Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 1

« Wir et Moi Nous entendons mal. C’est Lui qui choisit Mes corps quand Je M’incarne, et Il a un fichu sens de l’humour. »

 

– Les Dits de Saâgh, auteur inconnu –

 

 

La grand’ place, devant le temple de Faljan, grouillait de monde. Les elfes disciplinés s’écartaient pour laisser passer la carriole qui amenait Arkim et ce dernier faisait de son mieux pour rester neutre. Il approuvait le choix de cet endroit pour son duel contre Kawa. Après tout, c’était là qu’ils s’étaient rencontrés, que tout avait commencé.

Les badauds formaient un cercle parfait autour des limites établies par des membres de la garde royale. Jhael avait fait du bon travail, comme toujours. Malgré ses mains liées, Arkim refusa toute aide pour descendre, préférant utiliser ses ailes pour garder son équilibre.

Le silence était pesant.

Cat lui avait rendu visite en prison elle-même, la veille, pour lui annoncer la tenue de ce duel. Elle l’avait prévenu : s’il gagnait, Kawa tomberait en disgrâce. S’il perdait, Lanek subirait le même sort que lui. Le Seigneur-démon avait été assigné à résidence avec le reste de la délégation – des traîtres qui avaient introduit un exilé à Altayn. Arkim avait eu beau argumenter, Cat lui avait expliqué que la situation avait été remise à la faveur des Éléments et que dorénavant personne n’y pourrait rien changer.

Le démon savait que Nataos se trouvait derrière ce choix. Lui seul profiterait du résultat quel qu’il soit.

Jhael vint lui-même défaire les liens de ses poignets. Arkim le remercia d’un signe de tête mais, pour la première fois, le chef de la garde royale ne lui accorda pas un regard. Le démon s’en sentit trahi mais l’elfe avait raison ; seuls son obstination et son manque de discernement avaient mené à ce résultat.

La famille royale sortit du temple. Ils y avaient demandé la grâce de Faljan de la Lumière, comme ils l’avaient fait pour Nemess des Ténèbres plus tôt dans la matinée. Tous les quatre vêtus de façon officielle et aussi unis que s’il n’y avait aucune tension entre les deux fils du Roi, ils s’arrêtèrent à quelques marches de la place.

« Merci à tous d’être venus pour témoigner du jugement des Éléments, déclara Ceyn d’une voix forte. Puisse Nemess guider la main du juste. »

Un héraut fit un pas en avant pour déclamer les modalités exactes du duel. Arkim ne parvint pas à se concentrer assez pour enregistrer ses paroles. Son regard ne cessait de revenir vers Kawa, qui fixait le vide. Il aurait voulu qu’Enngyl soit là, même si elle n’aurait rien pu faire. Sa présence lui aurait rendu espoir.

Là, il savait juste qu’il ne serait jamais gagnant, même s’il parvenait à mettre Kawa à terre.

Le héraut se tut. La famille royale prit place dans la foule – des sièges avaient été prévus à cet effet – et Kawa se défit de sa cape avant d’avancer. Un garde lui donna sa rapière, qu’il accepta. Un autre se présenta à Arkim, lui tendant un fourreau.

Le démon hésita mais il n’avait guère le choix. Puisqu’il perdrait quel que soit le résultat, mieux valait s’en remettre à la grâce de Nemess – pas que cela lui ait porté chance jusque-là. Il saisit son arme, la soupesa, puis hocha la tête et leva les yeux vers son adversaire.

La foule disparut de son champ de vision alors qu’il se concentrait sur Kawa. Son ami, son maître, la personne à qui il devait tout, et à qui il devait tout faire perdre s’il voulait sauver les siens. Lui qui se considérait plus elfe que démon ne tolèrerait pas que Lanek subisse les conséquences de ses erreurs. Cependant, Kawa le méritait-il pour autant ?

Les deux combattants se jaugèrent, tournant lentement en rond sans se quitter des yeux. Ils s’étaient entraînés ensemble durant leurs heures perdues, ils connaissaient leurs points faibles mutuels. Ils songèrent une dernière fois aux bons moments passés ensemble, eurent un dernier regret… puis s’élancèrent d’un même mouvement et, enfin, leurs lames se croisèrent.

Longues et effilées comme le voulait la mode elfique, les rapières se mirent à voler. Pointe, fouetté, mais pas une goutte de sang. Ils se connaissaient par cœur. Feinte, esquive ; dès qu’une botte se rapprochait de la chair, une parade déviait le coup pour contre-attaquer.

La magie était proscrite du duel, seule l’agilité serait déterminante. Après quelques passes, les deux adversaires se séparèrent pour reprendre leur souffle, juste un instant, puis Kawa bondit en avant, laissant à peine le temps à Arkim d’esquiver.

Malgré lui, le démon sentit un sourire naître sur ses lèvres. Il croisa le regard du prince et y vit le même plaisir réticent. Combien de fois n’avaient-ils pas lutté ainsi l’un contre l’autre ? Ils avaient testé ensemble ces bottes et ces parades jusqu’à ce qu’elles deviennent parfaites, profitant du plaisir d’être à deux et de sentir l’adrénaline couler dans leurs veines.

Puis, d’un coup, la foule réapparut à la vue d’Arkim et son sourire s’effaça. Ce n’était pas un jeu, cette fois, ce n’était plus pour rire. Leur amitié ne survivrait pas à ce duel, son insouciance avait eu des conséquences négatives une fois de trop. Il n’était plus un enfant – il aurait dû le réaliser plus tôt.

Kawa, de son côté, s’efforçait de ne pas hésiter lorsqu’il portait ses coups. Il avait toujours servi de son mieux le Roi et le Royaume, et pris ses responsabilités. C’était son devoir, le pendant obligatoire de ses privilèges.

Ses émotions ne faisaient que le ralentir. Nataos avait raison en le prétendant indigne d’hériter. Il devait faire plus d’efforts et il comptait commencer dès aujourd’hui en faisant le bon choix – et ce, quel que soit son adversaire. Même s’il s’agissait d’Arkim.

Le métal tintait de façon presque régulière. Leurs gestes étaient calmes, mesurés, chacun calculant ses chances de vaincre, leur précision telle qu’aucune des lames ne touchait sa cible. Puis, alors qu’Arkim croyait voir son coup paré, il passa sous la garde de Kawa – et, aussitôt, il recula. Il ne pouvait pas le blesser !

Un mouvement devant son visage le fit pivoter par réflexe – juste à temps. Au lieu d’atteindre l’œil, la pointe de Kawa ne fit qu’effleurer sa pommette, faisant couler le premier sang.

Le geste du démon se termina, ses longues mèches tombant devant son visage. Personne n’avait rien vu ; même le prince continuait, ignorant la secousse qu’il avait pourtant dû sentir le long de sa lame. Ce n’était qu’une mince ligne – mais cela prouvait que Kawa était sérieux. Le coup était fait pour tuer, pas pour blesser.

La douleur qui partit du ventre d’Arkim à cette réalisation lui donna une force nouvelle. Peu lui importait que Kawa lui donne une chance, lui qui aurait pu clamer sa victoire sur cette touche – non, car il aurait aussi bien pu le faire avec son cadavre. Ils se trahissaient mutuellement par ce combat, soit ! Autant le faire jusqu’au bout.

Il s’élança en avant et, lorsque sa lame rencontra celle de son ancien maître, il poussa pour le faire trébucher. Kawa recula, son jeu de jambe parfaitement maîtrisé, jusqu’à trouver une position assez stable pour lui faire face. Alors seulement, Arkim relâcha la pression – cette fois pour le faire tomber en avant.

En vain : le prince profita de l’impulsion pour l’attaquer en retour, sa rapière se glissant vers ses côtes. Arkim bondit en arrière, puis encore quand Kawa tenta un autre coup, puis para pour se donner le temps de reprendre son souffle.

Le prince ne s’arrêta plus : il avançait, forçant le démon à se concentrer plus sur ses pieds que sur sa lame. Arkim serra les dents et, au lieu de parer le dernier coup, pirouetta sur lui-même, frappant Kawa à revers. Celui-ci se jeta au sol par réflexe, roulant sur le sable de la place pour se rétablir un peu plus loin – et réattaquer.

Pointe, esquive, une botte puis une autre ; les coups s’enchaînèrent à une vitesse renouvelée. Le métal chantait, les fers se croisaient – pointe, parée, contre-attaque, encore une fois, encore plus vite, de plus en plus fort – coup d’épée – estoc – de plus en plus vite – pirouette, contre-attaque – encore et toujours… Sauf que cela ne durait jamais toujours.

Une pierre gisait dans le sable, grise, plate, banale. Les combattants ne la remarquaient pas. Ils tournoyaient sur eux-mêmes – un pas à gauche, un autre à droite – Arkim manqua toucher Kawa mais celui-ci reculait déjà.

Peut-être les Éléments étaient-Ils vraiment penchés sur ce combat, peut-être Wir, le Destin, avait-Il lancé Son dé aux cent faces.

Arkim avança, puis recula pour parer, leurs lames tintant l’une contre l’autre. Dans la foule, une corde claqua ; la pierre se glissa sous un pied, quelqu’un tomba – la foule cria – c’était le prince ! – Arkim tendit la main, attrapa la chemise de Kawa pour le retenir – quelque chose siffla à son oreille – ou celle du prince ?

Ils s’effondrèrent, les deux rapières roulèrent au sol. Quelque part – ou Nulle Part – un dé s’arrêta.

« Ça va ? s’inquiéta Arkim en se redressant, penaud. J’ai essayé de te retenir, mais… »

Kawa eut un rire nerveux.

« Mais tu m’es tombé dessus à la place. »

Le démon crispa un sourire sur ses lèvres et étendit ses ailes derrière lui pour se redresser. Il fouilla le sol des yeux ; leurs rapières se trouvaient à deux pas. Son regard revint vers Kawa. Puis, avec un soupir, il lui tendit la main.

« Allez, debout.

— Tu ferais mieux de terminer ce duel, imbécile !

— C’est parce que tu me fais ce genre de remarque que je ne peux pas. »

Le démon sourit, faisant hésiter le prince à son tour. Il prit avec réticence la main tendue et se laissa remettre debout. Autour d’eux la foule s’agita, ne sachant comment réagir. Alors, seulement, fusa le premier cri.

« Le Roi ! »

Jhael, qui se tenait en bordure du cercle, vira au livide et courut vers le siège royal. La Reine, blême elle aussi, se leva pour s’écarter ; Nataos eut un hoquet d’horreur. Ceyn se tenait toujours assis bien droit, mais un carreau d’arbalète l’épinglait à présent à sa chaise.

Plusieurs personnes poussèrent des cris ; une femme s’évanouit parmi les nobles. Kawa et Arkim échangèrent un regard horrifié et, très vite, le prince prit la direction des opérations. D’un geste, il intima aux gardes royaux l’ordre d’encercler la place. De nombreux nobles s’étaient précipités près du Roi mais nul besoin d’appeler un médecin : le tir avait été mortellement précis.

Le démon regarda Kawa rassurer la population juste assez pour éviter la panique. Pour les elfes, assassiner un monarque était impensable, cependant ils seraient tous suspects. Les questions affluèrent dans son esprit – qui, pourquoi ? Arkim fut d’un coup soulagé de s’être trouvé au sol au moment du tir.

Une autre idée fit alors surface : entre le tireur et le Roi, juste avant qu’ils ne tombent, se trouvait… qui, au juste ? Lui, ou Kawa ? Un elfe pourrait vouloir tuer lui-même un démon banni s’il croyait le voir gagner, ou un partisan de Nataos viser l’héritier pour faire place nette. Il repassa la scène dans sa mémoire, mais celle-ci était trop confuse ; il avait juste entendu un bruit. Si le carreau s’était perdu dans la foule sans toucher personne, il n’aurait pas réalisé de quoi il s’agissait.

D’un autre côté, quelqu’un aurait-il vraiment pu tuer le Roi en un coup par accident ?

Suivant les ordres de Kawa, les gardes se mirent à fouiller les spectateurs sous le choc, qui se laissaient faire. De son côté, Nataos convainquait les nobles de se soumettre eux aussi à l’inspection. Arkim ne se rappelait pas l’avoir déjà vu collaborer avec Kawa et il doutait que cela dure. À présent, la véritable épreuve de force commençait et, d’un seul coup, le fait qu’un exilé soit revenu à Altayn semblait ne plus avoir la moindre importance.

Il s’avança, se raclant la gorge pour attirer l’attention de Kawa.

« Quoi ? s’agaça-t-il. Ce n’est vraiment pas le moment…

— Je suppose que je dois me mettre hors de vue, l’interrompit Arkim. Puis-je aller rejoindre Lanek dans l’aile des invités ? »

Kawa consulta Nataos du regard ; celui-ci fronça les sourcils puis haussa les épaules.

« Très bien. Fais-toi accompagner par Jhael ; il est au-delà de tout soupçon et je veux que ce soit pareil pour toi. »

Arkim acquiesça et transmit ce nouvel ordre au chef de la garde. Il aurait voulu rester pour soutenir son ami mais, cette fois, il comptait agir comme il le fallait – et il servirait mieux Kawa en mettant les démons au courant de ce qui venait de se produire.

 

***

 

La journée avait filé à toute vitesse, les évènements se déroulant tous en même temps dans une belle cacophonie. Nataos était parvenu à garder les nobles en respect – c’est-à-dire à éviter tout écart qui eût pu coûter cher au royaume – et avait donné son accord à Kawa pour que la délégation démoniaque quitte Altayn sans être ennuyée. Il avait remarqué l’entaille qu’Arkim avait à la pommette, mais que le démon s’en sorte le soulageait. Piètre consolation dans cette terrible journée.

Il ne parvint à s’isoler que tard dans la nuit, alors que le ciel pâlissait et que les premiers oiseaux commençaient à chanter. Leyn se matérialisa sans qu’il ait besoin de le faire appeler. Il détestait être surpris, mais reconnaissait l’utilité d’un serviteur doté de telles capacités.

« Incapable, cingla le prince. Quand je t’ai ordonné de mettre fin à la situation, je parlais de mon frère, pas du roi !

— Je suis doué, déclara le drow sans fausse modestie, mais je ne pouvais pas prévoir qu’il glisserait. »

Nataos eut un mouvement de rage.

« Tu réalises les conséquences ? Kawa se trouve en position de force, malgré la mascarade d’aujourd’hui. Si je n’agis pas vite, la couronne va m’échapper ! »

À son crédit, Leyn ne protesta pas, ni ne tenta de se défendre. Ils avaient joui de malchance – quoiqu’à ce point, Nataos se demandait si l’un ou l’autre Élément ne l’avait pas maudit. Avec un soupir exaspéré, il se laissa tomber sur une chaise.

« Soit. Puisque les démons ne pourront pas être accusés à tort du meurtre de mon frère et que, bien entendu, Kawa ne leur tiendrait jamais rigueur de la mort de notre père… »

De son père, corrigea-t-il en lui-même.

« … il ne nous reste plus qu’à provoquer assez d’agitation pour que cette catastrophe lui retombe dessus. Au moins as-tu pu t’arranger pour passer au travers des mailles. »

Leyn renifla. Il n’expliquait jamais comment il s’y prenait et cela importait peu à Nataos, tant qu’il accomplissait ce pour quoi il était payé. Le drow semblait apprécier les ordres qu’il lui donnait d’une manière presque morbide. Le prince n’aimait pas tuer ; il considérait juste que cela s’avérait parfois nécessaire.

« Va-t’en et fais-toi oublier pour les prochains jours », ordonna-t-il.

Leyn s’inclina, puis descendit par la fenêtre. Mieux valait qu’ils ne se fassent pas surprendre ensemble ou, mieux, que personne ne le voie autrement qu’un drow anonyme.

Nataos attrapa une carafe d’abyssite avant de se raviser et de se servir un alcool plus fort ; cela lui permettrait peut-être de dormir quelques heures. Il avala une gorgée trop grosse et le liquide lui brûla la gorge, apportant une distraction agréable à la tension qui pesait sur ses tempes et au vide qui le remplissait à présent qu’il n’avait plus de crise à gérer.

Il devrait continuer son travail le lendemain mais, pour l’heure, le corps du roi avait été emmené par les embaumeurs, les nobles étaient prévenus, les décisions à prendre sur l’instant avaient été prises. Il lui fallait à présent en attendre les conséquences afin d’y réagir. Cela laissait bien trop d’espace à son esprit pour penser aux évènements de la journée.

Son père était mort. Non ; Ceyn était mort, celui qui l’avait élevé comme son fils sans jamais le considérer comme tel. Peut-être devrait-il en vouloir à sa mère, seule véritable fautive : il comprenait qu’un roi apprécie peu d’avoir un bâtard comme fils aîné. Néanmoins, il avait toujours fait de son mieux pour le royaume, il avait brillé dans ses études comme dans sa maîtrise des armes. Cela n’avait pas suffi. Cela n’aurait probablement jamais suffi.

Mais à présent, il ne pourrait plus changer cette situation. Son père n’était plus, et bien qu’il s’agisse d’un accident, il avait pris la décision qui avait mené à sa mort.

Il avala une autre gorgée, puis prit verre et bouteille avec lui dans sa chambre. Il devrait veiller à ne pas se saouler, afin d’être dispos le lendemain ; même si des cernes seraient compréhensibles avec son deuil, les gens préféraient voir leurs dirigeants capables et vigilants à chaque instant. Cependant, pour bien présenter, il devait dormir – et il aurait besoin de plus d’un verre pour cela.

 

***

 

« … que vous suivrez cette affaire.

— Ne vous en inquiétez pas, je vous ferai savoir dès que ce sera fait. »

Kawa mena fermement à la porte le noble qui tentait depuis une bonne demi-heure de le convaincre que ses problèmes agricoles étaient l’absolue priorité du royaume en ces temps troublés. Il la referma avant qu’un autre ait le temps d’entrer, s’y adossant avec soulagement.

Il commençait à avoir un mal de crâne et n’avait pas encore eu le temps d’organiser l’enterrement de son père. Les maîtres de cérémonie avaient néanmoins été mis au courant ; il espérait qu’ils se débrouilleraient sans lui.

Il se versa un verre d’eau puis retourna à son bureau, qui croulait sous les messages venant des quatre coins du royaume. La nouvelle avait circulé vite ; Ceyn n’était décédé que depuis deux jours. Les elfes protestaient déjà quant au départ des démons, considérés par la population comme les responsables les plus probables de l’assassinat du Roi. Kawa ne pouvait guère leur en vouloir. Lui-même préférait ne pas savoir car, si le fait était avéré, ses relations avec Pandémonium se termineraient, emportant avec elles ses alliés. D’un autre côté, qui d’autre aurait pu commettre un crime pareil ?

La porte grinça à nouveau ; Kawa se prépara à annoncer que les audiences étaient terminées, mais se retint en reconnaissant la silhouette de Sylve. Il se leva.

« Mère », l’accueillit-il.

La Reine hocha froidement la tête et prit place dans la chaise qu’il lui présenta. Le blanc du deuil lui seyait aussi bien que ses robes noires habituelles. Kawa se demanda comment elle avait trouvé de tels vêtements en si peu de temps – les bordures rehaussées de perles n’avaient pas été cousues dans l’urgence.

« Mon fils, dit-elle, je viens te parler d’un grave sujet. La situation est précaire comme tu le sais ; nos relations avec les anges sont plus tendues que jamais à cause de l’approche que nous avons tentée avec les démons, et ceux-ci nous ont trahis de la plus horrible des façons.

— Nous n’avons aucune preuve… »

Elle ouvrit son éventail d’un mouvement sec du poignet.

« Ne sois pas ridicule. Aucun elfe n’aurait commis un acte aussi vil. »

Kawa ne mordit la langue et lui fit signe de continuer. Sylve leva le menton.

« Dans cette situation, il n’y a qu’une seule façon de renforcer nos alliances. Tes erreurs avec les démons nous ont mis dans une situation fâcheuse. Tu dois laisser la place à ton frère. Après tout, il est l’aîné. »

Le prince resta quelques instants sans voix, choqué par l’aplomb avec lequel elle osait lui proposer – non, lui ordonner – pareil choix. De ce qu’il savait, elle n’avait jamais eu ce genre de conversation avec Ceyn, sans doute parce qu’elle savait qu’il refuserait. Oh non, elle avait attendu sa mort avant de pousser en faveur de son fils préféré, songea Kawa avec une amertume croissante. Combien d’alliances avait-elle nouées en ces quelques jours où il avait géré le royaume depuis son bureau ? Quels nobles avait-elle fait venir à la cour, lesquels de ses amis avait-elle fait partir ?

Kawa se leva, satisfait de voir que ses mains ne tremblaient pas malgré sa fureur.

« Vous n’avez pas à faire de telles suggestions, mère, déclara-t-il. Ce n’est pas votre place.

— Je ne fais que mettre en avant ce qu’il y a de mieux pour les elfes.

— Ce qui vous convient le mieux à vous, vous voulez dire. »

Il n’avait pas explosé, il pouvait être fier de son contrôle.

« Je vous interdis de faire encore référence à un pareil désistement de ma part et j’espère que vous n’en avez parlé à personne. »

Elle resta silencieuse. Kawa posa ses mains à plat sur le bureau et se pencha par-dessus le meuble.

« Croyez-vous que je ne sais pas pourquoi vous aviez organisé mon soi-disant duel avec Arkim ? Vous croyiez que Nataos m’avait touché exprès – Nemess seul sait si c’est vrai ! – et accuser un démon faisait d’une pierre deux coups, n’est-ce pas ? J’étais de toute façon perdant : soit considéré comme incapable soit coupé de mes alliés. Mais cela n’a pas tourné comme vous l’espériez alors vous tentez votre solution de secours… Si la mort de père n’était pas survenue à un moment qui vous convenait si mal, je ne serais pas loin de vous en croire responsable vous-même ! »

Sylve se leva d’un bond.

« Comment oses-tu ! Je n’aurais jamais…

— Trahi mon père ? »

Elle serra les lèvres, refermant son éventail avec un clac sonore.

« Tu sais très bien que notre mariage était purement politique et que pourtant j’ai toujours soutenu Ceyn. Je t’interdis de m’accuser…

— Silence, mère. Je ne veux plus entendre vos mensonges ni vos suggestions pour le bien commun. »

Il devait admettre que, malgré son amour des intrigues, Sylve savait se montrer digne. Elle s’inclina, admettant à la fois sa défaite et la supériorité hiérarchique de Kawa, et fit quelques pas vers la sortie avant de s’arrêter.

« Je vais me retirer dans ma résidence d’hiver. Gère cette crise comme bon te semble. »

Le bruit de la porte qui se referma derrière elle avait quelque chose de définitif.

 

***

 

Au départ, Ariel avait préféré ausculter ses patients à l’intérieur et, pour certaines maladies, il le faisait encore. Cependant, un bon éclairage s’obtenait difficilement car les gens dotés de pouvoirs de Lumière étaient rares en Bas.

Aussi, sauf pour les examens les plus intimes, il s’installait sur le toit de l’Hôpital, avec un simple tissu tendu au-dessus de lui pour servir de parasol – et ce juste pour ménager la sensibilité de ceux qui n’appréciaient pas d’être observés par les passants volant au-dessus d’eux.

Lilith n’avait pas de pareilles considérations ; ils s’étaient assis en plein soleil, profitant des rayons d’Essiah. Ariel ne s’en lassait jamais et la chaleur de ce début de printemps ne semblait pas déranger l’archidémone, malgré son état. Son ventre distendu l’empêchait de porter ses habituels corsets de cuir et elle appréciait le confort des coussins.

« Tout se passe bien, assura-t-il avec un sourire ravi. L’enfant est en bonne santé.

— Vivement qu’il le soit hors de moi, que je puisse à nouveau profiter de son père. »

Ariel rit devant l’embarras de Kamu qui, depuis quelques semaines, accompagnait Lilith lors de ses consultations. Ils étaient adorables ; le déchu espérait que leur couple tiendrait bon malgré l’espèce de Kamu. Belzébuth avait beau désapprouver les ska en général, il avait admis avec réticence que ce cas particulier était de compagnie agréable. Seul Van ne le supportait pas et, pour l’éviter, avait quitté Pandémonium durant quelques semaines pour chasser dans les forêts environnantes.

« Un peu de tisane à la réglisse ? proposa Ariel en faisant signe à une démone d’apporter des tasses.

— Volontiers.

— J’ai été surpris d’apprendre que les vampires pouvaient les digérer. »

Kamu sourit, remerciant la personne qui lui tendait sa tasse.

« L’eau imprégnée du goût de plantes ne nous pose pas trop de problèmes. Je n’essayerais pas de boire de l’abyssite. »

Ariel imagina un instant l’effet qu’aurait de l’alcool transféré dans ses veines aussi vite que le faisait le système digestif des vampires, et approuva d’une grimace. Un messager se posa à leurs côtés alors qu’il tendait des biscuits à Lilith.

« Seigneur Arae, un pli de Son Altesse Urièh. »

Le déchu décacheta l’enveloppe, scellée par l’empreinte magique de l’archange, puis écarquilla les yeux en lisant le contenu.

« Uriel est enceinte ! s’exclama-t-il, ravi. Elle me demande si je pourrais passer de temps à autre pour une auscultation.

— Remets-lui mes félicitations, ainsi qu’à Léviathan, sourit Lilith. Je préfère ne pas Traverser dans mon état.

— Bien sûr. Ah, mais tout de même ! Je ne suis pas Gabriel pour que tout le monde me demande de servir de sage-femme. Les elfes disposent de bons médecins… »

L’archidémone échangea un regard interloqué avec son compagnon.

« Jibril ? »

Ariel battit des cils, amusé par leur surprise. L’expression de Lilith montrait à quel point elle avait du mal à imaginer le froid archange de la Pureté dans ce type de situation.

« Oui, bien sûr. Mon frère est le guérisseur de l’Eden, après tout. Il a mis beaucoup de petits anges au monde. Il y a autre chose ? demanda-t-il au messager en constatant qu’il ne partait pas.

— Malheureusement, oui. Dame Lilith, je pense que vous allez vouloir retourner au palais. Certains bouleversements ont eu lieu chez les elfes ; Ceyn Teynan Hedyrn est mort. »

Lilith était déjà en l’air, portée par ses pouvoirs psychiques, quand il termina son message :

« Les démons sont soupçonnés de l’avoir assassiné. »

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