Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 3

« En dehors des noms qui sont exacts, il est difficile de connaître la part de vérité et la part de fiction dans les représentations populaires des éléments. (…)

Faljan, la Lumière. Il est considéré comme blond et ayant un regard clair. Détail intéressant, un troisième œil est parfois dessiné sur son front – signe de clairvoyance ou de voyance selon les régions. »

- Mythes et vérités, Kamu -

La ruelle était sombre et étroite, comme beaucoup d’autres dans les chaotiques villes démoniaques. Construite sans aucun plan, elles semblaient créées par des architectes fous ou, du moins, manquant drastiquement de sens pratique. En effet, chaque démon pouvait réunir sa famille comme main d’œuvre et se construire une maison ou un commerce, ce qui multipliait les ruelles et culs-de-sac.

Avec le temps, nombre d’entre eux avaient été dotés d’échelles qui permettaient l’accès aux toits plats, souvent reliés entre eux pour faciliter les déplacements des rares citadins qui n’étaient pas dotés d’ailes – les autres préféraient généralement survoler les bâtiments. Le sol de terre humide, que n’atteignaient pas les rayons d’Essiah, le Soleil, était réservé aux miséreux et aux prédateurs.

Rien de surprenant, donc, à voir un jeune homme aux cheveux sombres hanter cet endroit quasi-désert, veillant à ne pas se faire remarquer du ciel. Si un groupe de démons le surprenait, ils ne lui laisseraient aucune chance de survie – ils traitaient ceux de sa race comme des parasites. Quelque part, ils avaient raison.

Il essuya soigneusement le sang qui maculait son visage, puis ses mains, et adossa le corps mou qu’il tenait contre un mur. Cela lui donnerait un peu de temps. Il parcourut la ruelle du regard – personne – et se dépêcha de tourner au coin.

Il ne vit pas arriver la main qui lui saisit le col pour le plaquer contre la bâtisse la plus proche. Une vague d’adrénaline se déversa dans ses veines. Pas question de mourir !

La poigne ferme de son assaillant avait saisi sa gorge et commençait à serrer. Paniquant, il essaya de la faire lâcher, tirant dessus, se tordant contre le mur et laissa échapper un cri de frayeur…

« Silence, imbécile. Tu vas nous faire remarquer. »

Aussitôt, il se figea.

« Maître Shön ! haleta-t-il. Vous auriez pu me prévenir !

— Tu avais besoin d’une leçon. Ne jamais se promener à l’aveuglette. Tu dois sonder à l’avance s’il y a quelqu’un dans les environs. »

Il le relâcha.

« Cesse aussi de paniquer quand quelqu’un te prend à la gorge. Tu n’as plus besoin de respirer. »

Le jeune homme rougit et son maître fronça les sourcils en voyant ses joues pâles se colorer de rose.

« Que t’avais-je dit au sujet des proies, Ymesh ?

— J’avais si faim… »

La gifle ne le prit pas par surprise mais il ne fit rien pour l’éviter. Il connaissait le laïus qui suivrait et savait qu’il le méritaitï; seule la torture d’un ventre vide, la faim dévorante que rien ne pouvait arrêter, lui avait fait outrepasser les règles fixées par son maître.

« Jeune imbécile, siffla son vis-à-vis. Si moins d’idiots dans ton genre achevaient leurs proies, peut-être serions-nous mieux acceptés ! »

Son ton était aussi froid et tranchant que la glace sans pour autant s’élever plus haut qu’un murmure, et la honte envahit Ymesh. Il détestait décevoir Shönï; non seulement il lui devait tout, mais en plus son maître faisait partie de ces personnes charismatiques dont on ne pouvait que rechercher l’approbation.

Sans cela, jamais Ymesh ne l’aurait suivi.

« Mais je ne l’ai pas tué, il est juste évanoui ! protesta-t-il néanmoins. D’ailleurs, comment se contrôler ? Je fais de mon mieux, vous le savez, mais trois jours déjà que je ne me nourrissais pas… et c’est tellement rare que j’arrive à me faufiler jusqu’ici ! Comment ne pas sauter sur l’occasion ? »

Shön soupira et posa sa main sur son épaule pour l’entraîner plus loin.

« Tu n’as pas besoin de chasser, je le fais pour toi.

— Je n’aime pas vous exposer ainsi aux risques… ! »

Le regard glacial de son maître le transperça, le forçant à s’arrêter.

« Tu préfères tuer ? »

Le jeune homme déglutit, secouant la tête. L’autre se pencha vers lui sans le quitter des yeux, implacable.

« N’oublie jamais que chaque fois que tu perds le contrôle, Ymesh, c’est une vie que tu risques de cueillir. L’assouvissement de ta pauvre faim n’en vaut pas la peine et c’est exactement la raison pour laquelle je t’interdis de me suivre quand je Monte ici.

— Je sais, mais nous ne sommes pas seuls ! Vous devez aussi prendre soin d’Anijia, et…

— Anijia a cent fois plus d’expérience que toi ! Elle sait comment chasser sans tuer n’importe qui. »

Cette fois, le jeune homme se recroquevilla sous la réprimande. Shön soupira et lui tapota l’épaule.

« Apprends à te contrôler avant de te lancer dans une chasse. Tu es encore jeune. »

Il tourna les talons, se dirigeant vers une des sorties de la ville, afin de pouvoir retourner dans le Cercle où ils vivaient.

« Ce sera à toi de la nourrir aujourd’hui.

— Oui, maître. »

La punition n’était pas à la hauteur de la transgression, aussi Ymesh s’attendait-il à en subir d’autres dans les jours à venir. Silencieux, il lui emboîta le pas sans protester.

Ils mirent une heure à arriver chez eux. Ymesh aimait leur maison, même s’il s’agissait d’une modeste cabane de bois. Située assez profondément dans la dense forêt des Abysses, personne ne pouvait tomber dessus par hasard, aussi s’y sentait-il en sécurité. Ils n’étaient pas d’habiles charpentiers, donc elle ressemblait plus à une construction provisoire qu’à une véritable demeureï; heureusement, Anijia détestait vivre « dans la fange » – selon ses propres termes – et passait le plus clair de son temps à aménager les lieux, qui en devenaient presque habitable.

Grâce à ces efforts, Ymesh avait de plus en plus l’impression de rentrer chez lui. Cela ne ressemblait en rien à la bâtisse de briques chauffée magiquement dans laquelle il vivait enfant, mais il s’y sentait bien plus à l’aise. Ici, il se trouvait à sa place.

Cependant, son maître songeait à déménager depuis quelque temps.

« Certains ont dépassé les bornes et les démons sont en train de bouger, siffla doucement Shön en skahil, leur langue étrange et incompréhensible pour les étrangers. Nous allons devoir nous réorganiser.

— Comme vous l’aviez prédit, maître », souligna Anijia, qui ne laissait jamais passer une occasion de se faire bien voir.

L’homme hocha la tête, soucieux.

« Je crains que notre société ne soit guère constituée que d’un amas de clans éparpillés. Même si certains ont élevé la voix pour nous donner une ligne de conduite commune – je l’ai fait –, personne n’a écouté. Aucun de nous n’a assez de carrure, de pouvoir, d’idées véritables pour s’imposer.

— Nous avons un avantage pour résister, cela dit, fit remarquer la jeune femme. Nous ne pouvons pas faire front commun mais ils ne peuvent pas nous attaquer tous en même temps. Il y aura toujours l’un de nous quelque part.

— Bien que je me soucie de l’avenir de notre race, je m’inquiète d’avantage encore pour ma propre personne ainsi que pour les vôtres, souligna Shön avec une trace d’amusement. De plus, ne sous-estimons pas les capacités des traqueurs démoniaques. Belzébuth porte le surnom de « Chasseur »ï; quant à Astaroth, certains démons l’appellent « le Prédateur », ce qui n’est guère plus rassurant. »

Ymesh hésita à les interrompre, inquiet de poser une question stupide. Cependant, ne voyant pas la réponse venir dans la conversation, il finit par se lancerï:

« Comment convaincre les autres de nous aider ? On ne sait même pas où les trouver… »

Shön et Anijia échangèrent un regard de connivence. Ils partageaient souvent des connaissances qu’Ymesh ne possédait pas encore, ce qui était normalï: contrairement à eux, il n’était pas né ska. Shön l’avait transformé, faisant de lui un Infant. Il avait encore beaucoup à apprendre.

Anijia était de père et de mère ska, comme en attestaient ses yeux rouges. Les natifs avaient tous les iris de cette couleur. Seuls les sang-pur comme elle, descendants directs des premiers-nés créés par Saâgh, le Sang, pouvaient se reproduire entre eux. Les Infants comme Ymesh devenaient stérile une fois transformés, et ne pouvaient que créer d’autres Infants.

Shön était un des ska originels. Comme les Infants, ils avaient des iris normauxï; seuls leurs descendants hériteraient de la marque rouge de Saâgh dans leurs yeux. Ceux de Shön étaient d’un bleu pâle, froid, superbe. Il était le Primogène d’Ymesh, celui qui l’avait transformé en Infant.

Le jeune homme ouvrit grand ses oreilles pointues d’ancien elfe pour écouter les explications d’Anijia.

« Il y a un endroit où nous pouvons nous rendre… Un village d’étape formé de quelques bâtiments provisoires, où chacun peut prendre des nouvelles.

C’est ainsi que les informations circulent entre ska. »

Ymesh fut surpris de cette information. Depuis toujours, Shön lui avait affirmé que les ska étaient tous nomades et ne possédaient aucune ville. Il lui jeta un coup d’œil mais ne parvint pas à déchiffrer l’expression froide de son Primogène.

« Les démons ne risquent-ils pas de détruire l’endroit ? risqua-t-il.

— Dans ce cas, le village se reconstruit ailleurs et le bouche à oreille fait circuler la nouvelle. Avoir une langue prononçable seulement par nous est un grand avantage quand on sait s’en servir. »

Ymesh acquiesça, le regard brillant d’intérêt. Il se demandait à quoi ressemblait cette ville qui n’abritait que des ska. Ils croisaient rarement d’autres buveurs de sang, car un rassemblement attirait l’attention. De plus, chaque groupe restait méfiant des autres, car en cas d’attaque ce serait chacun pour soi – la survie primait sur l’entraide.

Il ne l’ignorait pas, lorsqu’il avait décidé de suivre Shön. Pourtant, cela n’avait changé en rien sa décision. à peine sorti de l’enfance lors de leur rencontre, le charisme et le mystère qui se dégageaient de l’homme l’avaient fasciné. Aussi élégant et cultivé que les plus riches elfes de sa ville natale, il connaissait de surcroît des secrets qu’aucun d’eux ne découvriraient jamais et, malgré sa vie fruste de nomade, il avait les manières d’un prince.

Quelque part, il en était un.

« Le problème reste entier, fit remarquer Ymesh après quelques instants de silence. Même si les démons décident de bouger, les ska qui refusent de constituer une nation relanceront leurs vieux arguments comme quoi vivre caché est synonyme de vivre longtemps. »

Shön renifla, méprisant.

« Ces rats n’osent pas marcher à la lumière du jour et cachent les cadavres de leurs proies en mimant des accidents. Comme si les démons étaient stupides ! Mais tu as raison, Ymesh, nous avons besoin de quelqu’un qui saura se faire entendre. »

Il secoua la tête en sifflant un soupir et quelques mèches blondes volèrent devant ses yeux.

« J’ai un nom en tête, à vrai dire, mais je crains que le remède ne soit pire que le mal.

— à qui penses-tu ? s’enquit Anijia.

— Tu ne le connais pas. Il fait partie des premiers-nés, et porte le titre de jhliska. »

Le silence se fit. Shön appartenait à la première génération, pourtant son ton donna un frisson aux deux autres.

« Qu’entendez-vous par là, maître ? » demanda le jeune homme.

Traduit littéralement, le terme signifiait ska élémentaire. Y avait-il des ska au service direct de certains éléments ? N’appartenaient-ils pas tous à Saâgh, le Sang ?

« Quatre d’entre nous portent ce titre, élabora Shön, et chacun a un pouvoir particulier. Celui dont je vous parle est un maître psychique, capable de broyer l’esprit comme le corps des gens à l’aide de sa seule force mentale. Leur aura rejoint la puissance des archidémons. »

Ymesh et Anijia écarquillèrent les yeux. Même leur maître, pourtant puissant, restait un cran en-dessous des archidémons. Jusqu’alors, ils ignoraient que des ska pouvaient les égaler.

« Pourquoi ne nous dirigent-ils pas déjà ? » s’exclama Ymesh après s’être remis de sa surprise.

à vrai dire, il s’étonnait surtout qu’Anijia semble aussi stupéfaite que lui, car elle en savait bien plus que lui sur les leurs.

« Nous autres ska sommes des solitaires. Celui à qui je pense n’est certainement pas le meilleur des jhliska mais d’eux tous, il sera le seul à accepter d’intervenir…

— Quel est son nom, maître ? » le pressa Anijia.

Shön soupira.

« Ketosaï. »

***

La pluie tombait dru et le vent soufflait en altitude, poussant davantage de nuages à s’accumuler dans le ciel du Cercle le plus Bas de l’Eden. Ce n’était pas un temps pour sortir, encore moins pour volerï; l’air grésillait d’électricité, lourd d’un orage de printemps prêt à éclater.

Raphaël avait un énorme sourire en travers du visage, savourant cette impression de ne faire qu’un avec son élément, la Foudre. Hélas, son tour de guet touchait à sa fin et il ne pouvait la prolonger, sous peine d’arriver en retard au conseil des archanges.

Il vit de loin l’un de ses lieutenants, Kashiel, qui l’attendait déjà au point de rendez-vous, seul, et inclina ses ailes pour descendre vers lui. Il grimaça en touchant le solï: ses bottes s’enfonçaient dans le sol boueux. à présent qu’il ne volait plus, il était de nouveau conscient de l’eau qui coulait le long de son dos et alourdissait ses vêtements et ses plumes. Encore un peu et le poids de celles-ci le feraient basculer en arrière.

« Rien à signaler ? demanda-t-il au lieutenant.

— Rien, Votre Altesse, confirma Kashiel en s’inclinant. Les frontières de l’Eden sont aussi calmes qu’elles l’ont toujours été. »

Raphael secoua ses ailes pour les débarrasser d’un peu de pluie, puis les rétracta dans son dos avec un frissonï: il gelait sur place et aurait bien eu besoin des flammes de Raguel, archange du Feu pour se réchauffer.

« Où restent les autres ? grommela-t-il en fermant le rabat de son manteau pour mettre son dos au sec. Ils vont me mettre en retard. »

Les anges de son clan n’étaient pas réputés pour leur promptitude au travail, un comble, venant d’anges de Foudre. Il ne pouvait guère les en blâmer, vu qu’il donnait le mauvais exemple.

Depuis le départ de Lyth, les archanges s’étaient organisésï: chacun s’occupait de son clan, qui comprenait les anges dotés du même type de magie qu’eux, et les charges communes avaient été réparties. Raphaël, qui aimait le grand air et l’exercice, s’était proposé pour garder les frontières avec ses anges, au cas où les enfants de Sei voudraient s’aventurer en Eden.

Ils n’avaient pas vraiment décidé ce qu’ils feraient si cela arrivait mais au moins les archanges seraient prévenus de l’intrusion.

« Votre Altesse, demanda Kashiel, timide. Puis-je vous poser une question ?

— Bien sûr, je t’écoute.

— Ces démons… sont-ils dangereux ? Sont-ils si différents de nous ? »

Raphaël poussa un soupir. Combien de fois ne s’était-il pas posé la même question ? La curiosité le démangeait, au point qu’il avait déjà envisagé de Descendre pour se rendre compte de la situation par lui-même. Bien sûr, les autres archanges en auraient un arrêt cardiaque, donc il s’était contenu jusqu’à présent.

« Ce ne sont pas des enfants de Lyth, répondit-il, parce qu’il fallait répondre quelque chose. Notre Seigneur nous a dit qu’ils étaient nés de Son ennemi. »

Le vent s’engouffra dans leurs manteaux, comme pour souligner ses propos, et tous deux frissonnèrent. Puis, ils entendirent des battements d’ailesï: le reste de la patrouille les avait rejoints. Raphaël fronça les sourcils en voyant que ses membres encadraient trois adolescents, tous anges de foudre comme eux, qui affichaient un air penaud.

« Eh bien, que se passe-t-il ? Nous arrêtons les anges, maintenantï? »

L’un des membres de la patrouille s’inclina devant lui.

« Votre Altesse, nous avons surpris ces trois-là qui Traversaient un Portail pour revenir en Eden. Ils Montaient. »

— Dites-moi que vous êtes restés dans l’Univers », demanda Raphaël d’une voix blanche en se tournant vers les adolescents.

Il s’agissait du Cercle qui séparait l’Eden des Abysses, qui n’appartenait ni à Lyth ni à Sei. Les mines encore plus déconfites des deux jeunes répondirent cependant à sa question pour le pireï: ils s’étaient aventurés plus Bas, dans les Abysses.

« Jeunes fous ! s’écria-t-il. J’espère qu’au moins vous n’avez croisé aucun démon !

— Non, Votre Altesse, murmura le plus téméraire d’entre eux. Nous avons vus des villages au loin mais nous ne nous en sommes pas approchés. Je vous le jure !

— On ne voulait pas vous inquiéter, promit un autre. On voulait juste en savoir plus sur eux ! »

Un éclair vint frapper le sol près d’eux, les faisait glapir et bondir en arrière. Raphaël les fixait d’un air sombre.

« Réfléchissez avant d’agir, enfants ! Lieutenant, ramenez-les à Alun Hevel et gardez-les sous surveillance jusqu’à ce que je décide de leur punition.

— à vos ordres ! »

La patrouille Traversa et Raphaël déploya ses ailes pour les suivre dans le Portail. Il vola jusqu’à Alun Hevel – il ne pleuvait pas dans ce Cercle-là – et n’atterrit à nouveau qu’une fois arrivé à l’ancienne bibliothèque des archanges, qui avait été convertie en salon et servait à leurs réunions hebdomadaires.

Celle-ci leurs servaient à débattre des problèmes communs, chacun compensant ses faiblesses par les forces des autres. Gabriel, archange de la Pureté, leur rappelait le poids des loisï; Rémiel et Uriel, femmes parmi les archanges, apportaient un point de vue particulierï; Raphaël et Raguel poussaient les autres à avancer.

Raphaël retira sa cape et la secoua un peu avant de la pendre au porte-manteau. Au final, il arrivait tout de même bon dernier.

« Veuillez excuser mon retard. J’ai un problème grave à soulever aujourd’huiï: certains de mes anges sont Descendus dans les Abysses. »

Les archanges poussèrent des exclamations étouffées. Raguel, archange du Feu, lui fit signe de s’asseoir dans le divan près de luiï: il était le seul à ne montrer aucune trace d’inquiétude.

« Quelques-uns de mes anges ont fait pareil, avoua-t-il quand Raphaël se laissa tomber à ses côtés.

— Tu n’as pas songé à nous prévenir ? s’exclama Gabriel. Les anges doivent rester en Eden ! L’extérieur est dangereux !

— Nous ignorons si les démons nous sont hostiles, rétorqua Raguel. Tant que je n’en ai pas la preuve…

— Notre Altesse Lyth nous a prévenus ! continua de s’alarmer Gabriel. Les as-tu isolés des autres ? Ils pourraient avoir été corrompus par les Abysses…

— Ils m’ont juré ne pas avoir vu de démons.

— S’ils sont corrompus, peut-être mentent-ils…

— Suffit, intervint Lucifer, qui s’était remis de son choc premier.

Gabriel croisa ses mains gantées de blanc sur la table, inquiet. Lucifer ignorait s’il devait plutôt s’agacer des excès de l’archange de la Pureté ou de l’insouciance de Raguel, qui semblait aussi placide que toujours.

« Sans informations supplémentaires, nous ne pourrons rien décider, commenta Saraqael.

— Pas question d’aller dans les Abysses ! s’horrifia Gabriel. Qui sait ce que nous pourrions y trouver ?

— Personne, c’est tout le problème », ironisa Saraqael.

Lucifer fronça les sourcils pour le réprimander, mais l’archange du Soleil se contenta de lever les yeux au ciel. Gabriel, lui, secouait la tête, bouleversé à la seule idée de Descendre. Lucifer s’en serait amusé s’il n’était pas lui-même soucieux. Que Lyth ait ou non exagéré Ses paroles, les Abysses restaient inconnues aux anges.

Devant leur absence de réaction, Rémiel s’emporta.

« Nous devons agir ! s’exclama-t-elle. Vous réalisez que nos anges sont en danger ? S’ils s’aventurent en Bas sans rien connaître des Abysses, comment sauront-ils réagir ? Ils ont l’habitude de l’environnement protégé de l’Eden !

— Sans oublier les enfants, ajouta Uriel. Ce sont les plus curieux et les plus téméraires, donc les plus susceptible de Descendre sans supervision. »

Gabriel ouvrit la bouche pour protester mais la jeune femme l’en empêcha.

« Que ferais-tu, si Ariel Descendait, poussé par d’autres ? Nous ne saurions même pas où le chercher ! »

En parlant du jeune Prince-ange, elle avait touché une corde sensibleï; Gabriel vira au blanc. Des années avaient passé depuis le départ de Lyth et le bébé était devenu un adorable petit garçon. Cependant, frêle et influençable, Ariel était grandissait plus lentement que les anges normaux, sans doute à cause de son statut particulier de Prince immortelï: il ne paraissait pas avoir plus de six ans alors qu’il aurait déjà dû être adulte.

« Ariel ne ferait jamais cela, murmura Gabriel, mais il essayerait peut-être d’empêcher d’autres de partir… Il veut tant nous aider. »

Les archanges avaient tous déjà vu Ariel gronder des anges plus âgés qui ne se tenaient pas correctement, ou imiter la façon dont Gabriel bougeait. Même Lucifer n’en avait pas longtemps voulu au petit garçon d’être le frère d’un seul d’entre euxï; il était bien trop adorable.

« Dans ce cas, il n’y a qu’une solution, déclara Raphaël, décidé. Je Descendrai et vous rapporterai ce que je verrai en Bas. »

Rémiel et Uriel pâlirent aussitôt, perdant leur assurance.

« Est-ce judicieux ? s’inquiéta Uriel.

— Les Abysses existent, puis quoi ? demanda Raphaël. C’est un territoire inexploré, oui, mais à quel point ces démons peuvent-ils être terribles ? Un archange au moins doit s’y rendre. Je me porte volontaire. »

L’archange de la Foudre ne connaissait pas la peur, avertissement de Lyth ou non. Et si ses anges l’avaient fait, pourquoi pas lui ? Les protéger était son devoir. D’ailleurs, cela semblait logique qu’il Descendeï: d’eux sept, il était le plus grand et le plus imposant, car les pouvoirs accordés par Ksah, la Foudre, développaient sa force et sa vitesse.

« Je ne suis pas sûr qu’y aller seul soit une bonne idée, dit Raguel avec une prudence inaccoutumée.

— Si trop d’entre nous Descendent en même temps, cela pourrait être interprété comme une agression, souligna Saraqael. Après tout, si deux ou trois archidémons apparaissaient en Eden, nous ne les accueillerions pas à bras ouverts. »

Les autres approuvèrent avec réticence. L’archange du Soleil se pencha vers Lucifer.

« Moi aussi, je suis curieux, murmura-t-il, et je saurai surveiller Raphaël. Je t’avertirai au moindre problème. »

Le Premier-né fronça les sourcils. Comment Saraqael comptait-il s’y prendre et pourquoi ne pas en parler aux autres ? Il acquiesça mais se réserva le droit de leur rapporter l’idée plus tard s’il le jugeait nécessaire.

« Très bien, quelqu’un doit Descendre, déclara Lucifer à voix haute. Cependant, je refuse de laisser un autre prendre ce risque. Un danger menace ou non les angesï; j’irai m’en rendre compte par moi-même. »

Même Saraqael resta coi devant cette déclaration. Uriel et Rémiel échangèrent des coups d’œils nerveux. Raphaël fronça les sourcils.

« Il s’agit de mon idée et d’un problème venu de mon clan. Je devrais Descendre.

— Je ne laisserai pas un autre ange courir ce risque, insista Lucifer. Tu veux te rendre dans les Abysses pour protéger ceux de ton clanï: comprend donc que je veuille le faire pour l’Eden entier. Vous êtes sous ma responsabilité. »

Raphaël soupira mais il ne comprenait que trop bien le point de vue du Premier-néï: il hocha la tête pour donner son approbation. Voyant l’air inquiet d’Uriel et Rémiel, Lucifer s’adoucitï:

« Je partirai demain et ne resterai pas absent plus de trois jours », promit-il.

Devant tant d’inflexibilité, bon gré, mal gré, les autres durent se soumettre. N’avaient-ils pas accepté l’idée qu’un autre des leurs Descende ? Se priver de leur régent serait difficile, surtout devant tant d’incertitude, mais les archanges comprenaient le point de vue de Lucifer.

Raguel s’attarda, hésitant. Puis, avec un sourire ambigu, il déclaraï:

« J’aurais peut-être dû y aller moi-même, mais soit ! Advienne que pourra. »

Il se leva et sortit à son tour, laissant Saraqael et Lucifer seuls. Ce dernier se tourna alors vers son ami.

« Explique-toi. »

L’archange du Soleil parut réticent.

« Ma parole ne te suffit-elle pas ?

— Cette mission est trop importante pour que j’en laisse le moindre détail dans l’ombre. »

Saraqael passa une main nerveuse dans ses cheveux roux.

« Très bien. J’ai trouvé le moyen d’utiliser des morceaux de mon aura pour espionner les gens à distance. Je ne sais en faire qu’un seul pour l’instant mais, avec de l’entraînement, je parviendrai peut-être à en créer plusieurs… »

Lucifer ne put retenir une exclamation.

« Détacher un morceau de ton aura ? Tu dois souffrir atrocement ! »

L’archange du Soleil haussa les épaules.

« La douleur est tolérable et le résultat en vaut la peine. L’envoyer seul en Bas serait néanmoins inutileï: cela ne nous permettrait pas d’interagir avec les démons. »

Lucifer nota que Saraqael ne précisait pas qu’il craignait d’envoyer son aura seule, sans défense, dans un endroit dangereux. Sans doute avait-il honte de vouloir se protéger tout en laissant un autre prendre les risques. Pourtant, le Premier-né le comprenait. Il ne savait pas ce qu’il ferait sans sa magie, la Lumière en lui, et le cœur de l’Eden qui pulsait au même rythme que le sien.

« Pourquoi ne veux-tu pas en parler aux autres ? demanda-t-il plutôt.

— Ils ne doivent pas se reposer dessus. J’ai fait des tests mais j’ignore si je saurai tenir trois jours complets avec cet espion loin de moi. J’ai du mal à me concentrer à la fois sur mon travail et sur ce que voit mon aura. »

Voilà qui expliquait la fatigue que le Premier-né avait remarquée chez son ami récemment. Qui d’autre que l’opiniâtre Saraqael aurait été capable de se séparer d’un morceau de sa propre magie ? Un frisson secoua Lucifer. Même s’il essayait, il doutait d’y parvenir, et il ne demanderait jamais à un autre d’essayer – d’ailleurs, cela n’aurait aucun sens. Les dons d’illusion de l’archange du Soleil lui permettaient de rendre son petit espion invisible, ce qui lui donnait tout son intérêt.

Lucifer faillit néanmoins revenir sur sa décision. Il n’aimait pas imposer tant d’effort à un tiers. Il pouvait prévenir les autres que le voyage ne se ferait pas… Cependant, cela retarderait juste l’inévitableï; mieux valait récolter des informations le plus vite possible.

« Trouve une excuse pour rester dans tes appartements. Bien que je refuse de laisser un autre courir de risque, j’avoue que ta présence me rassurera grandement. Par ailleurs… »

Lucifer sourit, malicieux.

« Il faut trouver un nom à ton tour. Bouts d’aura ou espions, ce n’est pas parlant. »

L’archange du Soleil leva les yeux au ciel devant tant de futilité.

« Je n’en vois pas l’importance.

— Ce sont des morceaux de ta magie, continua Lucifer, et celle-ci t’a été offerte par Essiah. »

Il s’agissait là du véritable nom du Soleil, tout comme leur Seigneur Lyth était l’élément Bien. Saraqael sourit malgré lui.

« Des essions, tu veux dire ? »

Lucifer s’esclaffa.

« Le mot est bien trouvé.

— Je ne sais en envoyer qu’un pour l’instant, lui rappela Saraqael.

— C’est suffisant. Va te reposer, à présent. Je partirai après-demain… et ton ession devra être prêt. »

***

La cité d’Onglarh, petite et en plein développement, ne se montrait pas aussi propice à la chasse que la capitale, à laquelle Ymesh était habitué. Les rues plus fréquentées et moins nombreuses rendaient toute attaque difficile, et les habitants étaient plus prompts à reconnaître les étrangers.

Cependant, la prudence indiquait de changer de terrain aussi souvent que possible afin d’éviter d’être reconnus et ne pas tomber dans des habitudes qui leur feraient relâcher leur vigilance.

Ymesh était soulagé de pouvoir enfin accompagner son maître. Malgré ses erreurs passées, Shön pensait qu’il ne l’handicaperait pas, même s’il le considérait trop impulsif pour le laisser sans supervision. Il lui avait ordonné de rester à ses côtés et de ne pas perdre son calme, et Ymesh était déterminé à le satisfaire.

Cependant, une mauvaise surprise les attendait à l’entrée de la ville. Ils approchaient des portes grandes ouvertes quand le jeune homme sentit l’odeur, une vague écœurante qui lui donna la nausée. Il n’avait jamais respiré un parfum aussi immonde, même dans les cités démoniaques, pourtant peu connues pour leur propreté.

« Qu’est-ce que… ? »

Shön lui fit signe de se taire, le visage fermé.

« Reste près de moi et ne réagis pas. Surtout, ne parle pas skahil, pas même un sifflement. »

Ymesh ne protesta pas devant son ton autoritaire. La tension de son maître lui faisait craindre le pire et il resta deux pas derrière lui, sa capuche rabattue sur son front. Au moins ne devaient-ils pas cacher la couleur de leurs iris, contrairement à Anijiaï; aucun démon ne les avait rouges et elle avait déjà failli se faire repérer plusieurs fois à cause de cette particularité.

Bien qu’il se soit préparé au pire, Ymesh fut choqué par ce qu’ils trouvèrent. De grands piquets avaient été plantés dans le sol meuble, liés par des cordes solides pour former cinq cadres de bois. Dans chacun, un cadavre pendait.

L’un d’entre eux, attaché tête en bas par un seul pied, se balançait au rythme du vent. Le grincement sinistre de la corde retentissait dans les oreilles d’Ymesh malgré le brouhaha des entrées et des sorties. Blême, il se rapprocha de son maître.

« Que…

— Shh. »

Sourcils froncés, Shön tendait l’oreille. Le jeune homme l’imita et eut un haut-le-cœur lorsqu’il entendit un faible sifflement venant de l’un des corps.

« Ils sont en vie ? murmura-t-il en elfique, horrifié.

— Un avertissement. Dont nous ne tiendrons pas compte.

— Vous voulez dire que nous allons tout de même… »

Le regard gris de son Primogène se fit sévère. Ymesh se détourna, nauséeux, et le suivi dans l’enceinte.

Leur expédition, qui aurait dû être un moment exaltant après une longue diète et marquer la fin de sa disgrâce, se transforma en corvée. Shön resta cependant inflexibleï: ils ne repartiraient pas sans s’être nourris.

Sans doute avait-il raison. Après tout, ils avaient attendu aussi longtemps que possible. Retarder leur chasse les affaiblirait trop. De plus, Anijia dépendait d’eux. Ils ne se déplaçaient jamais à trois, donc elle devait attendre leur retour pour être nourrie par leur maître.

Ymesh soupira. Des mesures identiques avaient sans doute été prises dans les autres villes démoniaques. Se déplacer ne changerait pas leur situation. Cependant, la logique de ces arguments ne diminuait en rien son choc, et il retourna avec soulagement vers les portes de la ville une fois le ventre plein. Repasser devant le spectacle macabre l’emplit d’angoisse mais, au moins, ils rentraient chez eux. En sécurité.

Il fut désagréablement surpris quand son maître s’arrêta.

« Continue sans moi. »

Ymesh le dévisagea, incertain. Qu’avait-il derrière la tête ?

« Rentre, continua Shön d’un ton neutre, comme s’il parlait du beau temps. Préviens Anijia et tenez-vous prêts. »

Ses yeux gris semblaient plus froids qu’à l’accoutumée, animés par une lueur inflexible qui fit frissonner le jeune homme.

« Oui, maître », répondit-il donc avant de s’éloigner.

De son côté, Shön se prépara. Peut-être aurait-il le temps d’en libérer deux avant de commencer à courir.

Il se mêla aux curieux qui regardaient les ska, parfois même sans être belliqueux. Un enfant pointait le plus proche du doigt, tiraillant la manche de son ami.

« Tu as vu ? Il a les yeux rouges ! »

Ce devaient être les premiers ska qu’ils voyaient en chair et en os.

Shön s’en approcha petit à petit, l’air de rien. Il glissa un couteau dans sa main, caché par sa manche, et concentra une infime partie de son aura sur les cordes qui les retenaient pour geler celles-ci sans être remarqué. La magie était utilisée à tout va parmi les démonsï; personne ne perçut son manège.

Alors seulement il coupa la plus proche d’un mouvement sec, tirant le ska à lui.

« Courez ! » siffla-t-il en skahil.

Les autres prisonniers réagirent aussitôt en tirant sur leurs liens, qu’ils avaient senti geler. Les cordes se brisèrent en morceaux et ils profitèrent de la stupéfaction des démons pour s’enfuir.

Malheureusement, celle-ci ne dura pas.

« Arrêtez-les ! »

Shön ne se retourna pas, tirant sur le tissu d’un étal pour que celui-ci se renverse derrière lui. Il entendit des ailes se déployer en claquant et tourna dans une ruelleï; il devait atteindre les portes avant que celles-ci ne soient fermées…

La ruelle avait été une mauvaise idéeï: au lieu de se perdre dans la foule, il se retrouva soudain seul. Il fit volte-face – pour se retrouver face à un démon grondant.

« Toi… »

Le démon s’élança en avant, sans même utiliser la magie. C’était sa chanceï: Shön l’arrêta net d’un globe de glace dans le ventre. L’homme s’effondra, le souffle coupé, mais deux autres venaient de derrière lui et ceux-là tendirent leurs mains devant eux.

« à l’attaque !

— à mort le vampire ! »

Shön se plaqua contre une porte, trouvant dans le porche un abri relatifï; eux bondirent derrière deux caisses. S’il ne les abattait pas très vite, d’autres allaient arriver, lui retirant toute chance de sortir de la ville vivant. Il aurait bien besoin d’une diversion…

Il tira un autre coup de magie pour les occuper, scrutant les alentours des yeux. Son regard accrocha une grosse citerne dont les bords dépassaient du toit adjacent. Voilà qui servirait à merveille.

Se concentrant, il la tâtonna de son aura avant d’y trouver ce qu’il cherchaitï: de l’eau de pluie. Parfait ! Il gela celle-ci d’une pensée. Les montants de la citerne plièrent sur son poids croissant, grinçant sous l’effort.

Les démons arrêtèrent de combattre.

« Que… ? »

Shön gela celui qui avait eu le malheur de se figer à découvert, avant de se remettre à courir. L’autre se mit à hurler quand les montants cédèrent tout à fait et qu’il vit la citerne pleine tomber vers lui.

Le maître ska sortit de la ruelle pour se retrouver dans une artère principale et se glissa parmi les démons aussi naturellement que possible. Il continua d’avancer d’un pas rapide, sans courir, et parvint à passer les portes avant que qui que ce soit n’essaie de les fermer. Ce faible temps de réaction lui parut étrange mais il ne s’arrêta pas pour y réfléchir. Il devait rentrer.

Il regretta son manque de méfiance quelques minutes plus tard, alors qu’il retrouvait Ymesh dans la forêt.

« Maître…

— Silence ! lui intima Shön, avant de tendre l’oreille. Saâgh, ils m’ont suivi ! »

Il attrapa le poignet de son Infant et se remit à courir, slalomant entre les arbres gigantesques propres aux Abysses. Une flèche siffla et il la congela sans se retourner, sans même manquer un pas. Il connaissait la région, savait par où passer en cas de fuite, et était passé maître dans l’art de cacher ses traces. Pourtant, les démons l’avaient rattrapé sans leur laisser le temps de rejoindre Anijia.

Ils étaient arrivés trop vite. Shön connaissait ses capacités, il savait qu’ils n’auraient pas dû le retrouver si aisément, sans quoi il ne les aurait pas guidés vers Ymesh. Il acceptait le danger pour lui-même, pas pour son Infant, et des ska assez stupides pour s’être fait capturer n’en valaient d’ailleurs pas la peineï; eux-mêmes l’avaient qualifié d’imbécile pour les avoir aidés. Cette mise en scène avait été un piège.

Shön courut plus vite, une main fermée sur le poignet d’Ymesh, tirant le jeune homme à sa suite. Anijia, plus expérimentée, s’en sortirait seuleï; les autres ska ne dépendaient pas de lui, qu’ils se débrouillent.

Ils profitèrent d’une clairière pour accélérer, mais retournèrent vite sous le couvert des arbres, où les branches basses ne permettaient pas aux démons de s’envoler. Ils avaient dû envoyer leurs meilleurs chasseurs, qui parvenaient à les suivre malgré la densité de la forêt. Shön savait qu’il ne gagnait du terrain que trop lentement. Une fois sortis du périmètre connu, Ymesh et lui risquaient d’être rattrapés.

Le Primogène se concentra pour sonder l’aura de leurs poursuivants. Seuls cinq s’étaient attachés à leurs pas, les autres cherchant à rattraper leurs anciens prisonniers. Leurs puissances conjuguées ne l’égalaient pas, comme Shön s’en était douté. Cependant, une confrontation directe les ralentirait trop. Si un Haut Démon était en route, ils devaient avoir disparu quand il arriverait.

Se concentrant, Shön enfouit sa magie au fond de son être, la camouflant. Ymesh l’imita sans qu’il ait à lui ordonner. Ils accélérèrent la cadence. Son cœur battait fort dans sa poitrine et respirer devenait difficileï; contrairement à son Infant, il avait toujours besoin d’air.

Il buta contre une racine sans ralentir. Derrière eux, les cris s’éloignaient mais ne disparaissaient pas. Shön serra les lèvres. Encore un peu. Les arbres touffus empêchaient leurs démons de les voir depuis le ciel, leur faisant perdre leur principal avantage. Bientôt, Essiah serait couché, et l’absence de lumière rendrait leur piste invisible. Mais ils ne pouvaient pas continuer tout droit.

D’un coup sec, le ska dévia Ymesh de sa route et le poussa contre un arbre, avant de peser contre lui de tout son poids. Leur course leur avait fait gagner du temps, les ombres s’allongeaient déjà. Posant un doigt sur ses lèvres, Shön fit un pas en arrière, libérant le jeune homme. Ensuite, en silence, il s’éloigna de l’axe qu’ils avaient suivi jusque là, l’entraînant à sa suite. Ymesh tirailla sa manche.

« Anijia ? » articula-t-il sans bruit.

La semi-obscurité lui permettait tout juste de lire sur ses lèvres. Shön colla sa bouche à son oreille.

« Elle se débrouillera. »

Son ton était assuré et il espéra dire vrai. Il reviendrait chercher Anijia une fois Ymesh à l’abri. En attendant, il priait Saâgh qu’elle ait su s’enfuir.

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