposé se laisser Boire par un autre ska ; même dans le milieu ouvert d’Ijishia, Ymesh perdrait toute sa crédibilité si cela venait à s’ébruiter. Heureusement, Shean réagit mieux que lui – c’est-à-dire qu’il ne resta pas sans bouger à fixer Van, qui le fixait en retour :

« As-tu faim ? »

Le gamin, visiblement choqué, se contenta de hocher la tête. Cela donna à Ymesh l’opportunité de filer hors de la pièce pour faire venir de la nourriture et il n’hésita pas, bondissant dehors. À Ijishia, des stocks largement suffisants étaient prévus pour l’hiver pour pouvoir aux besoins des calices libres qui composaient la moitié de la population, il n’eut donc pas de mal à trouver le nécessaire.

Il retourna donc vers la chambre, trop vite à son goût, porteur d’un plateau bien chargé. Lorsqu’il entra, Shean et le petit discutaient tout à fait civilement, comme si rien ne s’était passé.

« Donc, je me trouve à Ijishia, disait Van. La fameuse Ijishia.

— Fameuse ? s’étonna le Sire.

— Les esclaves entendent ce que les vampires disent, vous savez. Nous ne sommes pas tous irrémédiablement idiots.

— Ijishia n’a guère pris d’importance lors de ces derniers siècles…

— Elle reste la première ville vampirique. C’est un symbole, un peu comme Nysjil. Évidemment, nous n’aimons ni l’une ni l’autre, mais Ijishia a tout de même ma préférence. »

Cette façon que les esclaves avaient de parler d’eux-mêmes comme d’une seule entité donnait à Ymesh envie de frissonner. Bien que ce ne soit pas surprenant vu le traitement qu’ils subissaient, cela effaçait leurs différences propres pour les transformer en créatures méfiantes et avides de vengeance – et qui voyaient les vampires comme une seule société monolithique de traîtres prétentieux et imbus d’eux-mêmes. L’Infant détestait ça, d’autant plus que la vérité s’en rapprochait trop à son goût.

L’orgueil de certains ska avait gonflé au point qu’ils se prennent quasiment pour des dieux. L’époque de la fuite où ils craignaient tous de mourir à chaque instant semblait bien loin… Les rôles s’étaient pratiquement inversés.

« Et vous, vous êtes ? »

Ymesh tressaillit. Les lysaâgh s’adressaient rarement aux vampires directement, même à ceux qui les avaient aidés à fuir ; ils préféraient rester entre eux et faire semblant qu’Ambrosis n’existait pas.

« Mon nom est Ymesh, je suis…

— Ah oui. Le vieil ami de Ketjiko. Et donc, c’est vous qui vous trouvez à l’origine du soulèvement des démons de sang ? Pas qu’on puisse parler de véritable révolte pour l’instant, mais j’ai entendu certains vampires se plaindre. »

L’elfe cilla. Si leur mouvement ne faisaient pas plus d’effet que ça aux nobles de Nysjil…

« Tu juges bien durement nos efforts, fit remarquer Shean.

— Parce qu’ils sont ridicules. »

Le démon toussa et accepta le linge humide que le maître de la ville lui tendit, le passant sur son front.

« Vous essayez de libérer les gens en catimini, comme si vous étiez timides ou timorés. Ce qui est le cas, je suppose… Vous ne voulez pas perdre vos précieux privilèges.

— Fais attention à ce que tu dis, gamin, intervint Ymesh.

— Pourquoi, vous comptez m’enlever votre protection ? Pauvre de moi qui risque de mourir gelé. »

Si l’ironie pouvait se solidifier, ils se tiendraient à présent sur un petit monticule bien tassé. Pour qui ce sale gosse se prenait-il ?

« Tu as des suggestions ? demanda Shean.

— Attaquer directement Nysjil. Si vous jouez bien votre coup, vous pourriez même obtenir le soutien de Naâsh. Comme vous vous en doutez, il n’a rien à voir avec la mort de Ketjiko et il traitait bien Raj, sa calice. Si vous laissez Daliah l’exécuter, le pouvoir central va se renforcer et elle ne laisserait jamais qui que ce soit libérer les démons de sang. Alors que si son fils devenait roi… il y aurait peut-être une chance. »

L’adolescent agita une main vers la porte.

« Vous avez déjà libéré pas mal de monde, n’est-ce pas ? Je parie qu’ils rêvent d’en découdre. À les entasser ici comme du gibier, en les proclamant libres alors qu’ils n’ont aucun choix, vous les avez juste frustrés. Allez au combat ! Servez-vous de l’armée que vous avez à portée de main !

— Tu as sans doute raison, admit Ymesh. Si je le pouvais, je t’écouterais et partirais sur le champ… mais je doute que nos alliés soient aussi enthousiastes. L’hiver est rude et ils n’ont pas qu’une cause à défendre : ils ont tous une famille, des terres à protéger. »

Van se redressa et, malgré son jeune âge, malgré les stigmates laissés sur son corps par les années passées en servitude et ses heures à l’extérieur sans protection, il avait la majesté et l’arrogance d’un roi.

« Dans ce cas, nous mènerons notre guerre nous-mêmes. »

 

***

 

Profondément enfouie sous la montagne, une petite salle étroite s’écrasait entre deux salons au bout d’un couloir obscur, à quelques pas de la salle du trône de Belzébuth. La peinture blanc sale des murs disparaissait derrière des étagères de bois sombre dont débordaient les livres. Des piles de manuscrits s’amoncelaient sur le tapis, parmi les plumes et autres flasques d’encre vides. Jamais, en Eden, personne n’aurait toléré que son bureau soit autant en désordre.

D’un autre côté, cela faisait quelques siècles qu’il n’était plus un ange.

Soigneusement enfermé pour ne pas être dérangé, Lucifer lisait les rapports récents des espions de Bélial. Quelque chose ne tournait pas rond. Il fouillait depuis le matin dans les dossiers qui lui avaient été amenés pour définir le problème. Malheureusement, le dégoût des démons pour la paperasserie rendait leurs rapports illisibles, entre une écriture hésitante et des structures de phrase qui partaient dans tous les sens. Sans compter les digressions. Lucifer détestait les digressions.

La porte s’ouvrit d’un coup, claquant contre une table basse où reposait un plateau de mashat couvert de poussière ; deux pièces tombèrent au sol, l’une d’elle roulant sous une armoire jusqu’à heurter un mur. Elle y resterait sûrement quelques mois ; le Déchu n’avait d’adversaire que lorsque Kamu passait lui rendre visite, de loin en loin.

Il se massa les tempes. Le bois portait un coup d’une rondeur parfaite là où la poignée frappait chaque fois que quelqu’un ouvrait la porte aussi violemment, ce qui arrivait trop souvent à son goût.

« Que me vaut la douceur de ta présence, Lilith ? »

Ceux qui imaginaient que la petite taille et les membres minces de l’archidémone de la Terre la rendaient faible se trompaient. Ils réalisaient généralement leur erreur lorsqu’ils se retrouvaient pendus par un pied, maintenus en l’air par sa seule force mentale, ou lorsqu’elle les faisait se tordre de douleur sans lever le petit doigt, juste en tordant leur esprit.

« Où sont Astaroth et Belzébuth ? Demanda-t-elle en s’avançant. Je cherche notre cher maître des Abysses depuis ce matin. Le conseil très avisé d’Azazel a été de pister d’abord Astaroth mais je ne parviens à trouver ni l’un ni l’autre !

— S’ils pouvaient me tenir au courant du moindre de leurs déplacements, je serais un homme heureux, commenta Lucifer, sarcastique. Que se passe-t-il ? Peut-être pourrais-je t’être utile…

— Ça, j’en doute. »

Le ton définitif de cette remarque ne le surprit pas. La plupart des archidémons n’appréciaient guère l’importance que Lucifer avait gagnée dans les Abysses depuis sa Chute et moins encore l’intérêt que portait Belzébuth à ses conseils. Que ceux-ci soient avisés était un détail ; ils venaient d’un ancien ange, quelqu’un qui n’appartenait pas à leur race, qui n’était pas comme eux – et ça, ils ne pouvaient pas le supporter.

De plus, bien sûr, Lilith avait un peu du mal avec lui depuis le jour où elle avait essayé de le séduire et qu’il l’avait tout bonnement mise à la porte de ses appartements.

« Reste, je t’en prie. Si cela a un rapport avec Ambrosis dis-moi de quoi il s’agit. Cela m’évitera de devoir aller secouer Bélial pour essayer de déchiffrer l’écriture de ses serviteurs. »

Il n’avait vraiment, vraiment pas envie de voir ce traître pour l’instant.

Lilith, sur le point de ressortir, daigna pivoter pour le toiser de haut. Puis, jugeant qu’il ferait l’affaire en l’absence du maître des lieux, elle s’expliqua :

« Le Roi Rouge est mort. Apparemment, un gamin esclave l’aurait assassiné. »

Lucifer écarquilla les yeux. Voilà qui ouvrait un univers de possibilités… Trois héritiers potentiels se présentaient : Daliah, Nysâh et Naâsh. Ketjiko s’était gardé de prévoir un système de succession, évitant de mentionner l’éventualité de sa mort aux sangsues d’Ambrosis.

« C’est le moment ou jamais d’attaquer, commenta le Déchu en triant mentalement les options. Je suppose que ces imbéciles sont en pleine guerre de succession.

— Pas exactement, non. La reine a pris la situation en main, du moins à Nysjil… Je ne suis pas certaine de ce qui se passe en province, il faudrait demander à Bélial – tu sais, celui qui est censé s’occuper des vampires. »

Lucifer agita la main. Inutile de le lui rappeler.

« Mais il me semble que des révoltes avaient déjà éclaté ? Ils seront forcément déstabilisés si nous nous en prenons à eux maintenant.

— Et c’est la raison pour laquelle je cherche Belzébuth et que toi, tu ne me sers à rien. »

Le « comme d’habitude » resta sous-entendu. Lucifer n’avait d’ailleurs pas le temps pour ces petits jeux.

« Si Astaroth et Raven ont décidé de se cacher, personne ne peut les trouver. Pire, ils pourraient être partis chasser et ne revenir que dans plusieurs jours. Nous devons profiter du moment de faiblesse des vampires et, si la reine a commencé à stabiliser son pouvoir, notre marge de temps est brève. »

Il fit tourner la plume de métal qui lui servait à écrire entre ses doigts.

« D’un autre côté, si nous faisons quoi que ce soit sans que Belzébuth ait été mis au courant, il aura notre peau. »

Lilith croisa les bras, aussi exaspérée que lui.

« Tu l’as dit. Il ne nous reste plus qu’à attendre que les deux autres idiots ne montrent le bout de leur nez. »

 

***

 

Ymesh et Shean avaient laissé la chambre à Van afin qu’il se repose, après quelques autres minutes de discussion. Écouter le démon s’avérait étrange, peut-être parce qu’il n’agissait pas pour son pouvoir personnel ni même par envie de vengeance. Il essayait de faire avancer la situation, une étape à la fois, sans vraiment se préoccuper de son propre avenir.

« Ce gosse a besoin d’une pause », affirma Ymesh, catégorique.

Shean ne put qu’acquiescer. Van semblait au bout du rouleau mais continuait d’avancer, obstinément, comme propulsé par des ressources inépuisables. Malheureusement, il suffisait de le regarder pour voir qu’il risquait de s’effondrer à tout moment. Ses membres frêles suffisaient à peine à le porter.

« Je me demande combien d’autres sont convaincus qu’ils sont les seuls à pouvoir faire changer la situation… songea Ymesh à voix haute.

— Ne penserions-nous pas pareil à leur place ? fit remarquer Shean. Après des années d’esclavagisme, à ne pouvoir compter sur personne… Quelque part, ils sont devenus plus méfiants encore que leurs maîtres.

— Sans doute… »

L’Infant pesa longuement ses mots avant d’oser formuler sa phrase suivante.

« Penses-tu que nous devrions l’écouter ? De nombreux ska nous suivent, mais ce n’est pas grand-chose face à la puissance de la Ronde et je ne suis pas certain qu’ils soient prêts à risquer leurs vies pour autrui.

— Mais comme Van l’a souligné, les démons de sang n’ont rien à perdre. »

Il y eut un moment de silence. Ymesh n’avait pas la moindre idée du nombre de lysâagh qui se trouvaient dans la seule Ijishia mais sans doute se comptait-il en dizaines. Quant à Ambrosis dans son ensemble… Oui, ils disposaient bel et bien d’une armée.

Sans oublier leur expression à tous : ils lançaient aux vampires des regards qui promettaient vengeance. Aucun d’entre eux ne refuserait de combattre.

« Je sais que Kamu a des contacts auprès des démons, finit par lâcher l’Infant. Jusqu’à présent, ceux-ci se sont toujours tenus à la lettre au Pacte de Sang, s’abstenant d’intervenir dans les affaires internes à Ambrosis, mais si nous faisons appel à eux… »

Les deux vampires se regardèrent sans un mot. Demander de l’aide à Belzébuth revenait à inviter l’ennemi sur leur terres et ils le savaient. L’archidémon des Ténèbres détestait les vampires, sans distinction, et même s’il était un homme d’honneur il y avait toutes les chances pour qu’il se venge au passage.

« Kamu accepterait de jouer les messagers ? douta Shean. Il préfère habituellement rester en retrait…

— On pourrait envoyer le gamin. Ainsi, il retournerait parmi les siens et peut-être quelqu’un à Pandémonium saura quel est son problème. »

Shean lissa les plis de sa redingote, pensif.

« Ketjiko est déjà mort. Si Belzébuth intervient, il voudra une compensation.

— Nous n’avons rien à lui donner. De plus, il exigera sans doute son gain une fois qu’il aura gagné la guerre, pas besoin de lui donner quoi que ce soit a priori. »

L’idée que les démons puissent perdre était inconcevable. Astaroth n’avait été vaincu à l’époque du Pacte de Sang que parce qu’il avait combattu seul et ne disposait pas de pouvoirs psychiques. Sans l’absence de Lilith, Ketjiko n’aurait jamais pu gagner.

« D’un autre côté, ce n’est pas nous qui demandons l’aide des démons, fit remarquer Shean. Nous apportons seulement notre soutien. Ceux qui ont besoin d’aide, ce sont les démons de sang. »

Ymesh sourit.

« Là, on tient un plan. »

 

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