Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 15

« Toutes les créatures n’ont pas d’Élément tutélaire spécifique. Quand les enfants de Lyth ou de Sei le prétendent, ils ne font que transposer leur cas à d’autres races. En dehors des humains, qui sont à part, il ne faut pas oublier que ni les elfes ni les dragons ne dépendent de qui que ce soit. »

 

-Théorie des êtres et de la magie, Saraqael -

 

 

Gabriel pérorait, planté devant le bureau, sourcils froncés. Il réussissait l’exploit de pincer les lèvres en parlant, à moins que sa raideur suffise à en donner l’impression. Sur un ton moralisateur, il répétait la valeur des lois, insistait sur l’importance de la rigueur.

Michaël n’avait jamais eu envie de mettre son poing dans la figure d’un archange auparavant. Depuis la Chute de son maître, celle-ci le prenait insidieusement à intervalles de plus en plus réguliers. Peut-être parce que le choc lui avait ouvert les yeux à leur sujet. Ou parce qu’il était devenu l’un d’entre eux.

Ses quatre ailes supplémentaires avaient poussé au terme d’une journée de folie. Une semaine entière avait passé, cependant il n’arrivait pas à assimiler que Lucifer avait été banni, que son nom se prononçait comme une malédiction, qu’il avait perdu tous ses droits et n’était même plus un ange. D’autres lui avaient raconté le procès, les accusations, mais il ne pouvait y croire. Il n’y avait pas eu de preuves, pas de véritable jugement, alors qu’il s’agissait du régent de l’Eden !

Mais il était trop tard à présent et Michaël le savait. Se révolter n’aurait servi qu’à lui aliéner les anges. Ç’avait été l’erreur de Lucifer. Il ne voulait pas la répéter, surtout en vain : il n’aurait pas su les faire changer d’avis.

Peut-être parviendrait-il à faire vivre un peu de son prédécesseur dans ses actes. Les idéaux de Lucifer avaient forgé sa propre façon de voir les choses. Son bannissement n’y changeait rien.

Cependant, il restait difficile de garder son calme.

« Pour qui me prenez-vous à répéter des évidences ? lâcha-t-il, interrompant Gabriel. Croyez-vous que je ne suis pas une créature de Lyth ? Ne m’a-t-Il pas désigné comme nouvel archange ?

— Loin de moi l’idée de vous critiquer, se défendit Gabriel avec une mauvaise foi évidente. Je soulignais juste que certaines choses ne sont jamais assez répétées. »

Surtout par lui, de préférence avec un air supérieur. Michaël savait qu’il ne serait jamais un des Premiers. Né bien après eux, il n’avait pas été créé par Lyth. Pire encore, il était le disciple du Déchu.

Sa gorge se serra à la pensée de Lucifer et il s’efforça de sourire à l’homme planté devant son bureau.

« Très certainement. Merci à vous. Nous nous reverrons ce soir, à l’heure du repas ?

— Sans aucun doute. Surtout, tenez-vous loin du chemin suivi par votre prédécesseur. J’espère que notre Seigneur guidera vos pas. »

Michaël bondit sur ses pieds.

« Cessez de le critiquer. Vous l’avez banni, n’est-ce pas suffisant ?

— Bien sûr que non ! Que nous en soyons arrivés à une telle extrémité est inacceptable. Il a mérité son châtiment et si un autre ange transgresse les lois, je n’hésiterai pas à lui faire suivre le même chemin !

— Comment pouvez-vous dire ça ?

— Nous avons pris la bonne décision.

— Vous avez précipité l’Eden dans le chaos ! Lyth Lui-même avait mis Lucifer à notre tête !

— Il n’était plus digne de ses fonctions.

— Vous êtes donc meilleur juge que Lyth ? »

Gabriel se tut. Dans un sens, c’était facile de le troubler.

« Enfin un argument auquel vous ne savez pas répondre.

— Lucifer avait dégénéré, il était souillé. Il n’était plus tel que notre Seigneur l’avait créé. »

Michaël vit un mouvement du coin de l’œil mais il ne sut pas retenir sa colère. Il attrapa le col de Gabriel d’une main tandis que l’autre s’écrasait sur sa joue avec un craquement sonore.

« Michael ! s’exclama Saraqael en se précipitant à l’intérieur. Du calme ! Gabriel, tu vas bien ?

— Oui, même si ce jeune blanc-bec devrait apprendre à respecter ses aînés. »

L’archange de la Pureté se dégagea, furieux. Sur sa joue, le bleu commençait déjà à se résorber. Le frapper n’était même pas satisfaisant : ses pouvoirs le guérissaient de manière quasi automatique.

« Comment osez-vous parler de respect ? crissa Michaël. Vous n’avez que ce mot à la bouche alors que vous avez déchu la personne qui était à la tête de tous les anges !

— Gabriel, va faire soigner ta joue, intervint Saraqael avant que le débat ne se relance.

— Je suis tout à fait capable de…

— Michaël et moi avons du travail. Va. »

L’archange de la Pureté fusilla son cadet du regard avant de se retirer, sans même saluer. Au temps pour ses sermons sur la politesse.

Michaël reporta son attention sur Saraqael, poings serrés. S’il osait ajouter quoi que ce soit…

« N’essaye même pas, lâcha l’archange du Soleil. Tu te comportes de façon irresponsable, à croire que c’est une maladie chez les anges de Lumière.

— Je vous interdis de… !

— Lucifer était mon meilleur ami, Michaël, mais il n’avait plus à sa place à la tête de l’Eden. Même les anges de son clan ne le suivaient plus. Tu étais leur modèle, tu les guidais, toi, pas lui.

— Je n’ai jamais voulu prendre sa place !

— Je sais. C’est une question de tempérament… mais il est trop tard pour changer ce qui est. Tu dois accepter ton nouveau titre. »

Le jeune homme détourna les yeux.

« Peut-être.

— Si tu veux lutter, fais-le sur des sujets sur lesquels tu as une emprise… et pour ce faire, tu devrais prendre la tête de ton clan et de l’Eden. Si tu assumes ton rôle d’archange, tes décisions auront plus de poids.

— Et si elles sont mauvaises, je serai jugé pour haute trahison ? fit-il d’un ton acerbe.

— Non, seulement si tu reçois chaque semaine un archidémon dans tes appartements.

— Lucifer n’aurait jamais fait ça ! »

Saraqael le dévisagea. Michaël n’était pas stupide, juste fidèle. Il n’était d’ailleurs pas le seul à pleurer la Chute de Lucifer ; Uriel cachait mal ses yeux rougis et Raguel passait des heures à errer au soleil.

« Je l’ai vu faire, dit finalement l’archange du Soleil, brisant ses illusions. Et comme tu as hérité de ses titres, je vais te montrer comment. »

Sur son épaule, il fit apparaître l’un de ses essions.

 

***

 

Lucifer se garda de baisser les yeux. Il devait regarder Belzébuth et ignorer les autres. Il était un intrus, la plupart des archidémons maudissaient sa présence – et certains le montraient trop ostensiblement à son goût.

Le palais-montagne de Pandémonium, constitué d’une enfilade de petites pièces, ne contenait aucune grande salle. Cependant, une immense voûte de roches rendait celle où ils s’étaient réunis imposante. Le sol en avait été poncé jusqu’à devenir lisse et glissant ; seules quelques torches l’éclairaient, jetant des ombres inquiétantes sur les lourdes tapisseries qui décoraient les murs.

Belzébuth, installé sur un siège confortable, dirigeait un ersatz de conseil. Il n’y mettait pas beaucoup de volonté.

« Non, Azazel, Lùzifer ne sera pas jeté dans un cachot ni torturé. Tant qu’il ne se montre pas une nuisance pour les démons….

— Ne sois pas absurde ! protesta la jeune femme, dont les cheveux rouges se hérissaient furieusement. Il en a fait tomber plusieurs dizaines au combat !

— Les circonstances étaient différentes. Mais peut-être contestes-tu mon autorité ? »

Elle se tut, non sans grincer des dents. À ses côtés, Léviathan restait silencieux, les sourcils froncés. Les autres archidémons n’avaient pas pipé mot.

Après quelques instants de silence, Lilith acquiesça.

« Si tu es sûr de toi, nous te suivrons, tu le sais, mais ce ne sera pas facile. Aucun de nous ne peut fermer les yeux sur les morts, sur le passé de cet ange…

— Déchu », corrigea Lucifer.

Elle cilla, mais se reprit.

« De ce déchu. Il dirigeait ceux qui nous ont agressés et a été incapable de les arrêter. Il nous a combattus. Ce n’est pas rien.

— J’en ai conscience, admit Belzébuth. Il sera cependant un allié de poids. Nous ne devons pas oublier qu’il est un des nôtres, un immortel, et que lui aussi a été trahi par les anges. Sans oublier… »

La chaîne tinta et Lucifer cessa d’écouter la conversation. Regarder Belzébuth, fixer son attention sur lui et pas sur les trois êtres qui gisaient aux pieds d’Azazel… Imaginer le sourire ravi de cette garce s’il baissait les yeux était suffisant pour le faire tenir.

Les gargouilles avaient des traits délicats et un visage à la peau de porcelaine dans un corps déformé. Incapables de parler, leurs membres tordus ne leur permettaient que de ramper. Leur poids les empêchait sûrement de voler mais elles conservaient leurs douces ailes angéliques.

Lucifer avisa la buée qui sortait de sa bouche lorsqu’il respirait et s’efforça de contrôler son aura. Ses nouveaux pouvoirs différaient fort des anciens et il ne les maîtrisait pas aussi bien. Oui, se focaliser sur eux, pas sur les monstruosités qui servaient de jouets à l’archidémone de la Pierre…

Le son métallique résonna à nouveau dans la pièce. Lucifer ferma les yeux.

« J’apprécierais que vous cessiez de discuter de moi comme si j’étais absent. »

Lilith s’interrompit et se tourna vers lui. Avant qu’elle ait l’occasion de protester, le déchu reprenait.

« Vous parlez de trahison et de guerre. Croyez-vous que j’oublie vous avoir vus abattre les miens ? Ne pensez pas que je vous fasse confiance. Simplement, j’ai accepté l’offre faite par Belzébuth et j’essayerai de vous aider le temps de voir si les Abysses peuvent être pour moi une terre d’accueil. »

Il les toisa, un par un.

« Vous devez accepter ma présence. Moi, je dois accepter la vôtre, ainsi que votre culture et votre façon de faire. Rien de cela n’est à sens unique. Pour commencer… »

Il avança droit vers Azazel. Elle se permit un sourire narquois, avant de pousser un cri perçant lorsqu’il l’attrapa par le cou, la main couverte de givre.

« Si je revois encore ce genre de monstruosité, dame de la Pierre, je transformerai tes démons en statues de glace, un par un, en terminant par toi. »

Il la relâcha, laissant ses mots résonner dans la salle. Pendant quelques instants le silence perdura, puis Azazel déploya son aura avec un cri de rage.

« Je ne te permets pas de me toucher comme ça ! » hurla-t-elle, furieuse, en se jetant sur lui.

Lucifer eut un mouvement de recul, prêt à en découdre, mais il n’en eut pas besoin : Azazel heurta une barrière invisible. Elle transforma ses doigts en serres pour la griffer – en vain.

« J’ai pourtant dit que cet ange est sous ma protection, signala Belzébuth, nonchalant. Ce genre de scène ne se reproduira pas, n’est-ce pas ?

— Il m’a insultée ! protesta-t-elle. Pupille ou non, je m’en fiche, personne n’a le droit de porter la main sur moi !

— Tes jouets ne m’ont jamais plu ; apprends à les ranger.

— Ils sont à moi ! »

La glace coula à nouveau dans les veines de Lucifer. Il remercia Lilith d’un hochement de tête et celle-ci fit disparaître le mur mental qu’elle avait créé. D’un geste, il attrapa les chaînes que tenait toujours Azazel.

« Même déchu de mes titres, j’ai plus de droits que toi sur eux. Je ne t’interdirai pas de créer ces monstres, je n’en ai pas le pouvoir, mais si tu les exhibes encore devant moi, je mettrai ma menace à exécution. »

Elle serra les poings, enfonçant ses griffes dans sa propre chair, comme si le besoin d’infliger la douleur était plus fort que la souffrance. Puis, tout un coup, elle sourit et s’inclina.

« À vos ordres, monsieur le Prince-démon déchu. Je les libère comme ils le méritent. »

Belzébuth détourna les yeux, Lilith grimaça. Impassibles, les autres archidémons ne cillèrent pas lorsque l’archidémone de la Pierre abattit sa main devenue lame.

Lucifer sentit ses yeux geler, les larmes devenant glace avant de rouler sur ses joues. Il ne pouvait pas se permettre de s’effondrer, pas devant eux. Relevant le menton, il s’adressa au maître des lieux :

« Puis-je emmener leurs corps ?

— Bien sûr, mais tu sais que nous n’avons pas d’endroit où les enterrer comme vous le faites…

— Ne vous inquiétez pas, je me débrouillerai. »

Traînant les trois cadavres par les chaînes qu’il n’avait pas lâchées, Lucifer sortit de la pièce à pas lents, traversa la partie intérieure du palais, puis celle qui s’ouvrait sur la ville, jusqu’à la grand-place qui s’étalait devant son entrée.

Le bûcher fut dressé en quelques minutes à peine, par la force de l’habitude. Beaucoup de démons avaient déjà brûlé un proche, membre de la famille ou ami, et effectué la veillée funéraire qui, selon eux, permettait au mort de reposer en paix et aux vivants de faire leur deuil.

En voyant les cadavres monstrueux, beaucoup avaient hésité. Tous s’étaient mis à murmurer lorsqu’ils avaient vu qui avait commencé à entreposer le bois. Ensuite, ils l’avaient aidé en silence.

À la nuit tombée, le feu brûlait toujours. Dans l’air flottaient les odeurs mêlées de fumée et de chair carbonisée. Le mélange était écœurant et Lucifer devait se faire violence pour rester sur place, mais il ne renonçait pas. Debout d’abord, puis assis dos contre un muret, il avait fixé les trois corps atrocement déformés qui se consumaient petit à petit.

Ses yeux étaient toujours de glace et cela seul lui permettait de garder une mine grave. Il avait rarement autant eu envie de se laisser aller. Ce n’étaient pas juste les morts – il s’était tristement habitué à voir les siens tomber – mais l’ensemble des épreuves auxquelles il devait faire face.

S’adapter aux Abysses, soit, mais pourrait-il faire à nouveau confiance à quelqu’un ? Qui, parmi ses proches, ne l’avait pas trahi ? Lyth, Saraqael, Bélial ; tous l’avaient rejeté d’une façon ou d’une autre.

Il mourait d’envie de voir le Seigneur apparaître et lui dire qu’il avait réussi cette épreuve et pouvait à présent rentrer chez lui, en Eden.

« Ça ira. »

Il tressaillit en entendant la voix rauque d’Astaroth. Il tourna la tête vers l’archidémon qui s’était appuyé contre le muret. Son apparence sauvage le rendait bestial aux yeux des anges ; pourtant, le voilà qui prenait la peine de rassurer l’ancien régent de l’Eden.

Lucifer essaya de déchiffrer les pensées cachées derrière ses yeux dorés. Il n’y trouva que de l’assurance.

« Ne t’en fais pas, répéta Astaroth. Ça ira. Azazel est une peste mais elle obéit à Belzébuth.

— Cet oiseau de malheur a intérêt à bien s’en faire respecter, dans ce cas. »

Le démon sourit un peu.

« Pas de souci. »

Lucifer reporta son attention sur le bûcher. Dans quelques heures, il laisserait le feu s’éteindre, avant d’en disperser les restes.

« C’est bien d’avoir fait ça, déclara l’archidémon. On déteste les anges mais on les respecte. Et toi, tu nous respectes aussi.

— Je suis un déchu, je ne peux pas continuer comme avant. »

Astaroth hocha la tête.

« C’est bien. »

Il se détacha du muret et s’étira, avant de s’ébrouer.

« Je pars en Bas. Les vampires menacent mon clan.

— Tu auras besoin d’aide ? » proposa spontanément Lucifer, avant de réaliser ce qu’il disait et à qui.

Heureusement, l’archidémon secoua la tête.

« Non. Je ne serai pas long. »

Lucifer sourit à son tour, doucement. Il regarda Astaroth partir à grands pas souples et serra ses bras autour de lui-même pour préserver le petit morceau de chaleur qui venait de lui être offert. Ce démon était quelqu’un de bien.

Sans prévenir, une douleur horrible lui tordit la poitrine, purement émotionnelle mais si intense qu’elle en devenait presque physique. Cela faisait mal de réaliser que ses ennemis lui faisaient, au final, plus confiance que ses propres frères. Lucifer retint un rire amer ; pour l’instant, la moindre remarque, le moindre geste faisait ressurgir cette peine constante qu’il ressentait depuis sa Chute, et qui était causée par tant de choses différentes qu’il parvenait à peine à les énumérer.

Tout d’abord, bien sûr, il y avait le manque. Jadis, il sentait battre son cœur en rythme avec l’Eden, qui le nourrissait, le rassurait. Toujours, depuis sa création, il s’était senti en symbiose avec le monde qu’il dirigeait et en être coupé était indescriptible ; cela n’aurait pas été différent s’il avait perdu un bras. Qu’en plus cela signifie que Lyth, son créateur bien-aimé, cautionne le jugement de ses pairs…

Il avait toujours eu des sentiments ambigus vis-à-vis de l’Élément Bien, mais malgré cela, malgré la certitude qu’Il avait quelque part causé la guerre qui faisait rage… Lucifer ferma les yeux. Il aurait tant voulu avoir Son approbation. À la place, il avait été rejeté de Lui comme des autres.

Cependant, ce qui lui donnait l’impression qu’une main se refermait dans sa poitrine, qui l’empêchait de respirer tant le choc et la douleur étaient forts, c’était le jugement des anges. Ses frères, ses enfants l’avaient condamné alors qu’il n’y avait pas eu crime. Les archanges avaient décidé de le bannir – lui ! Le régent de l’Eden ! – à cause de quelques rumeurs stupides. Il savait qu’il avait mal géré la façon dont il s’entendait avec eux, mais que cela prenne de telles proportions…

Il sentit des larmes monter à ses yeux et les gela à nouveau. Il les aimait, ses frères, tous autant qu’ils étaient, et eux l’avaient trahi. Rien ne réparerait jamais ce tort, rien ne lui ferait jamais pardonner pareil affront. Mais surtout, rien, pas même l’acceptation de certains démons, ne remplacerait jamais la famille qu’ils avaient formé.

Quant à son clan, ses anges, presque ses enfants… Ils s’étaient détournés de lui. Eux le connaissaient moins intimement – avec tous les problèmes qui agitaient l’Eden, il n’avait plus eu le temps d’aller à leur rencontre comme jadis. C’était donc leur perte avant tout qui le faisait souffrir.

Il avait perdu à la fois sa famille, l’Eden et son statut. Car il ne pouvait réfuter un point : il avait mal, mais il était aussi furieux que ses responsabilités lui aient été arrachées, que sa charge soit hors de sa portée. Il s’était toujours battu pour ce qu’il considérait être le mieux pour ses anges – et ils le remerciaient en le déchoyant.

La fumée qui montait du bûcher piquait les yeux, lui donnant une excuse pour passer sa manche sur son visage, nettoyant les larmes gelées qui s’y accumulaient. En listant ainsi les torts qui lui avaient été causés, il tentait de rationaliser ses émotions mais, au final, il n’y parvenait pas. Tout ce qu’il voulait, c’était frapper le sol et hurler, hurler assez fort pour que tous entendent sa rage et sa douleur, pour qu’elle remonte jusqu’à Gabriel et les autres, pour qu’elle atteigne Lyth Lui-même, pour que les démons et les anges sachent qu’il était vide, vide et furieux, et qu’il avait besoin, besoin d’un exutoire, besoin de se venger, besoin de faire payer à tous cette trahison survenue de tous les côtés.

Il se leva, un sourire glacial aux lèvres, et épousseta ses vêtements. Une petite foule était encore présente, fixant le bûcher en silence et l’observant du coin de l'œil. Il frissonna et, bien que ce ne soit pas dû au froid – avec son aura de Glace, plus jamais il n’éprouverait le besoin de se réchauffer devant un feu – il attira par réflexe quelque chose à lui pour le couvrir.

Il vit quelques démons écarquiller les yeux, et l’un d’entre eux hocha lentement la tête comme pour le saluer. Surpris, il sortit de ses pensées et réalisa que reposait, sur ses épaules, une confortable cape d’obscurité.

Il leva alors son visage vers le Palais. Tout en haut d’une tour, Belzébuth le regardait ; Lucifer devinait le sourire qui lui barrait les lèvres. Une sensation étrange se saisit alors de lui, qu’il ne comprenait pas mais qui le rassura bien plus que les quelques mots d’Astaroth.

En Chutant, il avait tout perdu, oui – pas seulement en Eden, mais aussi en Bas, car cela avait détruit son amitié avec Bélial. Néanmoins, il y avait aussi gagné. Il était le Prince-démon des Ténèbres, à présent, il appartenait à Nemess et, surtout, il était sous la protection de Belzébuth.

Sous le coup de cette réalisation, il avança de quelques pas, conscient des regards fixés sur lui. Alors, Lucifer, ancien archange de la Lumière et jadis régent de l’Eden, s’inclina avec respect devant son nouveau Seigneur. Puis, décidant de sceller à jamais sa Chute, de renier tout ce qu’il était jadis, il leva un doigt vers le ciel – pour se venger, il en avait conscience, mais aussi parce que finalement, une seule personne avait réellement brisé ses illusions depuis le début. Une seule personne méritait son mépris.

Il traça alors la Croix Sainte dans le vide et, ignorant le mouvement de recul des démons autour de lui, il déclara d’une voix haute et forte :

« Lyth, je serai ton Adversaire. »

 

***

 

Ymesh courait. Autour de lui le décor était flou – pas parce qu’il allait vite, juste parce que ses pensées étaient concentrées sur un seul point : ses poursuivants. Les démons, plus rapides que lui à cause de leurs ailes, allaient bientôt le rattraper. Il avait perdu son groupe de vue depuis plusieurs minutes et devait se débrouiller seul. Il n’était pas faible… mais ce n’était pas gagné d’avance.

Il courut à toute vitesse sur quelques mètres, pria brièvement Frryl, puis fit volte-face pour lancer ses flammes contre eux. Il devait viser les ailes : c’était ce qui les handicaperait le plus.

« Nous ne nous soumettrons pas, bâtard ! »

Ymesh eut un sourire tordu, presque une grimace, et poussa le feu en avant, encore, toujours, pour calciner ses ennemis. Les hurlements résonnèrent longtemps dans sa tête, bien qu’ils aient en vérité été étouffés par le vacarme du combat.

Il se jeta au sol quand un survivant plongea vers lui et roula sur lui-même pour éviter ses tirs. Sauter sur ses pieds, déployer son aura pour se protéger, lancer ses flammes, éviter ses coups, distordre l’arme qu’il pointait sur lui… Il réagissait d’instinct. C’était la meilleure façon de survivre.

Le dernier de ses assaillants s’effondra au sol mais il ne s’y arrêta pas. Les ennemis étaient partout. Il ne pouvait pas baisser sa garde.

Il visa un démon qui s’en prenait à un autre vampire – impossible de le reconnaître, étaient-ils tous si crasseux ? – puis courut se trouver un autre adversaire. Le village était formé d’une poignée de maisons de pierre et quelques-unes de bois, mais c’était plus que tout ce qu’ils avaient possédé. Il comprenait mieux pourquoi les siens trouvaient cette cause si importante.

Une présence familière s’approcha ; Shean se mit dos à dos avec lui.

« Toujours en vie?

— Je ne compte pas mourir aujourd’hui, répliqua Ymesh. Nous sommes en train de gagner.

— Je l’espère. Nous sommes venus pour ça.

— Ce sera la victoire ou la mort. »

Shean rit, tout en concentrant du froid entre ses mains.

« Je compte bien survivre dans tous les cas.

— Quitte à recommencer demain », approuva Ymesh.

Il se détacha de Shean ; leurs magies opposées se mêlaient mal en combat. Il accéléra pour attaquer un nouveau groupe de démons – puis le vide le heurta de plein fouet.

Il regarda autour de lui… et compris. Sa respiration se bloqua. Ce n’était pas un mur masqué par illusion mais l’aura d’Astaroth.
L’archidémon se tenait une dizaine de pas plus loin, le poing fermé sur la gorge d’un ska. Il n’avait pas besoin d’air, se rappela Ymesh en un sursaut ; les Infants ne respiraient que par habitude. Celui qui pendait au bout de son bras n’avait plus assez de gorge pour essayer.
Astaroth ouvrit la main. Le cadavre glissa sur les pavés, bouche ouverte. Ymesh recula d’un pas. Ses poumons refusaient de fonctionner, d’appeler à l’aide – et qui viendrait, au milieu de cette pagaille ? Qui l’entendrait ? Qui oserait affronter pareille force de la nature ?
Astaroth sourit. Ymesh gémit. Même l’aura de Shön était risible comparée à cette puissance compacte, sauvage, immense. L’archidémon fit un pas en avant et sa force gigantesque écrasa l’Infant, faisant faiblir ses genoux.
Dans un sursaut purement instinctif, il rassembla son aura pour lutter contre la pression, ses maigres flammes contre le Fils du Sang, le second de Belzébuth, le Premier-né de Saâgh. Plutôt que d’en rire, ce dernier leva très sérieusement les poings – et bondit en avant.

Ymesh se jeta de côté plus qu’il n’esquiva, trébucha hors du chemin du coup suivant. Le troisième le cueillit au ventre et il vola, le souffle coupé, la cage thoracique en miettes. Son dos percuta un mur, un vrai cette fois, avant qu’il ne tombe en avant vers le sol. La poigne de l’archidémon le retint avant l’impact. Entre ses paupières mi-closes, Ymesh devina ses yeux dorés, les canines grimaçantes de son sourire. Astaroth le souleva comme cet autre corps plus tôt, et il allait mourir, il savait qu’il allait mourir, Saâgh il allait crever, Shön…
« Lâche-le. »
Son sang pulsait dans ses tempes, mais il crut reconnaître la voix de Kejiko ; il en aurait pleuré de soulagement. Mais non, non, Ketjiko devait vivre, il ne pouvait pas affronter ce monstre, lui mort jamais les ska ne feraient rien d’eux-mêmes…
« Lâche-le », répéta la voix.
Le sourire d’Astaroth se fit rictus, sauvage, puis… se figea. Ymesh lut le choc sur le visage du démon puis sentit ses doigts relâcher leur prise. Il tomba au sol et gémit, incapable de tenir debout, de parler, Frryl quand allait-il s’évanouir ? Du coin de l’œil, il vit Ketjiko poser un genou à terre, luisant de transpiration, mais une expression de pure obstination sur le visage. Astaroth ne bougeait pas, ou presque : d’où il était Ymesh pouvait voir ses main tressauter sous l’assaut mental.
L’Infant cracha du sang. Par toutes les flammes de Frryl… Shean s’approchait de l’archidémon, une tuile à la main. Bondissant, il abattit celle-ci au sommet de son crâne et, juste comme ça, Astaroth s’écroula.
Le regard du ska croisa celui d’Ymesh. Plus loin, Ketjiko se relevait.
« Nous devons partir avant que Lilith n’arrive, c’est elle qui protège l’esprit d’Astaroth, elle m’a senti faire tomber ses barrières.
— Astaroth est…
— À ma merci, confirma Ketjiko à la demande informulée du ska. Astaroth est tombé.
— Astaroth est tombé ! » répéta quelqu’un.
Des sifflements de joie retentirent un peu partout parmi les explosions: les démons se battaient encore.
« Emmenons-le avant qu’elle n’arrive, ordonnait Ketjiko. Sécurisez la ville ! »
Ymesh n’en entendit pas davantage : enfin, l’inconscience se referma sur lui, et ce fut le noir.

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