Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 14

« Agirath, le Métal. Son visage, homme ou femme, est toujours dessiné sans expression ou portant un masque, et a parfois des lames à la place des mains ou des racines à la place des pieds. Elle représente le travail de la matière, pour se protéger ou aller au combat.

Ksah, la Foudre. Il est représenté entouré de nuages noirs, qui étaient des ailes de plumes noires avant la déchéance de Lucifer (certaines très vieilles images, ou certains livres écrits hors de l’Eden, le représentent encore ainsi). Ses cheveux sont noirs ou blancs et ses yeux brillent. »

- Mythes et vérités, Kamu -

Anijia courait entre les racines titanesques des arbres abyssaux, habituée à fouler le sol marécageux. Son pas était aussi régulier que le relief changeant le lui permettait. Contre son torse, coincé sous sa chemise, elle sentait le pli quelle portait battre sa peau en rythme.
Partie d’Ijishia trois jours auparavant, elle avait fait le tour de quatre cités démoniaques où elle savait  trouver de petits clans ska, de ceux qui revenaient régulièrement à la cité mobile sans pour autant s’y fixer. Elle atteindrait une cinquième avant le soir et y délivrerait son message avant de retourner rendre compte à Shean et Ketjiko.
Si elle se sentait assez forte, peut-être entamerait-elle le chemin du retour le soir-même. À n’importe quelle autre occasion, elle aurait préféré se reposer: ses muscles lui faisaient mal et la Soif la tiraillait. Cependant, elle se sentait capable de courir encore des heures durant pour rapporter la nouvelle du soutien de dix ska au moins. Elle ne s’était pas sentie aussi exaltée depuis Ketosaï, non, depuis sa première Étreinte, lorsqu’elle avait senti battre le cœur de sa proie au même rythme que le sien alors que le plaisir envahissait leurs veines.
Les ska allaient s’ériger en nation, comme Ketjiko l’avait proposé. Et elle, Anijia, apporterait sa pierre à l’édifice.
Une aura pulsa; la jeune femme s’arrêta net. Elle se trouvait encore à trois bonnes heures de la ville la plus proche et les démons préféraient toujours survoler les forêts, quitte à louer une wyverne sil n’étaient pas dotés dailles. Cependant, il n’était pas impossible que l’un d’entre eux, trop pauvre ou trop radin, ait décidé de traverser celle-ci à pied.

Elle avança avec précaution. En toute logique, elle ferait mieux de contourner l’aura pour ne pas être vue. Cependant, elle pouvait se tromper. S’il s’agissait d’un ska, elle devait lui porter secours.

Cette justification suffisante pour soulager sa conscience, Anijia se laissa aller à la curiosité et tenta de repérer où se trouvait la personne qui avait émis. Elle ne percevait plus rien à présent et la pulsation avait été… faible, en fait, comme s’il s’agissait d’un dernier sursaut.

Elle redoubla de prudence, sondant l’espace devant elle alors qu’elle avançait. Rien, toujours rien… Elle déboucha dans une clairière entourée des habituels arbres géants ; mais celle-ci était vide. Les énormes racines s’entremêlaient au sol.

« Bon… J’ai fait un détour pour rien. »

Pas que celui-ci lui ait coûté plus de quelques mètres, mais elle était pressée : elle avait des messages à remettre en mains propres. Elle sortit sa boussole de sa poche pour se réorienter et…

Éternité… Une éternité à attendre… Solitude, vide à combler, viens…

Elle hésita à nouveau. Quelqu’un venait-il de lui parler ? Il lui avait presque semblé entendre… Mais non, elle était seule. Elle se passa une main sur le visage. Peu de maladies atteignaient les ska, mais mieux valait qu’elle passe chez un médecin dès qu’elle le pourrait. Si elle en trouvait un. Elle ne pouvait pas se présenter chez un praticien démon, après tout…

Elle fit quelques pas, avant de réaliser qu’elle allait dans la mauvaise direction. Non, le nord était de ce côté, donc elle devait… Elle avança encore, à nouveau dans l’autre sens. Elle fronça les sourcils. Elle ferait sans doute mieux de s’asseoir quelques instants, reprendre son souffle…

Juste ici, cet endroit est confortable… Tu es Miennes, tu M’appartiens, tu te sens bien ici…

Anijia se laissa tomber sur une pierre plate qui émergeait du sol. Ici, il n’était pas marécageux, remarqua-t-elle. Étrange. Elle s’adossa à l’énorme tronc derrière elle. Elle ne devrait pourtant pas s’attarder ; les grosses racines et le sol stable permettaient aux gros félins qui hantaient la forêt de descendre jusqu’à elle.

Mais sa tête lui faisait mal, pulsait, au rythme de cette aura qui était reparue, à peine perceptible et cependant… Cependant… Elle ne parvint pas à terminer sa pensée. Les environs se firent flous. Elle était tellement épuisée par l’effort… Elle ferma les yeux.

Il avait mis tout ce qui Lui restait de force pour attirer cette créature, pour dévier son chemin alors qu’elle passait tout près. À présent, Il devait dormir… Il laissa Son esprit sombrer à nouveau dans l’inconscience, certain qu’Il pourrait Se libérer bientôt.

Alors, Il leur ferait payer. Les dragons mourraient.

 

***

 

Ce matin-là, le temps était gris et pluvieux. Lucifer ne croisa personne en se rendant à son bureau, ce qui l’agaça sans raison. Pourtant, la journée promettait peu de travail : les dossiers les plus urgents avaient tous été clôturés la veille comme si les autres archanges s’étaient concertés. De plus, le rythme des combats avait ralenti durant l’hiver et le début de printemps ne les avait pas encore vus reprendre.

Malgré cela, il se sentait mal à l’aise. Quelque chose se produisait. Il n’aimait pas ce pressentiment.

Celui-ci se confirma lorsqu’il trouva deux messagers postés devant la porte de son bureau, les premières personnes qu’il croisait depuis qu’il s’était levé.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il, le ventre noué d’appréhension.

— Vos pairs nous ont demandé de vous faire venir, Votre Altesse, déclara l’un des deux sans la moindre trace de chaleur.

— Pourquoi donc ?

— Veuillez juste nous suivre, s’il vous plaît.

— J’ai le droit de savoir où vous m’emmenez !

— Dans la Grande Salle. »

Il voulut protester à nouveau, mais une étincelle dans leur regard l’en dissuada. Il aurait ses réponses une fois sur place.

Refusant qu’ils l’encadrent comme s’il était prisonnier, il avança d’un bon pas pour les distancer. Ils ne protestèrent pas et restèrent à distance respectueuse, de part et d’autre de lui.

Quand ils arrivèrent à la Grande Salle, toujours vide sauf pour les cérémonies officielles, son estomac se retourna. Tous les anges n’étaient pas présents – aucune pièce n’était assez grande pour les contenir, même à Alun Hevel – mais la salle était pleine. Au centre se trouvaient les six autres archanges. Michaël était absent.

D’un coup, Lucifer ne fut plus sûr de vouloir obtenir les réponses à ses questions. Il entra néanmoins, ses robes bruissant dans un silence irréel. Les anges s’écartèrent pour le laisser passer, moins par respect que par crainte de l’approcher. Il avait dû en être alerté mais garda un port fier et le menton haut.

« Vous vouliez me voir, déclara-t-il malgré tout d’une voix forte, montrant plus d’assurance qu’il n’en ressentait. Je suis venu. À présent, je vous écoute. »

Il les regarda un par un dans les yeux, sauf Uriel qui gardait la tête baissée. Derrière lui, la porte de la salle claqua, un son définitif qui fit remonter un frisson le long de sa colonne vertébrale. Le silence se fit. Saraqael avança d’un pas, comme dans un rêve.

« Nous sommes tous réunis ici pour juger Lucifer, archange de la Lumière et régent de l’Eden, selon les lois laissées par Son Altesse Lyth, déclara-t-il d’une voix basse, qui résonna dans la salle. Vous tous serez témoins. Nous, archanges, serons les juges. Que Lyth nous guide dans nos choix. »

Saraqael avait ajouté cette dernière phrase à l’intention de Gabriel. Il ne se berçait pas lui-même dans l’illusion que Lyth aurait été d’accord ; après tout Il avait Lui-même placé Lucifer à leur tête. Cependant, les autres n’avaient pas besoin de le savoir.

« Lucifer, je t’accuse de trahison, continua-t-il. Tu soutiens les créatures de Sei avant les anges et tu les as aidés dans le passé. »

L’archange de la Lumière blêmit, voulut protester, mais Raphaël le fit taire d’un geste, avançant à son tour d’un pas.

« Je t’accuse de meurtre, tonna sa voix. À cause de toi de nombreux anges sont morts, alors que tu refusais de les défendre. Meurtre indirect, oui, mais tu as fait tes choix !

— Nous jugerons aussi le crime de parjure, continua Rémiel, pâle mais déterminée. Tu as juré de servir Lyth et l’Eden mais tu l’as oublié. »

Raguel eut un sourire d’excuse, presque crédible, puis enchaîna :

« Tu as été lâche, toi qui n’as pas su prendre les décisions qu’il fallait, toi que nous avons dû forcer pour qu’enfin tu défendes l’Eden qui t’a pourtant été confié.

— Tu es aussi impur, déclara Gabriel, raide comme la justice. Tu t’es souillé en fréquentant des démons. Croyais-tu que nous n’allions jamais découvrir que tu en voyais encore ? »

Lucifer était resté bouche bée jusque là mais, à ces mots, il se figea et se tourna vers Saraqael. Son expression brisée, trahie, toucha l’archange du Soleil en plein cœur. Il se força à ne même pas ciller. Il avait essayé de le prévenir, mais le Premier-né n’écoutait plus. Il payerait lui aussi, un jour, pour lui avoir fait subir ça… même si Lucifer avait causé sa propre perte, innocent et coupable.

L’archange du Soleil fit un pas de côté et laissa paraître Uriel. Celle-ci était la seule vraiment touchée par ce qui se déroulait et avait même du mal à tenir sur ses jambes. La gorge serrée, elle conclut :

« Qu’as-tu à dire pour ta défense ? »

Incrédule, Lucifer les regarda un par un. Pensaient-ils vraiment ce qu’ils disaient ? L’hypothèse de la plaisanterie avait été rejetée d’emblée, mais s’ils étaient sérieux… Le croyaient-ils vraiment si monstrueux ? Oui, il avait refusé de se battre, oui, il avait aidé les démons, mais au nom de la justice ! Comment pouvaient-ils à ce point se tromper sur son compte ?

Il se souvint alors. Ils ne l’écoutaient plus depuis longtemps – si c’était jamais arrivé. Leurs désaccords étaient mineurs à l’époque bénie où aucun d’eux n’avait les mains souillées de sang, où Lyth Se trouvait encore parmi eux pour les guider. À présent, quoi qu’il dise, leur sentence était prête.

Il ne pouvait que prier pour qu’ils ne soient pas fous au point de le tuer. Cela mettrait les Trois mondes en danger.

« Quel est le verdict ? »

Ils furent brièvement déstabilisés. Lucifer faillit sourire. Il ne s’était jamais senti aussi détaché de la réalité.

Il regarda Saraqael droit dans les yeux quand celui-ci prit à nouveau la parole, prenant la peine d’observer la façon dont le vert et le jaune se disputaient ses iris alors que les mots qu’il prononçait s’enfonçaient dans son esprit avec un impact presque physique.

« Tu n’as plus le droit de nous diriger ni celui de venir en Eden, tu n’es plus un ange. Tu es déchargé de tes fonctions, ton nom ne sera plus prononcé que dans le dégoût. »

L’archange du Soleil hésita, ou du moins Lucifer le crut – peut-être n’était-ce qu’un rêve, qu’une impression, comme toute cette parodie de procès.

« Tu es banni. »

Ces mots résonnèrent dans la salle sans que le Premier-né ne réagisse, sans que son expression ne change. Quelque part, il n’était déjà plus là. Après tout, ce qui arrivait était impossible, le monde tel que ses pairs venaient de le modifier ne pouvait exister.

Donc, ils le trahissaient. Il était déchu.

Lucifer battit des cils. Avait-il parlé à voix haute ? Autour de lui, un murmure allait croissant, une rumeur qui bientôt emplit la salle, tournoyant autour de lui alors que tous reprenaient en cœur le verdict : déchéance ! Déchéance !

Une impression bizarre le traversa, comme si une partie de la Lumière le quittait. C’est alors que le rêve devint cauchemar. D’un coup, d’un seul, son cœur cessa de battre au rythme des autres. L’Eden, qui depuis toujours avait pulsé autour de lui en même temps que sa magie, s’éteignit.

Il ne vit pas l’effarement de ses pairs.

« Que se passe-t-il ? » s’exclama Uriel sans qu’il l’entende.

Lucifer vacilla. Il fit quelques pas en arrière pour retrouver son équilibre – la foule s’écarta de lui, certains lui criant encore qu’il était déchu et impur – puis il releva la tête et éclata de rire.

« Vous m’avez trahis, tous autant que vous êtes ! Vous m’avez renié, moi qui ai tout donné pour vous, moi qui vous voyais comme mes enfants et mes frères ! Assumez-en les conséquences maintenant qu’elles se retournent contre vous ! »

Sitôt ces mots amers sortis de sa bouche il voulut les ravaler, mais il était trop tard. Il rit encore, d’un rire acide, perdu – mais sortait-il vraiment de sa gorge ? – et fit demi-tour alors que les gens s’affolaient en sentant l’Eden chavirer. Il marcha hors de la Grande Salle comme il était venu, la tête haute.

Lorsqu’il Traversa, il accueillit le froid qui envahissait ses membres comme une délivrance.

 

***

 

Asmodée sentit quelque chose la tirailler au fond d’elle-même, et Traversa vers l’Au-Delà avant même d’y songer. Un peu agacée – il y avait assez de problèmes pour le moment dans les Abysses sans que Shyin n’ait justement une mission à lui donner – elle se dépêcha d’arriver et s’inclina devant son Seigneur.

« Que voulez-vous ?

— Saâgh est sur le point de se libérer », lui annonça l’Élément tout de go.

Elle retint une exclamation horrifiée, gardant un visage impassible. Ils avaient repéré sans difficulté l’endroit où les dragons avaient enterré le corps de Saâgh et le gardait depuis sous surveillance. Cependant, elle n’aurait jamais cru cela nécessaire.

« Comment cela ? Je Le croyais impuissant ? »

Shyin forma un sourire amusé sur son visage inhumain, immatériel.

« Seule Sa magie a été scellée, pas Son esprit. Or, pour Nous autres, magie et conscience ne font qu’un. On peut supposer qu’une fraction de sa puissance a transpiré au travers du sceau, et Il S’en est servi pour attirer l’un des Siens. »

Asmodée se détendit.

« Dans ce cas, il suffit de la tuer. Ce sera vite réglé. »

Elle se prépara à Traverser mais son maître la retint.

« Je préfère que tu te contentes de l’enfermer avec Lui.

— Pourquoi donc ? s’étonna l’archidémone.

— Ne vois-tu donc pas plus loin que le bout de ton nez ? s’amusa la Mort. Nous pourrions en avoir besoin un jour. »

Asmodée haussa les épaules sans relever la pique.

« Comme Vous voulez. »

Elle ouvrit un Portail et, cette fois, Shyin la laissa partir. Volant sans se presser dans l’Entre-monde, il lui fallut près d’une heure pour arriver sur place. Il était temps ; la vampire était déjà à demi possédée. Seul le manque de force de Saâgh leur avait permis de réaliser ce qui se passait à temps.

Asmodée ne perdit pas de temps à tergiverser et la frappa du tranchant de la main, l’assommant d’un seul coup.

Un cri de rage silencieux, purement mental, la prit par surprise. Sondant les lieux, elle n’y trouva personne d’autre que la vampire évanouie et Saâgh ; ce dernier ne devait pas être totalement scellé.

« Navrée, Votre Altesse. Plaignez-Vous à mon maître », marmonna-t-elle entre ses dents.

Au moins, elle ne s’inquiétait pas que la disparition de la vampire soit réalisée par ses pairs, avec tous les bouleversements qu’ils connaissaient en ce moment. Elle traîna rapidement le corps endormi près de la tombe de Saâgh et s’arrêta d’un coup pour jurer entre ses dents.

Elle venait de réaliser que, ne disposant pas de pouvoirs de Terre, elle allait devoir creuser.

 

***

 

Des années plus tard, Lucifer admit ne pas se souvenir avec précision des premiers jours. Il Tomba sans but et, une fois arrivé dans les Abysses, il erra pendant des heures avant que la fatigue ne le terrasse. Alors, il s’allongea à même le sol, entre les racines d’un arbre, et s’endormit.

Au réveil, bien que son corps entier soit douloureux, il se remit à marcher, comme un somnambule. Sans doute se trouvait-il dans un des Cercles centraux des Abysses, peu habités, car il ne croisa personne ni ne vit aucun village, seulement des plaines puis des forêts, puis d’autres plaines. Le paysage demeurait aussi flou que le reste.

Au troisième jour, il s’arrêta en rencontrant un obstacle : une rivière d’eau vive qu’il ne pouvait pas traverser à pied. Il aurait pu s’envoler, mais pour une raison qu’il ne saisissait pas, il préféra juste s’asseoir pour la regarder couler.

C’est alors qu’il sentit la douleur dans chacun de ses muscles, la faiblesse de ses membres, et surtout deux sensations qu’il éprouvait pour la première fois : la faim et la soif. Cette dernière fut étanchée en quelques secondes – l’eau de la rivière était claire, quoique froide – mais il se sentait incapable de chasser. Il s’éloigna donc un peu afin de cueillir quelques baies qu’il dévora avidement.

Il ne voulait pas penser au fait que son état était la conséquence directe de sa Chute. L’Eden, qui l’avait toujours nourri de sa substance, qui depuis sa création veillait à son bien-être au point que jamais encore il n’avait ressenti la faim, l’avait rejeté.

Essiah se levait pour la quatrième fois quand Lucifer fut réveillé par une secousse.

« Debout. »

Il connaissait cette voix, il ouvrit donc les yeux. Une baffe termina de le réveiller.

« Debout !

— Que se passe-t-il… ?

— Je ne te considérais pas comme un être exceptionnel, mais je ne pensais certes pas que tu étais faible à ce point. Lève-toi. Je te cherche depuis presque une semaine. »

Obéissant, l’ange déchu se mit sur ses pieds, puis dévisagea celui qui l’avait si brutalement tiré de sa torpeur. Les yeux noirs de Belzébuth le pétrifièrent sur place.

L’archidémon paraissait plus imposant encore au sol qu’en l’air. Ils ne s’étaient croisés qu’au cœur des batailles et Lucifer avait cru que la présence de Belzébuth venait de son aura, ces Ténèbres si sombres qu’il déployait pour combattre – mais non.

« Que faites-vous là ? demanda enfin l’ange déchu.

— C’est à moi de te poser la question, railla Belzébuth en montrant les Abysses autour d’eux. Par ailleurs, j’ai déjà répondu : je te cherchais. »

Lucifer se mordit la langue. Rien de ce qu’il pourrait dire ne lui paraissait intelligent. Dans ce cas, mieux valait se taire.

« Pourquoi n’es-tu pas venu directement à Pandémonium ? demanda l’archidémon. Bélial t’y attend en se rongeant les sangs.

— Je n’ai pas vraiment réfléchi…

— Ta spécialité, on dirait. »

Son sarcasme finit par énerver le déchu, qui serra les poings.

« Si vous aviez perdu votre monde comme moi le mien, vous auriez peut-être réagi de la même façon, seigneur des Ténèbres ! »

Celui-ci eut un sourire amusé, comme si sa remarque était futile.

« Contrairement à toi, Lùzifer, je ne crains pas de me faire rejeter par les miens. Je suis les Abysses. »

Il prononçait son nom avec le même accent que Bélial.

« Et sans doute les vampires ne sont que des parasites passagers, bien que vous en ayez longtemps ignoré l’existence ! » répliqua le Premier-né avec hargne.

Belzébuth cligna des yeux puis, à la grande surprise de son vis-à-vis, explosa de rire.

« Bien visé. Mais soit, tu te montres déjà plus vivant que tantôt. Suis-moi, je t’amène dans mon domaine.

— Toutes les Abysses ne vous appartiennent-elles pas ? » protesta le déchu entre ses dents, pour la forme, avant de déployer ses ailes.

Le roi des démons l’observa en silence.

« Que s’est-il passé en Haut ? demanda-t-il après quelques instants Les rumeurs prétendent que Michaël a pris la tête de l’Eden et qu’il y a eu procès, mais les frontières sont fermées et nous ne savons rien de précis. »

Lucifer vacilla en entendant le nom de son disciple. Il n’avait pas réfléchi aux causes et aux conséquences de ce qui lui était arrivé, mais celui-ci n’avait pas été présent lors de son jugement et il avait espéré… quoi, au juste ? C’était logique que Michaël hérite de son titre d’archange ; si tel n’avait pas été le cas, l’Eden se serait effondré et les Trois Mondes avec lui. De plus, Michaël était aimé de tous, offrant un bon compromis entre Raguel et Gabriel. Il ferait un bon régent.

Lyth, que ça faisait mal.

« J’ai été jugé indigne d’être un ange. Je ne suis pas resté pour voir la suite. »

Belzébuth hocha la tête et se prépara à s’envoler, puis son regard s’arrêta à nouveau sur lui.

« As-tu vu tes ailes, Lùzifer ?

— Mes ailes ? Qu’ont-elles de particulier ? »

La fin de sa question ne fut qu’un murmure, alors qu’il les étendait pour les voir. Elles étaient bien là, toutes les six, comme toujours. Cependant, au lieu de leur éclatante couleur blanche, elles étaient à présent d’un noir de jais aussi sombre que les yeux de l’archidémon.

« Souillé. »

Le mot lui avait échappé. Lucifer attrapa une poignée de plumes, grimaça en les sentant bien accrochées – c’étaient les siennes, pas de doute. Il eut un rire nerveux, puis un sourire cynique se forma sur ses lèvres.

« Décidément, Belzébuth, vous êtes un oiseau de mauvais augure. Avez-vous d’autres nouvelles à m’annoncer ainsi, alors que je suis au plus bas ? Allez-y, achevez-moi.

— Je ne vois pas pourquoi tu te mets dans cet état. »

En deux pas, l’archidémon fut tout proche et caressa une de ses ailes par-dessus son épaule, dans un geste presque tendre.

« Cette couleur… je trouve qu’elle te va à ravir. »

Ils prirent ensemble la route vers Pandémonium. Alors qu’ils se rapprochaient de la capitale des démons, Lucifer fut frappé par la familiarité des lieux. Pourtant, il n’était jamais Descendu si Bas… Il mit un certain temps à réaliser ce qui causait cette sensation.

« Nous nous trouvons juste Sous Alun Hevel, n’est-ce pas ?

— Je ne suis pas supposé savoir où elle se trouve, renifla Belzébuth.

— Mais c’est bien le cas… »

Via un Portail, on Descendait toujours d’un point précis à son correspondant dans le Cercle inférieur, donc la topographie des lieux restait identique. Cependant, une nuance insensible existait entre chaque Cercle, qui allait en s’accentuant lorsqu’on Descendait plus Bas : les montagnes étaient bien plus hautes ici qu’en Eden, leurs bords plus tranchants, à peine adoucies par les rayons tièdes d’Essiah.

Au détour d’un mont, Pandémonium apparut enfin. Elle avait une montagne à la façade travaillée comme noyau de départ ; en s’approchant, Lucifer remarqua que celle-ci était en fait creusée pour servir de palais et que celui-ci avait ensuite débordé de la roche pour se déverser sur la vallée, avant que la ville ne se construise autour.

Ils atterrirent sur un promontoire qui permettait l’accès direct à la partie du palais creusée dans la montagne. Bélial avait perçu leur arrivée et il les y attendait. Il avança directement vers lui pour l’enlacer.

« Lùzifer ! Elvion, j’étais mort d’inquiétude ! »

Le déchu se força à sourire pour le rassurer.

« Ne t’en fais pas, je vais bien.

— J’en doute fort. Sei, que t’ont-ils fait ? Je ne pensais pas que ça serait si terrible !

— Comment voulais-tu qu’une déchéance ne le soit pas, au juste ? »

Il avait essayé de garder un ton de plaisanterie, sans y parvenir. Bélial ne pensait pas à mal mais ses mots l’avaient blessé.

« Au moins, nous sommes ensemble, maintenant…

— Je pense être le seul à pouvoir juger si la situation est positive et je peux t’assurer, Bélial, qu’elle ne l’est pas, lâcha Lucifer sans plus retenir son acidité. Plutôt que de te montrer ravi par mon arrivée forcée dans les Abysses, ne pourrais-tu pas compatir ? »

L’archidémon détourna les yeux.

« Désolé. C’est juste… Nous ne pouvions plus vraiment nous voir ces derniers temps.

— Tu ne comprends pas. Je suis déchu. Je ne suis plus archange, ni même ange, je ne suis plus rien.

— Tu es encore…

— J’ai perdu l’Eden, par Faljan !

— Du calme, tous les deux, intervint Belzébuth. La situation est difficile pour tout le monde, d’autant plus que nous n’avons aucune information venant d’en Haut. »

Lucifer se tourna vers lui, soulagé par le changement de sujet.

« Cela me paraît normal…

— À toi, peut-être. Nous avons eu pas mal de rumeurs venant des anges, ces derniers mois. Notamment à ton sujet. »

Le déchu fronça les sourcils.

« Comment sont-elles arrivées ici si les frontières sont fermées ?

— Aucune idée, avoua Belzébuth. Nous pensions que tu saurais nous en dire plus, notamment quant à ce qui t’es arrivé. De toute façon, nous n’y prêtions guère attention ; tu n’es pas du genre à commettre les actes dont tu étais accusé.

— Malheureusement, je ne peux guère vous aider. J’ai été jugé et banni ; je n’étais au courant de rien et je n’ai pas la moindre idée de ce qui a pu se passer ensuite.

— Mieux vaut se concentrer là-dessus plus tard, suggéra Bélial. Nous en saurons davantage quand l’Eden rouvrira ces portes. Je doute que les anges restent cloîtrés jusqu’à la fin des Trois Mondes. »

Lucifer lissa ses plumes noires, pensif.

« Tout de même, que vous ayez entendu des ragots me concernant alors que je n’avais moi-même aucune idée de ce qui se tramait… vous êtes sûrs que les rumeurs venaient d’en Haut ?

— Évidemment », affirma Bélial.

Belzébuth croisa les bras, soucieux.

« D’où auraient-elles pu venir d’autre ?

— Elles auraient pu Monter d’ici. »

Lucifer lâcha cette suggestion d’une voix atone. Que ses amis les plus proches aient pu être influencés par des mensonges, cela lui semblait incompréhensible. Bien sûr, ils n’étaient plus si intimes depuis un moment, mais tout de même !

« Qui aurait fait une chose pareille ? Ce n’est pas notre genre, déclara Belzébuth.

— Quelle était la nature de ces rumeurs, au juste ?

— Tu ferais mieux de te reposer, interrompit encore Bélial. Tu es épuisé, et sans ton lien avec l’Eden tu dois mourir de faim… »

Lucifer eut un geste agacé.

« Tu sembles bien pressé de nous faire abandonner ce sujet ! »

L’homme aux cheveux blonds grimaça.

« Navré. Je ne voulais pas donner cette impression… Je suis juste soulagé que tu sois revenu. »

Il adressa un sourire chaleureux au déchu, qui l’observait en silence. Un mauvais pressentiment le taraudait depuis qu’ils s’étaient posés et cela ne lui plaisait pas. La dernière fois qu’il avait ressenti cela…

« Je ne suis revenu nulle part. J’ai été banni de chez moi. Belzébuth, dit-il en se tournant d’autorité vers l’archidémon des Ténèbres. Que disaient ces rumeurs ?

— Elles t’accusaient de tous les maux – pour un ange, en tout cas. Ce qui revenait le plus souvent était ta, euh, proximité avec un démon. Bref, elles prétendaient que tu avais un amant. »

Des ragots venant d’en-Bas, l’accusant de fricoter avec un démon. Saraqael avait toujours su que Bélial et lui se voyaient – il ne pouvait pas l’avoir ignoré avec ses essions – mais il savait aussi qu’ils étaient simplement amis ! Par contre, si n’importe lequel des autres archanges les avait surpris… sans doute Saraqael n’aurait-il pas su les convaincre qu’ils se trompaient.

L’archidémon de la Lune babillait encore sur le fait qu’il devait se reposer, qu’il allait prendre soin de lui à présent, et qu’il était si soulagé qu’il aille bien. Ne comprenait-il donc pas que tout était terminé ? Qu’il n’était plus archange, qu’il n’était plus rien ? Lucifer le connaissait assez pour voir qu’il était heureux de sa présence en Bas.

Bélial avait toujours voulu qu’il reste à ses côtés, sans tenir compte de l’Eden ni de personne d’autre.

« Sais-tu quelque chose qui me concerne, Bélial ? » demanda-t-il à brûle-pourpoint, interrompant le monologue du blond.

L’autre ne pâlit pas et ne détourna pas le regard. Pourtant, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient rencontrés, son sourire lui sembla faux.

« Que pourrais-je donc savoir que tu ignores ?

— À toi de me le dire. Je vois que tu me mens. Ce n’est pourtant pas dans tes habitudes… n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non ! »

L’indignation était sincère, mais il n’avait pas répondu à sa question. Cette omission parlait plus que mille mots. Avait-il donc été aveugle à ce point, faisant de ses ennemis ses amis et inversement ?

« Réponds-moi.

— C’est ridicule, tu n’as aucune raison de…

— Réponds-moi.

— Je n’ai rien fait ! »

L’air était froid autour d’eux, voire glacial. Les ombres s’allongeaient alors qu’Essiah disparaissait derrière les montagnes environnantes. Lucifer, lèvres serrées, fixa Bélial droit dans les yeux.

« Je t’ai considéré comme la personne la plus proche de moi, avant même les autres archanges, avant Lyth, je le confesse. Maintenant, je ne te demande qu’une seule chose : dis à voix haute que tu ne m’as pas trahi, que tu n’es pour rien dans ma Chute.

— Pourquoi Sei t’aurais-je trahi ? Je n’avais aucune raison de… »

Il continua de parler mais Lucifer ne l’entendait plus, ne l’écoutait plus. C’était la deuxième fois qu’il se sentait ainsi déphasé avec le monde en quelques jours à peine. Cette fois, pourtant, le froid ne lui fit pas le même effet. Au lieu d’être douloureux, malvenu, au lieu de lui ôter tout ce qu’il avait, il l’accueillit à bras ouverts et cela lui donna l’impression d’être enfin arrivé à destination.

Bélial se tut et le déchu releva les yeux. Le démon le dévisageait, horrifié.

« Que se passe-t-il ? »

La question résonna, sans réponse. Lucifer sourit, sans chaleur aucune, sans animosité ; un sourire hivernal.

« Éloigne-toi de moi. Ne me touche plus jamais. Ne m’adresse plus la parole. Si tu oses encore tenter quoi que ce soit, je te balayerai – et, je te l’assure, ton agonie sera lente et douloureuse.

— Mais…

Tu ne réalises même pas ce que tu as fait. Hors de ma vue, traître.

— Je voulais que nous soyons ensemble… »

La température chuta et cette fois, l’archidémon de la Lune recula de plusieurs pas. Les yeux de Lucifer, bleus, froids, le transpercèrent et un instant, Bélial crut qu’il allait vraiment mourir.

« Je pense qu’il est temps pour toi de te retirer, Bélial. »

Ce dernier tressaillit. Il avait oublié la présence de Belzébuth.

« Dépêche-toi, jeune fou. »

Il entendit la désapprobation dans la voix de son supérieur et vit les ombres s’agiter. Sans oser hésiter, il s’inclina, puis partit à toute vitesse vers le fond de la montagne. Lucifer regarda les ténèbres l’engloutir.

« Que m’est-il arrivé ? » demanda-t-il à voix haute une fois le silence revenu.

Belzébuth s’approcha de lui et lui caressa le front. Le déchu tressaillit, puis suivi le regard de son vis-à-vis vers son bras. Sur sa peau blanche et jadis sans marque se découpait un trait noir, d’un genre qu’il avait déjà vu. Il vira au livide.

« C’est impossible…

— Et pourtant… Ces marques te désignent comme un Prince-démon, je suppose, déclara le maître des Abysses, reprenant le titre de Prince-ange inventé pour Ariel et, après lui, Michaël. Tu es aussi puissant qu’auparavant.

— Les Princes-anges n’ont qu’une paire d’ailes même si les archanges en ont trois ! Alors que ces tatouages… Et je suis certain que j’avais… »

Sa voix s’étrangla.

« La Lumière… elle était partie, en même temps que l’Eden.

— Je n’ai pas dit que tu avais gardé tes pouvoirs. Tu n’as pas senti la température descendre et les ombres bouger ? »

Lucifer cilla.

« Je ne comprends pas.

— Glace et Ténèbres, si je ne me trompe. Tu t’y habitueras. Il semble que les pouvoirs angéliques ne soient pas compatibles avec une Chute. »

Le déchu sonda aussitôt sa propre aura. Il eut un rire las en réalisant que Belzébuth avait raison : sa magie avait changé.

« Tu es définitivement un oiseau de mauvais augure, dit-il au maître des Abysses.

— Cesse de m’appeler ainsi.

— Tu préfères Corbeau ? Ou bien Raven ? » ajouta-t-il, utilisant le terme angélique.

Belzébuth leva les yeux au ciel, comme pour rendre les armes. C’était étrange. Ils n’avaient plus discuté ainsi depuis le début de la guerre et Lucifer avait l’impression de retrouver un vieil ami. Le seul archidémon avec lequel il s’était lié était pourtant Bélial – mais il ne voulait plus penser à lui. Trop d’évènements avaient eu lieu en trop peu de temps.

« Y a-t-il un endroit où je pourrais me reposer ? Je sais que je me suis dérobé pendant plusieurs jours, mais…

— Si tu te tiens à ma disposition à partir de demain, je te prêterai des appartements. Évite aussi de menacer d’autres archidémons.

— Je m’en abstiendrai », promit Lucifer.

Il supposait qu’il devait ménager les démons, plus encore qu’à l’époque où il Descendait souvent. Sans doute resterait-il là longtemps.

Il n’imaginait pas à quel point.

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