Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 12

« C’est Lyth lui-même qui a donné au clan Gabriel le pouvoir d’exorcisme. D’une certaine façon, ceux-ci sont donc favorisés, mais ce pouvoir ne peut être utilisé que contre les créatures de Sei. »

 

- Des Éléments et de leurs rapports entre eux et avec les anges, compilation faite par Saraqael -

 

 

Raphaël s’entraînait dans la salle prévue à cet effet, avec toute la force et la violence que lui apportait Ksah. Raguel grimaça en le voyant griller un des globes mouvants dont il se servait pour simuler un combat ; il ne serait sans doute plus utilisable. Le métal avait une malencontreuse tendance à fondre quand il était frappé de plein fouet par une attaque de Foudre. Le bois, lui, prenait feu, et ce malgré les runes que les anges de Soleil s’ingéniaient à tracer sur les cibles pour les rendre invulnérables à la magie. Raphaël était trop puissant et attaquait avec trop de hargne.

Il recommença avec un autre des globes. Raguel intervint.

« Une patrouille en Bas, ça te tente ? »

L’expression de Raphaël perdit un peu de son agressivité alors qu’il se tournait vers lui.

« Je devais y aller cet après-midi avec Uriel.

— Cela lui épargnera d’avoir à se rapprocher des démons. Avec son empathie… »

L’archange de la Foudre acquiesça. D’un accord tacite, tous les archanges s’arrangeaient pour faire patrouiller Uriel le moins souvent possible. En effet, bien que l’esprit de l’archange soit protégé des agressions extérieures par des barrières mentales posées par Saraqael, son empathie ne pouvait être entièrement étouffée et elle ressentait donc les émotions violentes des démons. Or, les anges ne les croisaient guère qu’en combat, quand les sentiments qu’ils émettaient n’avaient rien de calme.

« Je prends une douche et j’arrive.

— Pour la souiller à nouveau ? C’est l’été, en Bas. »

Raphaël grimaça.

« Je vais passer une tunique plus légère. »

Raguel le laissa partir et se rendit d’un pas allègre dans le hall pour l’attendre, rassemblant quelques soldats pour les accompagner. L’été des Abysses était caniculaire, pour le plus grand bonheur de l’archange du Feu. Il appréhendait par contre les patrouilles hivernales, car l’hiver se montrait aussi glacial en Bas que l’été était chaud.

Raphaël arriva rapidement et ils Traversèrent ensemble. Ils Descendirent jusqu’à l’Univers, puis passèrent sur le premier Cercle des Abysses pour vérifier qu’aucun démon ne rôdait près de leurs frontières.

« Déployez-vous », aboya Raphaël.

Les anges obéirent, perdant un peu d’altitude pour laisser les archanges veiller sur eux par-dessus.

« Je ne comprends pas pourquoi le sens de cette formation, pesta l’archange de la Foudre. Nous sommes supposés veiller sur eux, pas l’inverse ; je doute que les démons nous tombent dessus depuis l’Eden.

— Lucifer considère que l’Équilibre est un trop grand enjeu pour que nous risquions nos vies, commenta Raguel en étouffant un bâillement.

— Eh quoi, s’ils attaquent, nous sommes supposés nous replier en Haut et laisser les nôtres mourir ? Voilà bien une tactique issue de l’esprit tordu de Lucifer. »

Raguel replia ses ailes pour freiner sa vitesse et, d’une torsion du torse, se retrouva à voler juste au-dessus de son ami – juste assez près pour lui assener une bonne taloche sur le sommet du crâne.

« Ksah ! jura Raphaël. Tu étais obligé de frapper si fort ?

— Ne critique pas Lucifer à portée d’oreille des anges », répondit Raguel sans se départir de son sourire habituel.

L’archange de la Foudre se renfrogna, mais ne protesta pas davantage : il se savait en tort. Les anges critiquaient déjà suffisamment leur régent depuis le début des combats, auxquels Lucifer refusait toujours de prendre part.

« Ils ont raison, dit Raphaël après quelques instants de silence, en prenant cependant soin à baisser le ton de sa voix. Cette situation n’est pas normale. »

Raguel battit des ailes pour gagner de l’altitude, profitant des rayons brûlants d’Essiah.

« La guerre ne l’est jamais.

— Tu dis ça comme si tu en avais vécu plusieurs… »

Le sourire de Raguel s’élargit. Néanmoins, un cri d’avertissement l’empêcha de répondre :

« Les démons ! »

Aussitôt, la formation se resserra alors que les anges déployaient leurs auras de Feu et de Foudre. Raguel et Raphaël replièrent leurs ailes dans un même mouvement pour se laisser tomber : aucun d’eux n’avait l’intention de suivre les instructions de Lucifer et de Remonter sans combattre.

Raguel lança un globe de flammes et jura en voyant celui-ci être étouffé par l’aura d’un simple démon.

« Ils ont des pouvoirs d’Eau ! »

À son flanc, Raphaël eut un rictus et appela à lui la Foudre pour frapper : l’Eau était un pouvoir aussi ineffectif contre lui que redoutable contre le Feu. Un démon s’interposa avant que l’éclair ne frappe, causant une explosion à l’impact. Des fragments de roche volèrent dans tous les sens, alors qu’un nuage de poussière se soulevait.

« Des pouvoirs de Pierre ? demanda Raguel en toussant.

— Possible…

— Mais ils attaquent alors que nous sommes deux ? »

Un hurlement s’éleva depuis le centre du nuage, de terreur autant que de douleur. Raguel plongea vers sa source mais le vent ne dissipait pas la poussière comme il le devait – à moins que celle-ci ne continue d’être produite par magie.

« Regroupez-vous ! » ordonna Raphaël depuis sa droite.

Il ne le voyait déjà plus. Ses yeux et sa gorge piquaient ; il déchira un pan de sa tunique pour le nouer devant sa bouche. Il ne pouvait ni déployer son aura ni appeler des élémentaires avec une visibilité aussi réduite : il risquait de toucher les anges.

Un autre cri s’éleva, aussi horrible que le premier, mais plus proche de lui. Il avança, dégainant son épée avec réticence : mage dans l’âme, il était loin d’égaler Michael à l’escrime.

Il vit une forme chuter devant lui et tenta de l’attraper en percevant son aura de Foudre. À sa grande surprise, sa main agrippa une peau rêche, rocailleuse. La proximité lui permit de distinguer les membres déformés de la créature ainsi que l’expression paniquée de son visage angélique enchâssé dans la pierre.

« Par Création, lâcha Raguel en écarquillant les yeux.

— Votre Altesse, j’ai mal… » haleta l’ange, sonné par sa transformation.

Raguel voulut l’aider, mais le bras de pierre se tendit pour le frapper. L’ange cria une fois, puis une seconde en comprenant que ce bras lui appartenait, que son corps avait été métamorphosé et qu’il le trahissait.

L’archange vit son esprit hésiter sur le fil de la raison. Il l’engloba dans des flammes avant que celui-ci ne se rompe : même Rémiel serait incapable de défaire pareille transformation. Le corps carbonisé chuta vers le sol des Abysses.

« Retraite ! ordonna-t-il d’un ton autoritaire qu’il n’utilisait jamais. Tout le monde en Haut ! Azazel nous attaque ! »

Le rire strident de l’archidémone résonna dans la plaine, semblant venir de partout à la fois. Furieux, Raguel lança une boule de flammes dans la mêlée qu’il distinguait depuis l’extérieur : tant pis pour les anges de Foudre, il devait forcer Azazel à se montrer.

Une forte aura d’Eau s’interposa à nouveau, étouffant sa propre magie. Raguel jura : Azazel n’était pas venue seule.

« Léviathan, sors de là ! »

Des nuages d’orage commençaient à s’accumuler dans le ciel : Raphaël rassemblait sa puissance. Il n’avait pas encore vu le résultat des attaques de l’archidémone – mais ça ne tarderait pas. Déjà, un autre tombait, ses ailes incapables de porter le poids de son corps transformé.

« Maître Raguel ! » appela l’ange, le visage mouillé de larmes.

L’archange du Feu concentra ses flammes autant qu’il le pouvait et sentit Léviathan réagir en rassemblant sa propre aura. Cette fois, cependant, l’attaque n’était pas destinée à l’archidémon. À la place, elle heurta l’ange de Feu de plein fouet, si puissante que même ses pouvoirs venant du même Élément ne suffirent pas à le protéger : il se consuma en un cri de surprise.

Ce geste interloqua assez Léviathan pour que celui-ci sorte enfin à découvert. En voyant le cadavre tordu tomber vers les Abysses, il blêmit.

« Qu’est-ce que… ?

— Azazel », répondit Raguel, son sourire s’étirant au-delà de son degré habituel.

Léviathan écarquilla les yeux, puis tressaillit en voyant l’état du troisième ange qui chutait, hurlant devant ses mains à présent griffues ; puis d’un quatrième. Il n’attendit pas le cinquième.

« Allez-vous en, souffla-t-il vers Raguel, avant de déployer son aura vers les démons. Retraite ! Nous rentrons à Pandémonium ! »

L’archange du Feu profita de la confusion que cet ordre causa aux démons pour pousser les anges à s’élever au-dessus du nuage et à Traverser. Azazel protestait, sa voix montant dans les aigus. Raguel trouva Raphaël et l’entraîna sans lui laisser le temps de protester.

« On s’en va maintenant. »

Il espérait le faire Traverser sans qu’il ne voie les transformés : peine perdue. En comprenant qu’ils fuyaient, Azazel dissipa le nuage qu’elle maintenait et brandit sa dernière monstruosité à bout de bras.

« Regardez mes jolies créatures, ne sont-elles pas mignonnes ? Je crois que je vais les appeler des gargouilles, le mot sonne bien à l’oreille. »

Raphaël fit aussitôt demi-tour ; Raguel dut l’attraper à bras le corps pour l’empêcher de courir à sa perte.

« Nous devons rapatrier les anges survivants.

— Mais ils sont vivants ! protesta l’archange de la Foudre.

— Ils ne nous remercierons pas. »

Raphaël le dévisagea, horrifié.

« Comment peux-tu dire ça ? »

Au lieu de répondre, Raguel appela le Portail à lui, le faisait glisser autour d’eux plutôt que d’attendre que Raphaël accepte d’y entrer. Une fois dans l’Entre-mondes, il désigna les anges restants qui se serraient les uns contre les autres, frissonnant d’horreur.

« Il faut Monter. »

L’archange de la Foudre le dévisagea une dernière fois avant de hocher la tête, livide. Ils n’échangèrent plus le moindre mot avant d’arriver à Alun Hevel. Ensuite, il n’y eut plus que des pleurs.

 

***

 

Ymesh détestait la forêt. Il haïssait les arbres. Il exécrait l’escalade. Et, par-dessus tout, il en voulait aux stupides Sires qui décidaient que la cime des fichus arbres géants des Abysses était le meilleur endroit où cacher leur fichue cité mobile.

Comme toutes ses sœurs abyssales, celle-ci était formée d’arbres énormes au le tronc aussi large qu’une dizaine de personnes coude à coude. Leurs cimes semblaient toucher le ciel et leurs grosses branches servaient d’abri à de redoutable félin bâtis aux proportions de la forêt. La lumière d’Essiah n’atteignait que rarement le sol, ce qui rendait celui-ci humide et marécageux.

Les démons ne s’y aventuraient donc guère qu’en la survolant, ce qui en faisait une cachette idéale.

« Nous arrivons, siffla Shön, qui grimpait quelques mètres au-dessus de lui. J’ai trouvé une échelle de cordes.

— Personne ne peut nous donner un coup de main ? »

Ymesh détestait aussi sa voix, quand elle sonnait si plaintive à ses propres oreilles – mais là, il avait les mains en sang et les pieds en compote. Il rêvait d’un bain chaud. Ce qui, bien sûr, serait impossible à obtenir au sommet d’un fichu arbre.

Certaines branches étaient trop fines pour supporter le poids des prédateurs tout en restant cachées par un épais feuillage ; l’endroit rêvé pour Ijishia.

« Ils ont dû envoyer pour nous descendre l’échelle.

— Ils n’ont rien trouvé de plus pratique ? Comme, je ne sais pas, un ascenseur ?

— Où voudrais-tu qu’ils fixent les poulies ? Sans oublier que ce ne serait pas discret…

— C’était une question rhétorique, maître. »

Shön le savait très bien, d’ailleurs, et n’avait sans doute répondu que pour le plaisir de l’entendre râler. Ce qui, bien sûr, le faisait enrager encore plus.

Ymesh atteignit à son tour l’échelle de corde et prit le temps de reposer ses bras un instant. Levant les yeux, il fouilla l’épais feuillage des yeux et parvint à distinguer les premières esquisses de la cité mobile : du bois avait été abattu et des lianes tressées pour servir de plateaux, sur lesquels les tentes avaient été plantées tant bien que mal, arrimées au tronc contre lequel elles reposaient. Des échelles de cordes et des ponts-de-singe étaient tendus entre les plates-formes.

« Merveilleux », grommela-t-il, mais il souriait : il était heureux d’enfin retrouver les siens.

Il reprit son ascension, que l’échelle rendait plus aisée et surtout plus rapide. Il monta les derniers mètres en quelques minutes à peine et ne cacha pas son soulagement en voyant enfin la première plate-forme.

Ils l’enjambèrent facilement, aidés par la poigne ferme de la sentinelle, un type plutôt grand dont les traits ska typiques étaient défigurés par une cicatrice terrible qui lui mangeait le visage. Le demi-elfe le remercia avec gratitude.

« Pouvez-vous nous guider au seigneur Shean ?

L’homme s’assombrit.

« Je crains que vous ne deviez attendre. Le seigneur Shean se recueille. »

Primogène et Infant échangèrent un regard interloqué.

« Que s’est-il passé ? »

Alors qu’il posait la question, Ymesh remarqua que les autres vampires présents portaient eux aussi de nombreuses stigmates. Qui avait un bras en écharpe, qui boitait… Un seul type de pouvoir laissait ainsi son empreinte sur les enfants de Saâgh : la magie d’exorcisme des anges du clan Gabriel.

« Il y a eu une attaque ?

— Une de leurs unités est passée près d’ici par hasard et nous est tombée dessus, expliqua brièvement l’homme.

— Je suis certain que le Sire d’Ijishia acceptera de nous recevoir », insista Shön.

Le ska le dévisagea puis, après un moment d’hésitation, héla une autre sentinelle pour que celle-ci le remplace.

« Suivez-moi. »

Il emprunta un effroyable pont-de-singe avec aisance pour rejoindre la passerelle suivante. Ymesh fit de son mieux pour ne pas regarder vers le bas.

« Il y a eu beaucoup de décès… continua le ska d’une voix lente.

— Quelqu’un en particulier ? »

Ymesh sentait presque l’angoisse de Shön sur sa peau. Celle-ci décupla quand le ska hocha la tête.

« Qui ? » murmura-t-il, inquiet lui aussi.

Le vampire serra les dents. Il ne répondit que deux plateformes plus loin, alors qu’ils se rapprochaient de l’épicentre de l’aura qui enveloppait Ijishia comme une chape : celle de Shean.

« Un des morts a bien été regrettée davantage que toutes les autres… Eshalia, la compagne de notre Sire. »

Ymesh s’arrêta net, insouciant du vide sous lui.

« Et Anijia ? Elle va bien ?

— Elle a été blessée comme moi, dit le ska, un peu détendu en comprenant qu’ils étaient déjà venus. Elle se trouve auprès de Sire Shean en ce moment même. Dépêchons-nous.

— Peut-être suis-je resté absent trop longtemps, cette fois », murmura Shön.

L’Infant hocha la tête, livide, et ne parvint à effectuer les derniers pas que grâce à l’aide de son maître. Ils avaient couru tant de risques, si souvent, lors de leurs chasses ! Mais il avait cru Anijia à l’abri dans la cité mobile. Quel idiot. Il n’aurait pas dû prendre ce semblant de sécurité pour acquis.

« Peut-être, entendit-il Shön murmurer pour lui-même alors que la sentinelle annonçait leur arrivée à Shean, peut-être aurions-nous dû nous abstenir tout à fait de partir. »

Ymesh n’eut pas l’occasion de répondre : Anijia sortait déjà de la tente pour lui sauter au cou. Il se laissa étreindre sans résistance, sonné : le vampire n’avait pas exagéré en comparant la cicatrice de la jeune femme à la sienne. Son visage avait été lui aussi dévoré par la magie Sainte. Elle qui avait toujours tant fait attention à son apparence…

L’Infant avait assez grandi pour tenir sa langue. Il laissa sagement la jeune femme discuter avec Shön comme s’ils s’étaient quittés la veille puis lui proposer d’entrer.

« J’occuperai Ymesh avec un pichet de sang. Je n’en ai pas de frai car nous sommes occupés à plier bagage, mais je suppose que vous avez besoin de vous nourrir un peu… »

Shön acquiesça d’un air absent et les laissa seuls pour rejoindre son fils à l’intérieur. Anijia posa une main sur le bras d’Ymesh.

« Je vais bien, tu sais ?

— Je sais », murmura-t-il.

Après tout, elle était vivante.

 

***

 

Lucifer pressa le pas en montant les escaliers qui l’amenaient à son bureau. Il avait pris du retard lors d’une réunion avec Michaël et ne voulait pas que cela ait des conséquences sur les dossiers qu’il devait conclure avant le soir. Depuis les mois que durait la guerre, les critiques à son encontre pour ne pas intervenir en combat ne faisaient qu’augmenter en nombre et en virulence. Il ne voulait pas donner le moindre prétexte à ses détracteurs.

Les combats changeaient les gens, et les changeaient vite. Tous étaient affectés, même ceux qui n’y participaient pas. Le rythme de la vie avait évolué, en Eden, pour ne plus tourner qu’autour des tueries – cela rendait Lucifer malade. Voir les anges s’entraîner durement pour acquérir les techniques des démons et développer les leurs, pour rattraper le retard pris durant les années où ils avaient formé une nation pacifique…

Lucifer arriva à son étage et avisa un groupe de trois jeunes qui discutaient dans le couloir. Ils s’interrompirent en le voyant et le toisèrent sans dégager le passage.

« Excusez-moi, dit l’archange d’un ton froid mais poli, espérant que cela suffirait à les remettre à leur place.

— Quoi ? fit insolemment l’un d’eux.

— Je dois passer. »

Un autre, une jeune fille à l’air poupin, se planta devant lui, terminant de lui barrer le passage.

« Désolée, mais cet étage est réservé aux Hauts anges. »

La patience de Lucifer s’effilochait très vite. Il avait mieux à faire que perdre du temps avec ces imbéciles.

« Assez. J’ai du travail, laissez-moi passer. »

Pour donner plus de poids à ses paroles, il laissa son aura se déployer légèrement, pas agressive mais bien présente. Le premier à avoir parlé, un ange de Foudre à l’air pincé, croisa les bras.

« Du travail ? Vous déléguez l’essentiel à Michaël !

— Tu parles d’un régent pour l’Eden, reprit la fille. Vous ne participez pas à la guerre. Êtes-vous donc si lâche ? »

Celui qui n’était pas encore intervenu posa une main sur le bras de l’ange de Foudre, narquois.

« Il veut protéger ses amis démons. Si ça se trouve, il les aide. »

Choqué au-delà des mots, Lucifer les dévisagea, les yeux écarquillés. Ce qu’ils disaient était invraisemblable. Et ils lui lançaient cela en face ! Incrédule, il ne parvint même pas à balbutier une réponse.

« Regardez-le. Nous sommes censés être gouvernés par ça ?

— Pas uniquement, interrompit une voix glaciale venant de derrière eux. Puis-je savoir ce qu’un groupe d’Apprentis fait dans cette aile ? »

Tous quatre sursautèrent et se tournèrent d’un même mouvement vers Saraqael, qui venait d’arriver et toisait les trois angelots d’un air peu amène.

« Je veux vos noms et titres, jeunes gens. Je rapporterai la maturité de votre comportement à vos supérieurs qui vous apprendront au moins à tenir votre langue.

— Mais Monseigneur…

— Vos noms. »

Penauds mais pas repentants, ils les lui donnèrent avant de filer sans demander leur reste. Lucifer, livide, s’appuya contre le mur pour reprendre ses esprits.

« Tout va bien ? s’inquiéta Saraqael en le rejoignant. Je suis désolé que tu aies à subir cela…

— Tu n’y es pour rien.

— Ce qui ne signifie pas que j’apprécie ce genre de spectacle. »

Le Premier-né hocha la tête, ses jambes encore faibles sous lui. Saraqael le regarda intensément.

« Ce que je vais te dire ne te fera pas plaisir, mais il est temps que nous ayons cette conversation. Cela ne peut pas s’éterniser.

— Il faut laisser hurler les loups…

— Non. La situation dépasse l’entendement, Lucifer ! Ceux-là n’étaient que de jeunes idiots, mais je ne suis pas certain que leurs supérieurs directs les punissent sérieusement pour l’affront qu’ils t’ont fait, parce qu’ils seront sans doute d’accord avec eux ! Certains prétendent que si tu es l’un des nôtres, tu dois t’impliquer dans les politiques de la majorité – ou quitter le Conseil.

— Non mais ça va pas ? s’exclama le Premier-né. Tu ne peux pas m’imposer d’intervenir, ni m’obliger à devenir un assassin ! Chaque vie est précieuse et je refuse…

— Je sais, l’interrompit Saraqael, mais justement. Ton absence au combat coûte des vies à l’Eden. Et avec les derniers évènements…

— C’est la guerre qui cause ces morts ! Comment peux-tu prétendre… »

L’archange du Soleil pivota vers lui, l’index dressé sous son nez.

« Je t’interdis de prendre ce ton avec moi, Lucifer. Je sais bien que le problème, c’est la guerre… mais quelle qu’en soit la raison, des anges sont tués par des démons et cela ne sera pas changé. Tu ne peux pas éternellement fuir tes responsabilités, aussi horribles soient-elles. »

Voyant l’air toujours furieux du Premier-né, Saraqael soupira. Comment lui faire comprendre… ?

« Aucun de nous n’aime tuer, expliqua-t-il, mais nous en avons le devoir. Les démons sont nos ennemis et en tant qu’archange, tu ne peux pas maintenir ta neutralité. »

Il se tut. Le silence s’étira, puis les épaules de Lucifer se détendirent et la tension retomba.

« Comment avons-nous pu causer ça ? murmura l’archange de la Lumière. Nous sommes des créatures de Lyth, le Bien, et nous nous sommes abaissés à mettre le feu aux poudres. »

Il se passa la main sur le visage, épuisé mais résigné.

« Soit, j’en assumerai les conséquences avec vous, puisque je n’ai pas le choix. Je ne veux pas que l’Eden soit détruit. »

Malgré la désapprobation des anges, Lucifer savait avoir raison. Ils critiquaient le mal des démons mais n’agissaient pas de façon différemment d’eux ; leur hypocrisie les rendait pires.

Il aimait les enfants de Sei presque autant que les anges mais il ne pouvait plus reculer, même en ayant freiné autant que possible. Les siens avaient besoin de lui. Il devait remplir la mission que Lyth lui avait confiée, pour le bien des anges et de l’Eden.

« Je combattrai avec les autres. »

Saraqael acquiesça, visiblement soulagé. Comment pouvait-il être satisfait de le voir s’impliquer dans pareille boucherie ? Lucifer secoua la tête, écœuré.

« Si tu veux bien m’excuser… »

Toute envie de travailler l’avait déserté ; d’ailleurs, il serait incapable de se concentrer. Il redescendit les escaliers et quitta le bâtiment, prêt à se lancer dans une promenade qui lui éclaircirait les idées. Cependant, alors que les expressions méprisantes des anges apprentis lui revenaient devant les yeux, il sut que ce ne serait pas suffisant.

Selon tout un chacun, c’était dans la cathédrale d’Alun Hevel que se ressentait le mieux la présence de Lyth. Il s’agissait certes du plus bel endroit de la ville, dont la structure lumineuse, aérienne, représentait un véritable chef-d’œuvre d’architecture. Lucifer considérait quant à lui que leur Seigneur était présent partout, dans le calme de la nature, les grandes étendues vertes de l’Eden, le sourire des anges.

Néanmoins, lorsqu’il avait particulièrement besoin de se rapprocher à nouveau de Lui, comme jadis, lorsqu’ils étaient les seules créatures vivantes de l’Eden, il préférait éviter la foule de la cathédrale. Ses pas le guidèrent vers une petite chapelle dépouillée, située dans un parc peu fréquenté d’Alun Hevel.

Arrivé là, il se laissa glisser à genoux devant la Croix de Lyth et joignit les mains pour prier de toutes ses forces.

« Seigneur, donnez-moi la force de guider les anges de la façon la plus juste. Vous qui m’avez confié la tâche de diriger l’Eden, acceptez mes failles, pardonnez-moi pour n’avoir pas su le protéger comme je le devais… »

Les mots pesaient dans sa bouche. Avaient-ils encore une quelconque signification ? Son Seigneur avait été pendant un moment le centre de sa vie, l’unique objet de ses pensées, et il aurait alors tout donné pour se montrer à la hauteur. À présent que le monde se corrompait autour de lui, il se demandait s’il avait lui-même fauté ou si tout avait été prévu depuis le début.

« S’il vous plaît, maître, aidez-moi à mettre fin à cette guerre absurde qui nuit à tous… Les créatures de Sei ne sont pas toutes mauvaises, même s’Il est le Mal… tout comme nous sommes faillibles… »

Pourquoi avait-il l’horrible impression que tout cela avait été voulu, que Lyth cautionnait la guerre et en était même satisfait ? Partageait-Il l’avis de Gabriel, qui pensait que tuer les démons revenait à leur rendre service, puisqu’ils étaient des créatures souillées ? Et Sei ? Trouvait-Il juste et bon que les démons tuent les anges – si tant est que l’Élément Mal puisse accorder de l’importance à ces valeurs ?

Sa voix baissa d’un ton, résonnant à peine dans la chapelle aux murs nus.

« Seigneur Sei… »

Il s’étrangla, toussa, et reprit :

« Seigneur du Mal… Je vous en prie, faites en sorte que cela cesse, que la douleur s’en aille. Pas pour moi, mais pour Vos démons… Eux aussi souffrent des combats, eux aussi meurent chaque jour à cause de la guerre… Je Vous en prie, faites cesser ce massacre. »

Baissant la tête il se signa et ferma les yeux. Il parlait dans le vide, mais qui sait ? Peut-être que cela donnerait quelque chose.

Il ne vit pas le visage horrifiée de Gabriel à l’entrée du petit sanctuaire.

Comment pouvait-il ? Comment était-ce possible ? Seigneur Lyth, comment Lucifer pouvait-il faire ça ?

Bouleversé, Gabriel avança dans le parc, prenant sans en avoir conscience le chemin de chez lui. Il ne parvenait pas à concevoir un acte aussi horrible que celui que le Premier-né avait commis. Bien sûr, en soi, ce n’était pas vraiment de la trahison, tenta-t-il de rationaliser. Ce n’étaient que les pensées privées de quelqu’un qui priait.

Qui priait Sei !

Gabriel se signa, comme si cela pouvait effacer la scène dont il venait d’être témoin. Il ne devait surtout répéter cela à personne. Même s’il avait beaucoup de points de divergence avec Lucifer, il ne pourrait pas raconter ça. Les anges paniqueraient, les archanges seraient déçus… De plus, Lucifer se trouvait la tête de l’Eden, Gabriel ne pouvait pas souiller son nom de cette manière, même si le régent était en effet coupable.

L’archange Saint retint ses larmes. Dans les premières années, le Premier-né avait été un guide pour lui et cela s’était renforcé après le départ de leur Seigneur. Il semblait si sage, si sûr de lui, si juste… Et puis, il était Descendu, et les Abysses l’avaient changé.

Les démons souillaient tout ce qu’ils touchaient. C’étaient eux qui avaient amené tous ces problèmes en Eden.

Gabriel ferma la porte d’entrée un peu brusquement et sursauta quand une petite tête de boucles blondes se montra à l’entrebâillement de la pièce d’à côté.

« Grand frère ? Tu es rentré ?

— C’est bien moi, Ariel », dit Gabriel en essayant de se recomposer.

Il ne devait surtout pas montrer son trouble au petit Prince. Celui-ci avait déjà été tellement bouleversé ces dernières années…

« Que se passe-t-il ? Un autre problème ?

—– Non, ne t’inquiète pas. Je voulais juste… passer un peu de temps avec toi. Tu veux bien ? »

Il fut récompensé par un sourire rayonnant et un Ariel ravi qui lui sautait dans les bras.

« Bien sûr, quand tu veux ! Mais tu n’as rien de plus important à faire ? Tu as beaucoup de responsabilités…

— Je peux bien prendre parfois un peu de temps pour mon petit frère, non ? » fit Gabriel avec un sourire coupable.

L’avait-il tant négligé ces derniers temps ?

« D’accord. Mais si tu dois travailler, ne t’en fais pas, hein ? Je peux être sage. »

L’archange sourit et serra ce petit être de bonheur contre lui. Lucifer priait Sei, soit, mais d’autres anges restaient purs et rien, jamais, ne pourrait le séparer d’Ariel.

 

***

 

La poussière volait partout, soulevée par les battements d’ailes et les mouvements brusques des combats. Belzébuth n’appréciait pas la guerre, car les files de cadavres et d’éclopés étaient difficilement une vue réjouissante, mais il goûtait au plaisir de sentir son sang bouillir en combat, son corps vibrer au rythme des coups d’épée.

Les anges tombaient comme des mouches autour de lui, hurlant après leurs membres tranchés. Éclaboussé par leur sang, Belzébuth ne ralentissait pas, fonçant pour atteindre son objectif : l’aura qui rayonnait au centre de la bataille, son adversaire désigné, Michaël. Personne d’autre ne savait lui tenir tête.

Il repoussa une attaque sans même y penser, ses pensées entièrement tournée vers l’aura lumineuse. Elle paraissait briller plus encore que de coutume, réclamant son attention. Il esquissa un sourire carnassier – puis, son épée tinta en rencontrant une résistance et, par-dessus les lames croisées, il vit le visage de Michaël.

Belzébuth fronça les sourcils mais le Prince-ange ne lui laissa pas le temps de parler : il attaqua, enroulant sa magie de Lumière autour de sa lame pour augmenter la puissance de ses coups. L’archidémon les contra, son sourire s’épanouissant lorsqu’il comprit.

« Tiens, tiens… Le régent de l’Eden daigne enfin se joindre à nous ? »

Michaël lui répondit en lâchant la poignée de son épée d’une main pour saisir une dague qu’il portait à sa ceinture, tentant de le poignarder en traître. Belzébuth pivota sans se démonter ; l’ange ne savait pas le retenir d’une seule main.

Sa parade dévia l’épée de Michaël vers la droite ; il s’engouffra dans l’ouverture. Le jeune homme recula juste à temps : la lame de Belzébuth laissa une estafilade sanglante sur sa joue imberbe.

L’archidémon en profita pour continuer. Michaël le suivit, prêt à frapper par derrière. Belzébuth referma ses ailes et se laissa tomber comme une pierre, riant en entendant le cri de protestation du Prince-ange.

« Ne t’en fais pas, je reviendrai ! » lança-t-il en déployant ses ailes pour arrêter sa chute.

Il remonta pour planer au-dessus du champ de bataille, où il s’octroya quelques secondes pour juger de la situation.

Elle était mauvaise. Lilith, enceinte depuis peu, se contentait de protéger de loin leurs esprits de toute attaque mentale sans prendre part à la bataille. Astaroth, père de l’enfant à venir, lui avait interdit de poser le pied en Eden tant qu’elle n’aurait pas accouché – ce à quoi elle avait répliqué qu’elle pouvait décider de cela seule, merci bien, mais que l’idée n’était pas mauvaise. Une femme terrible que celle-là.

Du coin de l’œil, Belzébuth vit Michaël foncer vers lui, slalomant entre les combattants pour le rejoindre. Plutôt que de le laisser faire, il plongea à nouveau, droit vers sa cible : Lucifer.

« Enfin ! »

Le Premier-né se figea en le voyant surgir. Il ne portait pas d’épée ; juste sa magie, déployée autour de lui, maîtrisée à la perfection. Ses poignets délicats n’auraient pas pu manier une lame ; son visage fin semblait fait de porcelaine. Ses yeux, cependant, étincelaient de rage.

« Belzébuth.

Lùzifer. »

L’archange cilla, un instant déstabilisé par son accent, puis sa mâchoire se carra à nouveau. Son aura s’enroula le long de ses bras, se concentrant pour attaquer. Belzébuth s’enveloppa de Ténèbres pour se protéger du choc ; celui-ci ce répercuta dans tout le champ de bataille. Il gronda de ravissement.

Bélial lui en voudrait d’abîmer son petit chéri.

Bélial pouvait s’en plaindre auprès de Sei, pour ce que Belzébuth en avait à faire. Il bondit vers Lucifer, épée et magie liées pour l’atteindre. L’aura se laissa pénétrer, glissant contre lui juste assez pour dévier sa lame – et le mettre à portée du sort préparé par l’archange.

Celui-ci explosa contre ses protections, le forçant à nouveau à reculer. Lucifer poussa son avantage, son aura dévorant celle de l’archidémon. Belzébuth rit à nouveau. Il revint à la charge, se servant de son épée pour concentrer sa propre magie.

Il trancha dans l’aura de Lumière. Ses Ténèbres s’y infiltrèrent en vrilles – en vain. Elles s’éteignirent avant d’atteindre l’archange. Ce dernier lança d’autres attaques à distance, poussant son pouvoir contre lui de Belzébuth pour tenter de l’envahir. L’archidémon résista, mais la pression fit voler des éclats de magie sur tout le champ de bataille, touchant les combattants les plus proches.

Le temps se figeait dans ces moments-là. Belzébuth gronda de ravissement et enfonça sa lame d’un mouvement sec dans l’aura de Lumière pour se frayer un chemin. Lucifer gémit de douleur ; l’archidémon rit, frappa encore. L’archange se tenait prêt à riposter…

Mais déjà, il était temps, déjà, les anges battaient en retraite. Belzébuth essaya de retenir Lucifer un peu plus longtemps. Malheureusement, celui-ci profita d’un instant d’hésitation pour déployer son aura, qui illumina brièvement le champ de bataille, laissant Belzébuth presque aveugle. Avec un juron, il perdit quelques mètres d’altitude, une main sur les yeux.

« Nous nous retrouverons, angelot. N’espère pas m’échapper. »

Il ne vit pas l’ange le fusiller du regard avant de Traverser, mais il l’imagina très bien. Il sourit, amusé, et rejoignit Astaroth qui rassemblait les démons pour le retour.

« Rentrons, lança-t-il aux siens. Malgré le désavantage du nombre, vous vous êtes bien battus. »

Un nouveau combat parmi des milliers venait de se terminer.

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