Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 14

« Chaos ou Kerosin [l’Innommable]. Ses cheveux et ses yeux sont couleur cuivre, mais il est représenté avec des visages multiples, des âges et des genres différents. Il porte souvent une toge mauve ou orange. »

 

- Mythes et vérités, Kamu -

 

 

Van s’extirpa de ses couvertures, grimaçant en découvrant que sa tunique était trempée. Il avait fait une crise de manque pendant la nuit, ce qui causait toujours une transpiration abondante et désagréable. Il renifla ses vêtements avec dégoût. Pas question de rester dans cet état pour le restant de la journée !

Il bondit hors de son lit avec détermination et attrapa de quoi se changer. Puis, poussé par l’habitude, il se rendit dans la cuisine où on lui signala qu’il avait le droit d’utiliser la salle de bain des invités. Voilà qui était intéressant… Il s’y rendit d’un bon pas malgré la fatigue de la nuit, motivé par l’espoir d’y trouver un savon de bonne qualité et des serviettes moelleuses.

En effet, tout cela s’y trouvait. Mais, de plus, les lieux étaient déjà occupés par un Ymesh aux cheveux hérissés.

« Désolé, j’ai presque terminé… »

Van le fixa, surpris de le trouver là, avant de se souvenir que le vampire n’habitait pas à Ijishia. L’adolescent patienta poliment, essayant de retenir ses questions, mais très vite sa curiosité naturelle reprit le dessus.

« D’où venez-vous au juste ? »

Ymesh leva le nez vers lui tout en essuyant ses oreilles effilées d’elfe – un spectacle plutôt comique, qui tendait à réduire fortement la première impression plutôt froide que Van s’était faite du personnage.

« Eh bien… Je voyage. Il m’arrive de m’installer dans l’une ou l’autre ville pendant quelques mois, mais je finis toujours par me lasser. À la base, je suis devenu vampire pour suivre mon maître, et nous voyagions tout le temps.

— Comment avez-vous pu vouloir vous transformer ? »

La question était très personnelle et Van ne parvenait guère à cacher son dégoût. Ymesh, pourtant, se contenta de sourire sans se vexer.

« À l’époque, les ska n’avaient pas si mauvaise réputation. N’oublie pas que je te parle d’un temps où personne n’avait entendu parler de Ketjiko et où la simple idée d’une ville fixe terrorisait la plupart d’entre nous. »

Il mit sa serviette sur sa tête et frotta vigoureusement ses cheveux pour les sécher, les faisant se hérisser plus encore.

« Et puis, déjà alors, Shön était différent des autres. Avec lui, la situation ne se serait jamais dégradée à ce point. »

Le ton définitif d’Ymesh ne convainquit pas Van. Cependant, l’adolescent n’osa pas le contredire. Il savait que les vampires n’étaient pas tous les mêmes mais ceux qu’il avait eu l’occasion de côtoyer ne se montraient pas exactement charmants. Constatant son scepticisme, l’Infant soupira.

« Je sais, nous sommes tous des monstres. Pourtant, constate par toi-même : les calices sont bien traités, ici à Ijishia, et Shean fait de son mieux pour qu’il en soit ainsi sur tout son territoire.

— Ce n’est pas assez.

— Non, en effet. Mais vue d’ici, la situation n’est pas aussi catastrophique que lorsqu’on se rend vraiment sur le terrain. »

Il posa sa serviette et jeta un coup d’œil dans un miroir pour constater le résultat.

« Même pour moi… »

Il s’interrompit avec un grognement et tenta d’aplatir sa chevelure, sans grand résultat. Les mèches brunes continuaient de piquer dans tous les sens.

« J’ai voyagé, mais ces dernières années je ne me trouvais pas à Ambrosis. Si j’y étais resté je ne suis pas certain que j’aurais réalisé. C’est le décalage entre la situation quand je suis parti et celle telle qu’elle était quand je suis revenu qui m’a ouvert les yeux.

— Des dizaines d’années d’esclavagisme, ce n’est pas assez évident ? »

Ymesh se redressa, se faisant plus sérieux.

« Mais toi-même, Van. Tu n’es pas né en captivité. T’es-tu jamais préoccupé des lysaâgh avant de devenir esclave ? »

Le démon sentit un frisson le parcourir. Il ne détourna pas les yeux, bien que ce soit difficile ; le regard brun de l’Infant était à la fois tranquille et déterminé. Ymesh continua :

« Je suis un vampire et si j’ai réagi, c’est parce que voir mes semblables se comporter comme ils le font me révolte – d’autant plus que, contrairement à la plupart d’entre eux, j’ai choisi de devenir un ska. Cependant, la politique des Abysses a toujours été la même : chacun se mêle de ses affaires. Les démons se sont fait avoir lorsque Ketjiko les a forcés à accepter le Pacte de Sang, mais où étaient-ils lorsque la situation s’est dégradée ? Pourquoi Belzébuth n’est-il pas intervenu, malgré les nombreuses incursions hors d’Ambrosis, malgré des enlèvements comme le tien ?

— La guerre contre les anges…

— Est une bonne excuse, certes, mais suffit-elle à justifier son absence totale d’intervention ? »

Van serra les dents. Ymesh avait raison. Bien sûr, il en voulait à Ketjiko, à tous ses maîtres, et aux autres vampires, d’être des monstres et d’oser traiter des êtres vivants de cette façon… mais combien de fois n’avait-il pas maudit Belzébuth pour son immobilisme ? Si l’archidémon des Ténèbres était intervenu, ne fût-ce que pour juguler les incursions sur territoire démoniaque, Van n’aurait jamais vécu tout ça.

Ymesh finit tranquillement de remettre sa coiffure en ordre, puis ajusta son foulard autour de son col haut, le fermant avec une épingle dorée. Ainsi paré, il avait perdu tout ridicule pour redevenir un vampire puissant et craint – puis il sourit, et l’impression de froid qui avait envahi Van disparut.

« Désolé, je te laisse la salle de bains. »

L’Infant se prépara à sortir, mais le démon le retint.

« Excuse-moi… Shön, c’était ton Primogène, n’est-ce pas ? »

— Oui. Il a d’abord été mon Vampire, puis mon Primogène, et est toujours resté mon maître. »

Ymesh disait cela avec un grand respect. Contrairement à la plupart des Infants, il ne semblait pas honteux de ne pas être Sang Pur, ni d’avoir été calice, fût-ce à une époque lointaine. Bien sûr, depuis, il avait gagné en importance, politiquement – et puis, malgré leur immortalité potentielle, peu de ska parvenaient à un âge aussi avancé.

Il était né avant l’époque de Ketjiko… Des siècles auparavant.

« Est-ce que… Ta relation avec Shön… »

Ymesh attendit patiemment que Van parvienne à structurer ses idées en une phrase cohérente.

« Je veux dire, vous étiez vraiment proches, n’est-ce pas ?

— Oui. Et c’était volontaire, si c’est la question que tu te poses. Il n’est pas venu me chercher, je suis allé à lui… et je comptais bien ne plus le lâcher. Bien sûr, personne ne peut dire ce qui serait arrivé s’il avait vécu, mais je pense pouvoir affirmer que je serais resté avec lui encore de longues années. »

Van acquiesça. Il se demanda l’espace d’un instant si c’était ce genre de relation que Raj vivait avec Naâsh. Ils avaient toujours semblé proches et Van était presque certain que leur lien était si fort qu’il causait une dépendance physique. Peu de vampires acceptaient de se lier comme le prince l’avait fait.

« Tu es passé aussi par là, n’est-ce pas ? demanda Van à mi-voix. Le manque. »

Ce n’était pas vraiment une question mais Ymesh acquiesça néanmoins, un peu sombre.

« Oui. À sa mort.

— Comment as-tu tenu ? Est-ce à ce moment-là que toi et Shean… ? »

Van n’osa pas terminer sa phrase. Il parlait à un vampire. Comment se faisait-il que l’autre ne l’ait pas encore étranglé pour oser poser des questions aussi personnelle ?

Cependant, Ymesh semblait plus amusé que froissé.

« Plus ou moins, oui. Ça aide, de remplacer un lien par un autre. »

Il hésita, puis reprit.

« Shean avait lui aussi perdu quelqu’un à l’époque. »

Van hocha la tête, un peu mal à l’aise que quelqu’un qu’il connaissait à peine se soit autant dévoilé, même si Ymesh avait seulement répondu à ses questions. Voyant que celles-ci se tarissaient, l’Infant gagna la sortie et le salua d’un signe de tête.

Resté seul, le démon fixa le miroir pendant de longues minutes avant de se décider enfin à changer l’eau pour s’occuper. Des runes de chaleur bordaient la bassine, réchauffant agréablement le liquide, et l’adolescent se demanda si Ymesh qui avait contribué.

Les liens de caliçage n’étaient pas tous mauvais, certes, mais lui, Van, n’avait jamais rien voulu de tout cela et il comptait bien se débarrasser de la dépendance au plus vite.

Après quoi, il irait parler directement à Belzébuth.

 

***

 

Van jouait avec le bout de sa cape tout en observant la ville en contrebas. Il avait escaladé un bâtiment avec l’absence totale de vertige caractéristique des créatures ailées, même si ses propres ailes ne lui auraient servi à rien s’il avait glissé. Son instinct continuait de lui crier qu’il ne craignait rien et il en avait profité pour faire fi de l’humidité des pierres. N’importe quel moyen était bon pour le rapprocher du ciel.

De là, il pouvait admirer Ijishia dans toute sa splendeur. Les routes avaient été déblayées comme tous les matins et, cette fois, seule une fine couche de neige était venue la recouvrir depuis. Les plus jeunes se trouvaient tous dehors, excités par les longs mois passés à l’intérieur, et très vite de nombreux jeux s’organisèrent sous le regard indulgent des adultes et celui, envieux, des petits vampires qui n’osaient pas se montrer aussi délurés que les enfants démons. Si Van fermait les yeux, il avait presque l’impression d’être rentré chez lui.

Depuis son arrivée, des jours avaient passé, puis des semaines. Trop de semaines. Bien sûr, à Ambrosis, tout bougeait lentement avec les glaces qui commençaient seulement à fondre, mais bientôt la Ronde se réunirait. Aux dernières nouvelles, cinq Doyens avaient atteint Nysjil et les absents ne tarderaient plus à arriver.

Kalen le lui avait annoncé la veille.

« N’oublie pas ce que tu m’as promis » avait-il ajouté.

Comment Van aurait-il pu oublier ? Il s’était juré de tout faire pour que la situation des démons de sang s’améliore et chaque jour lui démontrait à quel point il était urgent d’agir. Pourtant, il n’avait pas bougé ; il n’avait même pas repris contact avec Ymesh de façon formelle, bien qu’il continue de le croiser de temps en temps dans les couloirs.

Il voulait attendre que ses crises de manques se calment mais elles persistaient. Pire encore, son aura s’était remise à essayer de se libérer du sceau, de plus en plus violemment, au point qu’il commençait à vraiment avoir du mal à le cacher – si même il y était parvenu. Par chance, le froid servait d’excuse pour le port de manches longues, cachant ses blessures, mais ses vêtements se déchiraient beaucoup trop vite pour quelqu’un qui ne participait que peu aux chasses.

Au final, les problèmes qu’il avait voulu régler avant de partir devenaient ceux qui pressaient le plus son départ.

« Hey, Van ! »

Le jeune démon tressaillit et se pencha au bord du toit, prenant soin de bien se tenir à la cheminée, pour voir Kalen lui faire signe d’en bas. Assurant son équilibre, il lâcha prise et se laissa glisser le long des tuiles avant de se réceptionner d’une roulade. Il devait avoir l’air un peu trop satisfait de lui-même après cette démonstration parce qu’une boule de neige bien tassée vint lui exploser dans la nuque, lui faisant perdre pied, et il finit le nez dans le froid sous les rires des gamins.

Une main l’aida à se redresser et il croisa le regard de Kalen, qui pétillait.

« Je t’interdis de te moquer de moi, râla l’adolescent en se redressant.

— La barbe te va pourtant très bien. »

Van pesta et s’essuya le menton.

« Non mais ils vont voir, les petits monstres ! »

Les gamins durent l’entendre parce qu’ils s’éparpillèrent dans tous les sens en glapissant et en riant, tels des insectes dont la termitière aurait reçu un coup de pied. L’adolescent laissa échapper un grognement et croisa les bras.

« Qu’est-ce que tu voulais ?

— Juste te saluer. Je ne m’attendais pas à ce que cela entraîne des conséquences pareilles ! »

Van lui donna un coup de coude dans l’estomac, ce qui eut comme seul résultat d’accentuer son sourire.

« Ne te moque pas de moi !

— Je n’oserais jamais. »

L’adolescent fit la moue et cette fois, Kalen explosa d’un rire franc. Il posa sa grande main sur ses cheveux bruns pour les ébouriffer, à la grande horreur de Van, puis lui donna une bourrade dans le dos.

« Je me demandais si tu étais encore capable de rire, voilà le mystère résolu ! » marmonna-t-il en se lissant les cheveux.

Kalen se mit à marcher, son cadet lui emboîtant le pas d’un air boudeur. Ils avancèrent ainsi au hasard durant quelques minutes, pendant lesquelles Van s’efforça d’ignorer les gamins qui les épiaient de loin avant de se mettre à courir dès qu’ils approchaient.

« Donc, tu comptes partir ? »

La question prit l’adolescent au dépourvu. Visiblement, son aîné ne comptait pas lâcher le morceau.

« Je suppose que oui. Comme tu me l’as fait remarquer, il est plus que temps.

— Bien. Si tu as besoin de quoi que ce soit…

— Merci, mais je pense qu’Ymesh serait plus qu’heureux de pourvoir à mes besoins. »

Le démon de sang fronça les sourcils.

« Ne me dis pas que toi et ce vampire…

— Jamais de la vie ! »

Van avait presque crié. Kalen leva une main en signe de paix.

« Désolé, je posais juste une question. »

L’adolescent le fusilla du regard. Tu parles ! S’il avait réagi autrement qu’au quart de tour, il aurait perdu toute crédibilité. Heureusement pour lui, la seule idée de redevenir un calice le dégoûtait. Il appréciait Ymesh – à sa propre surprise – mais le laisser approcher de plus près… Certainement pas !

« Il veut juste vraiment changer la situation, argumenta Van après quelques enjambées. Si je lui dis que je vais demander son soutien à Belzébuth en notre nom à tous, il s’arrangera pour que j’y parvienne. Après tout, il a intérêt à ce que je réussisse : cela augmenterait ses propres chances de survie. »

Kalen hocha la tête, à moitié convaincu. Parfois, cette façon qu’avaient les démons de sang de considérer tous les vampires comme des ennemis agaçait Van au plus haut point. Le reste du temps, il se comportait exactement de la même façon – mais telle n’était pas la question.

« Je partirai dès que je le pourrai. Demain, sans doute.

— Parfait. Je vais prévenir les autres. »

L’adolescent lui attrapa le bras.

« Je ne sais pas si je vais réussir. Comme tu l’as dit toi-même, je suis encore jeune et n’ai aucune expérience…

— Tu auras au moins essayé. »

Il disait ça, mais ses yeux mauves étaient fixés sur lui avec tout le poids de la responsabilité qu’il s’était lui-même attribuée. Van reprit sa marche.

« Je partirai à l’aube. »

Kalen sourit, chaleureux – sa froideur n’avait-elle été qu’un test ? Sans doute, car il passa gentiment un bras autour des épaules de son cadet et lui affirma :

« Je t’accompagnerai. »

 

***

 

Ariel regarda la plaie se refermer parfaitement et sourit aimablement à la jeune femme qui était allongée sur le lit.

« Voilà, c’est terminé. Vous pouvez rester pour la nuit, si vous voulez…

— Non merci, ça ira. Après tout, j’ai du travail à faire ! »

Elle hésita, rajustant sa manche sans trop y croire.

« Je vous dois combien ?

— Je vous l’ai dit, c’est gratuit.

— Mais en vérité, c’est combien ? »

Ariel soupira. Les démons n’avaient pas l’habitude des services publics ; même l’Académie de Pandémonium, créée par Lucifer pour promouvoir la formation des jeunes, demandait une participation financière lors de l’inscription. Le jeune Prince avait beau faire, il ne parvenait pas à leur faire assimiler l’idée que l’hôpital ne leur demandait rien en échange des soins – même si pour l’instant, le bâtiment qui avait été mis à sa disposition était encore en plein travaux et que seul le rez-de-chaussée était fonctionnel, sans oublier le faible nombre de saâghim qui se portaient volontaires.

« Je ne veux pas d’argent… commença-t-il, provoquant chez la démone un sourire sensuel qui le fit rougir. Et je ne veux pas être payé en nature ! ajouta-t-il précipitamment. Mais par contre, on a besoin d’un coup de main pour les travaux… Donc si tu es libre, un jour, la semaine prochaine… »

Elle eut l’air surprise par la proposition, mais hocha la tête.

« J’y penserai. »

Les démons se montraient vraiment terribles avec leurs histoires de dettes. Pour eux, c’était une question d’honneur de ne rien devoir à personne ! Venant de créatures ayant des liens familiaux étroits, ils avaient un bien étrange sens de la communauté.

Ariel raccompagna sa patiente jusqu’à la sortie et la salua chaleureusement. Il considérait que son service incluait l’accueil et la bonne humeur. Cela marchait sans doute, parce que ses premiers clients avaient remboursé plus qu’ils ne devaient. À cette vitesse, l’étage serait terminé dans moins d’un mois !

Le déchu se dirigea vers son patient suivant, une femme enceinte qui s’inquiétait de l’évolution de sa grossesse. Habituellement les démones n’aimaient pas que des hommes s’occupent de ce sujet, mais elles semblaient ne pas vraiment considérer Ariel comme un mâle, même après qu’il leur eut précisé son genre.

« Bonjour, et bienvenue ! Asseyez-vous, je vais vous ausculter si vous voulez bien. »

Dès qu’elle fut installée il déploya son aura, délicatement, et se concentra pour établir un diagnostic. La technique était similaire à celle qu’il avait utilisée en tant que guérisseur, même si les sensations perçue au travers de son aura de Sang s’avéraient subtilement différentes.

« Arael ! »

Reconnaissant le ton impérieux de Shania, son assistante principale dans ce projet, il se retourna. La jeune fille accourait vers lui, avec un air sérieux sur le visage qui lui fit craindre le pire.

« Que se passe-t-il ? Quelqu’un est… ?

— Non, aucun rapport avec l’hôpital. Je viens de recevoir un message de Lùzifer pour toi. Apparemment, une délégation vampirique est arrivée à Pandémonium et Belzébuth s’apprête à la recevoir. »

Ariel écarquilla les yeux. Des vampires, ici ? Ils allaient se faire massacrer dès qu’ils auraient mis un pied dans le palais !

« Essiah mais que font-ils là ?

— Ce n’est pas tout. Il semblerait que des démons les accompagnent. »

La curiosité d’Ariel s’éveilla, mais il hésita ; sa consultation débutait à peine…

« File, Prince-démon, trancha Shania. Je m’occuperai d’elle mieux que tu ne le ferais. Par contre, je ne m’implique pas dans ces histoires de politique. »

Le déchu hocha la tête et attrapa son manteau pour se précipiter à l’extérieur. Shania avait beau l’appeler par son titre officiel, lui non plus n’avait rien à voir avec les décisions importantes prises par les archidémons. Mais, après tout, il n’était jamais trop tard pour commencer…

 

***

 

Même enfant, Van n’avait jamais mis les pieds à Pandémonium. Il s’avouait que la ville était impressionnante mais le palais-montagne qui la dominait l’était plus encore ; il eut l’impression de se faire engloutir lorsqu’il y pénétra.

Il pensait partir seul mais Ymesh avait refusé. Quelque part, ce dernier n’avait pas eu tort : un démon sans magie arrivant seul à Pandémonium avait peu de chance d’obtenir une audience. Néanmoins, la présence du vampire rendait tout le monde nerveux, tant ceux qu’ils venaient visiter que les membres de la délégation eux-mêmes – à savoir Kalen et une démone de sang plus jeune nommée Orgen.

Ils furent directement introduits auprès de Belzébuth, ce qui surprit Van ; le décorum vampirique semblait bien loin. Cette impression se modifia cependant dès que le démon pénétra dans la salle du trône. Cette pièce était bien plus grande que celles qu’il avait traversées pour y arriver les Ténèbres s’y agitaient.

Trois archidémons étaient présents : Belzébuth, installé sur un sombre siège de pierre, Lilith debout à sa droite et Astaroth, à demi affalé sur les quatre marches menant au trône. Les reconnaître ne fut pas difficile, leurs tatouages propres les rendant clairement reconnaissables, ainsi que leurs auras – Ténèbres, Terre, et Sang.

Une quatrième personne se tenait en bas des marches et, malgré la qualité de ses vêtements, Van faillit le négliger à cause de la façon dont les autres l’ignoraient. Ce ne fut qu’en voyant le symbole noir tatoué sur son front qu’il le sonda à son tour et réalisa avoir à faire à Lucifer, le Déchu en personne.

Totalement ignorant de la tradition en la matière, Van s’abstint de saluer, se contentant de camper solidement sur ses deux pieds en fixant Belzébuth. Pris au dépourvu, Kalen et Orgen l’imitèrent, tandis qu’Ymesh s’inclinait avec grâce.

L’archidémon des Ténèbres les toisa pendant de longues secondes. Van soutint son regard. Cela sembla lui plaire car le maître des Abysses finit par sourire, puis par se lever.

« Je suppose que je suis censé vous souhaiter la bienvenue, qui que vous soyez, ironisa-t-il. Ai-je droit au moins à des présentations ?

— Je suis Van de Kern, du clan d’Astaroth, déclara le démon en s’avançant, et j’ai été envoyé pour parler au nom de tous les démons de sang. Mes compagnons de voyage se nomment Kalen et Orgen, et voici le seigneur Ymesh qui nous a aidés à parvenir jusqu’ici.

— Des démons qui voyagent en compagnie d’un vampire… Voilà une étrange ambassade.

— Vous serez plus surpris encore quand vous entendrez ce que nous avons à dire. »

Belzébuth renifla, puis se rassit.

« Soit. Je vous écoute. »

Van serra les poings. Pour qui se prenait-il, à les prendre ainsi de haut ? Belzébuth, quoique puissant, n’était pas le roi du monde. L’adolescent comptait bien lui rappeler ses fautes dans cette affaire !

« Nous sommes venus réclamer votre aide. Vous nous avez livrés à Ambrosis il y a des siècles et, alors que les vampires ont cessé de respecter le Pacte de Sang depuis longtemps, vous n’avez jamais cherché à rattraper vos erreurs. »

Le ton accusateur fit enfin réagir l’archidémon, qui fronça les sourcils. Mais l’adolescent n’avait pas fini.

« Nous ne vous avons pas attendus pour nous révolter et certains vampires ont soutenu notre cause. »

Le fait qu’eux ne l’aient pas fait était largement sous-entendu, aussi Van n’insista-t-il pas.

« Malheureusement, même avec le Roi Rouge mort, la Ronde reste trop puissante. Nous sommes scellés. La plupart des démons de sang n’ont jamais reçu d’enseignement magique, même s’ils sont de braves combattants. Nous voici donc venus réclamer la protection que vous dites garantir à tous les démons. »

Les mains de Belzébuth se crispèrent sur les bras du trône ; il avait touché une corde sensible. Lilith décroisa les bras et leva le menton.

« Nous avons entendu votre demande. Inutile de vous cacher que nous comptions intervenir de toute façon. »

Van eut un sourire ironique et entendit clairement Kalen renifler à sa droite. Aucun d’entre eux ne croirait une affirmation pareille, mais si ça l’amusait…

« Nos hommes sont déjà prêts, continua-t-elle, les prenant par surprise. Nous cherchions juste à savoir où les envoyer, quelle tactique utiliser. Ambrosis est difficilement praticable à cette période de l’année et nous ne nous attendions pas à trouver des alliés sur place.

— N’importe quel démon de sang vous aiderait, déclara Kalen d’une voix assurée.

— Mais comme l’a fait remarquer votre compagnon, vous n’utilisez pas la magie.

— Pas besoin de magie. »

Le dernier commentaire émanait d’Astaroth, qui souriait avec les yeux.

« Mon clan n’en a jamais eu besoin. Ils sont assez forts sans. »

Van vit clairement Orgen se redresser à ce compliment et Kalen se détendre. Les démons de sang en voulaient à Belzébuth de ne jamais les avoir aidés, mais ils n’avaient pas oublié que l’archidémon du Sang, lui, avait tenté d’intervenir, payant de sa personne.

Lilith balaya ces considérations d’un mouvement de la main.

« Peu importe. Nous ne savions ni quand ni comment intervenir. J’espère que le seigneur Ymesh ici présent pourra nous apporter son… expertise.

— Je connais certainement mieux Ambrosis que vous, et je suis prêt à coopérer, assura le vampire.

— Dans ce cas, suivez-moi. Je vous conseille vous faire accompagner par un autre membre de votre petite délégation, d’ailleurs. Vous risquez de vous faire abattre à vue si vous vous promenez tout seul. »

Ymesh lança un regard interrogateur à Van. Le jeune homme allait accepter lorsqu’il sentit une vague de magie le traverser. Sei et Saâgh, ce n’était pas le moment ! Il serra les dents et refusa d’un signe de la tête, lui proposant du menton de plutôt emmener Kalen.

« Si vous êtes prête, nous pouvons commencer tout de suite », déclara Ymesh.

L’archidémone hocha la tête et se pencha vers Belzébuth pour murmurer quelques mots. Le roi des Abysses lui donna son accord et elle s’éloigna, entraînant avec elle à la fois Lucifer, Ymesh et Kalen. Orgen parut vite mal à l’aise.

« Suis-les, si tu préfères. »

La jeune fille lui adressa un regard reconnaissant et fila à leur suite, courant pour les rattraper. Van resta seul face aux deux archidémons.

« Le voyage a été fatigant, j’imagine, commenta Belzébuth d’un air ennuyé.

— En effet.

— Dans ce cas, je suppose que je vais appeler… »

La porte se rouvrit et quelqu’un entra précipitamment, interrompant l’archidémon. Il s’agissait d’un jeune homme à l’air fragile, aux longs cheveux nattés d’une étrange couleur rouge, et aux joues rosies par la course. Van le dévisagea, stupéfait. Un ange ?

« Voilà qui est parfait, déclara l’archidémon des Ténèbres. Arael, peux-tu te charger de trouver des appartements à notre invité ? »

Le nouveau venu sembla presque aussi surpris que lui par cette déclaration, mais s’empressa néanmoins d’acquiescer.

« Si vous voulez bien me suivre ? »

Van lui emboîta le pas sans protester, pressé de se retrouver loin du regard inquisiteur de Belzébuth. Ils s’éloignèrent rapidement, avançant dans un couloir, puis dans un autre…

Une autre vague le traversa et il dut se mordre la langue pour ne pas gémir. Arael pila net.

« Que se passe-t-il ? »

Il fixait Van, les yeux écarquillés. Le démon ouvrit la bouche pour répondre mais déjà, sa magie recommençait à pousser, et un grognement étranglé remplaça sa phrase. Aussitôt, l’ange – le déchu ? – se précipita pour l’aider à tenir debout. Sans ajouter un mot, il le guida jusqu’à une pièce attenante et l’installa dans un confortable tas de coussins.

« Quand est-ce que ça a commencé ? »

Son ton autoritaire rappela vaguement à Van celui de son précepteur. Peut-être la fatigue du voyage joua-t-elle, car il répondit :

« Quelques semaines… C’est ma magie qui…

— Essaie de se libérer du sceau, compléta Arael en le débarrassant de sa cape. Depuis quand le portez-vous ?

— Il a été changé à ma majorité, haleta Van, sans même songer à se débattre.

— Depuis quand ?

— Ma douzième année. »

L’ange hocha la tête et déploya son aura, l’insinuant à l’intérieur du corps du démon comme pour le sonder. La sensation était étrange, mais pas désagréable. Van était de toute façon trop occupé à lutter contre sa propre puissance pour protester.

« Je vois. »

Les joues d’Arael avaient perdu leur couleur et ses yeux parcoururent la pièce sans trouver ce qu’ils cherchaient. Puis, ils se posèrent sur la ceinture de Van, que ses doigts s’empressèrent de défaire.

Là, le démon en resta bouche bée. Non mais était-il sur le point de se faire violer par un fichu ange ?

Cette impression s’estompa lorsqu’il réalisa ce que faisait Arael. L’ange avait décroché le couteau de chasse qu’il portait et le dégainait à présent de son fourreau. Van se crispa, prêt à bondir en arrière, mais à sa grande surprise le jeune homme aux cheveux rouges trancha la chair de son propre bras d’un coup net.

« Je n’ai pas le temps d’aller chercher de l’encre, expliqua-t-il en ouvrant en grand la tunique de son patient. Il faut renforcer le sceau.

— Mais il est très complexe et puissant… »

Arael se mit à dessiner avec application sur le torse dénudé du démon, utilisant son propre sang pour former des runes complexes. Van se souvenait vaguement que ce fluide pouvait être utilisé pour renforcer des sorts, mais les démons dotés de pouvoirs de Lune étaient rares et les vampires ne se livraient pas à de telles démonstrations en public. S’agissant d’un ange, celui-là devait posséder des pouvoirs de Soleil…

Ce n’est qu’alors qu’il percuta sur le nom – pas Arael mais Ariel, comme le Prince-ange – et qu’il réalisa l’étendue de l’aura qui envahissait la pièce. Soleil et Sang, analysa Van. Si celui-là ne pouvait pas l’aider, alors seul Elvion Lui-même le pourrait !

« Voilà, c’est terminé, déclara le déchu. Ce n’est qu’un travail provisoire, bien sûr, mais pour la suite mieux vaut demander à Bélial. Vous portez un sceau de Lune qui n’est que peu compatible avec mes pouvoirs… »

Ariel s’essuya les mains sur le bord de sa tunique brune. La plaie de son bras se referma toute seule jusqu’à disparaître, à la manière des vampires, et Van se demanda un instant s’il n’avait pas été transformé. Puis, le déchu sourit, dévoilant une dentition normale, et le démon se détendit.

« Au fait, nous n’avons pas été présentés. Quel est votre nom ?

— Van… Van de Kern.

— Eh bien, enchanté de vous rencontrer, seigneur Van. »

Ariel tendit la main, à la manière démoniaque ; l’adolescent la saisit par réflexe, surpris de ses manières. Se reprenant, il la serra avec plus de chaleur et sourit à son tour.

« Moi aussi, je suis enchanté. »

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