Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 5

« L’Élément Lumière, Faljan, peut être considéré comme le fils de Lyth, même si Sa création a été une obligation. Il a un statut particulier, qui n’est pas celui d’un subordonné. Feu, Foudre, Air et Métal ont eux aussi été créés par Lyth, mais Eux étaient prévus pour être Ses loyaux servants. »

- Passage censuré de « Des Éléments et de leurs rapports entre eux et avec les anges » -

Ketosaï s’appuya sur la rambarde de ses escaliers pour observer l’enfant qui jouait dans le hall en contrebas. Leurs traits étaient semblables : des pommettes saillantes sur un visage maigre et pâle encadré par des cheveux noirs comme le jais. Malgré leur lien de parenté, le regard calculateur de l’homme ne montrait pas la moindre trace d’affection.

Sans être mauvais, son fils ne s’approchait pas assez de la perfection : son caractère restait trop doux. Il tenait de sa mère, une prisonnière elfe au sang médiocre qui avait trouvé une utilité inattendue en tombant enceinte.

Ketosaï n’avait pas prévu d’avoir un héritier. Les ska ne vieillissaient pas au-delà de la maturité et, tant qu’ils se nourrissaient, leurs corps régénérait leurs blessures physiques ; Saâgh, le Sang, avait vu grand pour Ses créatures, les rendant potentiellement immortelles. Peu de gens atteignaient son niveau et il n’avait donc à craindre que l’apparition d’un rival. Dans une telle situation, procréer était stupide : d’une part, un enfant était un poids, d’autre part, il héritait de la puissance de ses parents et risquait donc de devenir dangereux à terme.

Cependant, lorsque Ketjiko était né, Ketosaï avait épargné l’enfant, ne tuant que sa mère. Celle-ci n’ayant pas possédé de grands pouvoirs, les chances que la magie du gamin ne se développe jusqu’à son niveau étaient réduites.

De plus, il savait comment tirer profit de cet atout inattendu.

« Qu’en penses-tu, Daliah ? »

La belle femme à qui il s’adressait se lova contre son dos, passant ses bras autour de son torse. Son adorable visage ovale aux lèvres pleines était entouré de soyeuses boucles brunes qui soulignaient la douceur de ses traits. Cependant, le pli méprisant de sa bouche modérait cet effet.

« Trop jeune, déclara-t-elle. Je ne vois pas pourquoi tu refuses de t’occuper toi-même de la réalisation de notre plan.

— Parce que, ma chère, j’agis avant tout pour ma survie, donc me placer moi-même en première ligne serait idiot. Nous autres ska vivons plus longtemps lorsque nous restons cachés.

— Je pourrais porter ton enfant… »

Ketosaï attrapa la main de la jeune femme pour déposer un baiser dans sa paume.

« Tu sais bien que c’est impossible, Daliah. Il naîtrait peut-être plus puissant que nous. Celui-ci, par contre, tombera aisément dans tes filets. Si tout se passe comme prévu, il te fera reine. »

Daliah fit la moue, posant son menton sur l’épaule maigre et sèche du ska.

« Tu viens de dire qu’apparaître en première ligne était stupide. »

Ketosaï eut un rire amusé et pivota pour pouvoir l’attirer contre lui.

« Avoir un enfant est stupide quand la survie prime sur le reste, comme pour moi, mais pas quand on veut comme toi goûter aux joies du pouvoir.

— Très bien, très bien. Mais sois vigilant ! Je n’apprécierais guère de voir nos plans échouer par ta faute. »

Du pouce, l’homme effleura les lèvres pulpeuses, amusé de l’autorité qu’elle tentait d’instiller dans sa voix.

« Ne t’inquiète pas, nos intérêts convergent. »

Elle se colla contre lui avec un gémissement, espérant rendre cette étreinte plus sensuelle. Sans s’en soucier, l’homme regardait par-dessus son épaule, son regard bleu fixé sur le petit garçon qui, par la seule force de son esprit, tordait les os d’un esclave dans une parodie grotesque d’être vivant.

Son attention fut alors captée ailleurs. Il repoussa Daliah qui fronça les sourcils, avant d’avoir la même réalisation que lui.

« Des visiteurs ! s’exclama-t-elle, surprise. J’ignorais que d’autres que moi connaissaient l’emplacement de ta demeure.

— Ils sont rares mais ils existent. Retirons-nous dans le petit salon pour les accueillir. Ketjiko ! cria-t-il à l’enfant. Suis-moi. »

Le gamin obéit, envoyant les os s’empiler dans un coin discret par la force de son esprit alors qu’il rattrapait son père.

***

Lucifer, sombre, s’efforçait de lire un des nombreux dossiers de la pile qui s’était entassée sur sa table de travail. Enfermé dans son bureau, il prenait ce retard causé par son absence comme excuse pour esquiver ses pairs et les anges en général. La seule personne qu’il ne pouvait éviter était Michaël, qui l’avait remplacé à la tête de son clan durant son absence.

« J’ai essayé de régler ce problème, mais je ne sais pas si la solution vous convient… exposait le Prince-ange avec le plus grand sérieux. En tant que solution provisoire, néanmoins, elle a fonctionné.

— Je ne doute pas que tu aies fait de ton mieux. Si cela convient à tous, je ne m’y opposerai pas. »

Michaël sourit, ravi de son approbation, et se saisit d’un nouveau dossier. Lucifer se détendit devant son enthousiasme. En dehors du niveau magique exceptionnel qui lui garantissait l’immortalité, Michaël possédait une capacité d’écoute et de raisonnement qui en faisait un excellent dirigeant. Lui confier la gestion du clan durant son absence avait été un test, afin de voir s’il se laisserait influencer par les archanges. Le jeune homme s’en était sorti à merveille, écoutant leurs conseils sans se laisser dicter sa conduite.

S’il devait m’arriver un jour quelque chose, il serait là pour prendre la relève, se dit Lucifer avant de sursauter. D’où Lyth lui venait une pensée pareille ?

« Vous allez bien, monseigneur ? s’inquiéta Michaël.

— Oui, ne t’en fais pas.

— Pardonnez-moi, mais vous me paraissez distrait… Voulez-vous que je revienne plus tard ?

— Non, ça ira.

— Maître Saraqael pourrait vous aider aussi bien que moi pour ces cas-ci… »

À ce nom, Lucifer se crispa. Depuis leur dispute, les relations entre l’archange du Soleil et lui étaient devenues ambiguës ; un non-dit flottait entre eux. Saraqael désapprouvait sa Descente dans les Abysses.

L’archange du Soleil avait pourtant observé ce monde comme lui, au travers de son ession. Il n’était pas obtus comme Gabriel ni ignorant comme les autres, il savait que les démons n’avaient rien de maléfique. Alors pourquoi était-il devenu si froid ?

Michaël soupira devant son silence.

« Ce sont les enfants de Sei, n’est-ce pas ? »

Lucifer cilla, puis prit une expression dépitée.

« Difficile d’ignorer qu’ils sont un point de discorde entre nous, n’est-ce pas ?

— Tout le monde en parle. J’ai même entendu de jeunes Apprentis en discuter entre eux… personne ne semble d’accord, chacun a son avis à donner. »

L’archange s’appuya sur son bureau pour se pencher en avant, intéressé.

« Vraiment ?

— Bien sûr, maître. Quand vous vous disputez, cela se répercute sur l’Eden entier. »

Lucifer baissa la tête devant le reproche déguisé. Si même Michaël se permettait ce sous-entendu… Au moins celui-ci n’avait-il pas un avis aussi tranché que, à tout hasard, Gabriel.

« Savoir que notre discorde pose problème ne nous mène pas pour autant à une solution, je le crains, regretta Lucifer. Les démons sont… eh bien, des créatures de Sei. Je peine à convaincre les autres qu’ils ne sont pas mauvais pour autant. Au contraire, ils ont beaucoup à nous apprendre.

— Un échange est toujours bénéfique, approuva Michaël. Cependant… peut-être que nous couper d’eux serait moins néfaste que vous couper vous-même de vos pairs, Votre Altesse. »

Lucifer pâlit. Le Prince-ange continua sans réaliser son trouble :

« Je sais que vous comptez Descendre à nouveau. J’espère que vous ne resterez pas absent aussi longtemps que la dernière fois ? »

Pris par surprise, Lucifer hésita. Ses pairs lui arracheraient la tête s’il s’absentait longtemps, mais admettaient néanmoins que son premier contact avec un archidémon devait être approfondi – seule raison pour laquelle une autre Descente avait été programmée.

« Tout dépend de ce qui m’attend en Bas », répondit-il.

Michaël tritura le bout d’une de ses longues mèches noires et l’archange sourit, attendri. Parfois, il s’imaginait que la naissance du Prince-ange était un cadeau d’adieu de Lyth, comme Il avait confié Ariel à Gabriel.

« Je ferai de mon mieux pour être de retour plus tôt, promit Lucifer. Mais tu ne dois pas t’inquiéter, tu t’en es bien sorti.

— Je l’espère… Cependant, l’Eden a besoin de vous et, ce rôle-là, vous seul pouvez le tenir. »

Égoïstement, Lucifer se sentit envahi par une vague de bien-être. Avec tous les problèmes que lui posaient les autres archanges, il en oubliait presque son amour pour l’Eden. Ses responsabilités devenant plus nombreuses, et parfois le poids devenait si lourd…

La remarque de Michaël lui rappelait qu’il restait lié à l’Eden, qu’ils formaient un tout. Aucune dispute ne changerait ça.

« Tu as raison, admit-il. Peut-être un jour d’autres suivront-ils mon exemple, cela les rassurera : les Abysses sont magnifiques. J’espère que tu auras l’occasion de les visiter. »

Le jeune ange se détendit, soulagé.

« Si elles vous plaisent à ce point, je ne doute pas de leur beauté, Votre Altesse. Peut-être pourrai-je les visiter en votre compagnie. »

Sur ces mots, ils se replongèrent dans leur travail.

***

Assis à même le sol à quelque distance de la tente du maître de la ville, Ymesh contemplait le ciel, morose. Ils se trouvaient à Ijishia depuis cinq jours et Shön passait son temps à discuter avec les uns et les autres, prenant des nouvelles, rassemblant les gens autour de lui. Ce comportement était normal ; le mage de Glace voulait se faire une meilleure idée de la situation et renouait avec son fils.

De ce qu’Ymesh avait entendu, Shean était quelqu’un de bien. D’un point de vue elfique, du moins ; la plupart des ska l’auraient qualifié de sentimental, ce qui n’était pas un compliment dans leur bouche. Malgré cela, le Sire tenait la cité d’une poigne de fer, n’hésitant pas à se montrer cruel envers ceux qui dépassaient ses limites.

Shön semblait très fier de lui.

Les qualités de Shean dépassaient douloureusement celles d’Ymesh sur tous les points. Pour la première fois depuis longtemps, il se demanda ce qui avait poussé son Primogène – le ska qui l’avait transformé – à le choisir, lui. Ils avaient des tempéraments aussi différents que le Feu et la Glace, leurs Éléments respectifs.

Ymesh secoua la tête, ennuyé par son propre accablement. Il n’avait rien à envier à ce type ! Il avait son propre caractère, ses points forts et des qualités. Sa jalousie ne le mènerait à rien.

Restait que Shean se comportait bizarrement avec lui.

L’Infant se releva et agita le bas de sa tunique pour en faire tomber la poussière. Lorsqu’il finit de se redresser, il remarqua que le maître d’Ijishia se tenait juste de l’autre côté du sentier et il sursauta.

« Qu’est-ce que tu as fait pour qu’il te transforme ? demanda le mage de Glace d’un ton froid. Qu’as-tu de spécial ?

— Je n’en sais rien, monseigneur. »

Son poing le démangeait mais mieux valait rester poli. Le Feu s’agita dans son aura.

En trois pas, Shean arriva devant lui et il lui attrapa le menton entre le pouce et l’index. Il scruta son visage pour y chercher Frryl savait quoi et finit par se détourner, dégoûté.

« Un Infant, à son âge. Ridicule.

— Quel est votre problème avec maître Shön, par Saâgh ? explosa enfin Ymesh, des flammèches s’échappant de ses mains crispées sans qu’il le veuille. Je vous interdis de le critiquer de cette façon !

— Pourtant, il y a de quoi, répondit calmement le maître ska. Tu ne le réalises pas mais ce qu’il t’a fait est répugnant.

— Il y a d’autres Infants à Ijishia !

— Ce n’est pas le problème. »

Shean soupira, son animosité calmée par l’éclat du jeune elfe.

« Tu es jeune, Ymesh, à peine adolescent…

— J’ai dix-sept ans !

— Shön a vu passer des siècles. Même moi, je suis vieux d’une quinzaine de décades. Tu es un enfant à nos yeux et il t’a pris comme Calice. »

Ymesh rougit.

« Il ne me boit plus depuis ma transformation. La dépendance…

— N’est pas le problème. Il a eu ce genre de relation avec un enfant. Je savais que certains ska le faisaient mais je ne pensais pas qu’il en faisait partie. »

L’elfe le regarda sans comprendre. Shean secoua la tête.

« Oublie ça. Tu comprendras quand tu auras mon âge. »

Ymesh décida de se contenter de cette déclaration, aussi frustrante soit-elle. Au moins, le mage de Glace ne le regardait plus comme un insecte dégoûtant.

Shean lui adressa un regard bienveillant. Il ressemblait terriblement à Shön, en plus détendu ; il montrait plus ses sentiments. Ymesh ouvrit la bouche pour parler mais un mouvement en périphérie attira son regard. Quelqu’un courait dans la foule, droit vers lui… et il connaissait cette personne

« Anijia ! cria-t-il, bondissant de joie. Tu es vivante ! »

La jeune femme le rejoignit et l’étreignit de toutes ses forces.

« Ymesh ! Je ne pensais pas un jour être si contente de te voir !

— Ben merci, répondit-il sans la lâcher. Je peux t’assurer que c’est pareil pour moi ! »

Malgré leur ton taquin, ils s’étreignirent un long moment avant d’enfin se séparer.

« Maître Shön ? s’enquit Anijia.

— Il n’a pas la moindre égratignure, la rassura l’Infant. Allons le rejoindre… Même s’il ne l’a pas montré, il s’est beaucoup inquiété. Mais tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ? »

Elle releva le menton.

« Je ne le suis plus. Eh bien, qu’attends-tu pour m’introduire ? »

Ymesh était trop heureux de la retrouver pour lui tenir rigueur de son arrogance. Cependant, avant de l’amener à leur maître, il pouvait se réjouir de son expression.

« Anijia, je te présente Shean, maître de la ville mobile d’Ijishia… »

***

Un vent fantomatique faisait danser le sable orange de la plaine. Le ciel jaunâtre était exempt tant de nuages que de soleil et la lumière était aussi illusoire que l’air ; dans ce monde immatériel, rien n’existait vraiment. L’esprit seul créait des images afin de combler l’impossible vide de l’endroit.

Asmodée, archidémone de la Mort, se promenait dans l’Au-Delà. Elle seule, parmi les êtres vivants, pouvait se rendre dans cet Autre Lieu où flottaient les âmes des morts – elle et un autre. Ils en étaient les deux gardiens, un rôle dont même Belzébuth, seigneur des Abysses et maître des démons, n’avait pas conscience.

Elle matérialisa consciemment un arbre. Celui-ci refusa de produire des feuilles et son écorce vira au noir, comme s’il brûlait. Agacée, Asmodée poussa le tronc jusqu’à ce que les racines mortes s’extraient du sable et s’y assit. Ses courtes mèches cuivrées ondulaient comme si le vent y passait les doigts.

« Tu sembles contrariée », fit remarquer une voix derrière elle.

Asmodée ne daigna pas se retourner.

« Un archange se promène dans les Abysses comme bon lui semble.

— Bien sûr, tu allais détester ça.

— Les enfants de Lyth ont un royaume, ils n’ont pas à venir dans le nôtre. »

L’homme rit, puis contourna l’arbre mort pour la regarder en face. Son corps immatériel, teinté d’un bleu si sombre qu’il se confondait avec les ombres, était formé de magie pure : un Élément.

« Tu pourrais y aller sans être vue.

— Peu m’importe. Que voulez-Vous, Shyin ? »

Shyin était la Mort, second maître d’Asmodée après Sei, le Mal, qui avait créé les démons. Shyin s’assit à ses côtés et elle recula prestement ; elle avait appris à s’en méfier. Il rit encore, amusé par sa réaction.

« Je ne te veux pas de mal, au contraire. J’ai un service à te demander.

— Un ordre à donner.

— Peu importe. Où est Jen ? »

Le jhliska de la Mort, second gardien de l’Au-Delà après Asmodée, apparut à l’appel de son nom et s’inclina devant son maître avec mauvaise humeur. « Que voulez-Vous ? Mes journées passées à couper les fils des âmes ne vous suffisent plus ?

— Tu préfères obtenir le rôle d’Asmodée ?

— Elle se contente de veiller sur des âmes sans souvenir. Techniquement, je tue des gens.

— Tu n’as jamais eu à courir après une de ces choses pour les ramener ici », s’agaça Asmodée.

L’Au-delà se trouvait Sous les Abysses, mais même Belzébuth l’ignorait. Les Tréfonds, bien que rudes, étaient matériels. Par contre, les Cercles situés Dessous se faisaient donc de moins en moins tangibles à chaque strate – et, tout en Bas, deux d’entre eux formaient le monde des morts. La réalité y était si mince que même les Éléments pouvaient s’y rendre – du moins, l’un d’entre Eux.

Shyin leva une main.

« Paix. Tu ne tues personnes, Jen, tu te contentes de permettre à l’âme de se séparer du corps. Si tu ne remplissais pas ta tâche, les gens resteraient conscients après leur mort physique et sentiraient leurs corps pourrir autour d’eux. Tu ne veux pas cela, n’est-ce pas ? »

Le vampire haussa les épaules.

« Encore une fois, que voulez-Vous ?

— J’ai une mission à vous confier. »

Le jhliska et l’archidémone échangèrent un regard peu amène : ils ne s’appréciaient pas. Néanmoins, ils n’osaient pas refuser un ordre direct de leur maître.

« L’un des Nôtres a disparu du Monde Vide, expliqua Shyin. Il a dû S’incarner, et Je n’ai aucune envie qu’un Élément Se balade en pleine nature.

— En plus de Vous, Vous voulez dire.

— Je ne peux venir que dans l’Au-Delà, dit Shyin, ennuyé. Si Je Montais jusqu’aux Abysses, Je détruirais les Trois Mondes par Ma seule présence. »

Jen croisa les bras.

« Venez-en au fait.

— Oui. Il a donc choisi de S’incarner en dragon, les créatures les plus résistantes de ce cycle. Mettez-Le hors d’état de nuire avant l’adolescence ou il sera trop tard. »

Asmodée haussa les sourcils mais ne commenta pas. Jen s’en chargea pour elle :

« Un dragon ? Quelle idée. Qui se préoccupe des dragons ?

— Précisément, Il ne voulait pas être remarqué. De plus, ces créatures ont plus d’importance que vous leur en accordez, ils représentent l’Équilibre des Trois Mondes.

— Je m’occuperai des fils, point, protesta Jen. Je déteste cette vie. Créature de Saâgh, tu parles ! »

Il Traversa sans devoir ouvrir de Portail, tant la réalité était fine, et retourna dans la Vallée des fils. Shyin dévisagea alors Asmodée, qui haussa les épaules.

« Vous ordonnez, j’exécute. »

L’Élément eut un rictus mauvais. Visiblement, Il avait des comptes à régler. Asmodée ne voulait pas savoir lesquels ; qui que soit l’Élément incarné, Il devait être stupide pour S’être attiré les foudres de la Mort en personne.

***

Dans les Cercles des Abysses les plus Hauts, les conditions climatiques différaient peu de celles de l’Eden. Même à la capitale des démons, bien plus Bas, les températures demeuraient tolérables. Cependant, si on continuait de Descendre, le soleil pâlissait dans le ciel jusqu’à devenir un cercle de lumière blanche et pâle. Les démons appelaient cet endroit les Tréfonds.

Aucune plante n’y poussait et des glaces éternelles couvraient le paysage. Des fumées âcres émanaient des nombreux volcans, seule source de chaleur dans ces lieux hostiles. Des démons de Glace y passaient parfois mais ils n’y avaient bâti aucune ville, répugnant à s’écarter des autres enfants de Sei.

C’était là que Ketosaï avait établi sa demeure, cachée entre deux montagnes. La magie rendait l’endroit vivable et, à moins de savoir où le chercher, personne ne savait le trouver.

Ymesh pesta pour la quinzième fois depuis leur Descente sur les imbéciles manipulateurs qui se terraient dans les Tréfonds. Ses bottes s’enfonçaient dans la neige jusqu’au mollet et il avait de plus en plus de mal à avancer, ses forces le quittant. Son aura de Feu le protégeait du froid mais l’y rendait aussi plus sensible ; ses lèvres bleuissaient et certains de ses orteils avaient gelé. Tous les mages bénis par Frryl détestaient la glace.

Shön avait acheté des runes de fixation à un démon de Lune et, comme l’indiquait leur nom, celles-ci permettaient de stocker de la magie. Si un mage de Feu y mettait une flamme, l’artefact pouvait servir de briquet. Ymesh y avait injecté de l’énergie sans intention de créer du Feu, ce qui produisait une température assez élevée sans brûler. Portées sous les vêtements, ces artefacts leur évitaient de mourir de froid, mais il fallait réactiver le sort régulièrement et, dans des températures aussi extrêmes, celui-ci était mis à mal.

Évidemment, en tant que mage de Glace, Shön n’en portait pas. Non seulement la morsure glaciale du vent lui faisait l’effet de doux baisers mais, comme de droit, il détestait la chaleur.

« Nous y sommes. »

Grelottant malgré l’aura de Feu qu’il tenait serrée contre lui, Ymesh ne put retenir un sifflement de soulagement.

« Enfin ! »

Anijia, serrée contre lui, profitait de la chaleur qu’il produisait et marchait au rythme de ses pas. Presque aveugles, ils étaient incapables de trouver leur chemin dans l’obscurité permanente des lieux. Comment quelqu’un supportait-il de vivre là ?

« Ne te réjouis pas trop vite, dit Shön en s’approchant des grilles du manoir pour laisser les barrières le reconnaître. Ce n’est que la première étape de notre voyage. »

Le portail s’ouvrit en grinçant, à moitié gelé malgré les runes qui le couvraient, et le petit groupe s’aventura dans la cour intérieure. Le bâtiment ne comportait aucune fenêtre, sans doute pour tenir le froid à l’écart. Ils gravirent les trois marches qui menaient à l’entrée, une petite porte en bois solide, qui pivota toute seule sur ses battants.

Shön entra dignement, sans se soucier de l’air glacé qui s’engouffrait avec eux, alors qu’Ymesh et Anijia se précipitaient. La porte se referma derrière eux sans prévenir ; ils se retrouvèrent dans le noir.

Plus étrange encore que l’absence de lumière, le silence : l’épaisseur des murs étouffaient la plainte constante du vent. Nerveux, Ymesh secoua le manteau qui l’enveloppait et attendit.

Un rai de lumière apparut et une deuxième porte s’ouvrit ; une lumière dansante et le bruit agréable de flammes qui crépitaient parvinrent jusqu’à eux. Un homme se tenait dans l’encadrement, souriant.

« Bienvenue chez moi, Shön. Cela faisait bien longtemps.

— Bonjour, Ketosaï. »

Ils furent introduits dans un salon chaleureux, doté de tapisseries étranges et d’un tapis moelleux. Le feu crépitait dans l’âtre. D’étranges globes de métal pendaient du plafond, dans lesquels Ymesh percevait des braises brûlantes ; un système de chauffage en complément des runes de chaleur gravées dans les murs. Une frise de symboles faisait le tour du plafond, tenant le froid à l’extérieur.

Son maître et leur hôte s’installèrent dans de confortables fauteuils et entamèrent la conversation. Sachant que son rôle et celui d’Anijia se résumait à rester là sans rien dire, le jeune homme prit place derrière Shön – côté cheminée – et les observer en se réchauffant discrètement. Rester debout ainsi n’était pas agréable mais leur présence n’était requise que pour souligner que leur maître possédait des alliés et n’était donc pas quantité négligeable.

D’autant plus que le maître des lieux n’était pas seul. Un enfant patientait sur une chaise, l’air maussade, et une femme occupait l’accoudoir de Ketosaï. Elle ne leur avait pas été présentée, mais sa présence rendait la conversation difficile à suivre. Anijia l’ignorait consciencieusement alors qu’Ymesh essayait de ne pas la regarder.

Elle était belle. Une robe rouge lovait ses courbes, mettant en valeur sa charmante poitrine et ses épaules rondes. Son visage en forme de cœur était entouré de mèches sombres et la couleur cerise de ses lèvres invitait aux baisers. Le jeune homme la trouvait autrement plus captivante que Ketosaï. Celui-ci le surprenait : mince, plutôt petit, les cheveux noirs et les yeux pâles. Son visage osseux ne le distinguait pas du ska moyen, pas plus que la fausse courtoisie de ses manières. Son sourire constant, cependant, l’agaçait beaucoup ; Ymesh avait l’impression qu’il riait d’une plaisanterie connue de lui seul, peut-être faite à leurs dépens.

« Donc, tu requiers mon aide ? fit Ketosaï dans un sifflement velouté.

— Je te demande de l’apporter à l’ensemble des ska, corrigea Shön. Tu es à l’abri ici, cela va sans dire, mais je doute qu’il te plaise de te retrouver un jour seul représentant d’une race éteinte.

— Les démons sont incapables de nous détruire tous…

— Ils peuvent nous décimer ; cela a d’ailleurs commencé.

— Ah, Shön, toujours aussi pessimiste.

— Je préfère dire prudent. »

Le ballet auquel ils se prêtaient avait des implications qu’Ymesh devinait à peine. Il avait néanmoins conscience que Ketosaï devait accepter de les suivre – ce qu’il ferait sans doute – sans que leur maître ne lui doive de faveur en échange – ce qui était plus difficile. Les ska, luttant chaque jour pour leur survie, n’accordaient leur confiance à personne et ne donnaient rien pour rien. Shön devait convaincre leur hôte qu’il avait tout à gagner à les suivre et qu’une action dans leur sens suffirait à se compenser elle-même.

« Où se trouve Ijishia, en ce moment ?

— Tu connais son existence ? Tu m’en vois soulagé. Isolé comme tu l’es…

— Oh, je n’en suis pas à ce point. Tu sais que mes pouvoirs me permettent de me rendre n’importe où comme je l’entends.

— Raison pour laquelle ils nous seraient précieux.

— Ne sois pas si modeste, tes propres pouvoirs sont importants… »

Chassé-croisé, mais Ketosaï était en train d’accepter, non sans faire comprendre à Shön que ce serait lui qui dirigerait les opérations. Leur jeu de cache-cache se transformait en bras de fer. Shön avait plus d’alliés mais Ketosaï possédait une aura de plus haut niveau ; leurs puissances en devenaient presque équivalentes et ils se parlaient comme des égaux, négociant, transigeant, profitant de la moindre ouverture.

Confiant en son maître, Ymesh se redressa… et croisa le regard du jhliska pour la première fois. Son expression était amusée, pourtant, d’un seul coup, le jeune elfe sentit une étreinte glaciale se refermer sur lui, chassant la tiédeur de l’endroit.

Ketosaï se moquait bien d’eux et des vampires, des démons et des problèmes qu’ils apportaient, réalisa-t-il. Pour lui, ce n’était qu’un jeu, dangereux et divertissant, et il n’y avait aucune garantie qu’il ne se retournerait pas contre eux.

Sans savoir d’où lui venait ce pressentiment, Ymesh se rapprocha d’Anijia pour se rassurer. Ketosaï laissa échapper un petit rire, comme s’il avait lu dans ses pensées, puis se tourna à nouveau vers Shön.

« Quand partons-nous ? »

***

Même dans les Cercles universaux, ceux des Abysses les plus proches de l’Univers, on pouvait trouver de grandes chaînes de montagne. Quoique minuscules par rapport à leurs cousines des Tréfonds, elles restaient bien trop vastes au goût d’Asmodée. En plusieurs semaines, elle n’avait pas localisé le moindre groupe important de dragons.

Les démons avaient établi leur dominance sur les Cercles qui entouraient leur capitale, aussi les autres créatures s’étaient-elles établies plus Haut. Les métamorphes appréciaient ne pas se voir disputer leurs terrains de chasse et les elfes, méprisants, préféraient rester entre eux. Ni les uns ni les autres n’inquiétaient les démons et, bien qu’ils résident techniquement sur leurs terres, Belzébuth n’avait jamais cru bon de les en déloger.

Cela contrariait Asmodée : après tout, seuls les enfants de Sei avaient le droit de se prétendre maîtres des Abysses. Cependant, elle comprenait les raisons qui poussaient son Seigneur mortel à ignorer le problème ; les vampires suffisaient dans le rôle d’épine dans le pied. De plus, l’orfèvrerie elfique était prisée et seules des relations cordiales garantissaient le commerce.

Asmodée avança son pied gauche de quelques centimètres pour soulager ses muscles, figés trop longtemps dans la même position. Les dragons étaient étranges et elle n’était pas certaine que l’ombre des rochers suffise à la cacher. Cependant, aucun des reptiles n’avait réagi.

Au nombre de sept, semblables à des wyvernes mais trois fois plus grands, ils gisaient dans l’herbe du val en contrebas. Installés de part et d’autre d’une rivière, ils paressaient au soleil comme d’immenses lézards. De temps en temps, l’un d’eux bougeait une aile ou battait paresseusement de la queue.

« Avoue qu’ils sont fascinants. »

Asmodée maudit mentalement son Élément-maître d’avoir créé quelqu’un d’aussi exaspérant que Jen.

« Je croyais pouvoir m’en charger seule ?

— Je suis curieux, répondit le vampire en s’accroupissant auprès d’elle. Une idée sur comment procéder ? »

Pas la moindre, mais elle ne comptait pas l’avouer et reprit son travail d’observation. Lorsque le groupe bougerait, il rentrerait peut-être dans une tanière, une ville, ou quel que soit l’endroit où vivaient les dragons et elle aurait une chance de trouver Saâgh. Shyin ne lui avait laissé que peu d’informations – soit parce qu’Il se fiait à elle pour les trouver, soit pour le plaisir de la voir chercher ou, plus probablement, pour les deux raisons en même temps.

De longues minutes s’écoulèrent. Plutôt que de se lasser, Jen ôta sa cape pour s’asseoir dessus. Rendant les armes, Asmodée enleva le masque qu’elle portait sur la partie inférieure de son visage, acceptant silencieusement sa présence. D’habitude, elle ne l’ôtait que dans l’Au-delà, où personne ne la voyait. Il lui donnait une expression dure en cachant ses lèvres trop féminines et masquait en grande partie ses expressions. Aucun des autres archidémons n’avait commenté cet accessoire particulier – et, bien sûr, Belzébuth connaissait son visage en entier.

Il leur fallut attendre qu’Essiah pâlisse dans le ciel pour voir enfin les dragons bouger. Les suivre fut aisé, même avec la furtivité compulsive d’Asmodée, car ceux qu’ils filaient étaient assez grands et nombreux pour être visibles de loin. Jen ne protesta pas aux précautions que leur fit prendre l’archidémone et celle-ci en fut satisfaite ; il avait enfin appris à épargner sa salive.

Soudain, les dragons disparurent. Éberlués, ils fouillèrent les environs – sans succès. Asmodée se mordit la lèvre, furieuse, et remit son masque. Elle n’avait pas détourné les yeux un seul instant ! Agacée, elle déploya son aura pour chercher après celles des dragons. Tant pis pour la discrétion, elle n’avait pas fourni tous ces efforts pour rien.

Elle vit Jen l’imiter, puis écarquiller les yeux. Comme elle, il percevait les créatures, qui restaient pourtant invisibles. Était-ce dû à une protection quelconque ? Brusquement, elle comprit, et pointa de petites silhouettes du doigt.

« Ils peuvent modifier leur taille ? s’exclama le vampire.

— Visiblement. »

Asmodée contenait à grand-peine sa fureur. Quelle incapable ! Elle aurait dû remarquer cette particularité plus tôt. Au moins cela expliquait qu’elle n’ait pu trouver leur repaire.

Ils descendirent en vol plané, contournant la montagne pour se poser en son sommet. Les dragons avaient eu le même réflexe que les démons des premiers âges et avaient creusé la roche pour y aménager leurs habitations. Celles-ci n’avaient cependant pas la même logique que le palais de Pandémonium : alors que les démons avaient creusé la montagne, les dragons avaient préféré aménager des niches sur différents versants donnant sur la même cuvette. L’étroitesse de celle-ci permettait de passer d’un côté à l’autre en quelques instants de vol. Une rivière serpentait dans le val, les fournissant en eau.

Impossible de juger combien d’individus vivaient là. Une centaine ? La lumière du crépuscule allant en décroissant, elle ne parvenait même pas à déterminer si chaque entrée correspondait à un foyer ou si elles donnaient sur un seul réseau de couloirs.

« Que comptes-tu faire à présent ? s’enquit Jen. Nous ne savons pas lequel est Saâgh et tu ne pourras pas t’infiltrer sans être remarquée. Le Seigneur Shyin veut que nous soyons discrets, sans quoi les autres Éléments risquent de réagir, et…

— Je sais ce qu’Il veut, le coupa l’archidémone. Tais-toi, je réfléchis. »

Sa queue battit l’air avec nervosité, soulignant ses paroles. Saâgh ne pourrait pas déployer Son aura en entier ; cela détruirait à la fois Son corps et l’ensemble des Trois Mondes. Cependant, Il restait un Élément. N’importe qui ne saurait pas Lui faire face.

Asmodée fronça les sourcils. Elle ne pouvait pas impliquer de Haut démon et ne comptait pas affronter Saâgh elle-même. Restaient les Hauts anges, mais elle se voyait mal…

Elle sourit sous son masque.

« Allons-nous en, déclara-t-elle en se levant.

— Tu abandonnes ? »

Elle laissa la pique tomber à plat, trop satisfaite de son idée pour relever, et ouvrit un Portail pour retourner dans l’Au-Delà. Elle avait des préparatifs à mettre en place.

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