Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 15
« L’aura de Chaos a la propriété de dilater ce qui l’entoure. Elle est capable de faire exploser aussi bien un corps humain qu’un Cercle entier. »
- Livre des savoirs, laissé par Lyth dans la bibliothèque originelle d’Alun Hevel -
Des coussins colorés jonchaient le tapis entre les tables basses où fumait une théière à l’odeur de menthe. Belzébuth l’appréciait tout particulièrement cette pièce du palais parce qu’une mosaïque abstraite en décorait le plafond, dans les tons mauves et bleus. Ce genre d’œuvre était rare, car les artistes démoniaques se bornaient en général à faire des frises ou à décorer des colonnes. Lucifer avait commandé celle-ci quelques années auparavant, poussé par son éternel amour pour la culture et l’art, et le résultat ravissait l’archidémon des Ténèbres qui venait souvent se détendre en l’observant.
Un démon au visage mince, probablement métis de déchu, pinçait les cordes d’une harpesse dans un coin. La musique douce renforçait la sérénité du lieu.
« T’en penses quoi ? » demanda la voix rauque d’Astaroth.
Il ne parlait bien sûr pas de la décoration. Belzébuth s’installa plus confortablement sur sa couche.
« Comme si tu l’ignorais. »
L’archidémon du Sang haussa les épaules.
« T’es pas intervenu avant.
— Tu sais aussi pourquoi.
— Et le vampire ? »
Astaroth laissa malgré lui échapper un grondement sourd. Belzébuth n’était pas plus ravi que lui.
« Lilith insiste pour qu’on n’y touche pas et qu’on accepte une alliance provisoire avec cette bande-là »
Il renifla, agacé.
« Je me demande bien pourquoi. »
Cette affirmation était fausse, bien sûr. En tant que seigneur des Abysses, il savait comment gérer la politique. Quelque part, peut-être même aimait-il ça.
Les vampires n’allaient pas apprécier l’incursion des démons – ce n’était d’ailleurs pas le but – et, après la guerre, ils devraient poser de nouvelles bases de paix, plus saines que le Pacte de Sang. Mieux valait donc se ménager une porte de sortie. Ymesh et ses comparses seraient parfaits à la tête d’Ambrosis ou, s’ils refusaient, pourraient mettre en place un tiers favorable aux démons.
Malgré tout, l’idée de travailler avec eux hérissait Belzébuth. Les vampires avaient toujours un second plan en tête lorsqu’ils tendaient la main à quelqu’un.
De plus, l’idée d’attaquer Ambrosis avait beaucoup de charme, mais devoir négocier ensuite avec les démons de sang… Il n’était pas sûr de considérer les membres de cette race bâtarde comme de vrais démons. Jamais il ne les aurait insultés en leur faisant la remarque, mais ils étaient des demi-vampires. S’ils s’avéraient aussi peu fiables que les ska, Belzébuth ne voulait rien avoir à faire avec eux.
Les délégués lui avaient néanmoins fait bonne impression. Ils semblaient francs. Kalen se montrait pragmatique, quant au gamin qui avait fait les présentations… Ce Van avait marqué l’archidémon, avec cette façon qu’il avait de le regarder sans ciller de ses yeux verts. Bien que la formulation soit pompeuse, le gamin avait un regard qui traversait l’âme.
« Tu as parlé aux délégués ? »
Astaroth secoua la tête.
« Je les ai écoutés. »
Belzébuth se redressa sur un coude, attentif. L’archidémon du Sang savait juger les gens rapidement, à l’instinct. Le maître des Abysses se fiait à son avis.
« Ils sont blessés, commença le grand démon. Ils ont souffert, et ça les a marqués. Ils ont besoin de se battre. »
Astaroth s’arrêta, cherchant ses mots, puis reprit plus lentement.
« Ils haïssent les vampires et ils ont envie qu’on leur dise que tout ira bien. Ils ont besoin d’être protégés et ils veulent que tout le monde sache qu’ils sont des démons… mais ils ne se soumettront jamais. »
Il fixa son pair et ami de ses yeux dorés, plus fascinants sans doute que ceux du gamin : autant se trouver face à un fauve repu, dangereux mais sans intentions hostiles. Pour l’instant.
« Ils n’intègreront pas les Abysses », commenta Belzébuth, presque sur le ton d’une question.
L’autre démon approuva en silence.
« Donc on doit les aider à se libérer, lutter contre les vampires avec l’aide de cet Ymesh, sans espérer qu’ils reviennent sous mon commandement par la suite. »
Autre hochement de tête. Belzébuth sourit.
« Ça me va. »
Il écouta encore quelques instants le pincement des cordes de la harpesse puis se leva, gardant son air amusé.
« Je vais parler à Van, s’il s’est remis de sa crise de tantôt. Tu veux venir ? »
***
Belzébuth était puissant, au niveau magique d’abord mais aussi du point de vue politique. Considéré comme le roi sans couronne des Abysses, il étendait sa domination des frontières d’Ambrosis aux Cercles universaux, où vivaient les elfes et les dragons. Parmi tous les monarques, il était celui qui régnait sur le plus de terres, par la grâce de Sei. Lorsque Van l’avait vu la première fois, installé sur son trône, il avait remarqué sa splendeur et son orgueil : cet homme savait exactement quel pouvoir il détenait et n’hésitait ni à l’utiliser ni à en faire étalage.
Parce qu’il avait commis une erreur et accepté le Pacte de Sang, plusieurs dizaines de démons avaient été livrées en pâture aux vampires et leurs descendants réduits en esclavage pendant des siècles. Parce qu’il n’était jamais intervenu par la suite, la vie de Van lui-même avait été détruite avant même sa majorité.
L’adolescent était donc totalement stupéfait d’entendre sa proposition. À ses côtés, Kalen ne trouvait pas ses mots.
« Je vous demande pardon ?
— Nous allons vous aider, comme prévu. Un plan prend forme grâce à l’aide qu’Ymesh et Kalen ont apportée à Lilith, et je pense qu’Asmodée serait ravie d’intervenir, elle aussi.
— Oui, oui, mais…
— Après la guerre, si nous vainquons… »
Belzébuth renifla ; personne n’avait aucun doute là-dessus.
« … les démons de sang regagneront le territoire qui était le leur, à la frontière d’Ambrosis, ainsi que des terres avoisinantes. J’ignore encore quel sera le résultat vis-à-vis des vampires mais je peux au moins vous garantir cela.
— Mais cela revient à nous accorder l’indépendance ! »
L’archidémon des Ténèbres acquiesça et le sourire qu’il avait aux lèvres ne parvenait même plus à être agaçant, vu de l’énormité de ce don. Van et Kalen n’en revenaient pas. Aucun vampire n’aurait cédé ne fût-ce qu’une parcelle de terrain à des alliés qui réclamaient leur intervention.
« Évidemment, indépendance ou non, les démons de sang auront le droit de venir réclamer mon aide, en cas de besoin. Il n’est pas question ici de vous laisser de côté, simplement… Disons qu’il s’agit d’un dédommagement pour les années passées en esclavage.
— Même si bien sûr, cela ne rachète pas tout », ajouta Lucifer, soucieux de ne pas froisser leurs hôtes.
Van tenta de se reprendre mais il restait sous le choc, aussi ce fut Ymesh qui prit la parole :
« Cette proposition est très intéressante et je suis certain que les démons de sang vont y réfléchir. Vous comprenez néanmoins que notre délégation ne peut se porter garante pour le pouvoir qui se mettra en place …
— Bien entendu, acquiesça le Déchu. L’offre reste flexible et pourra être sujette à de futures négociations. La parole de Son Altesse garantit cependant cet accord minimum. »
Ymesh n’eut rien à redire à cette déclaration. Il se tourna vers Kalen, qui hocha la tête. Van s’empressa de l’imiter ; il n’aurait pas eu une autre expression si on lui avait annoncé qu’il avait récupéré ailes et magie. Orgen fixait l’archidémon des Ténèbres, bouche ouverte.
Belzébuth souriait toujours mais Van remarqua que ses yeux ne pétillaient pas autant qu’auparavant. Il était très sérieux. Il ne fallait pas négliger son geste. Le maître des Abysses avait accepté de céder ses terres sans contrepartie, sans même que cela lui ait été demandé, promettant sa protection éternelle à une race de démons qu’il aurait pu continuer d’ignorer.
L’adolescent s’inclina en une révérence sincère.
« Merci. »
Il n’y avait pas d’autre mot. Ses compagnons de route tressaillirent en le voyant faire, puis l’imitèrent, un par un – et par-là même, ils acceptaient l’accord, ils recevaient l’indépendance, mais ils reconnaissaient aussi Belzébuth pour ce qu’il était : leur seigneur, et le roi de l’entièreté des Abysses.
***
Lucifer attendit patiemment que la délégation ait quitté la pièce avant de laisser disparaître le sourire qu’il avait aux lèvres pour se tourner d’un coup vers Belzébuth, faisant voler sa cape derrière lui.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Raven ? Depuis quand distribues-tu tes terres gratuitement, avant même d’avoir entamé le combat ? »
Le Déchu semblait furieux et choqué – probablement parce que la décision avait été prise sans le concerter. Malgré les siècles qu’il avait passés en Bas, il avait toujours du mal à se souvenir qu’il n’avait plus le titre de régent de l’Eden mais simple Prince-démon, dépendant de la volonté de Belzébuth.
La remarque cynique qu’il allait faire resta cependant bloquée dans sa gorge, Lilith ayant pris les devants.
« Au contraire, c’est brillant. »
Pour le coup, Lucifer la regarda d’un air stupéfait – ce qui l’empêcha heureusement de remarquer que Belzébuth avait exactement la même expression.
« Ne fais pas ton idiot, s’amusa la démone. Les démons de sang veulent l’indépendance ; qu’ils l’aient… sur papier. »
Elle descendit les marches de l’estrade.
« Il s’agit du même système que celui que tu as toi-même mis en place, au final : ils s’occuperont de la gestion de leurs affaires internes et nous demanderont quoi faire dès qu’ils seront confrontés à la politique extérieure. En bonus, ils gèreront eux-mêmes Ambrosis, sans que qui que ce soit puisse rejeter la faute sur nous. »
Le Déchu réfléchit quelques instants, calmé. L’idée était meilleure qu’elle ne lui avait paru de prime abord.
« Peut-être nous aideront-ils dans la guerre contre les anges », murmura-t-il d’un ton pensif.
Belzébuth se retint de demander pourquoi. Avec un peu de chance, Lucifer s’expliquerait de lui-même. En effet, Lilith semblait dubitative aussi le Déchu développa-t-il son idée :
« Ils vont se retrouver confrontés au même problème que les vampires, concernant leur approvisionnement. Étant donné leur dégoût pour les liens de caliçage, je doute qu’ils recourent au même système…
— Ils peuvent chasser », contra l’archidémone en fronçant les sourcils.
Lucifer eut un sourire triomphant.
« Ils le feront sans doute mais tu oublies un détail : le sang des animaux a mauvais goût. Les vampires n’auraient jamais pris le risque de toucher à des démons s’ils avaient pu se contenter de ce qu’ils trouvaient en forêt.
— Donc même si les démons de sang subviennent à leurs besoins nutritifs en chassant…
— Ils seront tentés par une occasion en or de boire sur les anges en combat. »
Ces deux-là faisaient peur lorsqu’ils se mettaient à coopérer. Belzébuth décida sagement de ne pas leur signaler qu’il n’avait pas poussé son analyse aussi loin lorsqu’il avait pris sa décision, se contentant de suivre l’instinct d’Astaroth. Inutile de se ridiculiser.
« Vous avez terminé ? » demanda-t-il d’un air ennuyé.
Tous deux tressaillirent et Lucifer s’inclina pour présenter ses excuses.
« Navré d’avoir remis ton jugement en doute.
— Ce n’était pas la première fois et ce ne sera pas la dernière. Tu es là pour ça. »
Le Déchu acquiesça. Né ange, il avait souvent un autre point de vue que celui des archidémons. Ses idées n’étaient pas forcément les meilleures mais son avis donnait une nuance supplémentaire à la situation.
Et puis, Belzébuth aimait qu’on lui tienne tête.
« Filez, maintenant. Les promesses sonnent bien à l’oreille, mais elles ne mènent à rien sans action. »
Ils hochèrent la tête de concert et se dirigèrent vers la sortie tout en reprenant leur conversation, se chamaillant comme deux gamins pour mettre leurs idées en avant. Belzébuth sourit. À présent qu’ils étaient lancés, aucun doute que cette guerre serait un succès.
***
Les cellules du manoir royal d’Ambrosis étaient étroites. Qui gaspillerait une place précieuse pour le confort des prisonniers ? Juste assez hautes pour qu’un vampire de taille moyenne puisse tenir debout, elles faisaient cinq pas de long et trois de large. Une couchette en bois tenait lieu de lit et, dans un coin, un trou suintant servait d’urinoir. Naâsh s’était rapidement résigné à rester allongé.
Les murs glacés étaient construits en grosses pierres de granit sombre. Les cellules se situaient sous le niveau du sol pour diminuer les risques d’évasions, aussi aucun fenêtre ne s’ouvrait vers l’extérieur, pas même un soupirail. Cette précaution empêchait le froid d’entrer mais elle rendait également l’air irrespirable, l’odeur de renfermé exacerbée par l’humidité, et diminuait la luminosité de façon conséquente. Les quelques torches brûlant dans le couloir servaient seulement à encombrer plus encore l’atmosphère. Tout autour du plafond, des runes empêchaient toute utilisation de la magie dans les cellules.
Naâsh avait renoncé à toute tentative d’évasion. Il savait mieux que quiconque qu’il n’aurait aucune chance. Après tout, il avait grandi au manoir, qui était sa maison autant que celle de feu son père ou de sa sœur.
Ou de sa mère.
Ses pensées avaient la malheureuse habitude de tourner en rond : il en revenait toujours à penser à cette femme. Il n’éprouvait aucune chaleur envers elle. Daliah était une garce manipulatrice, avide de pouvoir, et il regrettait qu’elle n’ait pas été abattue en lieu et place de Ketjiko. Elle l’aurait bien mérité et pour ce meurtre-là, Naâsh aurait accepté de plaider coupable.
Venait ensuite le procès, comme toujours, et l’inévitable sentence qui l’attendait. Sa condamnation à la peine capitale ne faisait aucun doute, donc personne ne protesterait. Mourir le dérangeait, bien sûr, mais ce qui le mettait en rage c’était surtout de passer de vie à trépas d’une manière aussi stupide.
Il aurait dû lutter. Il aurait dû agir de mille de façons différentes – mais il était trop tard pour y penser.
« Huh. Cet endroit pue. »
Naâsh sursauta, bondissant de la position couchée à celle assise, et dévisagea Ketosaï, incrédule. Ce dernier l’observait de l’autre côté des barreaux, un sourire amusé aux lèvres et des vêtements impeccables sur les épaules, apprêté comme pour une visite de courtoisie.
« Qu’est-ce que tu fais là ? demanda le prince, abasourdi.
— Je suis venu rendre un service gratuit. Ta charmante petite calice a fait tout le chemin jusqu’à chez moi pour me supplier de venir t’aider ; c’eût été fort peu aimable de ma part de refuser. »
Il tendit la main au travers des barreaux et effleura la joue livide de son petit-fils du bout de ses doigts gantés.
« Tu n’as pas l’air ravi de me voir.
— Si tu es venu pour me sortir de là, alors partons. Il sera temps plus tard pour les dettes et les remerciements.
— Tu accepterais de me donner la lysaâgh ? Elle est délicieuse. »
Naâsh se crispa mais se retint de l’insulter. S’il avait touché à Raj… Plus tard. D’abord, il devait sortir de Nysjil.
« Non. »
Réponse sobre, courte, et presque pas agressive. Ketosaï rit et, d’une impulsion de l’esprit, força le mécanisme de la serrure à jouer. La grille s’ouvrit en silence, parfaitement huilée. Naâsh se retrouva dans le couloir.
« Pas de téléportation ?
— Les cellules se trouvent sous anti-magie ou tu aurais été capable de t’en sortir tout seul. Je préférais éviter de m’y retrouver coincé avec toi.
— Et maintenant ?
— Maintenant, mon cher, nous pouvons… »
Il s’interrompit, et son sourire disparut de son visage. Naâsh fronça les sourcils.
« Que… ? »
Il n’eut pas le temps de finir sa question : Ketosaï avait disparu, se téléportant Saâgh savait où, et au bout du couloir la porte s’ouvrit pour laisser entrer Daliah.
***
À la nuit tombée, Ariel se trouvait seul dans la bibliothèque. Il avait fait allumer des chandelles, protégées par des globes de verre afin de diminuer les risques d’incendie. Dans un endroit aussi précieux, il s’en serait voulu de causer un accident. D’un autre côté, il refusait d’arrêter ses recherches alors qu’il touchait au but.
Et il voulait enfin se débarrasser de Bélial.
Demander l’aide de l’archidémon de la trahison afin de trouver ce qui arrivait à Van avait été difficile. Ils avaient passé la journée plongés dans les ouvrages et Ariel s’était efforcé de garder sa voix posée et ses lèvres souriantes, malgré l’envie dévorante qu’il avait de l’étrangler. Il avait besoin de lui. En tant qu’archidémon de Lune, sa formation était fort différente que celle qu’avait eue Ariel et, ensemble, ils avaient plus de chances de trouver une solution.
Une possibilité s’était démarquée des autres après seulement quelques heures de travail. Cependant, Van paraissait incrédule, ce qui mettait leur théorie à l’eau.
« Une aura de Chaos ? Je n’ai jamais entendu parler de quoi que ce soit de semblable.
— Les élémentaires de Chaos sont très rares, soupira Ariel en feuilletant un grimoire, mais cela aurait été une explication plausible.
— Pourquoi ? » demanda le démon, curieux.
Le déchu lui montra la page qu’il tenait, sur laquelle une représentation de l’Innommable était dessinée. Kerosin ou Chaos se reconnaissait à ses yeux et ses cheveux cuivrés et au long manteau mauve bordé d’orange qu’il portait. L’image montrait un homme d’âge mur, mais il n’avait pas d’apparence fixe, tour à tour représenté comme une femme, un enfant, un vieillard…
Ariel pointa du doigt des notes explicatives jouxtant le dessin.
« Le Chaos a la caractéristique de dilater ce qui l’entoure. Maîtriser une aura pareille est très difficile et c’est probablement pour cela qu’il y a si peu d’élémentaires : ils ne survivent pas.
— Je ne vois pas le rapport avec mon cas…
— Personne ne peut contenir le Chaos, intervint Bélial. Si quelqu’un était assez stupide pour tenter de le sceller, il ne parviendrait qu’à le forcer à se dilater, encore et encore, jusqu’au moment où le sceau sera brisé. »
Van acquiesça, comprenant le lien.
« Cependant, je n’ai jamais possédé ce type d’aura ; je suis élémentaire de Sang. Ce doit être autre chose. »
À ces mots, Ariel haussa les sourcils, entortillant une de ses mèches rouges autour de son index.
« Du Sang ? Je n’ai rien perçu de tel lorsque je t’ai soigné. Je veux dire, si nous avions été du même Élément, je l’aurais forcément remarqué. »
Le démon se figea, le dévisageant de ses yeux étranges. Ariel remua, peu habitué à une couleur aussi intense – la plupart des anges avaient les yeux bleu clair ou noisette.
Bélial, lui, semblait intrigué.
« Nous pouvons facilement vérifier. Assieds-toi, je vais provoquer une crise. »
Van se crispa et secoua la tête.
« Ne t’en fais pas, insista l’archidémon. Je suis capable de l’arrêter, quitte à tracer un second sceau. »
Méfiant mais poussé par la curiosité, le démon s’assit sur une chaise et s’efforça de se détendre. Bélial déploya son aura et inséra celle-ci dans le corps de Van avec délicatesse, tâtonnant à la recherche de la magie qui l’emprisonnait. Ariel perçut très clairement l’instant où il trouva et, aussitôt, l’aura de Van se mit à lutter pour sortir.
Ce n’était pas une aura de Sang.
Alors que le démon convulsait, Ariel se concentra sur les filaments orange qui s’échappaient de Van par la moindre égratignure. Le Prince n’avait jamais rien vu de tel ; la magie donnait l’impression d’avoir une volonté propre ! Les spirales se tordaient pour s’échapper de leur hôte, agrippant ce qu’elles pouvaient au passage. Un livre se renversa, les pages d’un autre tournèrent dans le vide et l’une des lampes se mit à trembler. Le jeune déchu l’attrapa pour éloigner la flamme de Van – trop tard : le verre explosa entre ses mains, le blessant au passage. La mèche, par chance, s’éteignit avant de toucher le sol.
Bélial saisit Ariel par les épaules pour le faire reculer tout en incantant. Sous son chant, la magie reflua petit à petit, cessant de s’agiter et retournant en Van, fermement retenue par le sceau. Les tremblements du jeune démon s’arrêtèrent et il reprit son souffle, parcouru de frissons.
Puis, il remarqua la façon dont ils le regardaient.
« Quoi ?
— Tu as une aura de Chaos. »
Van pencha la tête de côté d’un air incrédule.
« C’est ridicule.
— Nous ne te mentirions pas sur un point aussi important, enfin ! s’exclama Ariel.
— Du calme, l’arrêta Bélial. Personne ne peut grandir avec une aura pareille sans le remarquer. Quelque chose doit l’empêcher de percevoir sa magie normalement. »
La remarque était pertinente. Ariel sonda Van, partant du bout des orteils jusqu’à la pointe des cheveux. Il aurait dû faire cela plus tôt mais n’avait pas pensé que ce serait nécessaire.
Pulsant dans son dos, évident, se trouvait le sceau vampirique. Énorme, il parasitait les perceptions, ce qui obligea Ariel à se concentrer mieux. L’aura de Chaos n’était pas dormante comme elle aurait dû l’être ; au contraire, elle parcourait le corps du démon comme du sang. Le déchu s’efforça de l’ignorer et continua ses recherches, jusqu’à enfin percevoir un détail anormal.
« Là. »
Bélial avait suivi son avancée avec attention et n’eut aucun mal à envoyer son aura rejoindre la sienne. L’archidémon fronça les sourcils : il y avait bel et bien quelque chose.
« Un sceau mental ?
— Ils sont rares, mais ils existent. Saraqael m’en avait déjà parlé. »
Bélial grimaça au nom ennemi, mais Ariel continua :
« Ce qui est plus grave, c’est que quelqu’un chez les vampires soit capable d’en former. Saraqael est un archange et spécialisé en magie mentale. Le Roi Rouge était un maître psychique, bien sûr, mais il n’avait pas de pouvoirs de Lune…
— Il n’a probablement rien à voir avec cela, intervint Van. Il se serait comporté différemment avec moi lorsque je l’ai rencontré s’il avait su. »
L’idée que son esprit soit tordu grâce à la magie n’avait pas l’air de le déranger. Ariel supposa que le démon cachait ses émotions ; personne n’aurait pu rester indifférent face à une nouvelle pareille. Quand Saraqael avait mentionné l’existence de ce type de sort, il avait ajouté qu’il préfèrerait mourir à subir un sort pareil.
« D’un autre côté, le sceau est très restreint, fit remarquer Bélial.
— Faire totalement oublier à quelqu’un le type de magie qu’il utilise ?
— Celui-ci a peut-être été placé des années après que la magie soit scellée. Cela revenait à faire oublier un souvenir ancien.
— Mais c’est son aura ! »
La seule pensée de perdre un élément aussi essentiel de lui-même donnait des frissons à Ariel. Il ne se souvenait que trop bien de sa Chute et du froid qu’il avait ressenti lorsque la magie Sainte l’avait quitté. Et encore, l’impression avait sans doute été atténuée par le fait que le Soleil, lui, était resté !
Il ne voulait même pas imaginer ce par quoi Van avait dû passer. Ou Lucifer, réalisa-t-il d’un coup. L’archange déchu avait perdu tous ses pouvoirs en Tombant, ne faisant son Aveu que plusieurs jours plus tard. Comment avait-il fait ?
« Ah, je pense que j’ai compris. »
Ariel sursauta et se tourna à nouveau vers Bélial, qui avait continué son analyse.
« Un maître psychique doté de pouvoirs de mnemolexie a modifié ses souvenirs – ce sont ceux qui agissent sur la mémoire, expliqua-t-il devant le regard interrogateur de Van. Ils sont très rares. Ce n’est qu’ensuite que le sceau a été appliqué, afin de rendre le changement permanent.
— Tu veux dire, pour qu’il ne réalise rien même si son aura venait à être libérée ? intervint Ariel.
— Exactement. Le but n’était sans doute pas qu’il ignore son véritable Élément. Ils voulaient l’empêcher d’utiliser le Chaos si le sceau se brisait. »
Cela voulait dire que ceux qui avaient commis cette atrocité savaient exactement ce qu’ils faisaient. Néanmoins, il s’agissait d’une bonne nouvelle.
« Mais ça veut dire que nous pouvons le briser sans problème ! s’exclama Ariel. Tu ne retrouveras pas tes souvenirs perdus, expliqua-t-il au démon, mais tu vas pouvoir percevoir ton aura telle qu’elle est et apprendre à la maîtriser. En plus, nous sommes capables de poser un autre sceau qui retiendra ta magie si celle-ci devient trop agressive, afin que tu ne coures aucun risque. »
Van sourit, sans qu’aucun signe de contentement n’apparaisse dans son regard.
« Merci. Vous pourriez vous occuper de cela quand ?
— Tout de suite, si tu veux.
— Mieux vaut attendre quelques jours, le contredit Bélial. Ton corps a été épuisé par notre petite manipulation de tantôt, tu dois te reposer. Quand tu te sentiras mieux, viens me voir.
— Très bien. »
L’archidémon posa une main sur l’épaule d’Ariel et l’entraîna vers le couloir, sans lui laisser le temps de protester. Du coin de l’œil, le déchu remarqua cependant les poings de Van qui se serraient.
Sur son visage tordu par la rage, il crut voir la lumière se refléter sur une larme.
***
La mère et le fils se fixèrent un instant en silence. Derrière Daliah arrivait Nysâh, qui posa une main sur sa dague. Réflexe inutile, ils le savaient tous : Naâsh avait des pouvoirs psychiques et des réflexes rapides. Elle n’aurait jamais le temps de l’atteindre.
« Eh bien, dit Daliah. Nous venions te rendre visite, je ne pensais pas te trouver libre. »
Naâsh se crispa. Sa mère semblait beaucoup trop sûre d’elle et, même si elle bluffait, il chercha le piège. Elle s’avança, victorieuse.
« Tu n’as pas de chance, vraiment. La Ronde vient de te condamner à mort. »
Le jeune homme pâlit. Il avait beau s’y attendre, cela faisait un choc – d’autant plus que sa mère le lui annonçait d’un ton guilleret, comme si elle lui avait offert un cadeau. Daliah rit, son charmant qui se répercuta jusqu’au fond du couloir, résonnant dans le vide. Peut-être apportait-il un peu de réconfort à l’un ou l’autre des détenus, mais il glaça le sang de Naâsh dans ses veines.
« Que veux-tu ?
— À ton avis ? Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser les condamnés se promener dans la nature, n’est-ce pas ? Ce ne serait pas sérieux. »
La Ronde ne s’était pas encore réunie, réalisa le vampire, sans quoi sa fuite lui aurait peu importé Voilà pourquoi elle exagérait ses mouvements : il avait été sur le point de lui filer entre les doigts au moment crucial.
Déterminé, il s’avança.
« Laisse-moi passer. »
Elle rit encore – Saâgh, il détestait ce son – et se campa sur ses jambes, lui barrant le passage.
« Tu n’espères tout de même pas que je vais te laisser faire ?
— Laisse-moi passer », répéta-t-il.
Il ne voulait pas utiliser la magie. Elle était horrible et fomentait sa mort, mais elle était sa mère. Pourtant, en voyant qu’elle ne bougeait pas, il se résigna à concentrer son pouvoir pour l’envoyer valser.
Une vague de magie partit de lui ; de la simple télékinésie, pour éviter de lui faire du mal. Elle frémit, mais au lieu de voler contre le mur, elle ne fit que trébucher.
« Tu es timide, mon fils. Tu devais plutôt faire comme ça. »
Elle leva la main. Naâsh se protégea par réflexe et bien lui en prit, car un puissant globe d’énergie vint percuter ses barrières de plein fouet, lui coupant le souffle. Elle n’était pas censée être aussi puissante ! Il réalisait, un peu tard, qu’il ne l’avait jamais vue combattre.
Elle ne lui laissa pas le temps de préparer une autre attaque. Sa magie se propulsa vers lui, pulsant, bouillonnant, pure aura de Sang. Ses barrières résistèrent juste assez longtemps pour qu’il se dise qu’il aurait dû se téléporter – puis l’emportèrent. En quelques instants, tout était fini.
Daliah s’essuya les mains.
« Voilà qui est fait. J’espère que les Doyens ne m’en voudront pas trop d’avoir pris les devants, mais après tout, il était sur le point de s’enfuir, n’est-ce pas ? »
Elle se tourna vers sa fille, souriante. La dague transperça sa cage thoracique comme s’il s’agissait de beurre, passant entre deux de ses côtes d’un mouvement habitué, droit vers le cœur. Elle n’eut pas le temps d’avoir mal.
Le cadavre s’effondra sur les pierres froides sous le regard froid de Nysâh. Elle se pencha dessus et posa un pied sur la poitrine pour en dégager son arme, qu’elle essuya avec soin sur la robe de la morte.
« Désolée. Je ne comptais pas devenir ta marionnette. »
Une odeur immonde de chair brûlée envahissait les lieux. Dommage ; les gens qui s’occuperaient de débarrasser les corps devineraient que Nysâh utilisait des lames saintes dérobées aux anges. Après tant de temps à le cacher et tant d’effort pour apprendre à les maîtriser malgré son dégoût instinctif pour ces choses qui pouvaient la détruire, elle allait perdre l’atout de la surprise. Soit. Cette dague lui avait été utile cette fois au moins. Elle doutait qu’une arme normale eût suffi pour tuer Daliah.
Elle ferma les yeux de sa mère d’un mouvement machinal puis l’enjamba sans plus de considération pour aller jusqu’au corps déchiqueté de son frère. La magie de Sang en avait dévoré la chair jusqu’à mettre les os à nus. Cependant, la majeure partie de l’impact avait touché son torse et son visage restait reconnaissable.
En silence, Nysâh dégrafa sa cape pour l’en couvrir. Les vampires n’enterraient pas leurs morts. Les Ramasseurs de la Maison Ezrjil les emmenaient pour expérimenter leurs poisons sur les cadavres. Ceux qui voulaient l’éviter se contentaient d’abandonner les corps loin de la ville, laissant les animaux se nourrir de leur chair. Ketjiko avait eu droit à une tombe, mais seulement après que ses os aient été polis par les bêtes et son sang absorbé par la terre. Peut-être accorderait-elle à son frère l’honneur de reposer aux côtés du Roi Rouge dans son caveau.
Naâsh et elle ne s’étaient jamais compris. Elle n’avait pas eu les bons réflexes. Sans doute l’aurait-il tuée s’il avait vécu ; elle ne le saurait jamais. Sa mort, au moins, avait été vengée.
« Dors bien, grand frère », murmura-t-elle.
Elle resta quelques minutes devant les corps, en silence. Puis elle se redressa et traversa le couloir, remontant les marches qui menaient au rez-de-chaussée. Les suivantes de sa mère y patientaient d’un air inquiet, ainsi que Ajven Hji Ailish qui avait accouru. Toutes habitants du manoir avaient perçu la décharge de magie dégagée par le bref duel.
Nysâh ignora les deux femmes. Elle s’adressa directement à l’Ailish livide qui fixait la dague sainte qu’elle tenait toujours à la main.
« La Ronde s’est-elle réunie ? »
Il parvint à lui répondre presque sans battement.
« Nous attendions votre retour pour envoyer les gardes chercher votre frère… Nous pensions nous rassembler lorsqu’il aurait été amené…
— Inutile. Renvoie-les. Ils seront convoqués après les funérailles. »
Il marqua un temps d’hésitation.
« Daliah… ? »
Nysâh le regarda sans broncher. Elle ne possédait ni la beauté de sa mère, ni le charme sombre de son frère, mais tout comme lui elle avait les pommettes hautes et le nez droit de son père, feu le Roi Rouge. Elle rengaina sa dague d’un geste fluide, faisant sursauter l’Ailish, et rajusta les gants de cuir qui la protégeaient de l’effet nocif de la magie sainte.
« Il me semble vous avoir donné un ordre. Voulez-vous me faire répéter ? »
L’homme la dévisagea. Le moment était venu pour lui de prendre une décision, sans aucune carte en mains ni la moindre idée de la situation. Heureusement pour lui, il s’inclina.
« Je m’en occupe. »
Nysâh ne prit pas la peine de l’en remercier. Elle marcha droit vers le bureau de son père.
Les Doyens voulaient une reine. Ils allaient en obtenir une.