Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 16

« "Déchéance !" Il m’arrive encore aujourd’hui de me réveiller au beau milieu d’un cauchemar où quelqu’un m’a murmuré le mot à l’oreille… »

 

- Journal de Lucifer -

Essiah était levé depuis plusieurs heures mais la vallée qui abritait Pandémonium restait plongée dans l’obscurité. Les ombres se fondaient les unes dans les autres, mettant l’astre solaire au défi de les percer, preuve tangible de la colère de Belzébuth. Dans le palais, les vapeurs de Ténèbres rendaient les meubles indiscernables et aucun archidémon n’aurait osé s’en plaindre.

Au contraire, ils soutenaient leur chef dans sa colère et Lucifer ne pouvait les en blâmer. Lui-même se sentait indigné, mais surtout stupéfait. Des sept démons se trouvant à la tête des Abysses, Astaroth était celui qui dégageait le plus une impression de force. Qu’il ait été défait était… inimaginable.

Personne ne considérait les vampires comme une menace si grande.

Belzébuth cessa de pianoter sur le bras de son siège, bien qu’il exsude toujours de Ténèbres.

« Donc, vous êtes venu négocier. »

Face à lui, l’envoyé vampirique s’inclina. Shön s’était montré d’une politesse et d’une courtoisie sans défaut, ce qui n’arrangeait guère l’humeur de l’archidémon.

« Pas exactement, Votre Altesse. Je suis venu vous soumettre une proposition.

— Eh bien, je vous écoute ! » fit Belzébuth avec un geste d’humeur.

Lucifer entendait clairement Azazel grincer des dents. Est-ce que ce vampire réalisait qu’il risquait sa vie en parlant de façon si cavalière ?

« Je vous remercie. Tout d’abord, Astaroth se porte bien. Il ne lui sera fait aucun mal. Il ne se trouve plus dans le village que nous avons vaincu, mais dans un endroit qui m’est inconnu – inutile donc de me torturer pour obtenir cette information. Toute atteinte à ma personne sera considérée comme une fin de non-recevoir, ce qui signifie qu’il en subira les conséquences.

— Venez-en au fait. »

Les Ténèbres s’étaient encore épaissies, sans que le vampire ne cille. Tout juste passa-t-il une main dans ses longs cheveux blonds, plus pour les mettre en place que par nervosité.

« Nous voulons les terres, Votre Altesse. Notre race a toujours été persécutée par la vôtre, parce que nous sommes forcés de nous nourrir sur vous donc d’agresser vos gens. Si nous avions un endroit à nous, cela n’arriverait plus.

— Vous comptez vous nourrir les uns sur les autres ? demanda Lilith.

— Nous garderons bien sûr les démons capturés, à l’exception d’Astaroth. Toute personne se trouvant sur nos terres sera susceptible d’être asservie. Par contre, les vampires vus en dehors de nos Cercles tomberont sous la loi démoniaque. »

Le silence revint. En soi, Lucifer trouvait la proposition correcte, mais les archidémons considéraient les Abysses comme leur propriété, même si d’autres races y vivaient. En accorder une partie à des créatures aussi horribles que les vampires…

Belzébuth pianota des doigts.

« Quelles terres réclamez-vous au juste ?

— Celles que nous avons prises ainsi que tous les Cercles se trouvant plus Bas. »

Les Tréfonds, donc, les Cercles les plus froids, presque sans soleil, où la vie était rude et où presque aucun démon ne vivait. Peut-être avaient-ils conscience de ce qu’ils demandaient, après tout.

« Votre parole d’honneur nous suffira, Votre Altesse, nous savons que vous la tiendrez. En échange, nous relâcherons Astaroth sans qu’aucun mal ne lui soit fait. Bien sûr, vous devrez vous porter garant du fait qu’il n’essayera pas de libérer les siens. »

L’archidémon des Ténèbres hocha la tête, sombre.

« Quel délai ai-je pour réfléchir à cette proposition, seigneur Shön ?

— Nous vous accordons trois jours. Nous ne voulons pas que plus de sang coule, Votre Altesse. Notre seul but est d’avoir enfin une nation où être en sécurité.

— Je suppose que celle-ci sera indépendante de toute autorité extérieure ? »

Shön acquiesça.

« Si nous devions nous soumettre à vous, combien de temps mettriez-vous à nous chasser à nouveau ? »

Belzébuth hocha la tête sans répondre, puis agita la main pour lui faire signe de se retirer. Le vampire s’inclina et sortit. Une fois son aura loin, l’archidémon des Ténèbres se tourna vers ses pairs.

« Votre avis ?

— Ces vermines méritent d’être écrasées une par une ! s’exclama Azazel, bouillant de rage. Ils nous agressent et les voilà devenus prétentieux au point de croire qu’ils peuvent s’approprier les Abysses ! »

Léviathan secoua la tête.

« Ils veulent juste s’émanciper. Ils ne nous poseront plus de problèmes. Nous pourrons toujours nous venger s’ils sortent des terres qui leur seront données.

— Lilith ?

— Je suis d’accord avec Léviathan. Nous n’avons pas le choix ; ils tiennent Astaroth. Nous avons été victimes de notre propre arrogance, nous n’aurions pas dû le laisser y aller seul.

— Bélial ?

— Je suppose que revenir sur ta parole, une fois donnée, n’est pas envisageable ? »

Un regard noir lui répondit.

« Alors je suis Léviathan, moi aussi.

— Asmodée ? »

L’archidémon de la Mort s’avança, androgyne dans ses vêtements noirs d’assassin, le bas du visage caché par un masque. Ses cheveux aux reflets cuivrés étaient coupés courts et presque entièrement cachés par une capuche.

« Ils doivent mourir. Aujourd’hui ou demain.

— Peu t’importe, donc. Lucifer ? »

Le silence se fit. Azazel se retint de protester à voix haute, foudroyant le déchu du regard. Les autres avaient tous posé sur lui un regard scrutateur. Il devait peser ses paroles.

« Les deux possibilités se valent, dit-il après un instant de réflexion. Je doute que les vampires osent tuer Astaroth. Lors de ma Chute, tout le monde a pu constater que si l’un des piliers tombait, cela pouvait entraîner un déséquilibre des Trois Mondes. D’un autre côté, une guerre ouverte contre eux risque d’être longue et lourde en pertes, d’autant plus que les anges en profiteront. Vous devez éviter d’être pris en tenaille.

— Tu es donc du même avis que Lilith et les autres ?

— Dans un premier temps, oui. Après, si les anges ont d’autres problèmes ou si une autre occasion se présente, je suppose que les vampires payeront pour cette humiliation. »

Belzébuth se leva.

« Bien, je vais y réfléchir. Azazel, Asmodée, Montez dans les Cercles des Abysses les plus Haut afin de prévenir toute attaque angélique. Bélial, je veux que tes espions s’efforcent de localiser l’endroit où se trouve Astaroth. Tu peux demander de l’aide au clan du Sang si nécessaire. »

Il s’avança dans la pièce, les ombres bougeant avec lui. Lucifer frissonna en sentant son aura de Ténèbres suivre le mouvement et dut se retenir de lui emboîter le pas. Les archidémons se dispersèrent de mauvaise grâce et il resta seul.

Aucun d’entre eux n’avait osé soulever l’idée que, peut-être, ils venaient de trouver les responsables de la mort de ce petit groupe d’anges qui avait provoqué le début de la guerre.

 

***

 

Le vent claquait sur la plaine, imposant ses mouvements à l’herbe humide. Le paysage uniforme était à peine rompu par une poignée de buissons et par un ruisseau boueux. Le ciel, d’un gris-blanc uniforme, reflétait parfaitement l’humeur de Belzébuth.

Il croisa les bras, les pieds plantés solidement au sol. Sa cape sombre volait furieusement derrière lui, se confondant avec les ombres.

« Alors ? » demanda-t-il aux vampires d’une voix grondante.

L’un d’eux s’avança, l’air suffisant, sans ciller devant la colère du seigneur des Abysses. Sondant son aura par réflexe plus que par crainte, Belzébuth nota la force de ses pouvoirs psychiques, qui arrivaient presque au niveau de Lilith. Cela expliquait qu’il ait pu venir à bout d’Astaroth mais ne pardonnait pas son arrogance.

Belzébuth serra les poings sous sa cape. Il les avait lourdement sous-estimés. Il portait l’entière responsabilité de cette situation absurde et il détestait d’avoir à l’admettre, fût-ce à lui-même.

« Mon nom est Ketjiko et on me donne le titre de Roi Rouge, dit l’autre, et l’archidémon se retint à grand-peine de lui envoyer son poing dans la figure. Au nom des miens, je vous remercie pour l’indulgence dont vous avez fait preuve à notre égard. J’espère que malgré des débuts tumultueux, nos deux nations pourront cohabiter pacifiquement à l’avenir. »

Belzébuth répondit d’un rictus crispé.

« Nous verrons cela. Avez-vous ramené Astaroth ? »

Quelqu’un fit un geste et une illusion se leva, faisant apparaître le corps endormi de l’archidémon du Sang. Belzébuth avança vers lui sans attendre – les vampires s’écartèrent de son chemin comme autant de mouches, même ce soi-disant roi – et il le souleva à demi, soulagé de le revoir vivant. S’ils avaient osé toucher à son esprit alors qu’il dormait… Il ne leur pardonnerait jamais.

« Il se réveillera dans quelques minutes…

— Je l’espère pour vous. Vous feriez mieux de ne plus être là quand cela arrivera, et je le dis en toute amitié. »

Ketosaï ne perdit pas de temps inutile ; ils ne sauraient pas calmer Belzébuth avant longtemps. Il ouvrit lui-même le Portail qui les ramènerait sur leurs terres et traversa. Malgré le Pacte qu’ils venaient de sceller, il savait que l’archidémon des Ténèbres attendrait avec impatience qu’ils dépassent les limites qu’ils avaient eux-mêmes fixées.

Avec un soupir, il traversa l’Entre-monde pour ressortir en bordure de leur ville principale. Des chantiers apparaissaient un peu partout : une muraille s’érigeait, à demi construite, et plusieurs maisons de bois avaient été remplacées par des habitations de pierre. Personne n’avait douté de la réussite de son entreprise – et s’il avait dû échouer, ils auraient défendu farouchement ce morceau de terre qu’ils avaient su gagner.

« Encore félicitations, Shön, dit-il au maître de Glace qui se tenait à sa droite. Belzébuth n’a même pas attendu la fin des trois jours pour nous donner sa réponse.

— Nous en connaissions la teneur avant même que je ne parte pour Pandémonium. Cette victoire est tienne. »

Ketosaï réprima un sourire. Malgré lui, il se prenait à apprécier le respect nouveau des ska à son égard. Ils avaient su qu’il disposait de pouvoirs psychiques, mais que ceux-ci lui permettent de faire tomber un archidémon… Même si, bien sûr, Astaroth n’était pas capable de se défendre face à des attaques mentales ; ses barrières avaient été érigées par Lilith qui, trop loin, n’avait pas su les reformer assez vite.

« Belzébuth aurait pu ne pas nous prendre au sérieux ou préférer déclencher une guerre, reprit-il, soucieux de ménager le diplomate qui l’avait épaulé.

— Le moment était bien choisi, avec la Chute de Lucifer et la remise en question de l’invulnérabilité des archanges et des archidémons que celle-ci implique, tempéra Shön. Tu as utilisé ce contexte de main de maître. »

Ketjiko inclina la tête, acceptant le compliment de bonne grâce, puis leva les yeux vers le ciel froid des Tréfonds. Que ceux qui voyaient les ska comme des parasites prennent garde : le jour était venu où une véritable nation allait naître !

 

***

 

La nuit la plus sombre tombait dans les Tréfonds : malgré l’absence de nuages et la Lune presque neuve, les étoiles étaient fantomatiques, une idée plus qu’une lumière, peu nombreuses et lointaines. Dans ce paysage ténébreux, les feux de la cité brûlaient comme autant de torches… et, de même que celles-ci, ils attiraient la vermine.
Cachée par les arbres de la forêt, Daliah sourit. Les ska avaient toujours été des insectes, persistants et impitoyables. Malgré les promesses de Ketosaï, elle n’avait jamais cru qu’ils parviendraient à s’unifier.
À présent, les hauts murs du rempart venaient la détromper, des murs qui indiquaient clairement un extérieur et un intérieur, où aucun démon n’était bienvenu… à moins de vouloir servir de proie.
Les portes restaient ouvertes même à cette heure : les ska affluaient depuis toutes les Abysses pour jurer fidélité à Ketjiko et trouver refuge sur ses terres. Oh, celles-ci ne lui avaient pas été données nominativement, mais le surnom de Roi Rouge lui était acquis. Les ska formaient une race pragmatique : honorons le vainqueur et celui-ci nous protégera des prochains troubles – ou, du moins, nous gagnera assez de temps pour pouvoir fuir.
Daliah voyait plus loin. Elle comprenait le futur, le pouvoir que seul un immortel tout puissant au sein d’une race d’immortels pouvait détenir. Elle ne comptait pas laisser l’opportunité s’échapper.
Elle se glissa vers la ville, veillant à ne pas être remarquée par les sentinelles. D’autres quelle avaient perçu ce qu’ils avaient à gagner ; elle devait s’en débarrasser avant son arrivée officielle. Un charme offert lui permit de s’envelopper de ténèbres et elle se glissa par-dessus les murailles presque finies. Celles-ci avaient représenté le chantier prioritaire mais les travaux au sein de la ville étaient loin d’être terminés. Les outils avaient été rangés pour la nuit mais des matériaux traînent un peu partout, sable, pierres, dans les rues à demi-pavées.

Les ruelles de la ville lui donnèrent plus de mal. Elle se perdit presque en marchant vers l’aura repérée la veille. Alors qu’elle retrouvait son chemin, un passant la força à faire un détour, qui prit de l’ampleur lorsque la rue où elle s’était engagée déboucha sur un véritable dédale.
Pestant sur l’architecture démoniaque, elle leva les yeux vers le ciel. Les premières lueurs de l’aube commençaient à pointer ; elle avait encore quelques heures avant le jour, combien de temps avant que son charme ne devienne visible ? Une tâche d’ombre ne pouvait se fondre que dans la nuit noire.
Elle serra les dents et accéléra le pas. Pas question de reporter son expédition au lendemain : le charme ne tiendrait pas si longtemps. Elle jura après les mages de ténèbres mesquins – puis se figea. Elle était arrivée.

Plus silencieuse que jamais, elle se faufila contre la fenêtre. Les volets n’étaient pas fermés – quelle négligence ! Elle entra sans difficulté, faisant passer ses jambes par-dessus le rebord. Elle passa à côté d’un premier dormeur sans s’en préoccuper et se dirigea directement vers sa cible, qu’elle repéra sans mal. Même en dormant, l’homme émettait une légère aura glacée. Elle sourit en admirant son visage endormi. Il aurait dû se tenir sur ses gardes.

Quel dommage qu’il doive mourir. C’était un ska puissant, beau et cultivé, même s’il frayait avec des Infants. S’il lui avait juré fidélité, elle aurait été ravie de le garder comme serviteur. Malheureusement, il était trop stupide ou orgueilleux pour se soumettre et était proche de Ketjiko, donc dangereux.

Et pour que ce dernier devienne digne de son titre, elle devait l’isoler, et tenir sur sa seule coupe.

Elle ne cilla pas en plantant le poignard juste là où il fallait, sous la dernière côte, droit dans le cœur. Shön, lui, écarquilla les yeux. Ceux-ci devinrent vitreux avant qu’il ait le temps d’émettre un son.

 

***

 

Lorsqu’il avait quitté sa vie d’elfe pour suivre un vampire puis en devenir un, Ymesh s’était cru adulte. Son indépendance n’avait alors eu aucun doute à ses yeux, pas même quand Shön lavait Étreint, ni quand ses morsures lui avaient manqué.
Sa bouche goûtait les cendres, bien que le brasier se soit éteint la veille, les restes dispersés. C’était si cliché ! Shön aurait détesté. Il n’aurait pas non plus voulu être incinéré, mais les démons n’avaient pas de cimetières dans leurs villes et les ska n’avaient pas jugé bon d’en prévoir un.
Ymesh attrapa une amulette et y concentra sa magie pour y emprisonner la chaleur de son feu. Protéger la ville contre l’hiver à venir était essentiel, dans les Tréfonds. La ville et le royaume, Ambrosis. Le nom avait été annoncé peu avant. Ymesh n’avait pas su s’en réjouir.
Il surmonterait son deuil. Mais pas tout de suite. Il avait besoin de pleurer Shön pour ensuite réapprendre à rire.
Les ska ne pleuraient pas ni ne riaient cependant. Tous sérieux et sombres tant qu’ils étaient, même Ketjiko-surtout Ketjiko, avec les responsabilités qui pesaient à présent sur ses épaules. Et Anijia qui n’était jamais revenue de sa dernière mission…
« Toujours occupé avec tes bouts de papier ! »
Ymesh se leva pour accueillir l’arrivée du Roi Rouge ; se laissa retomber avec in soupir en le voyant entrer seul.
« Je déteste ne serait-ce que l’idée de passer l’hiver ici. Même l’été est déprimant !
— À qui le dis-tu. J’espérais fuir les Tréfonds en même temps que le manoir de mon père, et me voici. »
Ymesh s’efforça de sourire, mais le cœur n’y était pas.
« Bientôt, les demeures du centre seront prêtes, nous pourrons nous y installer. Veux-tu une chambre au palais ? Tu as toujours été de précieux conseil. »
Shön l’avait été. Lui se contentait de remarques idéalistes et peu pragmatiques.
« Je ne pense pas que je te serais utile.
— J’ai plus qu’assez de vieux cyniques sous la main, sais-tu ? Nos débats te distrairont pendant les mois hivernaux. »
L’idée de passer des semaines entre quatre murs, sans air ni soleil, le fit brusquement étouffer. À quoi les vampires s’étaient-ils donc condamnés ? Étaient-ils prêtes à pareil sacrifice ?
« Tu es livide. »
Le ton concerné de Ketjiko lui fit relever la tête. Les yeux rouges du sang-pur étaient fixés sur lui.
« Je ne pense pas que je vais rester. »
Il ne l’avait pas réalisé avant que les mots ne sortent de sa bouche mais lorsqu’il les entendit, il sut qu’ils étaient vrais. Il était un nomade, libre de se déplacer partout ; l’atmosphère d’Ambrosis l’étouffait. Il devait partir.
« Maintenant ? Après tant d’efforts ?
— Offrir une nation aux vampires est ton rêve, pas le mien, dit Ymesh sur un ton d’excuse. Il est entre tes mains. Moi… J’ai besoin d’action, de mouvement ! Cette ville a commencé à m’étouffer dès que les murailles ont été terminées.
— Tu serais resté pour Shön. »
La remarque lui fit serrer les dents. Comment osait-il ? Il inspira pour se ressaisir.

« Shön serait resté par devoir, pas par plaisir. Il aimait autant que moi découvrir de nouveaux horizons. Je n’ai pas son influence et je n’ai rien d’un politique. »
Le visage de Ketjiko resta fermé.
« Où iras-tu ? Les démons poursuivront tout ska errant sur leurs terres.
— Comme ils l’ont toujours fait, rit Ymesh, qu’une vague d’adrénaline faisait revivre. Je passerai peut-être d’bord à Ijishia… »
Anijia pourrait s’y trouver, quoi qu’il en doute. Elle avait dû être surprise par l’un ou l’autre démon. Il avait néanmoins le devoir de rapporter personnellement à Shean ce qu’il savait de la mort de Shön.
« Je vois. »
Le ton de Ketjiko se faisait glacial. Ymesh n’en eût cure : adulte comme enfant, son ami devait apprendre que tout ne tournait pas toujours comme il le voulait.
Ils s’affrontèrent du regard. Après quelques instants, Ymesh leva les yeux au ciel.
« Saâgh que tu es exigeant ! Je reviendrai, tu sais ? »
Ketjiko fit la grimace et Ymesh sut qu’il avait gagné. Oh, il restait furieux, mais il le laisserait partir sans vaine dispute et serait calmé d’ici son retour.

Or, il devait vraiment se mettre en outre ; il réalisait n’avait que trop traîné. La mort de Shön l’avait assommé : ceux qui pouvaient le tuer en combat loyal se comptaient sur les doigts d’une main. La surprise avait été d’autant plus grande que l’assassinat avait eu lieu à présent qu’ils se croyaient en sécurité, loin des démons et de leurs chasseurs. Tout à son bonheur, Ymesh avait oublié que les ska étaient de loin plus dangereux.

Puis Shean avait déjà vécu un deuil douloureux récemment. Il aurait besoin de soutien. Ils se comprendraient, même s’ils avaient eu du mal à s’apprécier, au début.

« Je vais me préparer, décida Ymesh en rangeant les amulettes en tas. Vous avez bien assez de charmes, déjà, et il y a d’autres mages de feu en ville…

— Tout de suite ? »

L’Infant soupira.

« Oui. Ou je risque de ne plus en avoir le courage. »

Il serra la main de Ketjiko, puis se dirigea vers la porte.

« Souhaite-moi bonne chance ?

— Bon courage. Remets mon bonjour à Shean.

— Je n’y manquerai pas ! »

Ymesh sortit dans le couloir, la tête pleine d’idées et de plans. Derrière lui, Ketjiko resta seul dans le petit bureau.

 

***

 

Lucifer pianota du bout des doigts sur l’écritoire posé devant lui. Il y avait retranscrit le début de la plaidoirie, mais avait renoncé quand le plaignant s’était jeté sur son opposant afin de prouver à grands coups de poings et de pieds qu’il avait bel et bien raison.

Le retour d’Astaroth avait ramené un semblant de normalité à Pandémonium. Cependant, la signature du Pacte de Sang qui cédait une partie des Tréfonds aux vampires avait été un coup dur aux yeux de tous les démons, encore plus particulièrement à ceux de leur maître.

Après de longues journées passées à fulminer, Belzébuth avait pourtant dû revenir à des activités plus normales. Pour l’instant, blasé, il attendait que les deux démons se calment pour les envoyer paître de concert.

« Raven, intervint Lucifer. Ceci est le déroulement normal de tes audiences ?

— Cesse de m’appeler comme ça – et oui, en effet. Une vraie perte de temps que de devoir rendre la justice, n’est-ce pas ?

— Ne viennent-ils pas d’une province plutôt lointaine ?

— À deux Cercles de Pandémonium, à vrai dire.

— Alors que fichent-ils ici ? »

Agacé, Lucifer ponctua sa phrase en froissant son parchemin d’une main. De toute façon, aucun démon n’avait compris pourquoi il trouvait important de tout consigner par écrit. Cela lui importait peu ; il comptait bien leur prouver qu’il apportait quelque chose aux Abysses, même s’ils mettraient du temps à s’y adapter.

« Les archidémons sont les seuls habilités à trancher ce genre de différend quand il a lieu en dehors du cercle familial.

— Les familles démoniaques ont tendance à comprendre autant de personnes qu’il y en a dans un village…

— Ceux-là viennent d’une ville importante, précisa Belzébuth, amusé par son ignorance, et qui ne dépend malheureusement d’aucun d’entre nous.

— Comme la quasi-totalité des villes démoniaques…

— Eh bien, Gomorrhe appartient à Lilith, mais ce n’est encore qu’un village et elle n’y réside qu’une partie de l’année…

— Alors pourquoi Sei n’envoies-tu pas des délégués partout dans les Abysses, histoire qu’ils puissent contrôler réellement le territoire qui est supposé être le tien, en plus de rendre la justice en ton nom ? s’exaspéra l’ange déchu. Ils pourraient t’écrire des rapports régulièrement afin que tu saches ce qui se passe au juste sur tes terres. »

Belzébuth le regarda de travers. Lucifer fit la moue.

« Quoi ? Tu prétends être le roi des Abysses, Raven, mais tu ne fais guère que régner sur Pandémonium ! »

Cette fois, la flèche fit mouche. L’archidémon des Ténèbres se leva d’un bond, furieux, et la luminosité de la pièce baissa d’un cran. Les deux quémandeurs cessèrent de se battre d’un coup, sans avoir besoin de se concerter, et prirent un air penaud.

« Toi, fit-il en désignant le premier des deux à avoir parlé, tu as raison. Maintenant filez, et si je vous reprends à vous comporter comme des gosses… »

Il n’eut pas besoin de finir ; tous deux avaient pris leurs jambes à leur cou sans demander leur reste. Quelque part, Lucifer avait envie de soupirer, mais il préféra s’en amuser.

« Et maintenant ? demanda le déchu.

— Maintenant je convoque les autres archidémons pour leur soumettre l’idée, renifla Belzébuth, avant de lui adresser son plus beau sourire moqueur. Et toi, tu vas encore te faire haïr. »

Le sourire amusé de Lucifer se troubla, la salle de pierre disparaissant pour être remplacée par les formes sombres de la nuit angélique. Le silence avait enveloppé sur Alun Hevel au tombé de la nuit, plusieurs heures auparavant. Assis à la fenêtre de sa chambre, Saraqael ouvrit les yeux, chassant au loin les informations envoyées par son ession.

Les risques qu’il avait pris portaient leurs fruits. La régence de l’Eden était et un ange se retrouvait haut placé dans les Abysses. Saraqael savait que Lucifer ne leur pardonnerait pas mais le Déchu restait attaché à son ancienne patrie. Il n’œuvrerait pas pour sa destruction, juste pour la survie des démons – et c’était ce qu’il convenait de faire. Les Abysses étaient importantes pour l’Eden ; leur anéantissement desservirait les anges, n’en déplaise à certains.

Saraqael se dirigea vers son lit et s’y assit en soupirant. Pour arriver à ce résultat, il avait renoncé à son intégrité et à une personne chère à son cœur. Malgré ses fautes, Lucifer ne méritait pas la déchéance.

Il n’avait rien fait de mal ; il s’était juste montré aveugle, au point que son départ en devienne nécessaire pour l’Eden. Saraqael aurait voulu l’épargner, il avait délayé sa décision aussi longtemps qu’il l’avait pu.

À présent, il avait beau se répéter qu’il avait agi pour le bien de l’Eden, il ne trompait pas sa conscience. Que cela soit ou non justifié, il avait vendu son meilleur ami, il avait vendu son roi, lorsqu’il avait révélé ses entretiens avec Bélial aux autres archanges.

Plus grave, il les avait prétendu amants – car, malgré les doutes et les tensions, personne n’aurait accepté de déchoir Lucifer s’il n’y avait eu crime avéré. Les autres avaient cru sa parole contre celle de leur roi. Saraqael souhaitait presque que ce n’ait pas été le cas, qu’ils aient déjoué sa trahison et qu’il soit à présent lui-même appelé le Déchu. Cela aurait peut-être suffi à ouvrir les yeux de Lucifer et à souder l’Eden.

Après tout, il ne s’entendait pas aussi bien avec les autres. Michaël ne comptait pas. Saraqael espérait qu’il deviendrait un vrai roi et, pour cela, il était impératif de maintenir une certaine distance entre eux. Il le guiderait mais ne voulait pas s’en faire un ami – peut-être parce qu’il craignait un autre Lucifer, dont l’amitié avait été presque douloureuse, malgré tous les bons moments.

Leurs soirées chaleureuses lui manquaient déjà.

Si un jour Lucifer déchu découvrait la vérité, il se vengerait. Alors, Saraqael endurerait sa punition. Peut-être cela calmerait-il un peu ses remords.

Saraqael s’allongea, fermant les yeux. À travers le monde, ses essions suivaient les cibles qu’il leur avait assignées et les informations affluèrent vers lui. Temps de se remettre au travail : la nuit était le meilleur moment pour les trier car personne ne le dérangerait. L’Eden ne devait jamais dormir, surtout en cette période de bouleversements, dans les Abysses et en dehors.

Saraqael sourit. Il avait l’impression… que les choses allaient changer.

Fin - à suivre dans "Les Enfants de Sei"

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