Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 13

« Est-ce ce statut particulier qui met les anges de Soleil de côté, alors que le clan Gabriel est favorisé par Lyth ? »

 

- Note manuscrite dans la marge de l’exemplaire de « Des Éléments et de leurs rapports entre eux et avec les anges » de la cité-bibliothèque d’Essiah -

 

 

Ijishia avait quitté la forêt pour retourner vers les plaines. Elle ne formait encore pour l’instant un campement de fortune ; les vampires n’avaient pas été prêts à déménager si vite et seule la nécessité avait motivé leur précipitation. Néanmoins, le confort de l’endroit était bienvenu après leurs allées et venues en forêt, même si le climat demeurait glacial.

Ymesh s’adossa à la palissade de bois qui entourait les tentes. Peu utile contre les démons, elle permettait au moins de se prémunir contre les vents qui battaient la contrée.

Une fois encore, son maître et lui étaient venus en des temps troublés, mais cette fois leurs ennuis avaient été causés par leur propre stupidité. Que n’avaient-ils essayé de réunir eux-mêmes les vampires ? Ketosaï n’avait été bon qu’à semer le trouble avant de disparaître. Le demi-elfe se demanda si le jhliska n’avait pas prévu cela au moment même où il les accueillait dans son salon.

Pire encore que cette situation générale et abstraite : les personnes les plus proches d’eux avaient été touchées.

Ymesh avait eu l’occasion de croiser Shean durant ce grand déménagement. Il avait vu la douleur, le désespoir du maître vampire, difficilement cachée derrière une expression froide. Ymesh ne s’en était pas approché, préférant lui laisser le peu d’intimité que le Sire d’Ijishia saurait grappiller. Le temps n’était plus à la jalousie et aux rivalités mesquines.

« Toujours en train de ruminer sur tes erreurs passées ? »

L’Infant tira la langue à Anijia. Celle-ci s’installa à ses côtés et lui sourit, dessinant un pli horrible sur le côté droit de son visage.

Il détourna les yeux. Il avait déjà constaté les ravages de la magie Sainte sur les démons, les bras fondus, les chairs dévorées par l’acide. Voir un spectacle pareil sur Anijia était presque douloureux tant il était obscène.

Le plus surprenant restait qu’elle n’en semblait pas affectée. Telle qu’il l’avait connue, elle aurait été en pleurs, jurant certes de se venger mais dévastée par la perte de son visage.

« Ne fais pas cette tête. Il s’en remettra.

— Plus facile à dire qu’à faire… Ah, excuse-moi. Tu as tes propres problèmes. »

Il faisant tant référence à son visage ravagé qu’aux cernes qui soulignaient ses yeux. Elle cauchemardait souvent, la nuit. Au matin, elle prétendait ne se souvenir de rien et s’était concentrée sur le démontage de sa tante. Rêvait-elle du souvenir de sa peau qui fondait sous la magie ? Ymesh préférait ne pas y penser.

Anijia secoua la tête.

« Shean est plus fort que tu ne le crois. Je me suis inquiétée pour lui mais maintenant que Shön est là… il aura son soutien, c’est tout ce qu’il lui faut. S’occuper d’Ijishia lui changera les idées.

— Sans doute… »

Le jeune homme laissa son regard survoler le campement.

« Je suis presque déçu de ne pas avoir croisé les anges, laissa-t-il échapper, créant quelques flammes au creux de sa paume. Je meurs d’envie de leur apprendre la sensation que l’on éprouve quand la peau fond. »

Anijia passa un bras autour de ses épaules. Alors qu’Ymesh allait détendre l’atmosphère créée par ses propres paroles, il vit passer une figure familière – et se pencha en avant, les yeux plissés.

« Un problème ? s’enquit la jeune femme.

— Tu connais ce type ? » demanda-t-il en se pointant du doigt un adolescent qui transportait des denrées d’un côté à l’autre du campement.

Il ne parvenait pas à replacer le visage mais son instinct lui criait d’y prêter attention. Le ska n’apparaissait que sporadiquement dans leur champ de vision. Anijia fronça les sourcils.

« Non, je ne vois pas. Je devrais ?

— Il ne se trouvait pas dans la ville ces derniers temps ? Tu es sûre de ne pas le reconnaître ?

— Il me dit quelque chose mais je suis certaine que c’est un nouveau venu… »

Ymesh sourit et bondit sur ses pieds. Anijia eut un mouvement pour l’arrêter.

« Qui est-ce ?

— Je n’en suis pas sûr dit l’elfe en commençant à courir, mais il ressemble bigrement à Ketjiko !

— Hein ? »

La jeune femme se leva à son tour puis écarquilla les yeux.

« Par Saâgh ! Tu as raison, c’est lui ! »

Ymesh interpellait déjà l’adolescent :

« Ketjiko ? C’est bien toi ? »

Le jeune homme se retourna, son expression de surprise se transformant en chaleur dès qu’il reconnut l’Infant.

« Ymesh ! répondit-il en lui serrant la main à la manière des démons. Je suis content de tomber sur toi.

— Je ne pensais pas te revoir ici !

— Je suis arrivé dans la forêt alors que vous pliiez bagages. Je pensais me présenter à Sire Shean mais l’occasion ne s’est pas présentée…

— Es-tu seul ? » intervint Anijia d’un ton neutre.

Ketjiko s’inclina pour la saluer, sans se figer même un instant devant ses cicatrices.

« Je le suis. »

La jeune femme leva le menton, arrogante comme jadis.

« Tu penses que cela suffit ? Où est-il ?

— Vous savez aussi bien que moi où le trouver. Je ne suis pas là au nom de mon père. »

Ymesh leva les mains.

« Du calme. Ketjiko, tu disais vouloir parler à Shean ?

— En effet. Je sais que je ne suis pas le bienvenu, pas après que mon père se soit une fois de plus amusé au dépend d’autrui, mais je ne pouvais pas laisser ses actions arrêter les miennes. »

Anijia et Ymesh échangèrent un regard entendu. Tous deux avaient dû prendre leur indépendance à leur façon. S’arracher à la coupe de Ketosaï n’avait pas dû être facile pour Ketjiko.

« Bien, au moins, peu de gens risquent de te reconnaître », se félicita Ymesh.

Ketjiko avait en effet bien grandi depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, perdant les rondeurs de l’enfance. Les manches courtes de sa tunique laissaient voir des bras musclés et il ne baissait plus les yeux d’un air rageur quand les gens le dévisageaient.

« Je ne compte pas cacher qui je suis, déclara l’adolescent. Je ne viens pas dans l’espoir non pas de réparer les erreurs de mon père, car il n’y aura pas de retour en arrière. Je veux apporter un nouveau point de vue aux vampires – et, surtout, je ne disparaîtrai pas après coup.

— Les gens t’écharperont avant que tu n’aies le temps de parler, commenta Anijia.

— Alors je trouverai des alliés qu’ils écouteront, eux. À vrai dire, je suis content de te voir ici, Ymesh. Je suppose que Shön se trouve également à Ijishia ?

— En effet, il discute avec le seigneur Shean pour l’instant. »

Ketjiko s’assombrit et acquiesça.

« Je dois lui présenter mes condoléances. Je ne leur parlerai de choses plus sérieuses que lorsqu’il ira mieux.

— N’importe quoi sera le bienvenu pour le distraire, corrigea Anijia. Cela lui fera du bien si tu lui fais part de tes plans, même s’il les conteste.

— Je doute qu’il ait grand-chose à y redire. »

Ymesh haussa les sourcils, peu convaincu.

« Oh vraiment ? Et pourrions-nous en avoir la primeur ? »

Les lèvres de Ketjiko s’étirèrent en un infime sourire.

« Je pense que les vampires ont besoin de s’ériger en nation. »

Ymesh en resta bouche ouverte. Une nation ? Eux ? Les ska se contentaient de survivre depuis toujours, se cachant dans les campagnes et ne se rendant dans les villes que le temps de se nourrir. Ketjiko pensait-il vraiment que ce serait possible ? Comment parviendrait-il à pareil résultat ? Ils ne parvenaient même pas à se mettre d’accord entre eux !

Anijia se frottait le menton, pensive.

« De belles paroles, sans doute. Je ne saurais pas juger de leur faisabilité, quel que soit le détail du plan que tu m’exposerais. »

Elle jaugea l’adolescent du regard.

« Cependant, tes paroles sont assez intrigantes pour être rapportées à Shean. Allons-y. »

Ymesh adressa un sourire rayonnant à Ketjiko, qui se contenta d’hocher la tête. Être reçu par le Sire d’Ijishia n’était que le premier pas, pour lui ; mais pour l’Infant, il s’agissait de nouvelles perspectives bienvenues en ces temps sombres.

Ils patientèrent à l’extérieure de la tente alors qu’Anijia entrait seule. Elle les introduisit quelques minutes plus tard et les invita à s’asseoir autour de la table principale, où Shean et Shön se trouvaient déjà.

Le maître de la ville se resservit nonchalamment en sang frais alors qu’ils s’installaient, puis reposa la carafe à sa place.

« Donc, tu dis vouloir créer une société vampirique ?

— Une nation, corrigea poliment Ketjiko. Mais oui, c’est cela.

— Et comment comptes-tu t’y prendre ?

— Vous connaissez mieux que moi les problèmes qui s’y opposent : les membres de notre race ne peuvent pas cohabiter car ils n’ont pas de terres et qu’ils doivent chasser. L’objectif principal sera donc d’obtenir à la fois un territoire assez grand pour nous tous et un réservoir de nourriture suffisant.

— Bien sûr, tu as un plan tout prêt à nous soumettre. »

Ketjiko fronça les sourcils.

« Ne soyez pas si condescendant, seigneur Shean. Je sais que vous passez par une période difficile et je vous présente mes condoléances… »

Il marqua un temps d’arrêt par respect pour la défunte.

« … et que n’ignore pas que mon jeune âge joue contre moi. Cependant, je ne suis pas mon père. Vous avez accepté de m’écouter, mais si c’est pour dénigrer le moindre de mes mots… »

Shean fit un sourire poli.

« Je suis navré que ce soit là votre impression. Comprenez néanmoins que j’aie du mal à croire que quelqu’un arrive avec une solution miracle. »

Ymesh crut sentir la vague de froid qui irradiait du maître de la ville et lança un regard en coin à Shön qui observait de son côté, impassible. Il n’avait pas imaginé que les négociations seraient si difficiles. Il aurait dû. Après tout, au-delà des circonstances, Shean était lui aussi un mage de Glace.

Il frissonna. Il détestait ce type d’ambiance, non seulement parce qu’il était lui-même de l’Élément Feu et prompt à l’impulsivité et à la confiance – bien que ces traits de caractère aient été érodés par ses années sur les routes en tant que vampire – mais aussi parce que cela lui rappelait l’ambiance congelée qui régnait dans sa ville natale. Les elfes s’embarrassaient rarement de chaleur dans les relations polies et neutres qu’ils entretenaient les uns avec les autres.

« Un plan, donc, vous disiez ? » demanda Shean après un moment de silence.

Ketjiko s’inclina poliment.

« Merci de bien vouloir l’écouter. Soyez certains que je ne fuirai pas les problèmes dès qu’ils se présenteront. »

Il eut une expression glaciale, qui envoya un autre frisson dans les os d’Ymesh.

« Je ne suis pas mon père. »

 

***

 

Lucifer s’absorbait dans un dossier – un groupe de Gabriels décimé par des vampires – quand sa porte s’ouvrit à toute volée, claquant contre le mur. Il se redressa, furieux et prêt à remettre l’intrus à sa place. Personne n’entra.

« Eh bien ? » lança-t-il au vide.

La porte se referma aussi violemment qu’elle s’était ouverte. Il ne savait entendre les pas qui se rapprochaient de lui, mais le sol de son bureau en répercutait la force. Il ferma les yeux.

« Que veux-tu, Bélial ? »

L’archidémon apparut petit à petit alors que son illusion se résorbait. Comme Lucifer s’y attendait, il était fou de rage.

« Comment as-tu osé…

— Tuer des démons ?

— Oui !

— Ou juste défendre mes anges ?

— Dans le cas présent, c’est revenu au même ! »

Lucifer pianota son bureau du bout des doigts. Bélial frappa du poing contre la table.

« Et ne me regarde pas comme ça, j’ai l’impression de me retrouver face à Saraqael ! Tu n’avais pas le droit de…

— La ferme, Bélial. »

Ébahi, le démon se tut.

« Je t’ai prévenu que je ne pourrais pas me tenir éternellement hors du conflit. Je l’ai fait aussi longtemps que possible et je pense même avoir trop attendu. »

Bélial voulut ouvrir la bouche, mais Lucifer se redressa de toute sa hauteur, drapé dans une majesté qu’il réservait habituellement aux Apprentis malpolis ou à Gabriel.

« Tu ne t’es pas gêné pour t’en prendre aux anges. De quel droit oses-tu réclamer des comptes ?

— Mais…

— De quel droit, Bélial ? » »

L’archidémon serra les dents. Lucifer se passa une main sur le visage, las.

« J’aurais moi aussi préféré ne pas intervenir mais il le fallait. Ne te permets pas de venir ici, en pleine journée qui plus est, pour interrompre mon travail.

— N’essaie pas de me faire avaler des arguments auxquels tu ne crois pas toi-même, Lucifer. »

L’archange s’empourpra.

« Je suis le régent de l’Eden et je ne pouvais pas me permettre de…

— Répète-moi ça avec plus de conviction. »

Le Premier-né détourna les yeux. Bélial contourna le bureau pour l’enlacer.

« Je sais que tu ne voulais pas, mais… comprends-moi. Ça a été un choc de te croiser sur le champ de bataille. Tu ne sais même pas te battre ! Il aurait pu t’arriver n’importe quoi ! Tu imagines bien que les démons rêvent d’avoir ta tête, toi qui représentes l’Eden…

— À vos yeux seulement, je le crains, murmura l’archange en se laissant aller contre son ami.

— Que veux-tu dire ?

— Gabriel est plus apprécié que moi ces derniers temps. Lui combat de toutes ses forces et suit les lois à la lettre…

— Ce bigot de Jibril ? Si je le tenais… »

L’archidémon serra le poing.

« Il ne se bat même pas avec une arme, il nous fait fondre comme de vulgaires détritus !

— Il vous considère sans doute comme tels.

— Alors qu’il n’a jamais parlé à un seul démon de sa vie !

— Je sais bien. J’ai essayé de le lui faire comprendre mais c’était déjà difficile avant la guerre, alors maintenant… »

Ils soupirèrent de concert. Le démon serra l’ange plus près, mais celui-ci se dégagea, navré.

« Je dois travailler, Bélial. Ces histoires de guerre ne facilitent pas le bon fonctionnement de l’Eden, or tout ne se réduit pas au combat. Nous avons des Apprentis à qui enseigner, des enfants à éduquer, des mariages à célébrer, une administration à faire tourner. Ma journée est loin d’être finie.

— Très bien, je te laisse… »

Lucifer lui caressa gentiment la joue.

« Je suis désolé, tu sais ? Je me sens si… sale… »

Bélial l’étreignit une fois encore et déposa un baiser sur son front.

« Tu ne dois pas, Lucifer. Tu es la personne la plus pure que je connaisse. »

Le Premier-né sourit, rassuré, et cette seule expression justifia aux yeux de l’archidémon tous les risques qu’il avait pris pour se rendre à Alun Hevel en pleine journée.

Il ne put cependant pas s’éterniser. Le travail de Lucifer impliquait un afflux régulier de messagers et Bélial ne voulait pas le desservir en étant surpris dans son bureau : il ne manquait plus que les anges l’accusent de trahison.

Cette pensée fit germer une idée dans l’esprit de l’archidémon. Il lutta contre un instant mais, déjà, une partie de lui cherchait des solutions, imaginait un plan complexe mais solide – après tout, il suffisait de compter sur les tendances naturelles des gens…

Au lieu de Traverser pour Redescendre vers Pandémonium, il s’enveloppa dans une nouvelle illusion et s’enfonça dans les couloirs du bâtiment administratif d’Alun Hevel.

Il dut éviter quelques anges qui passaient en courant ou portant des piles de dossiers. Cela le ralentit sans le dissuader. Enfin, il arriva dans une section moins visitée ; son objectif s’y trouvait. Il attendit qu’un ange ouvre la porte pour lui, puis se glissa dans le bureau.

Saraqael sentit sa présence immédiatement, puisqu’il était doté des mêmes pouvoirs d’illusion que Bélial. Cependant, il ne cilla pas, se contentant de donner ses instructions au messager sans rien en montrer. Lorsque l’ange partit, il regarda droit vers l’archidémon.

« Que voulez-vous ? »

L’archidémon sortit de l’illusion qui l’enveloppait, un sourire aux lèvres. Son expression n’était ni joyeuse ni agressive, mais plutôt triste – et déterminée.

« Que me vaut votre visite ? demanda Saraqael, glacial.

— J’ai besoin de ton aide.

— Vous pouvez faire une croix dessus. Au contraire de certains, je n’oublie pas que nous sommes en guerre avec vous.

— Ah, je me disais bien que tes capacités n’étaient pas si faibles pour que tu aies manqué mes intrusions, dit Bélial d’un ton approbateur. Je n’ai fait de mal à personne, rassure-toi.

— Tu veux dire, à part glisser un poison doux comme du miel à l’oreille de Lucifer ? »

Bélial rit. Saraqael le fusilla du regard.

« Je répète : que voulez-vous ? »

Le démon se pencha vers lui, son rictus aux lèvres, et murmura :

« Et si je te disais que nous avons un but en commun ? »

 

***

 

Raguel retint un soupir en observant Raphaël, assis face à lui. L’archange de la Foudre devait jouer son tour depuis dix bonnes minutes, mais restait absorbé par de sombres pensées, fixant les cartes qu’il tenait en main sans les voir. La guerre, les gargouilles ? Ils disposaient d’assez de sujet de préoccupation pour avoir le choix.

Il l’aurait volontiers laissé broyer du noir, se contentant de le distraire en le ramenant vers la tiquette de temps en temps – ce jeu de carte créé par les démons lui avait été expliqué par Lucifer et Raguel l’avait adopté comme un bon moyen de réunir les gens de manière informelle.

Cependant, Rémiel devait les rejoindre dans quelques instants. Mieux valait régler la situation avant qu’elle n’arrive.

« Qu’y a-t-il ?

— Ça ne peut plus durer. »

Raphaël avait lâché cette phrase un ton trop haut pour la bibliothèque où ils se trouvaient et Raguel vit Uriel lever les yeux – s’étaient-ils donc tous donné rendez-vous ici ? – puis les rabaisser. Douce, prudente Uriel. Elle savait mieux que quiconque que certains sujets ne devaient pas être abordés.

« Qu’est-ce qui ne peut plus durer ? » demanda néanmoins Raguel.

Parfois, l’abcès devait être crevé. Mieux valait que ce soit par lui qu’au beau milieu d’un conseil.

« Tu le sais très bien, répondit Raphaël. Cette situation avec Lucifer. »

L’archange du Feu leva les yeux au ciel.

« Que tu te plaignes quand il refusait de se battre, soit, mais là il s’est sali les mains comme nous tous. Quel est le problème ?

— Qu’il continue de défendre les créatures de Sei à tout bout de champ, le voilà, le problème ! s’emporta l’archange de la Foudre. Hier encore je l’ai entendu dire à Michaël à quel point il déplorait la situation…

— Ne la déplorons-nous pas tous ? Des anges meurent.

— Tués par les démons qui sont si chers à Lucifer ! »

Raguel retint un mouvement agacé et s’efforça de garder son sourire. Il adorait les archanges, vraiment. Mais parfois, ils testaient les limites de sa patience.

« Raphaël… commença-t-il, avant de se faire interrompre par la voix qui, il l’espérait, mettrait fin à la situation.

— De quoi parlez-vous qui soit si passionnant, tous les deux ? demanda Rémiel en s’approchant. Vous vous disputez souvent ces derniers temps ! »

L’archange du Feu se tourna, à nouveau détendu et prêt à plaisanter, mais se figea dans son mouvement. Gabriel accompagnait la jeune femme.

« De rien ? tenta-t-il.

— De Lucifer et de son insupportable manie de défendre nos ennemis, corrigea Raphaël qui n’en avait pas fini. Oublie-t-il qu’il est supposé être à la tête des anges ?

— Il fait des efforts, ces derniers temps, tempéra Rémiel. Il aimait bien Descendre jadis…

— Et alors ? Par Ksah, même moi, j’étais curieux ! Je n’essaie pas pour autant de faire la promotion des démons par les temps qui courent ! s’emporta l’archange de la Foudre. Que fiche-t-il encore en Eden s’il aime tant les Abysses ? »

Ces derniers mots résonnèrent dans la pièce. Sombre, Raguel vérifia qu’il n’y avait personne dans les alentours.

« Es-tu fou de crier si fort une remarque pareille ? demanda-t-il d’un ton placide. Un ange aurait pu t’entendre.

— Je ne fais que répéter ce qu’ils disent tous : Lucifer n’a plus sa place à la tête de l’Eden. Nous pouvions tolérer la situation en temps de paix, quand il se contentait de fricoter avec les démons au lieu de faire son travail, mais en temps de guerre…

— Raphaël !

— Je crains qu’il n’ait raison », intervint Gabriel.

Raguel se tourna vers lui, son sourire plus calme et gentil que jamais. Avant qu’il n’ait le temps d’ouvrir la bouche, Rémiel s’interposa.

« Tu ne peux pas nier que Lucifer a un avis qui diverge du nôtre, à tous, sans exception », déclara-t-elle.

Pour la première fois depuis qu’ils le connaissaient, ils virent Raguel perdre son sourire. Gabriel ne l’appréciait pas beaucoup – l’archange du Feu se montrait trop insouciant et ne se préoccupait pas des lois – mais son cœur manqua un battement.

En même temps, ne bouleversaient-ils pas justement l’ordre établi ? se dit l’archange de la Pureté. Il faisait ça pour Son Altesse Lyth. Il força les mots à sortir, ces mots que tous pensaient mais que personne n’exprimait à haute et intelligible voix. Personne d’autre que lui n’oserait.

« Lucifer n’est pas digne d’être à la tête de l’Eden, ni même de son clan. J’ai entendu plusieurs de ses anges louer Michaël et déplorer qu’il ne soit pas archange. Je suis donc d’accord avec Raphaël ; que fait-il encore en Eden ? »

C’était pour le Seigneur Lyth, se répéta-t-il. Pour Ariel et les anges innocents comme lui.

Raguel, lui, avait pâli. Après quelques instants, son sourire germa à nouveau à ses lèvres – Raphaël et Rémiel se remirent à respirer – et il secoua la tête. Des mots avaient été prononcés, donnant forme à une idée qui, jusque là, n’était que fantôme. À présent, elle avait acquis une réalité trop forte pour se dissiper.

« En bien ou en mal, le monde va changer », conclut l’archange du Feu.

Du coin de l’œil, il vit Uriel sortir. Il ne fit rien pour l’arrêter, ni pour l’aider : il doutait de pouvoir encore intervenir, à présent.

L’archange du Vent marcha aussi vite qu’elle le pouvait sans courir, volant presque d’une salle à l’autre. Si ses ailes avaient été déployées elle aurait sans doute quitté terre, mais les couloirs qu’elle traversait n’étaient pas assez larges pour le lui permettre. Dans sa poitrine, son cœur battait à tout rompre et dans ses oreilles résonnait la conversation qu’elle venait d’entendre.

Elle devait prévenir Lucifer. Elle devait lui dire.

La jeune femme étouffa un sanglot, bouscula quelqu’un au passage, s’excusa sans s’arrêter et accéléra. Elle sentait encore vibrer en elle la colère et l’amertume de Raphaël, la déception teintée d’horreur de Gabriel, la détermination de Rémiel. Oui, Raguel avait résisté, mais il avait fini par renoncer, elle l’avait perçu clairement. Quelqu’un devait agir !

Quand elle atteignit enfin le bureau du Premier-né, leur seigneur à tous après Lyth, elle ressentit sa mauvaise humeur mais entra malgré tout sans toquer. Il leva les yeux de ses papiers et ne se détendit qu’à peine en la reconnaissant.

« Que veux-tu, Uriel ?

— Il y a un problème… »

Le beau visage de l’archange se ferma. Depuis quand avait-il cessé de sourire ? Cela datait d’avant son implication dans le combat. Depuis le début de la guerre, si loin ? Comment ne l’avait-elle pas remarqué avant, elle qui ressentait les émotions des autres, elle qui voulait tant qu’il se porte bien ? Mais son clan passait avant tout… N’est-ce pas ?

« Il y en a plusieurs centaines, dont certains que je suis en train de régler à l’heure actuelle, répondit-il. Sois plus précise.

— Lucifer, je suis sérieuse. Les autres archanges… Ils ne sont plus d’accord avec toi.

— En quoi est-ce une grande nouveauté ?

— Ne sois pas cynique !

— Écoute, Uriel, si tu viens babiller à propos des autres, tu peux attendre que j’aie terminé ceci. À moins qu’une autre bataille ne soit déjà prévue ? Que d’autres anges se soient fait capturer par Azazel ? Que les exorcistes aient enfin retrouvé cette ville de vampires qui s’est évaporée ?

— Lucifer…

— Ce n’est rien de tout ça ? Alors, pitié, sors. Si tu veux discuter je le ferai avec plaisir mais ne me parle pas des problèmes que les autres ont avec ma façon de gérer l’Eden. Ils peuvent me le dire eux-mêmes si ça leur chante.

— Mais tu ne les écoutes plus ! » s’écria la jeune femme, parvenant enfin à interrompre le flot de venin qui sortait de la bouche de l’archange de la Lumière.

Celui-ci la regarda et elle tressaillit. Elle le sentait las, épuisé même, comme s’il portait sur ses épaules un poids trop lourd, depuis trop longtemps. Depuis quand veiller sur l’Eden était devenu une charge pour lui ? Quand avait-il cessé de les aimer ?

Des larmes mouillèrent ses yeux et elle ravala un sanglot. Prenant une inspiration profonde, elle s’inclina formellement.

« Désolée de vous avoir dérangé, Votre Altesse. »

Ces mots remuèrent quelque chose au fond de lui. Elle espéra un instant, puis sentit son orgueil et son obstination reprendre le dessus.

« Très bien, tu peux disposer. Nous nous verrons plus tard si tu veux. »

Elle sortit de la pièce d’un pas calme. Ce ne fut qu’une fois dehors qu’elle se remit à courir.

 

***

 

Saraqael ferma les yeux. Ses essions s’étaient activés lorsque Raphaël avait déclaré à voix haute que Lucifer ne convenait plus comme régent de l’Eden. Il avait assisté, impuissant, à la fin de la conversation et à la réaction de ses pairs. Si même l’action désespérée d’Uriel ne faisait pas réagir Lucifer… Il considérait le Premier-né comme un ami cher, mais avait l’impression que le sentiment n’était plus réciproque.

« Damné sois-tu, Bélial ! » siffla-t-il entre ses dents, avant de réaliser le ridicule de ses paroles et de se mettre à rire.

Maudire un démon, quelle idée.

Il se leva et sortit de son bureau pour se mettre sur le chemin que suivait Uriel. Elle apparut après quelques instants, ses yeux noisette humides et ses cheveux en désordre, et s’arrêta près de lui.

« Saraqael ? »

Son ton était hésitant et l’homme aux cheveux roux acquiesça.

« Qu’est-ce qui ne va pas ?

— C’est Lucifer… »

Elle ravala un sanglot.

« Il ne m’écoute plus. Il n’écoute plus aucun de nous. »

Saraqael grimaça. Que répondre à ça ?

« Non, en effet. Mais peut-être est-il seulement de mauvaise humeur, cela peut changer… »

Il ne devait pas être doué pour réconforter les gens, car les larmes de la jeune femme se mirent à couler. Elle attrapa son bras – à sa grande surprise – et se serra contre lui, son visage caché dans son cou.

« Cela fait des années que cela dure. Comment ai-je pu être si aveugle ? »

Elle sanglota, causant à l’archange du Soleil le plus grand embarras. Il était intervenu pour la calmer, mais que faire quand une femme se serrait contre soi pour pleurer ? Horriblement embarrassé, il lui tapota le dos d’un geste maladroit.

« Allons, allons. Ça ne peut pas être aussi terrible…

— Tu es gentil, murmura-t-elle en continuant de tremper sa tunique. Mais tu sais mieux que quiconque à quel point il a changé. »

Cette fois, il se tut. Elle avait raison, touchant un point qu’il avait caché au plus profond de lui-même. Peut-être étaient-ce les Abysses, peut-être Bélial, ou l’absence de Lyth. Lucifer était resté le même sans plus être pareil.

Il n’aimait plus l’Eden autant qu’avant.

Saraqael enlaça doucement Uriel, qui pleurait toujours en silence, et monta ses barrières mentales pour qu’elle ne puisse plus percevoir ni ses émotions ni ses pensées.

Il devait le faire, puis s’arranger pour que personne ne sache jamais. Il se salirait les mains pour que l’Eden retrouve sa stabilité, fût-ce au détriment d’une des personnes les plus chères à ses yeux.

Fût-ce au détriment de Lucifer.

 

***

 

Belzébuth pianota le bras de son trône de pierre, agacé. Quelques pas devant lui se trouvait Azazel, qui arborait ce jour-là de charmants cheveux mauves et un sourire narquois, pas prête à céder. À ses pieds se traînait une créature aux proportions monstrueuses et au regard suppliant.

L’archidémon des Ténèbres sentait la désapprobation d’Astaroth à ses côtés. Il avait fallu un certain temps avant qu’il entende parler de ces gargouilles créées par Azazel, avant que les murmures d’horreur n’atteignent Pandémonium. Il devait avouer que ces créatures étaient horribles – cependant, il s’agissait aussi d’anges, contre qui ils étaient en guerre.

La chose leva la tête vers lui, montrant son visage aux traits délicats, à la peau de porcelaine. Elle ouvrit la bouche pour essayer d’articuler quelques mots mais seul un grognement sourd en sortit.

« N’essaie pas de parler, la réprimanda Azazel d’un ton gentil. Tes cordes vocales ne fonctionnent plus. »

La créature tenta d’avancer. Ses membres tordus ne lui permettaient que de ramper sur les coudes, traînant ses jambes derrière lui. Sa peau dure et grise comme la pierre semblait à l’épreuve des coups, sauf sur son visage, qui était aussi doux qu’auparavant.

Il était étrange de voir des traits si beaux sur un corps si monstrueux, aux membres maladroits et musclés à l’excès. Dans son dos, deux superbes ailes de plumes blanches s’agitèrent faiblement.

« Cela va énerver les anges, lâcha Belzébuth.

— C’est le but. Ne sont-ils pas nos ennemis ? Ça sapera leur moral.

— Ils risquent de s’en prendre à ton clan.

— Ils s’en prennent déjà à tous les démons. »

La gargouille laissa échapper un son strident à mi-chemin entre la plainte et le sanglot. Elle essaya de reculer dans l’ombre, mais Azazel la tira pour qu’elle reste bien en évidence. Belzébuth leva les yeux au ciel.

« Soit, fais ce que tu veux. »

L’archidémone de la Pierre bondit de joie, aussi ravie que l’aurait été une enfant. Une enfant cruelle avec des passe-temps discutables, certes, mais tout de même. Elle sortit de la pièce en traînant sa création avec elle sans se soucier de ses plaintes.

Le maître des Abysses se massa les tempes.

« Donc, le comportement de Bélial te semble étrange, ces derniers temps ? » demanda-t-il à Astaroth, qui se tenait à sa droite et était resté silencieux tout le temps de la présence d’Azazel.

Le grand démon grogna.

« C’est atroce.

— Tu parles de Bélial ou des gargouilles ? »

L’archidémon du Sang haussa les épaules en comprenant que sa désapprobation ne ferait pas changer Belzébuth d’avis, et répondit enfin à sa question :

« Il est bizarre.

— Tu n’as rien de plus précis à me dire ?

— Non. »

Les réponses d’Astaroth étaient toujours laconiques. Belzébuth ne pouvait malheureusement pas agir sur base de ses impressions, même si l’instinct de l’archidémon du Sang était assez infaillible.

« Que veux-tu que je fasse si tu ne sais rien ? s’agaça le maître des Abysses en se levant. Tu en dis juste assez pour que je sois frustré au moment où nous réaliserons ce qu’il fabrique. »

Astaroth secoua la tête, peu intéressé par ses états d’âme. L’archidémon des Ténèbres ne l’en blâmait pas.

« Cela ne viendrait pas des rumeurs qui courent sur Lucifer, ces derniers temps ? tenta-t-il.

— Peut-être…

— J’ai entendu dire qu’il servait Sei et avait trahi les anges. Un démon a même prétendu qu’il aurait cédé à Bélial ! Ce serait drôle si ce n’était pas grotesque. »

Astaroth pencha la tête de côté, pensif.

« Les rumeurs. Elles viennent d’où ?

— Va-t’en savoir. Pour ce que j’en sais, elles peuvent tout aussi bien venir de l’Eden ! Soit dit en passant, je pense que certains anges murmurent les mêmes inepties. Peut-être qu’elles ont vraiment leur origine en Haut.

— Ou peut-être qu’elles Montent d’en Bas », fit remarquer l’archidémon du Sang.

Belzébuth le scruta.

« Peut-être. Difficile d’être sûr avec ces hypothèses, n’est-ce pas ? »

Astaroth ne cilla pas sous son regard insistant : il ne savait rien. Belzébuth pianota des doigts contre le bras de son siège, agacé. Ses propres instincts lui hurlaient eux aussi que quelque chose bougeait, quoique pas forcément en rapport avec Bélial. Cela ne l’avançait guère.

Il préféra changer de sujet.

« Comment se porte Lilith ?

— Bien. Elle accouche bientôt.

— Aucun problème avec l’enfant pour l’instant ?

— Non. »

Les deux démons échangèrent un sourire complice, presque aussi excités l’un que l’autre à l’idée de cette naissance. Aucun d’eux sept n’avait encore eu d’enfant ; c’était un évènement à fêter.

« Retourne auprès d’elle dans ce cas, déclara Belzébuth. Si ton clan a des problèmes avec les vampires, je m’en occuperai personnellement. »

Astaroth sourit, sa façon à lui de le remercier, et sortit sans un bruit.

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