Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 2

« De tous les Éléments, Création est la seule à qui on ne donne pas d’autre nom que Son titre. Elle n’est jamais représentée. Cependant, Elle est toujours désignée au féminin. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

Kawa referma derrière lui la porte de ses appartements, renvoyant les domestiques qui s’empressaient autour de lui. Sa lourde cape de velours empestait, imprégnée d’encens après les longues heures passées dans le temple pour les cérémonies mortuaires qui avaient précédé la crémation du roi.

La coutume voulait en effet que son corps soit exposé à vue de tous durant trois jours et trois nuits, durant lesquels avaient lieu plusieurs liturgies comprenant des chants et des exhortations à Nemess. Une perte de temps, mais le peuple devait voir son monarque mort pour accepter le couronnement de son héritier.

Le prince rêvait de se débarrasser de ses vêtements encombrants et de rester en pantalon et chemise, mais il devait recevoir les conseillers royaux d’un instant à l’autre et ceux-ci n’apprécieraient pas un tel manquement au protocole. Pourtant, le cérémonial commençait à l’étouffer ; la crémation était la seule partie privée des différentes étapes de la mort d’un Roi d’Hedyrn et elle avait eu lieu à l’aube. L’enterrement des cendres sous une dalle du temple de Nemess avait suivi et s’était déroulé en grande pompe. La nuit serait réservée au deuil, la succession officielle n’ayant lieu que le lendemain, mais le royaume devait tourner.

Kawa s’arrêta devant son bureau et fronça les sourcils. Il avait passé les journées précédentes à lire des rapports et à analyser des données ; il avait la tête pleine de la quantité de grain nécessaire pour chaque ville et du nombre d’épées qu’il fallait remplacer dans la garde royale.

Il se tourna un instant devant le miroir poli accroché à son mur. De la blessure que lui avait infligée Nataos, seule restait une cicatrice livide, à peine visible. Il eut un sourire sans joie. Il avait une annonce à faire à ses conseillers et ignorait comment Nataos réagirait – mais ce ne serait pas positif.

Un domestique toqua à la porte et entra avant qu’il ait le temps de l’en empêcher. Il allait le renvoyer lorsqu’il réalisa qu’il s’agissait d’Arkim.

« Que fais-tu là ? soupira-t-il. Tu aurais dû repartir avec la délégation démoniaque.

— Je repartirai dans une semaine, ne t’en fais pas. Je ne voulais pas te laisser seul maintenant. »

Kawa aurait dû s’agacer mais il n’arrivait pas à rassembler assez de colère. Il se sentait las, et ce fut avec reconnaissance qu’il laissa le démon lui changer sa cape et donner un coup de brosse à ses bottes.

« La salle de réunion est prête, dit-il en lui servant un verre d’eau. Les conseillers y sont déjà installés.

— Et tu ne dis ça que maintenant ! »

Arkim haussa les épaules.

« Tu es le Roi, ou presque. Qu’ils apprennent à t’attendre. »

Kawa sourit devant sa désinvolture et but quelques gorgées d’eau avant de s’avancer vers la porte.

« Tu te débrouilleras en mon absence ? »

Le démon rit.

« Je suis là depuis trois jours sans que personne n’y trouve à redire. Ne t’inquiète pas pour moi. Je préparerai ta chambre en t’attendant. »

Le prince acquiesça, soulagé malgré lui de cette présence amicale, et franchit les deux couloirs qui le séparaient de la salle de conseil privée. Comme Arkim le lui avait annoncé, il y était attendu, mais il nota avec approbation que des domestiques avaient amené des rafraîchissements et des fruits. Ses quelques minutes de retard n’avaient pas dû paraître trop longues.

Seul détail dérangeant : la présence de Nataos dans un coin de la pièce. Bien qu’il ait servi de conseiller à leur père, Kawa n’avait aucune envie de voir son frère assister à ses réunions stratégiques. Cependant, s’il ne pouvait pas se permettre de le renvoyer, il doutait de le voir rester après son annonce.

« Merci à tous d’être venus si tard. Les affaires courantes ont été réglées mais je tenais à faire une déclaration formelle avant demain. Je ne compte pas continuer le projet drow. »

Les conseillers affichèrent différents stades de surprise. Nataos ne cilla pas.

« Vous n’ignorez pas que je n’ai jamais soutenu cette politique, continua Kawa. Je compte placer les jeunes n’ayant pas encore été transformés en apprentissage auprès d’artisans d’Altayn. Quant aux drows eux-mêmes… J’attends votre avis sur une solution viable qui ne lèsera ni ces créatures ni les elfes.

— Les Améliorés ont le statut de citoyens comme tous les elfes, rappela Nataos d’un ton nonchalant.

— Je ne compte pas changer cela. »

Nataos se leva et, avec lui, quatre conseillers sur les douze présents.

« Je constate que mes efforts pour la nation d’Hedyrn ne sont pas considérés à leur juste valeur. Je ne te le demanderai qu’une fois, Kawa. Es-tu certain de vouloir causer une telle fracture parmi les elfes ? Le Haut Conclave est intéressé par les drows. Ils reprendront le projet d’eux-mêmes si tu ne le continues pas ici, et ton seul résultat sera que notre pays perdra le prestige qu’il avait gagné.

— Il n’est pas question de politique ici, l’interrompit Kawa. Nemess Lui-même nous maudirait de nous voir traiter les nôtres de façon si ignoble. Je refuse de cautionner ces expériences. Le seul choix moralement acceptable est de nous retirer et de faire en sorte que le projet soit oublié. »

Nataos secoua la tête d’un air désolé.

« Mon pauvre frère. Tu n’as pas encore compris que tout était politique, à notre niveau… Mais soit ! Je me soumettrai à ta décision. Je suppose que tu accepteras que je me retire sur mes terres de Ghyrlash ? »

Kawa hocha la tête, trop heureux de sa bonne fortune pour refuser. Il s’était attendu à plus de résistance de la part de son aîné. Même la défection de plusieurs membres du conseil privé ne l’étonnait pas ; tous quatre sortirent avec Nataos et l’accompagneraient sans doute en exil. Tant mieux. En tant que nouveau Roi, il constituerait son propre conseil.

Il se tourna vers les autres.

« Donc. Quelles solutions proposez-vous ? »

 

***

 

Hésitant entre amusement et irritation, Lucifer patientait dans le hall de l’Hôpital. Il devait discuter avec Ariel et avait cru que ce serait l’affaire de quelques minutes mais, à son arrivée, une succube d’âge mûr l’avait empêché de passer en déclarant que le Prince-démon était occupé et que, puisqu’il n’avait pas pris rendez-vous, il n’avait qu’à attendre.

Il ne doutait pas qu’elle l’avait reconnu et sans doute servait-il d’exemple ; voir le régent de Pandémonium espérer qu’Ariel daigne le recevoir montrait à tous qu’ils ne pouvaient pas déranger ce dernier sans raison. Puisque la question qui l’amenait n’était guère urgente, il avait accepté de se plier à cette petite démonstration, mais sa patience s’amenuisait.

Heureusement, la succube revint le chercher. Elle s’inclina devant lui avec une courtoisie digne des anges les plus pointilleux et Lucifer la reconnut enfin – Shania, fille de Lilith, avait pris le meilleur de ses deux parents.

« Merci de votre indulgence, Monseigneur. Veuillez me suivre. »

Lucifer monta avec elle jusqu’au toit. Ils croisèrent une délégation de démons à l’accent prononcé d’en Bas, qui se congratulaient sans discrétion. Ariel avait effectivement été occupé.

Son cadet le reçut avec un sourire éclatant, et lui désigna de la main les coussins qui l’entouraient.

« Installe-toi ! Je suis navré du délai mais de plus en plus de villes souhaitent voir un hôpital s’installer dans leurs murs et, non contents de me voir former des saâghim, ils veulent aussi que je leur apprenne comment les administrer !

— Quand je t’ai cédé ce bâtiment pour que tu y établisses un centre de soins, je n’imaginais pas te voir gagner tant d’influence dans les Abysses », sourit Lucifer.

Ariel eut une expression composée et agréable qui ne laissait aucun doute quant à ses illusions. Les démons l’accueilleraient à bras ouverts, sans réaliser qu’il les entortillait autour de son petit doigt.

« Donc, qu’est-ce qui t’amène? »

Le Premier-né s’assit et accepta l’infusion qu’un domestique lui servit. Il le regretta dès la première gorgée ; Ariel les aimait bien trop sucrées.

« J’ai reçu une lettre officielle d’Hedyrn, de la part de Kawa Teynan, commença Lucifer en reposant sa tasse. Il affirme qu’il est navré de la tournure des évènements et qu’il compte élucider le mystère de la mort de son père au plus vite, afin de prouver aux elfes que les démons ne sont pas responsables. Il renouvelle l’alliance que nous avions conclue et nous envoie ses vœux d’amitié. »

Ariel mordit dans une pâtisserie, perplexe.

« En quoi cela me concerne-t-il ? Ce sont des bonnes nouvelles, mais je ne me suis pas occupé de nos relations avec les elfes…

— Je voulais avoir ton avis. Je sais que tu as formé la femme de Lanek…

— Nhecza. Et ils ne sont pas mariés. »

Lucifer haussa les épaules.

« Certaines habitudes ont la vie dure. Sa compagne, donc, et que c’est toi qui les as recommandés à Belzébuth. Je ne doute pas qu’ils t’ont rapporté ce qui s’est passé à Hedyrn. Penses-tu qu’ils ont une stature suffisante pour gérer cette crise ? »

Le Prince-démon enroula une mèche de cheveux autour de son index, pensif. Au moins leur avait-il rendu leur blondeur d’origine ; bien que Lucifer ait compris le geste d’Ariel quand celui-ci s’était fait roux, il avait toujours trouvé cette couleur ridicule.

« C’est une crise, certes, mais elle ne devrait pas trop nous influencer. Nos relations avec un royaume elfique ne sont pas si importantes, déclara le jeune homme.

— Tu sais que Léviathan et Uriel y vivent. Cela donne du poids à un roi elfique qui, autrement, était quantité négligeable.

— Surtout au vu de l’état d’Uriel, j’imagine, déclara Ariel sans baisser les yeux. Tu t’inquiètes pour elle. »

Lucifer observa Pandémonium. L’Hôpital comptait trois étages et dépassait donc la plupart des maisons alentour, ce qui donnait une jolie vue sur la ville et une partie du palais.

« J’ai le bien-être de Léviathan à cœur », répondit-il enfin.

Ariel resta silencieux. Peste soit de cet enfant qui grandissait trop vite ! Mal à l’aise, Lucifer se força à rester à la fois impassible et immobile. Il détailla du regard les ruelles entrelacées, remarqua un gamin qui dérobait des pommes à l’étal d’un marchand qui lorgnait sur le décolleté outrageux d’une cliente.

Il ne voulait pas songer à Uriel, au fait qu’elle avait eu le courage d’assumer son choix, qu’elle était partie de l’Eden pour vivre avec l’homme qu’elle aimait. Malgré un égoïsme certain, elle forçait l’admiration – et par là, lui rappelait à quel point elle était forte sous son apparente douceur. Ils avaient été très proches lorsqu’il était encore un ange.

Sa trahison n’en avait fait que plus mal. Néanmoins, il se souvenait qu’elle avait essayé jusqu’au bout de lui parler, de le convaincre, sans réaliser qu’il ne se commettait pas.

Cela faisait-il encore une différence, tant de siècles plus tard ?

« Tu devrais aller la voir. »

Lucifer tressaillit, ramené à l’instant présent. Il parvint à garder son visage composé et à se tourner vers Ariel pour lui sourire.

« Je doute que cela soit nécessaire. Donc. Je pensais peut-être envoyer Van avec Lanek lors de la prochaine délégation. Cela devrait faire comprendre à Kawa Teynan que nous sommes sérieux.

— Ne prendra-t-il pas cela comme une menace, après les accusations qui ont été levées contre nous ?

— Ne faut-il pas parfois remuer le panier aux serpents ? »

Ariel rit.

« Peut-être. Mais tu devrais demander cela au principal concerné.

— Je sais que vous êtes proches. »

Le sourire du déchu blond perdit une fraction de sa chaleur.

« Van et moi ne sommes pas un couple, Lucifer. »

Cela avait le mérite d’être clair. Lucifer se leva.

« Je suis désolé d’avoir présumé de ta relation avec lui.

— Ne t’en excuse pas ; je joue moi-même de l’innocence que tous me prêtent. À vrai dire, Van n’est même plus mon amant, nous sommes juste des amis proches. »

Ariel lui fit un clin d’œil.

« Puis notre proximité fait enrager Bélial. »

Lucifer ne pouvait qu’accepter pareille justification. Il échangea encore quelques mots avec lui puis prit congé, retournant vers le palais.

Il devait faire attention à Ariel. Oh, ils s’entendaient bien, et Lucifer doutait qu’il le trahisse ; à qui pourrait-il le vendre ? Néanmoins, l’influence que le garçon avait gagnée et la façon dont il l’utilisait lui rappelait trop quelqu’un pour qu’il ne prenne pas garde. Ariel avait été élevé par Gabriel, mais après tout, il était de Soleil.

Et Lucifer reconnaîtrait entre mille la marque de Saraqael.

 

***

 

Essiah se levait sur le royaume d’Hedyrn et, pour la première fois depuis plusieurs années, Kawa se sentait totalement détendu. Il en ressentait une pointe de culpabilité car ce sentiment découlait de la mort de son père, qu’il avait toujours respecté. Cependant, le départ de Nataos et la fin du projet drow le soulageaient.

Il s’y était opposé depuis le début et son éternel bras de fer avec son frère l’avait épuisé, l’usant d’année en année. Il ignorait comment il aurait tenu le coup sans les présences amies d’Enngyl et d’Arkim.

Ce dernier ne se montrait plus depuis la veille. Kawa avait été surpris mais pas contrarié de voir que le démon ne l’avait pas attendu ; la réunion s’était terminée quelques heures à peine avant l’aube et tant de dévouement l’aurait gêné. Néanmoins, il croyait le trouver dans ses appartements, endormi sur un divan voire sur son propre lit.

Des domestiques lui servirent son petit déjeuner et son étonnement se transforma en inquiétude. Si Arkim était absent, cela risquait de signifier qu’il avait plus important à faire ailleurs et, au vu de la loyauté du démon, il y avait peu de chances qu’il s’occupe à des futilités. Kawa prit cependant le temps de manger afin de reprendre des forces ; les ennuis le trouveraient bien assez tôt.

Ceux-ci prirent la forme de la mine grise d’un des conseillers qui lui restaient, lorsqu’il lui annonça que son frère n’était pas parti sur ses terres.

« Que voulez-vous dire par là ?

— Il a quitté la ville cette nuit avec les drows, développa-t-il, sombre. J’ignore où ils se sont rendus au juste mais je doute qu’il prenne le risque de rester dans le royaume ; il se sera réfugié dans un des États voisins. »

Kawa en resta sans voix. Nataos, en rébellion ? De tous les plans retors qu’il avait imaginé que son frère userait pour usurper le pouvoir, c’était le seul qu’il n’avait jamais envisagé. Nataos suivait les règles. Il voulait être reconnu comme héritier légitime, pas comme traître à sa nation. Par Nemess, qu’est-ce qui lui passait par la tête ?

« Écrivez une lettre aux pays avoisinants, afin de prévenir que Nataos a trahi et que nous serions contrariés de voir qui que ce soit l’aider dans sa fuite. Jhael. »

Le chef de la garde, qui attendait ses instructions, fit un pas en avant.

« Fais envoyer un pigeon sur ses terres. Mieux vaut vérifier qu’il ne s’y est vraiment pas rendu. »

Les deux elfes s’inclinèrent et sortirent. Une autre idée vint au monarque, qui héla un deuxième garde.

« Vous ! Vérifiez si Renaeyle et Nama se trouvent toujours dans leur fichue tour, et dans le cas contraire ramenez-moi tous les documents que vous y trouverez. Allez ! »

L’homme déguerpit en vitesse, percevant la colère que Kawa contenait tant bien que mal. Nemess ! Il ne manquait plus que cela. Hedyrn était déstabilisée par la passation de pouvoir et voilà que Nataos jouait les fauteurs de troubles !

Un doute terrible l’étreignit soudain et il se rendit aux cuisines. Un marmiton y contait fleurette à une servante ; tous deux bondirent sur leurs pieds en le voyant entrer.

« Monseigneur…

— Est-ce que du sang a été donné à Arkim aujourd’hui ? » l’interrompit Kawa.

Le garçon de cuisine parut perplexe. La jeune femme, par contre, secoua la tête.

« Il est parti hier. La drow m’a prévenue, je veux dire, Catlina, Votre Altesse. Elle m’a dit qu’Arkim accompagnerait Monseigneur Nataos dans son voyage et que je ne devais surtout pas en parler sauf si vous me posiez la question. »

Elle plissa le front.

« Je ne m’en serais sans doute pas souvenue si elle n’avait pas autant insisté. Après tout, les nobles peuvent choisir qui ils veulent comme membres de leur maisonnée, sauf votre respect. »

Catlina, la drow dont Arkim s’était fait une amie. Elle avait essayé de le prévenir, mais elle portait l’Empreinte et devait donc obéir à Nataos. Tous les drows devaient obéir à Nataos.

« Bon sang… Merci beaucoup, mademoiselle. »

Kawa ressortit sans attendre de la voir rougir. Il était bloqué à Altayn, il ne pourrait rien faire pour aider le démon – d’autres aspects de la crise étaient prioritaires. Par contre, il savait à qui s’adresser… mais avant cela, il devait tenter de régler le cas de Nataos à la manière douce.

Traversant les jardins en sens inverse, il retourna vers le pavillon royal et se dirigea vers les appartements de la Reine. Elle y resterait installée jusqu’à ce qu’il prenne épouse ; alors elle partirait sans doute pour sa ville natale, dans le royaume de Meyn, où ses parents lui avaient légué une résidence digne de son rang.

Par le passé, certaines reines douairières s’étaient établies à la capitale pour conseiller leurs enfants et leurs brus sur la meilleure façon de gouverner, mais Kawa ne se faisait pas d’illusions. Si leur père l’avait favorisé, lui, à sa manière discrète, Sylve n’avait jamais caché sa préférence pour Nataos. Le jeune roi espérait cependant qu’elle comprendrait que la position de son frère était intenable et que, loin de l’aider à gagner du pouvoir, elle ne servirait qu’à leur causer des ennuis.

Sylve serait l’ambassadrice parfaite pour faire le lien entre eux. Son parti pris forcerait Nataos à l’écouter, à réaliser que Kawa avait non seulement la raison mais aussi la morale de son côté.

Le roi s’arrêta d’un coup. Il avançait dans le bâtiment sans croiser de domestique. Pire, il n’entendait aucun bruit, pas même ceux qui filtraient des fenêtres ouvertes en début de matinée, ni celui des femmes de ménages aérant les chambres. Il reprit sa marche, plus lentement, une main glissant sur la poignée de son épée.

Il pesta en sentant les décorations ouvragées sous sa paume ; l’arme était plus décorative qu’efficace et il ne l’avait passée à sa ceinture que par habitude. Personne ne s’attendait à voir un monarque se défendre lui-même – une mentalité aussi stupide que dangereuse et qu’il comptait changer dès que possible.

Arrivé devant la porte des appartements privés de la Reine, il activa la poignée en se tenant hors de vue et ouvrit la porte. Aucune réaction. Il la poussa, plaqué contre l’autre battant, afin de voir à l’intérieur… mais la pièce était vide, et cela lui fit bien plus mal que s’il avait trouvé un tas de corps ensanglantés.

Laissant tomber toute précaution, il entra… et dut constater l’évidence : les volets étaient clos, les draps rangés dans les armoires autrement vides, les miroirs couverts pour éviter qu’ils ne se ternissent. Sylve était partie.

Une frénésie qu’il ne se connaissait pas le saisit alors qu’il se mettait à ouvrir chaque tiroir, à retourner chaque coussin à la recherche d’un mot d’adieux qui n’existait pas. Les bijoux, les robes, tout avait été emmené ; les préparatifs avaient commencé avant que Ceyn ne repose dans le temple. Mais elle ne lui avait rien dit. Elle avait juste pris ses effets et s’en était allée.

Une boule se forma dans la gorge de Kawa, qui lutta pour l’empêcher de grossir. Le calme lui revint aussi soudainement qu’il l’avait quitté et il rangea ce qu’il avait déplacé puis sortit, referma la porte et s’éloigna. Ce n’était pas la mort de son père ni sa décision d’arrêter le projet drow qui avaient causé la froideur de sa mère à son égard. Celle-ci existait depuis longtemps – il se demandait parfois si elle n’avait pas pris racine dès sa naissance, quand un enfant de Nemess avait dérobé son héritage à Nataos.

En silence, Kawa retourna vers sa propre chambre. Il lutterait contre son frère. Il ferait entendre raison au Haut Conclave. Il ferait une croix sur sa mère. Mais avant tout, il allait écrire une lettre à Lanek, parce que d’un coup il avait terriblement besoin d’entendre le rire d’Arkim.

 

***

 

Arkim avait mal partout et ses bras étaient attachés dans son dos. Ils l’avaient emmené de force. D’abord, Cat avait prétendu l’emmener sur ordre de Kawa. Quand il avait réalisé qu’elle œuvrait pour Nataos, il était trop tard, malgré les signes qu’elle avait essayé de lui donner. Les drows l’avaient assommé sans difficulté, en toute discrétion.

Réveillé depuis plusieurs minutes, il retrouvait les habitudes de son enfance et il n’avait pas bougé ni modifié son rythme respiratoire. Le sol sous lui était dur mais tiède, un peu rêche sous sa joue ; du bois. Les bandes de tissu nouées autour de ses bras le serraient trop pour qu’il puisse se libérer, sans pour autant lui couper la peau. Ses pieds, eux, étaient libres.

Quelqu’un se trouvait à proximité, il entendait des pas et des bruits d’objets déplacés. Il finit par prendre le risque d’ouvrir un œil. Un mur se trouvait à quelques centimètres de son nez. En levant les yeux, il pouvait voir le coin à moins d’un mètre. Ses pieds cognaient contre la pierre de l’autre côté. Une cellule ?

« Réveillé ? »

Arkim tressaillit malgré lui en entendant la voix de Cat. Inutile de continuer sa comédie, il tourna la tête vers elle et la fusilla du regard. Il savait qu’elle portait l’Empreinte mais sa trahison faisait tout de même mal.

« Je suis désolée », murmura-t-elle en posant un genou à terre.

Il l’ignora alors qu’elle défaisait ses liens et s’assit pour se frotter les poignets. Sa cellule ne donnait pas sur un couloir mais sur une grande pièce qu’il reconnut comme un laboratoire : s’y trouvaient les mêmes objets étranges que dans la tour de Nama et Renaeyle.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il enfin.

— Nataos nous a ordonné de le suivre. »

Elle n’avait donc pas eu le choix. Arkim la dévisagea et nota ses traits creusés. Il posa une main sur son poignet.

« Où sommes-nous ? Pourquoi ?

— Nous nous trouvons dans le royaume d’Ovyé, et…

— 24-10-SKA, veuillez m’amener le sujet. »

Le démon se crispa en voyant Nama apparaître devant les barreaux. Celui-ci ne daigna pas lui jeter le moindre regard et houspilla la drow.

« Alors ? 

— Il se réveille à peine…

— Je voulais commencer avant son réveil et n’ai patienté qu’à ta demande.

— Laissez-moi juste lui expliquer. »

Le vampire haussa les épaules.

« Tu peux le faire en le préparant. Il est temps que le projet adhi commence. »

L’expression de Cat se fit si catastrophée qu’Arkim s’inquiéta.

« Que se passe-t-il, par Nemess ?

— Tu as été choisi comme sujet pour la nouvelle formule de Nama.

Quoi ? »

Il inspira un bon coup.

« Mais je suis un démon de sang, ça ne marcherait pas…

— C’est un nouveau projet qui n’a rien à voir avec les drows, basé sur les recherches qu’il a faites avant d’arriver à Hedyrn, et…

— Catlina ! »

La jeune elfe afficha une expression désespérée mais saisit le bras de son ami. L’Empreinte se détachait sur sa peau pâle et, pour la première fois, Arkim vit comme un parasite qui enfonçait ses griffes dans le cœur de Cat pour la forcer à agir contre sa volonté.

« Je suis désolée. Je n’ai pas le choix. »

Il se leva, résigné, et tenta un sourire.

« Advienne que pourra. »

Nama l’attendait avec impatience. Le projet « bouclier » – ou adhi, en skahil – pouvait débuter. Il viendrait à point nommé pour soutenir les drows – un nom ridicule mais moins étranger aux oreilles elfiques que « ska », le nom originel du projet.

Les Améliorés guérissaient moins vite que de vrais vampires. Aussi, Nama voulait tester sa nouvelle idée : intégrer assez de résidus magiques à la peau d’un être vivant pour que celle-ci absorbe tout sort qui lui serait envoyé. Il ignorait si cela fonctionnerait, raison pour laquelle il évitait d’utiliser un drow comme premier sujet, mais puisque Nataos lui avait laissé Arkim sur les bras sans spécifier à quoi il servirait, autant profiter de sa présence.

Il tendit un verre au spécimen.

« Bois. »

Arkim l’accepta avec dégoût, jeta un coup d’œil à la drow, puis obéit… et s’effondra. Nama en fut satisfait. Il espérait que ces herbes suffiraient à le maintenir inconscient. Le processus d’intégration risquait d’être douloureux.

« Attache-le sur la table », ordonna-t-il à la drow.

Celle-ci obéit, livide de rage. Des lanières devaient retenir le démon de sang aux bras, à la taille et aux chevilles, ainsi qu’au front pour éviter qu’il ne se cogne la tête contre une plaque de métal – du pur argent, qui ne réagirait presque pas à l’aura dans laquelle il serait immergé. Il avait fallu de nombreuses années de recherches pour parvenir à stocker la magie résiduelle des sorts, recherches qui n’avaient jamais servi, car il n’était pas certain de l’utilité de tels déchets. Jusqu’à présent.

Quand tout fut en ordre, Nama fit signe à la drow de reculer, alors que Renaeyle arrivait avec de l’encens. Elle lui servait d’assistante cette fois, plutôt que l’inverse.

L’elfe noua un foulard de soie autour de son nez et de sa bouche, pour se protéger des vapeurs hypnotiques des plantes qu’ils brûlaient. Il l’imita après avoir bu une gorgée de tisane énergétique afin de mieux y résister. Sa nature de ska le faisait parfois réagir différemment aux herbes elfiques et il préférait éviter les problèmes.

Les yeux d’Arkim devinrent vitreux et Nama tourna la manivelle qui fit descendre la plaque d’argent vers la cuve de verre qui contenait les déchets d’aura. L’histoire arrivait maintenant et c’était lui qui l’écrivait. Sous le foulard, ses lèvres s’étirèrent en un sourire satisfait. Son père serait fier de lui.

La plaque portant Arkim atteignit l’aura dormante, qui se réveilla dès qu’elle entra en contact avec un être vivant, en une gerbe de couleurs vives. Le démon hurla – mais tint bon. Le sourire de Nama s’étira davantage.

 

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