Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 11

« Essiah, le Soleil. Ses cheveux sont dorés, ses yeux clairs et ses traits séraphiques. Il a deux ailes dorées et sait imiter le cri de Frryl lorsqu’il est en colère. Lorsque par contre il est satisfait, son chant apaise les cœurs et transcende l’esprit. »

- Mythes et vérités, Kamu -

Michaël arriva en plein cauchemar. Laouen se trouvait dans le huitième Cercle de l’Eden, à la bordure de l’Univers, et ses défenses médiocres n’avaient même pas ralenti les archidémons. L’arrivée des archanges avait freiné l’invasion sans pour autant protéger la ville : ils utilisaient leurs pouvoirs dévastateurs sans retenue, détruisant les lieux autant que leurs ennemis.

Michaël referma le Portail sans oser s’avancer. Au loin, il vit les flammes de Raguel danser sur les démons en une étreinte mortelle ; une explosion retentit dans un crépitement de Foudre. Dans le ciel grondaient les terribles nuages d’orages appelés par Raphaël et, bientôt, un autre éclair s’abattit.

« Seigneur Lyth… » murmura le Prince.

Il n’eut pas le temps de s’attarder davantage : un démon l’avait repéré qui restait là bouche-bée et en profita pour l’attaquer. Par chance, Michaël tenait son épée à la main, forgée par Rémiel en personne ; il para l’attaque avant de s’en rendre compte et riposta avec toute la force de son agitation.

« Pourquoi ? demanda-t-il en frappant. Qu’êtes-vous venus trouver ?

Vengeance ! » lui hurla le démon en réponse.

Michaël faillit manquer une parade en réalisant qu’ils parlaient la même langue, que cette créature étrange à la peau sombre et aux ailes sans plumes le comprenait. Il ne put cependant rester distrait longtemps : son adversaire le combattait avec hargne, la haine déformant ses traits. Un coup le toucha à l’épaule, le faisait lâcher prise sur son arme, qui tomba à terre.

Sûr de sa victoire, le démon n’hésita pas, et abattit sa propre lame d’un mouvement ample du haut vers le bas. Par réflexe, Michaël propulsa sa magie en avant…

Le cadavre de son adversaire s’effondra.

« Non… »

Michaël tendit la main vers le mort, horrifié par son propre acte. Pourtant, il était venu pour combattre, et il n’avait agi ensuite que pour sa survie…

Il ramassa son arme et décolla pour avoir une meilleure idée de la situation. Les endroits où luttaient les archanges étaient clairement repérables d’en haut, tant leurs pouvoirs étaient dévastateurs ; sans doute les archidémons les combattaient-ils face à face.

Le cœur du Prince se serra lorsqu’une deuxième constatation lui apparut : les démons gagnaient. Plus nombreux, mieux entraînés et organisés, ils tranchaient les anges comme autant de jouets… Pas question de les laisser prendre la ville et Monter répandre la ruine dans le reste de l’Eden.

Michaël déglutit, mais raffermit sa prise sur son épée. Après une brève prière à Lyth, il replongea dans la mêlée.

Cette fois, il n’hésita pas, abattant sa lame sur le premier démon qu’il croisa avant même que celui-ci ne le voie. D’autres reportèrent aussitôt leur attention sur lui et l’entourèrent ; il les repoussa de son aura. L’effet de surprise ne dura pas davantage : ils comprirent qu’ils avaient affaire à un adversaire redoutable et se protégèrent de leur magie pour revenir vers lui, profitant de leur nombre pour lui porter des attaques simultanées.

Michaël sentit une pointe d’acier s’enfoncer dans son dos, une autre trancher la chair de son mollet, mais il tint bon, ripostant en enfonçant sa lame dans la gorge du démon qui lui faisait face. Il s’envola avant qu’un autre ait pu le remplacer, vite suivi par ses autres adversaires ; il prit à peine le temps de viser avant d’envoyer une déflagration vers eux.

La vague d’énergie explosa en les touchant, envoyant Michaël à plusieurs mètres de là. Il n’eut pas le temps de se reprendre : un autre s’en prenait à lui. Cette fois, cependant, un second ange intervint, distrayant le démon d’un coup de poing dans les reins ; Michaël put l’achever.

« Votre Altesse ! s’éclaira l’ange, qui appartenait comme lui au clan Lucifer. Vous êtes venu ! »

Le Prince hocha sobrement la tête et se mit dos à lui pour couvrir ses arrières. Un démon l’attaqua par la droite. Michaël para – mais un autre coup surgit à gauche. Sa lame glissa sur celle de ce second adversaire jusqu’à sa main, et le démon hurla en lâchant son arme.

Le premier revint à la charge. Michaël bondit de côté pour esquiver, bousculant l’ange qui se tenait dans son dos, qui se tourna pendant une seconde… une de trop. Son propre ennemi lui enfonça sans pitié sa hache dans le dos.

« Non ! cria Michaël. Non ! »

Il déploya à nouveau son aura pour les repousser tous les trois, horrifié par la mort de cet ange dont il ne connaissait même pas le nom.

L'un d'eux résista à la déflagration – celui qui avait porté le coup fatal. Il sourit à Michaël comme pour le narguer. Le sang du Prince ne fit qu’un tour et il bondit, lame en avant.

« Meurs ! » gronda-t-il avec une rage qu’il ignorait posséder.

Le démon rit – rit ! – se moquant de lui – et retint le coup avec le manche de sa hache. D’une torsion, il libéra celle-ci pour contre-attaquer, forçant l’ange à bondir en arrière.

Bien lui prit d’esquiver : une profonde entaille trancha le sol là où il s’était tenu un instant plus tôt.

« Que... ? »

Le démon sourit encore, portant un nouveau coup que Michaël para par réflexe. Le choc faillit le faire basculer et se répercuta, vibrant, sur toute la longueur de son épée.

« Bonne arme », commenta le démon en relevant le bras.

Michaël lança un coup d’estoc avant qu’il ne termine son mouvement, coupant son élan. Il devait comprendre quel type de magie il utilisait, et vite. En lançant une dizaine de globes d'aura, il gagna assez de temps pour analyser la situation.

Une force augmentée ne suffirait pas et il ne l’avait pas senti appeler la Terre, s’il se fiait au peu qu’il savait sur cet Élément propre aux démons. Non, il utilisait plutôt l’Eau, mais comment celle-ci pouvait-elle rendre ses coups si puissants ?

Le démon sortit d’un bond du cercle d’explosions, arme brandie. Michaël para à nouveau du plat de la lame – et, cette fois, il la sentit : l’aura du démon s’enroulait autour de sa hache  comme si celle-ci était un prolongement de son corps.

« Comprendre ne suffira pas ! » cria-t-il en attaquant encore.

Michaël leva son épée. La hache se brisa en deux. Le démon s’effondra, la main en sang.

« Meurs », ordonna Michaël.

Le Prince-ange abattit sa lame brillante de Lumière. Le démon n’eut pas le temps de fuir.

Michaël abandonna là le cadavre, tête haute. Lyth avait créé des anges capables de se défendre contre les enfants de Sei.

Le Prince avisa un groupe d'anges en difficulté et déploya ses ailes pour les rejoindre plus vite.

« Faites comme moi ! » lança-t-il, donnant l’exemple.

Les siens comprirent rapidement cette technique qui s’adaptait à tous les types d’aura et l’appliquèrent, non sans difficulté. De plus, les agresseurs paraissaient si nombreux !

Face à Michaël, les démons tombaient, mais revenaient toujours à la charge. Combien y en avait-il ? Les minutes, les heures passaient, et il se contenta de couper, déchirer, broyer ceux qui se présentaient. Il en venait toujours plus, il ne savait plus penser, juste agir, et la rage qu’il avait ressentie en voyant les corps des anges n’existait plus. Il n’y avait que l’action, encore et encore, et la douleur.

Oui, la douleur. Il n’en avait jamais ressentie de telle, même quand il chassait. Ses blessures avaient toujours été soignées par les guérisseurs. Sur le champ de bataille, désorganisés et peu habitués à agir dans un chaos complet, ils ne parvenaient pas à intervenir efficacement.

Michaël sentait du sang chaud couler coller ses vêtements à sa peau. Il ignorait s’il s’agissait du sien ou celui des autres ; les deux, sans doute. Il s’en fichait. Il ne pouvait pas s’arrêter. Comment le saurait-il, avec cette marée de démons ?

Puis, d’un coup, la vague s’arrêta. Une seule personne se tenait devant lui.

Sans le voir, presque aveuglé par l’épuisement, Michaël bondit – mais, cette fois, l’arme du démon ne se brisa pas sous sa puissance. Le choc de la rencontre de leurs deux lames provoqua un souffle de vent et, plutôt que de céder, son adversaire augmenta la pression.

« Voici donc le jeune Prince Michäel dont Lùzifer est si fier, grinça une voix grave et moqueuse. Tu viens compenser sa lâcheté ?

— Son Altesse n’est pas un lâche ! »

L’aura de Ténèbres accentua encore sa poussée et Michaël réalisa enfin qui se tenait face à lui : nul autre que Belzébuth, le seigneur des démons en personne.

Michaël agrippa le manche de son épée avec une détermination renouvelée et fit glisser sa lame jusqu’à ce que leurs gardes se touchent, rapprochant son visage de celui du démon.

« Lucifer n’est pas un lâche, dit-il en appuyant la prononciation correcte du nom de l’archange. Il ne voit pas l’intérêt qu’aurait sa présence pour que nous vous vainquions. »

Belzébuth laissa échapper un rire grave, comme si le Prince avait dit une plaisanterie plutôt qu’une insulte.

« Toi, tu me plais. »

Michaël fut propulsé en arrière par l’aura sombre, ténébreuse, qui dévorait la sienne. Avec un hoquet, il concentra sa Lumière davantage, épée en avant, déployant ses ailes pour garder son équilibre.

L’archidémon attaqua et il ne put que subir ses coups, incapable de répliquer. Il tint bon, cependant. Il ne pouvait pas tomber devant les anges !

Le seigneur des Abysses souriait comme s’il s’amusait, d’un sourire séduisant, effrayant, différent. Michaël avait envie de transformer cette expression insolente en grimace, de l’effacer, de faire taire ce dédain par n’importe quel moyen.

Les Ténèbres l’entourèrent ; il entendit Belzébuth rire à nouveau, vit des yeux d’un noir d’encre, plus sombres que les Ténèbres Elles-mêmes, puis tout s’arrêta.

Il se crut mort, puis réalisa qu’il n’en était rien. Au loin, il entendait la rumeur des troupes qui se retiraient. Il perçut des Portails qui s’ouvraient et se refermaient. Il entendit les bruits décroître petit à petit, vit les mouvements cesser, jusqu’à se tenir debout, hagard, au milieu du champ de bataille silencieux.

 

***

 

Le combat se termina à la mi-journée. Lucifer vit les anges rentrer petit à petit, boitant, peinant malgré les guérisseurs qui couraient des uns aux autres pour soigner les blessures, couverts de sang.

Cette fois, il ne s’agissait pas de quelques rebelles.

Quand le Premier-né apprit que Michaël avait été blessé par Belzébuth, il se jura de ne plus jamais le laisser partir au combat – puis le long défilé de corps fit taire ses protestations. Michaël serait sur pieds le lendemain, alors que ces anges-là ne se relèveraient jamais.

Lucifer vérifia que les combattaient soient tous rentrés et offrit un toit aux survivants de Laouen ; il abandonna à Gabriel le contrôle du corps médical. Lorsqu’enfin les blessés et les réfugiés se trouvèrent entre de bonnes mains, Essiah était bas dans le ciel.

Alors, Lucifer Traversa.

Horreur ou fascination, il avait besoin de voir le champ de bataille de ses propres yeux, de se rendre compte de ce qui s’était effectivement passé. Il ignorait pourquoi, ou ce qu’il espérait y trouver ; il savait juste que cela faisait partie de ses devoirs.

Il émergea du Portail – et l’odeur le saisit à la figure. Acre et étouffante, de sang et de sueur, de boyaux de cadavres, de fumée et de chair fondue… Le cœur au bord des lèvres, il maîtrisa sa nausée à grand peine, jusqu’à l’instant où son regard trouva le charnier.

Il était à genoux, à vomir, avant d’avoir analysé l’image. Oh seigneur, seigneur, seigneur… Une telle horreur n’avait pas pu se produire ! Il n’y croyait pas, c’était impossible, impossible…

Il releva les yeux, le cœur toujours au bord des lèvres. La ville et ses alentours étaient parsemés de cadavres ; les murs fumaient ; presqu’aucun des bâtiments avait encore un toit. Et il était coupable de cette situation.

Il n’avait pas su défendre les anges, il n’avait pas su maintenir la paix… Des dizaines de mots lui traversèrent l’esprit, qu’il n’avait jamais eus à appréhender auparavant – massacre, boucherie, épouvante, dégoût… jusqu’à ce qu’enfin un seul finisse par s’imposer.

Guerre. Voilà ce vers quoi ils avaient couru, voilà ce qu’il n’avait pas pu empêcher… Jamais Lucifer n’avait imaginé qu’une telle atrocité puisse exister. Lyth, était-ce de sa faute ? Ou leur Seigneur était-Il responsable ? Ou Sei, ou les démons ? Au final, peu importait. Les morts ne s’en préoccupaient pas.

Le sang dégoulinait sur l’herbe, la souillant de son impureté. Lorsque Lucifer releva les mains, il réalisa qu’elles avaient trempé dans le liquide à demi coagulé. Il eut un rire hystérique : la symbolique ne lui échappait pas.

Sa faute, tout cela était de sa faute ! Régent de l’Eden ? Il n’avait pas su gérer la situation. Au contraire : il l’avait envenimée. À présent, il était trop tard pour y remédier. Son péché les mènerait à leur perte.

L’archange se releva, ses vêtements souillés de rouge comme ses mains, et avança dans le charnier. Hagard, il compta les morts. Seuls les démons avaient été laissés tels quels sur le champ de bataille, les anges ayant été emmenés pour être enterrés.

Il rassembla les corps, parfois les membres, pour les entasser. Il oublia sa fatigue et continua, encore et encore, sans voir la nuit chasser le jour, oubliant le temps qui passait.

Quand il eut terminé, il mit le feu au charnier et resta là à prier jusqu’au matin.

Lorsque les premiers rayons du soleil percèrent l’obscurité, éclaircissant le ciel, Lucifer se releva. Ses muscles lui faisaient mal, ses vêtements étaient sales et déchirés, du sang brunâtre avait séché par plaques sur ses manches.

Il Traversa vers Alun Hevel, comme un automate, se réveillant au fur et à mesure de son avancée dans l’Entre-mondes, et la colère prit le dessus sur l’apathie.

Comment avaient-ils osé ? Comment avaient-ils pu faire ça ? Tuer des êtres pensants, des gens qui avaient des familles, des vies, qui étaient les égaux des anges… sans que ce soit sous le coup de la douleur, cette fois ! Au lieu de juste les repousser… Il s’agissait d’un péché terrible. Et eux qui clamaient qu’ils avaient juste protégé l’Eden et purifié les créatures viles qu’étaient les démons selon eux !

« Avec un peu de chance, lui avait dit Lyth, ils resteront dans les Cercles qui leur sont dévolus et laisseront l’Eden en paix. Mais s’il devait en aller autrement… Vous êtes assez forts pour leur faire face. »

Sourcils froncés et poings serrés, Lucifer ressortit du Portail directement dans la salle du conseil. Comme il s’y attendait, les archanges s’y trouvaient réunis. Le silence tomba comme du plomb quand il apparut.

« Uriel », dit-il, et ce fut comme s’il avait frappé sur un gond.

L’archange du Vent se redressa, pâle. Ses cheveux défaits volaient autour d’elle.

« Oui ?

— Combien d’anges sont-ils morts hier ? »

La jeune femme blêmit davantage et n’arriva pas à articuler un son.

« Combien ? Ou n’avez-vous pas songé à les compter ?

— Je… Nous avons… »

Elle n’arriva pas à terminer sa phrase. Cependant, l’expression coupable de ses yeux noisette parlait pour elle. Lucifer toisa les autres archanges, un par un.

« En ce qui concerne les démons, j’en ai compté un peu moins de cent. Pas énorme, étant donné la densité de leur population. Ils attaqueront en plus grand nombre la prochaine fois. »

Raphaël détourna les yeux. Gabriel et Saraqael le regardèrent droit dans les yeux. Raguel ne se départit pas de son sourire, imperturbable. Lucifer eut envie de le frapper. Comment osait-il afficher la même expression que toujours ?

Rémiel, elle, se leva.

« Que croyais-tu ? Nous ne comptons pas nous laisser faire.

— Alors vous avez préféré devenir des meurtriers, commenta le Premier-né d’une voix atone. Aucune colère, aucune impulsion folle cette fois. Nous nous sommes vus avant votre départ et vous raisonniez tout à fait normalement. »

Cette fois, Rémiel baissa les yeux. Lucifer eut un rictus qui figea le cœur des autres et ses iris bleus pâlirent, devenant aussi froids que la glace.

« N’oubliez pas ce moment où vous avez cru agir pour le Bien. C’est vous qui avez commencé ce carnage et je doute qu’aucun de nous en voie jamais la fin. »

Le menton haut, droit dans ses vêtements en lambeaux, le maintien digne du roi qu’il était, Lucifer sortit de la pièce dans un silence absolu. La porte se referma sur lui.

Saraqael ferma les yeux. Les dés en étaient jetés.

 

***

 

Le bâtiment administratif d’Alun Hevel était, comme toujours, encombré d’anges. Plusieurs d’entre eux travaillaient sur place mais la plupart portaient le brassard des messagers, affluant depuis l’Eden entier afin de tenir leurs supérieurs informés, ou en partance pour porter l’un ou l’autre ordre de la plus haute importance.

Les sceaux apposés sur les parchemins déterminaient l’importance d’un message. Les jaunes étaient purement administratifs, les bleus concernaient l’éducation, les verts la chasse et, depuis peu, les rouges la guerre. Les noirs étaient les plus sérieux, ceux qui devaient être livrés à un archange ou un Prince en main propre. Une annonce récente avait demandé aux anges d’aider en priorité tout messager porteur d’un tel pli.

Ariel attendit que le couloir se vide pour le traverser. Personne ne lui avait accordé la moindre attention depuis qu’il s’était discrètement éloigné du bureau de Gabriel. Son frère n’était plus disponible pour manger avec lui à midi, à présent, et avait demandé à son instructeur de lui enseigner plus tard au soir. Quand Ariel venait dans son bureau, Gabriel s’occupait de ses dossiers et prenait à peine le temps de le saluer. Ce jour-là, après une heure à peine, il était parti superviser la formation de la nouvelle unité d’exorcistes.

Le petit Prince-ange n’avait pas attendu son retour. Il n’en pouvait plus. Son frère n’allait pas bien et personne ne s’en préoccupait. Il devait prendre lui-même cela en main.

« Dame Rémiel se trouve dans son bureau ? demanda-t-il poliment au secrétaire particulier de l’archange du Métal, un jeune homme aimable qu’il connaissait bien.

— Oui, mais elle a demandé à ne pas être dérangée, répondit celui-ci avec un sourire gentil. Vous lui amenez un message de Gabriel ?

— Non, mon frère est occupé avec ses troupes. Je voudrais lui parler… Pourrais-je patienter dans l’antichambre ? »

Le secrétaire vérifia un gros volume – l’agenda personnel de Rémiel – et hocha la tête.

« Vous pouvez y aller, elle n’a pas d’autre rendez-vous d’ici demain.

— Merci. »

Ariel le salua avant de passer la porte et s’assit sur un des fauteuils qui agrémentaient la pièce. Rémiel était connue pour être froide et inflexible, mais elle avait toujours été gentille avec lui et elle se montrait juste. Ceux qui répandaient des rumeurs sur son compte étaient des méchants hommes ou des paresseux.

Il savait rester sage longtemps sans se plaindre – son frère était tellement déçu s’il était impoli ou bruyant ! – mais ce jour-là, il avait du mal à appliquer ses leçons d’étiquette. Avec un soupir, il glissa en bas du fauteuil et marcha de long en large, avant de soupirer encore. Que faisait donc Rémiel ?

Il regarda autour de lui. Il était seul. Le secrétaire ne laisserait entrer personne d’autre, sauf un archange, ce qui était improbable à cette heure tardive. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre et grimaça en voyant Essiah bas dans le ciel. Si Gabriel ne le trouvait pas présent à l’heure où il était censé rentrer, il risquait de s’inquiéter.

Mettant ses hésitations de côté, le petit Prince s’avança vers la porte qui menait au bureau de l’archange du Métal et colla sans complexe son œil à la serrure.

Raguel serrait Rémiel dans ses bras, l’air perdu. La belle archange avait les joues humides de larmes, quoique celles-ci se soient taries.

« Ça va mieux ? » demanda Raguel de sa voix la plus douce.

Quelques secondes de silence, puis Rémiel opina.

« Je pense que oui. La situation n’a pas changé, mais… Au moins, nous ne sommes pas seuls, n’est-ce pas ? » tenta-t-elle avec un pâle sourire.

Raguel hocha la tête. Puis, cédant à une impulsion, il écarta les mèches blondes de la jeune femme et déposa un baiser sur son front. Il s’amusa de la voir écarquiller les yeux et virer au rose tendre.

« Tu es encore plus charmante que d’habitude.

— Raguel !

— C’est dans ce genre de petit plaisir qu’on trouve la force de continuer. Non ?

— C’est tout de même fort gênant… marmonna-t-elle.

— Pas tant que ça. »

Il sourit, de son habituel sourire aimable, et elle rougit encore avant de détourner les yeux. Ensuite, comme si elle avait renoncé, elle se tourna à nouveau vers lui et se serra tout contre son torse. Surpris, il mit une ou deux secondes avant de l’enlacer à nouveau. Ses lèvres s’étirèrent un peu plus et il embrassa ses cheveux.

« Ne t’en fais pas, murmura-t-il à son oreille. Tout ira bien. »

Les yeux écarquillés, Ariel recula loin de la porte jusqu’à buter sur le fauteuil. Chamboulé, il s’appuya dessus pour se reprendre.

Quel idiot. Il avait cru que seul son frère allait mal. Il aurait dû réaliser que les autres archanges se trouvaient dans la même situation… Ils ne s’occupaient pas de lui parce que chacun d’eux faisait face de son mieux.

Tout pâle, le petit garçon baissa les yeux vers le sol. Il se souvenait bien de l’horrible soir où Gabriel était rentré les vêtements poisseux de sang. Il était jeune mais pas stupide. Il avait entendu les rumeurs, savait que les démons avaient attaqué et que l’Eden s’était défendu.

En tant que guérisseur et pieux ange de Lyth, il avait tout de même du mal à imaginer les gens qu’il respectait tant en train de tuer. Les archanges n’étaient pas méchants. Bien sûr, ils défendaient les anges, mais…

Ariel secoua la tête, bouleversé, sans faire attention à ses boucles bondes qui s’emmêlaient. Il ne pouvait pas parler à Rémiel. Elle avait trop de mal avec elle-même.

Le Prince frotta rapidement ses yeux, qui s’étaient humidifiés alors qu’il espionnait la scène. Puis, aussi digne qu’il le pouvait, il ressortit de l’antichambre et débita une excuse au secrétaire pour pouvoir filer à ses appartements retrouver Gabriel. Il ne demanderait l’aide de personne, mais autant que possible, il éviterait d’être un poids pour son frère.

Vivement qu’il soit adulte et puisse enfin l’aider vraiment.

 

***

 

Un épais manteau de nuages cachait le ciel, colmatant la lumière des étoiles. Essiah, fatigué, s’était couché depuis plusieurs heures et, en Eden, aucune Lune ne brillait la nuit. Dans les ombres s’ouvrit un Portail, dont un homme sortit.

Drapé dans une cape, Bélial regarda le ciel et soupira. Il détestait Monter en ce lieu où son Élément était absent. Ses pouvoirs lui venaient d’Elvion, la Lune, qui n’existait que dans les Abysses et dans l’Univers ; son aura La cherchait vainement en Eden. Cependant, ce qui l’avait amené à Alun Hevel lui tenait trop à cœur pour qu’il s’embarrasse de ce genre de considérations.

Les ruelles n’étaient pas éclairées à cette heure tardive et les ombres cachaient ses vêtements étranges comme les quelques lignes noires tatouées sur son visage. Il se glissa vers le centre de la cité. Il ne s’y était jamais rendu, officiellement, et n’y était pas passé souvent officieusement. Lucifer le rejoignait en Bas pour leurs rendez-vous. Quand Bélial était Monté, il ne l’avait fait que pour admirer de ses propres yeux les merveilles décrites par l’ange.

Ses pouvoirs d’illusionnistes le lui permettaient mais il n’avait pas voulu courir ce risque trop souvent ; après tout, Lucifer lui avait parlé d’un archange du Soleil, qui aurait pu le surprendre, et il avait pu depuis vérifier de visu les pouvoirs de celui-ci en combat.

Il atteignit le bâtiment qu’il cherchait et entra sans faire de bruit. L’absence de tout système de surveillance le stupéfia. Il monta les escaliers en silence et traversa plusieurs pièces avant d’arriver enfin à destination : la chambre de Lucifer.

Embarrassé, l’archidémon de la Lune s’arrêta devant la porte fermée. Que faire, à présent ? Toquer ? Il ne voulait pas saisir Lucifer et savait qu’il ne serait pas le bienvenu. Alors ?

Il traça un sigle dans l’air afin que seul l’archange de la Lumière puisse percevoir sa présence. Ensuite, il déploya son aura.

Le cri de surprise qui résonna à côté le fit rire, ainsi que la course précipitée qui s’ensuivit. La porte fut ouverte à toute volée et Lucifer apparut, en chemise de nuit, l’air effaré.

« Bélial ? Ici ?

— En personne, mon ange.

— Mais qu’est-ce que tu fiches là ?

— Je te rends visite. Je n’en pouvais plus de ne pas te voir. »

L’archange le dévisagea, bouche bée. Charmeur, le démon lui prit une main pour y déposer un baiser délicat.

« Je me languissais de toi. Tu ne peux plus Descendre…

— Ce n’est pas une raison pour Monter ! »

La surprise de Lucifer se dissipait pour laisser place à la colère. Il retira vivement sa main et empoigna le col de son vis-à-vis.

« Je peux savoir ce qui t’a pris ? Nous sommes en guerre, au cas où tu l’ignorais !

— Je suis en guerre avec les anges, avec l’Eden, mais pas avec toi. D’ailleurs, tu ne combats pas.

— Ne sois pas ridicule ! »

Bélial eut un sourire froid qui fit reculer l’ange. L’expression de celui-ci se modifia à nouveau, passant de la colère à l’inquiétude, presque à la peur.

« Que veux-tu de moi ?

— Juste que tu acceptes de me voir.

— Tu n’es pas Monté jusqu’ici juste pour obtenir mon accord. »

C’était une constatation. L’archidémon reprit la main de l’ange, qu’il serra entre les siennes.

« Pourtant si. Lucifer, ne me crois-tu pas quand je dis que je tiens à toi ?

— Si, bien sûr… »

Le ton était incertain. L’homme aux cheveux blonds se rapprocha, faisant reculer l’ange jusqu’à ce qu’il se trouve dos contre le mur, les yeux écarquillés. Bélial sourit et passa une main dans les courts cheveux noirs, les rajustant d’un geste tendre.

« Je n’en ai pas l’impression.

— Tu es bizarre aujourd’hui…

— Ne me suis-je pas toujours comporté ainsi ?

— Si. Mais la situation était différente.

— Pas pour moi. Pas pour nous. »

Lucifer rougit, détournant les yeux. Il semblait troublé et le démon en fut satisfait ; c’était l’effet recherché.

« Autorise-moi à te rendre visite. Juste comme ça, de temps en temps… Je suis illusionniste, personne ne me verra, et personne ne pourra rien te reprocher puisque tu resteras chez toi.

— Bélial… Mes responsabilités en Eden…

— Sont plus importantes que tout, je sais. C’est pour ça que je te demande pas de Descendre, mais… »

Il se pencha encore plus près et posa ses lèvres sur le front de Lucifer, dont les joues brûlèrent de gêne.

« … tu me manques trop. Laisse-moi venir, s’il te plaît ? »

Accepter allait à l’encontre de tous les principes du Premier-né, contre la morale, contre les lois peut-être car cela pourrait être interprété comme de la trahison. Il s’agissait d’une mauvaise idée, l’archidémon le savait… mais il plongea ses yeux pâles dans ceux de Lucifer et attendit sa réponse. Celle-ci fut donnée du bout des lèvres, dans un murmure.

« C’est d’accord. »

Bélial sourit.

« Merci. »

Aucune autre parole ne fut échangée ce soir-là. Le démon se contenta d’enlacer l’ange et ils se tinrent ainsi, en silence, dans le noir, entourés de secret.

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