Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 6

« Essiah, le Soleil, est né de l’union d’Astres (June) et de Feu (Frryl). Il s’est mis au service de Lyth, dont il dépend par son père, mais garde une certaine indépendance. (…)

Elvion, la Lune, et Essiah, le Soleil, sont respectivement des serviteurs de Sei et de Lyth. Ils sont cependant tous deux des astres et, en tant que tels, dépendent avant tout de June. Il ne faut pas oublier de prendre cela en compte lors de l’analyse de leur relation.  »

- Des Éléments et de leurs rapports entre eux et avec les anges, compilation faite par Saraqael -

Chaque fois que Lucifer Descendait, Bélial venait l’accueillir. Méfiant, l’archange n’avait parlé que de sujets superficiels : la culture démoniaque, sur les elfes et les dragons, puis les vampires dont les anges ignoraient jusqu’alors l’existence. Lucifer rapportait ces informations en Eden.

Ce jour-là, le Premier-né avait décidé de s’adosser au mur de la petite auberge du village qui l’accueillait, une table pliante ouverte devant lui, où il pouvait poser plume et parchemins. Il l’avait achetée deux jours plus tôt à un démon artisan qui s’était amusé de le voir peiner à trouver un support pour prendre ses notes. Lucifer avait eu du mal à réunir la faible somme, les anges n’utilisant pas de monnaie : il avait revendu un bracelet portant l’étoile à sept branches de l’Eden et, avec le reste, avait fait l’acquisition d’une bourse en cuir.

« Je vois que tu t’es installé comme chez toi.  »

Le Premier-né leva les yeux sur le sourire de Bélial. Se moquait-il ou cherchait-il à être aimable ? Impossible de le savoir.

« Je fais de mon mieux. Comme le marché de la semaine se met en place, j’ai supposé que ce serait intéressant à observer.  »

L’archidémon haussa les sourcils, puis secoua la tête d’un air désolé.

« Tu ne comprendras jamais de quoi il s’agit si tu restes là. Laisse ces papiers et suis-moi.

— Je me trouve très bien ici, merci  », déclina Lucifer, agacé.

Bélial ne se laissa pas démonter et attrapa le poignet de l’archange. Il le mit debout aussi facilement que s’il ne pesait rien, à la grande surprise du Premier-né, qui n'imaginait pas qu'un homme de la même carrure que lui cache une force pareille. Sous le choc devant tant d’audace, il se laissa entraîner sur quelques pas et ne songea qu’alors à se dégager.

« Je ne vous permets pas !

— Goûte.  »

L’archidémon lui mit une pâtisserie chaude sous le nez, attrapée à l’étal le plus proche. La vendeuse protesta vigoureusement, secouant une cuillère de bois sous le nez de Bélial.

« Dis donc, messire ! Votre titre ne vous dispense pas de payer !  »

Lucifer se mit à rire devant l’expression outrée de l’archidémon, qui sortit une grosse pièce de cuivre de sa poche. La vendeuse hocha la tête, satisfaite, et tapa du plat de sa cuillère sur la main d’un galopin qui tentait de lui dérober un morceau de pain chaud.

« Comme si j’allais partir sans payer…  » grommela Bélial.

L’archange était trop surpris pour lui répondre. Son rire avait été chaud, spontané, comme il n’en avait plus eu depuis longtemps. Avec qui plaisantait-il en Eden, depuis sa dispute avec Saraqael ? Michaël, un peu. Cependant, bien qu’il soit proche de son pupille, ils n’étaient pas pairs. Il ne pouvait pas se détendre entièrement en sa compagnie.

Bélial lui lança un regard en biais, secouant la pâtisserie devant lui.

« Eh bien, mange ? Je m’achèterai un cernan ailleurs, cette dame-ci est trop patibulaire à mon goût.  »

Lucifer accepta le cadeau, gêné de ne rien avoir à offrir en échange, et mordit dans la croûte chaude et collante. La pâte au miel lui envahit la bouche et il avala sa première bouchée avec ravissement.

« Merci, c’est très bon !  »

Bélial sourit en réponse et, cette fois, de la chaleur se dégageait clairement de son expression. Il entraîna l’archange avec lui plus profond sur la grand’ place, lui désignant les étranges fruits des Abysses par leur nom, expliquant comment le tanneur apposait son sceau sur toutes ses pièces comme preuve de qualité.

La méfiance de Lucifer se dissipa petit à petit, bien qu’il s’efforce de rester objectif. Il ne voulait pas commettre d’impair en se rapprochant d’un démon. Lyth le lui reprocherait sûrement, là où Il Se trouvait.

Cependant, connaître un archidémon était important. Bélial et ses pairs avaient une nature à la fois proche des démons et des archanges, nés de Sei mais immortels et appelés à régner. Il se laissa donc faire lorsque Bélial lui proposa de s’asseoir quand Essiah arriva à son zénith. L’archidémon lui offrit une tasse de boisson chaude avec un morceau de pain aux épices et ils s’installèrent là où la journée avait commencé, sur le petit banc à l’ombre devant l’auberge.

« J’espère que notre promenade t’a été agréable ?  » demanda Bélial.

Lucifer souffla sur sa tasse qui lui brûlait les doigts, puis sur sa main, puis se résigna et posa le récipient à côté de lui pour le laisser refroidir. Quelle idée de servir des boissons chaudes en été !

« Oui, ce fut très instructif. Je regrette tout de même de ne pas avoir noté ce que j’ai vu.

— Il sera toujours temps de faire ça plus tard ! Tu n’oublieras ni le goût des cernans ni la façon dont les gamins pleurent pour mendier.

— J’en apprends de plus en plus sur vous. Pourtant, j’ai l’impression qu’il y a toujours davantage à découvrir !  »

Bélial rit, puis but une gorgée de sa boisson, manquant de s’étouffer. Il grimaça et imita Lucifer, posant la tasse à ses côtés pour plutôt mordre dans son pain.

« Eh bien n’hésite pas à poser tes questions. Je ne suis pas là pour te surveiller.  »

La mortification s’abattit sur l’archange, qui ne sut que répondre. Plutôt que de présenter des excuses qui rendraient la situation encore plus embarrassante, il préféra changer de sujet.

« Puisque tu me le proposes, je dois avouer que je suis curieux au sujet de tes pairs. Je n’ai pas perçu leur présence une seule fois depuis ma première Descente. Pourrais-tu m’en dire plus à leur sujet ?  »

Bélial ne s’offensa pas. Au contraire, il s’éclaira et entama ses explications avec enthousiasme.

« Belzébuth règne sur les Abysses, lui expliqua-t-il. Il possède une aura de Ténèbres. Ton reflet en Bas, en quelque sorte. Son code de l’honneur et son charisme en font un excellent dirigeant. Son bras droit est Astaroth, archidémon du Sang. Cependant, celui-ci n’est pas toujours présent, car il parcourt nos terres pour prendre soin de son clan.

— Il a un clan ? s’étonna Lucifer. Je pensais que vous viviez par familles ?

— Astaroth possède une descendance prolifique. Nos familles regroupent autant enfants et parents qu’oncles, cousins, fils adoptifs et amis. De plus, Astaroth est protecteur et dominant. Les gens tendent à se rassembler autour de lui.

— Et pas autour de Belzébuth ?  »

Bélial réfléchit.

« Si, mais différemment… Belzébuth tire les gens vers le haut mais il écrase les faibles. Il faut du courage pour l’approcher, il est porteur de changement. Astaroth, par contre, veille sur son clan sans s’imposer. Il accepte les siens tels qu’ils sont.

— Tu les admires  », murmura Lucifer.

Bélial fixa un point au loin, embarrassé.

« Ce sont des modèles pour moi.  »

L’archange s’efforça de ne pas montrer son attendrissement. Le démon se serait vexé.

« Et les autres ? l’encouragea-t-il.

— Asmodée, l’archidémone de la Mort, est une insupportable arriviste qui se cache derrière un masque. Littéralement. Elle est plutôt solitaire, je ne la vois que rarement. Le calme de Léviathan le rend un peu… inintéressant. Ceci dit, j’espère qu’il ne s’énervera jamais, je pense qu’il causerait plus de dégâts qu’on ne l’imagine.  »

Amusant, ce dernier trait correspondait presque à Raguel, quoique l’archange du Feu soit plus flegmatique que calme.

« Je n’apprécie pas Azazel de la Pierre, continua Bélial. Elle pourrait aussi bien représenter le Chaos ou la folie. Lilith, par contre…  »

Il eut un sourire en coin.

« … a un physique des plus agréables.  »

Cette remarque fit brûler les joues de l’archange. Le manque de pudeur des démons le choquait immanquablement. Les femmes dévoilaient leurs courbes sans honte et les hommes roulaient des muscles, torse-nu sous le soleil d’été. De plus, les uns comme les autres adoraient taquiner l’ange à ce sujet. Bien que moins libertin que la plupart, Bélial portait une tunique sans manches depuis que le temps s’était réchauffé. Lucifer avait ainsi remarqué que l’étrange tatouage noir de l’archidémon ne se limitait pas à son visage. Suite à ses questions à ce sujet, Bélial lui avait expliqué que ces symboles représentaient leur titre, comme les archanges se différenciaient des simples anges par leurs six ailes.

Cependant, la discrétion de Bélial se limitait à son habillement : il ne se privait jamais de faire des commentaires osés, parlant ouvertement du péché de chair et s’amusant de voir rougir Lucifer.

« Je t’assure que j’ai raison. Elle a des formes comme ça, expliqua l’archidémon, ses mains dessinant un sablier dans les airs. Magnifiques.

— Ce n’est pas le plus important chez quelqu’un ! protesta Lucifer, écarlate.

— Oh, mais son caractère est tout aussi parfait. Une vraie peste manipulatrice. Elle sait entortiller les hommes et les soumettre à ses moindres désirs.

— Ce sont des compliments ?  »

Bélial rit devant sa perplexité.

« Elle les verrait comme tels. Ne t’inquiète pas, je ne médis pas sur mes pairs.

— Tu dis que l’un est rustre, l’autre asocial, une troisième cruelle et Lilith manipulatrice… et tu prétends ne pas médire ?  »

Bélial prit un air faussement innocent.

« Ils ne sont pas là pour m’entendre.  »

Ainsi débuta leur amitié.

***

La salle du trône de Belzébuth était une sombre caverne où s’agitaient les Ténèbres. De hautes colonnes en soutenaient la voûte, gravées de runes de Lune qui diffusaient une lumière pâle, étouffée par l’aura du maître des lieux.

« Alors ?  »

Bélial s’inclina devant lui.

« Tout se passe bien. Lucifer apprécie ses visites et ne parle pas de faire Descendre d’autres anges, moins encore d’agression. Nous devenons amis. — J’imagine qu’il ne t’invite pas non plus à Monter ?

— Non, mais nous ne nous y attendions pas, n’est-ce pas ?  »

Belzébuth gronda.

« Je suppose que non.

— Il a posé des questions sur toi, aujourd’hui.

— Maître Saraqael ? Vous allez bien ?  »

Sarqael tressaillit, distrait des images perçues au travers de son ession. Il ouvrit les yeux sur son bureau et sur l’ange qui le dévisageait d’un air inquiet.

« Je réfléchissais, mentit-il. Veuillez m’excuser.

— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, Votre Altesse. J’ai toqué et vous ne répondiez pas, et…

— Il n’y a pas de mal. De quoi vouliez-vous m’entretenir ?

— Eh bien, l’un des nôtres s’est aventuré chez les elfes. Il sera puni, bien sûr, mais vous devez absolument voir ce qu’il en a ramené !  »

Saraqael lui fit signe de lui montrer, intrigué, et l’ange sortit de son sac un énorme ouvrage de cuir relié qui portait un titre en lettres dorées… que l’archange fut incapable de déchiffrer. Il se pencha en avant et saisit le livre, émerveillé.

« Une autre écriture ?

— Ils appellent leur langue l’elfyque !  »

Ils échangèrent des sourires ravis. Le rôle de Saraqael et de ses anges de Soleil était de développer et d’archiver le savoir, ce qu’ils avaient entamé en créant la seconde ville angélique, dédiée à la connaissance et portant le nom de leur Élément-tutélaire : Essiah.

Cependant, copier et croiser les informations laissées par Lyth ne suffisait pas, aussi parcouraient-ils l’Eden pour retranscrire toute nouvelle découverte faite par les anges. Saraqael rêvait du jour où il pourrait mettre la main sur des livres abyssaux – si seulement les démons ne transmettaient par leur savoir par voie orale ! Un livre elfique représentait un véritable trésor.

« Laissez-moi ça, je veux le décoder moi-même.

— Pourrais-je vous aider ?  » supplia l’ange.

Saraqael rassemblait déjà plumes et parchemins.

« Oui, oui, commençons…  »

Mais alors qu’il prononçait ces mots, une aura familière reparut en Eden, Montant vers Alun Hevel : Lucifer rentrait des Abysses. Saraqael referma le livre à contrecœur et le confia à son assistant.

« Débutez sans moi.  »

Il laissa là l’ange stupéfait et Traversa un Portail pour rejoindre le Premier-né, le surprenant dans les couloirs avant qu’il ne rejoigne son bureau.

« Luc

ifer…  » L’archange de la Lumière se tourna vers lui, souriant, comme il ne l’était plus en Eden, et se tendit en le voyant. Cette crispation soudaine blessa Saraqael comme l’aurait fait une gifle, d’autant plus qu’il venait jeter de l’huile sur le feu.

Que n’était-il Descendu lui-même, cette première fois ! Lucifer ne pouvait pas donner aux anges l’impression qu’il s’éloignait de l’Eden. Il était le Premier-né, leur régent !

« Je n’aime pas parler de sujets douloureux alors que nous passons si peu de temps ensemble, commença Saraqael, mais je dois le faire. Les anges ne sont pas prêts, Lucifer. Tu les effraies en partant si souvent.

— Les anges ne sont pas aussi stupides que tu sembles le croire ! réfuta l’archange de la Lumière, montant aussitôt sur ses grands chevaux. Et les démons ont plus à nous apporter que tu ne l’imagines.  »

Saraqael haussa un sourcil.

« Plus que je ne l’imagine, vraiment ?  »

Lucifer s’empourpra. Il avait oublié ses essions ; à nouveau. Saraqael savait en diriger jusqu’à cinq à présent et ce nombre allait croissant, ce qu’il ne manquait pas de signaler à son régent lorsque celui-ci était disponible. Lucifer pouvait s’imaginer être le spécialiste des Abysses, mais c’était faux- si quelqu’un possédait des connaissances sur les enfants de Sei, c’était bien Saraqael.

« Je ne dis pas que les anges sont idiots, reprit l’archange du Soleil, juste qu’il est trop tôt et que tu t’y prends mal.

— Je sais ce que je fais  », marmonna le Premier-né.

Saraqael secoua la tête. Les anges, innocents et mal informés, craignaient de plus en plus les démons. Leur présence dans les Abysses représentait pour eux une menace et Lucifer ne parvenait pas à les convaincre que celle-ci était imaginaire.

De plus, à ses discours rassurants et avant-gardistes s’opposaient ceux de Gabriel, appuyés sur des valeurs sûres et les Lois de Lyth. L’archange de la Pureté savait se montrer convaincant et, même s’il avait tort, la division des archanges n’aidait pas à mettre en place un quelconque sentiment de sécurité.

Lucifer ne pouvait-il pas comprendre qu’il fallait rassurer les anges avant de faire un pas de plus vers les démons ?

« Tu ferais mieux de te ranger à l’avis de Gabriel  », tenta Saraqael.

Il aurait aussi bien pu donner un coup de poing au Premier-né.

« Mais il a tort ! s’insurgea Lucifer. Gabriel raconte des horreurs au sujet des démons. Ses accusations sont infondées ! Comment pourrait-il les juger alors qu’il n’a jamais posé un orteil hors de l’Eden ?

— La question n’est pas de savoir qui a tort et qui a raison ! expliqua Saraqael. Si vous continuez à vous montrer irresponsables tous les deux, vous risquez d’en arriver à un point de rupture…

— Ce n’est pas moi qui suis obtus !  »

Cette remarque irrita l’archange du Soleil au-delà de tout le reste.

« Si, tu l’es ! Ton discours est aussi radical que celui de Gabriel et, venant de toi, c’est plus grave. Lui se contente de faire ce pour quoi il a été créé, alors que toi – toi qui devrais être le juge de l’Eden, celui qui met tout le monde d’accord et favorise le compromis – tu prends la défense de créatures qui nous ont été présentées comme dangereuses !  »

Lucifer se figea. Saraqael pouvait presque lire ses pensées – à vrai dire, il le pouvait, mais il ne se serait jamais permis de le faire. Il voyait néanmoins en toutes lettres le sentiment de trahison ressenti par l’archange de la Lumière après cette tirade.

Pourtant, il ne voulait pas dire que Gabriel avait raison, au contraire ! Il continua d’exposer ses arguments pour le convaincre, mais Lucifer n’écoutait plus – ce qui lui fit monter encore le ton. S’il n’écoutait pas les conseils de ses pairs, qui écouterait-il ?

« Puis-je me joindre à vous ?  » demanda une voix froide.

Saraqael tressaillit et se tourna, dans le même mouvement que Lucifer, pour faire face à Rémiel. Cette dernière les observait, bras croisés, l’air revêche. Derrière elle se trouvait Gabriel, qui affichait son habituelle expression pincée.

L’archange du Soleil pâlit. La situation risquait de s’envenimer encore, ce qui n’avait pas été son but. Il aurait dû entraîner Lucifer à l’écart pour lui parler – mais il était trop tard à présent.

« Tu te disputes donc autant avec Saraqael qu’avec Gabriel, nota Rémiel. As-tu bientôt fini de faire de tous tes ennemis ?

— Je discute avec qui je veux ! s’indigna Lucifer.

— Tu es plus qu’un simple ange, même plus que nous, archanges, tu es le régent de l’Eden, lui rappela-t-elle. Tes actions désordonnées ne mèneront à rien. Concentrons-nous sur ce qui peut être fait au lieu de nous disperser ainsi sur des désaccords futiles.

—– Futiles ? grinça Gabriel. Il devrait être à notre tête et il ne respecte même pas les lois de notre Seigneur.

— Quelle loi ai-je donc transgressé ? s’emporta Lucifer. Lyth ne nous a jamais interdit de nous rendre dans les Abysses !

— Taisez-vous !  »

Un lourd silence s’abattit dans la salle, alors que cette tirade de Rémiel résonnait contre les murs du couloir. Gabriel et Lucifer se lancèrent un dernier regard glacial alors que Saraqael avait un regain d’espoir : Rémiel réussirait-elle là où il avait échoué ?

« Premièrement, reprit la belle archange avec calme, tout ange a le droit d’aller dans les Abysses si bon lui semble. J’ai relu plusieurs fois les textes sacrés et je n’y ai trouvé aucune loi qui les cloisonnerait en Eden.  »

Lucifer leva le menton alors que Gabriel blanchissait, mais elle n’avait pas fini.

« Deuxièmement, nous allons mettre en place une protection des cités angéliques face aux démons, au cas où ils se montreraient agressifs. Je refuse de mettre mon clan en danger juste parce que j’aurais été trop optimiste. Et cela inclut des postes de gardes qui, s’ils ne servent à rien, rassureront au moins les anges, ajouta-t-elle avant que le Premier-né n’ait le temps de l’interrompre.

— C’est un bon compromis, approuva Saraqael, soulagé. Nous voterons cette proposition au prochain conseil.

— Et vous voterez pour, n’est-ce pas ?  » insista Rémiel en fixant Lucifer.

Ce dernier serra les dents, mais ne put qu’acquiescer.

« Très bien, j’accepte. Ne soyez cependant pas surpris que les démons n’apprécient pas.  »

Il ne resta pas pour discuter plus avant ; à la place, il entra dans son bureau et en claqua la porte. Heureusement, Gabriel ne partit pas dans une de ses diatribes et se drapa lui aussi dans sa dignité froissée pour s’éloigner : ni Saraqael ni Rémiel n’avaient la patience de l’écouter.

Les deux archanges échangèrent un sourire las.

« Je repars vers les forges, tu veux m’accompagner ? proposa Rémiel.

— Non, merci, j’ai du travail qui m’attendit.  »

La jeune femme rit en voyant ses yeux briller.

« Un travail passionnant, apparemment. Amuse-toi bien.  »

Elle partit à son tour, marchant d’un pas rapide dans la chaleur estivale. Elle se rendait dans la partie la moins tenable de la ville : les forges, où la température devenait facilement intenable dans cette saison.

Elle retroussa ses manches en arrivant et entra dans la salle principale. Les braises rougirent sous la pression du vent, produisant une épaisse fumée. Au-dessus du puits de flammes flottait une épée – du moins, Rémiel l’espérait.

Ses assistants modelaient le métal depuis plus d’une heure mais elle ne fut pas satisfaite du résultat ; les croquis que Lucifer avait ramenés des Abysses n’étaient pas assez précis. Elle-même avait travaillé dessus la veille, sans plus de succès. Elle devrait lui demander d’acheter un échantillon pour pouvoir reproduire le travail des artisans abyssaux.

L’archange du Métal grimaça et se saisit d’une pince pour sortir l’épée du foyer. Elle détestait l’idée de s’inspirer des démons mais Raphaël, responsable de la sécurité de l’Eden, lui avait demandé de produire des armes. Il avait raison : les démons en possédaient et ils restaient la menace la plus probable. Mieux valait s’armer pour leur faire face – même si, pour ce faire, ils devaient étudier leurs savoir-faire.

« Merci de votre aide, dit Rémiel aux autres forgerons. Ce sera tout pour aujourd’hui, vous pouvez rentrer.

— Dois-je prévenir Son Altesse Raphaël que sa commande est prête ?  »

Rémiel secoua la tête en s’essuyant les mains.

« Inutile qu’il s’entraîne avec un outil incomplet. Nous ferons un autre set d’essais demain.  »

Son aide s’inclina avec respect et quitta la pièce avec les autres. L’archange mit la pièce en ordre, un pli soucieux lui barrant le front. Elle devrait demander à Lucifer de ne ramener qu’une épée, décida-t-elle en se rinçant. Les démons s’irriteraient de le voir acheter plusieurs armes. Peut-être lui vendraient-ils à escient des mauvais produits ?

Elle regarda la tentative d’épée et soupira avant de la remettre dans les flammes. Son inquiétude se dissoudrait peut-être si elle parvenait à forger une arme capable de les défendre.

***

Ijishia avait changé d’emplacement, comme prévu, mais malgré cette précaution la tension était portée à son comble : les vampires se faisaient capturer les uns après les autres. Les quelques échos rapportés par les espions envoyés dans les grandes villes démoniaques n’avaient pas été rassurants. Azazel s’occupait de faire parler les prisonniers et ses méthodes donnaient des sueurs froides aux plus endurcis.

Que Ketosaï ne soit toujours pas arrivé n’aidait pas.

« Pourquoi ne l’as-tu pas ramené avec toi ? demanda Shean pour la énième fois.

— J’ai préféré faire circuler d’abord l’annonce de son arrivée afin que nous nous regroupions  », répéta Shön en s’éventant d’une main.

Les ska avaient en effet afflué vers Ijishia, devenue dangereusement grande. Les nouveaux venus étaient bienvenus mais les tentes se faisaient trop peu nombreuses, tout comme les proies. Les quelques démons et métamorphes n’étaient plus assez nombreux et se faisaient nerveux.

Ils n’étaient pas les seuls.

« Par Saâgh, Shön, il devrait être là depuis des jours ! s’emporta le maître de la ville.

— Arriver en retard est sa prérogative.

— Ce n’est pas le moment de jouer les monarques ! Les conditions actuelles…

— Son point de vue est très simple, Shean : plus nous serons désespérés, plus il pourra nous extorquer. Alors tais-toi et reste assis. Tu me donnes chaud.  »

L’homme se laissa tomber sur les coussins de sa tente et saisit des cubes de glace pour jouer avec. Ymesh aurait compati s’il n’avait pas lui-même été énervé. La chaleur étouffante de l’été abyssal et le manque de sang faisaient pression sur tout le monde et certains parlaient de plier bagage. Les villes démoniaques, bien gardées, devenaient un terrain de chasse trop dangereux pour qu’ils puissent s’y rendre impunément.

« Il va arriver.

— Je ne comprends pas comment tu fais pour rester aussi confiant !  »

Le mage de Glace secoua la tête, les yeux plus brillants qu’à l’accoutumée.

« Non, je veux dire, il est là. J’ai perçu sa présence.  »

Shean sauta sur ses pieds et appela un serviteur d’un sifflement.

« Préparez-moi un pichet de sang chaud et libérez une des chambres !  »

Shön posa une main sur son épaule.

« Ne sois pas trop empressé. Juste courtois.  »

Son fils prit une profonde inspiration et hocha la tête. Puis, à nouveau calme et déterminé, il se prépara à recevoir le jhliska.

Quand celui-ci arriva flanqué de l’enfant que Shön avait vu dans sa demeure, Shean en fut surpris, mais se contenta de faire rajouter un lit dans le coin qui leur était réservé.

« Soyez les bienvenus à Ijishia. Je suis Shean, Sire de la ville. Seigneur Ketosaï, pouvez-vous nous présenter le jeune homme qui vous accompagne ?  »

Le sourire aimable que le mage de Glace arborait ne trompait personne. Le jhliska s’inclina avec respect, sans se départir de son sourire amusé.

« Il s’agit de Ketjiko, mon fils. Navré de vous imposer ainsi sa présence, si vous voulez, je peux…

— Nous avons toute la place qu’il faut, mentit Shean. Mais coupons court aux politesses. Si nous discutions de l’objet de votre venue ?  »

Fasciné par le changement de comportement du maître de la ville, Ymesh le regarda entraîner le nouveau venu dans sa tente, flanqué de Shön et de l’enfant. Ceux qui traitaient Shean de sentimental étaient loin du compte…

Bien que satisfait de l’arrivée du jhliska, Ymesh regretta que la belle femme brune de l’autre fois ne l’avait pas accompagné… et que celui-ci soit si effrayant. Depuis son arrivée à Ijishia, il fréquentait d’autres vampires, qui faisaient tous froid dans le dos. Il avait été chanceux de tomber sur Shön. La plupart des autres ska auraient profité de lui.

Cependant, aucun n’arrivait à la cheville de Ketosaï.

Ymesh décida sagement de l’éviter et s’installa plutôt à l’extérieur de la tente avec un plateau de machat. Alors qu’il disposait les pions, il remarqua l’intérêt de l’enfant, Ketjiko. Celui-ci faisait presque aussi froid dans le dos que son père : le regard fixe, l’expression vide, il avait les iris rouges d’un vampire de sang pur et des oreilles pointues comme Ymesh, signes d’une ascendance elfique.

« Qu’est-ce que tu fais ?  » demanda l’enfant d’une voix sans inflexions.

Si Ymesh n’avait pas eu l’habitude du ton neutre de Shön, il n’aurait pas remarqué l’once de curiosité qui perçait.

« Du machat, expliqua-t-il en montrant le plateau. C’est un jeu de stratégie.

— Oh ?  »

L’elfe hésita. L’enfant était bizarre mais que pourrait-il lui faire ? À part lui déchirer l’esprit et tordre son corps dans une position pas très saine en un battement de cils, bien sûr. Fichus pouvoirs mentaux.

« Tu ne connais pas ? Il n’est pas très diffusé chez les démons. Il peut aussi se jouer à deux.

— Il faut tuer ses ennemis ?  »

Son ton fit frissonner Ymesh.

« Il faut prendre ses pions. Tu veux que je t’explique ?  »

Ketjiko le dévisagea sans rien dire, avant de hocher la tête d’un mouvement sec. Il s’assit en face d’Ymesh et le regarda déballer les pièces qu’il fallait ajouter pour jouer à deux. Le jeune elfe les nomma en expliquant les règles.

« Tu sauras t’en souvenir ?  »

Un autre hochement de tête silencieux.

« D’accord… Allons-y.  »

Lorsque, quelque temps plus tard, Ymesh annonça un « machat !  » retentissant, Ketjiko sembla tout surpris.

« J’ai perdu ?

— Eh oui. C’est normal, tu es novice. Je joue depuis longtemps.  »

L’enfant siffla, fronçant le nez.

« Je n’aime pas perdre.  »

Ymesh retint un sourire mais ses yeux pétillèrent malgré lui. Malgré la froideur qui avait persisté, il ne s’inquiétait plus. Ketjiko boudait. C’était un début.

« Si tu veux apprendre, il te faudra perdre souvent. Si tu ne te mesures qu’à des plus personnes faibles que toi, tu n’évolueras jamais. Une autre partie ?  »

L’enfant planta ses yeux rouges dans les siens, pensif. Le silence s’étira et Ymesh crut s’être trompé. Peut-être était-il trop différent… Alors qu’il allait renoncer et ranger le jeu, l’enfant se redressa.

« D’accord. Mais cette fois, je prends les blancs.  »

Ils jouèrent une partie, puis deux, puis trois. Essiah se coucha, Elvion, la Lune, prenant la relève dans le ciel noir des Abysses.

« Je dois partir, dit brusquement Ketjiko. Il m’appelle.  »

L’elfe ne demanda pas qui, ni comment. Les pouvoirs mentaux de Ketosaï comprenaient sûrement un don de télépathie, qui permettait au père et au fils de communiquer à distance.

« J’espère que nous ferons d’autres parties  », dit-il à l’enfant.

Celui-ci ne répondit pas, se levant pour regagner sa tente. Cependant, en passant devant lui, il esquissa une rapide courbette – avant d’accélérer le pas, courant presque hors de vue.

« Te voilà doté d’un étrange ami.  »

Ymesh bondit en entendant la voix de Shön ; il n’avait perçu son arrivée.

« Maître ?

— C’est moi, dit le vampire en s’installant à ses côtés. J’ai enfin un peu de temps à t’accorder.  »

Ymesh sourit comme un idiot quand son Primogène passa un bras autour de ses épaules. Il se serra contre lui, comme quand il était plus jeune, et respira son odeur rassurante. Voyant cela, Shön l’enlaça plus étroitement.

« Et Anijia ? tenta Ymesh. Tu n’es pas allé la voir ?

— Anijia est une grande fille, elle peut se débrouiller. Et elle n’est pas mon Infante.  »

Le jeune garçon frissonna au ton de son maître. À tous, il aurait paru neutre – Shön ne laissait pas facilement transparaître ses sentiments – mais il avait entendu la pointe de possessivité qui lui avait échappé.

« Je suis à toi  », siffla-t-il, si bas que même son maître eut du mal à l’entendre.

Son étreinte se resserra cependant, signe qu’il avait l’ouïe fine.

« Je ne l’oublie pas.  »

Ses lèvres touchèrent son cou. Ymesh tressaillit. Allait-il…? Peut-être, peut-être pas. Cela faisait des années que Shön n’avait plus bu son sang, qu’ils n’avaient plus partagé l’intimité d’une morsure, moins encore d’une Étreinte. Son maître l’avait nourri parfois, dans la forêt, mais ça avait été un simple acte de nutrition, rien d’autre.

Or ce pouvait être tellement plus.

Shön embrassa sa peau à nouveau, redécouvrant le goût de celle-ci. Depuis si longtemps déjà… mais c’était la moindre des précautions. Ymesh frissonna. Son maître avait insisté sur ce point quand il était devenu son calice.

Si un vampire buvait un même sang trop souvent, un lien se forgeait entre lui et le calice – le mot prenait alors une majuscule – qui devenait de plus en plus fort avec les années. Une dépendance s’installait. À terme, même la Mort ne pouvait le briser et, s’il arrivait malheur à l’un, l’autre ne lui survivait pas longtemps.

Une fois transformé, Ymesh était devenu potentiellement immortel comme tous les vampires ; s’ils avaient continué à entretenir le lien de caliçage, ils en seraient arrivés à ce point. Ils avaient donc arrêté. Parfois, Ymesh se disait que cela n’en valait pas la peine.

« Vas-y, le pressa-t-il.

— Tu sais ce que nous risquons.

Vas-y.  »

Shön était prudent. Ymesh pas, et il l’avait suivi pour côtoyer le danger au jour le jour. Penchant la tête en arrière, il offrit son cou à son Vampire et le tira vers lui. Cédant, son maître s’installa en évitant de l’écraser trop sous son poids. Puis, frémissant de concert avec le jeune homme, il enfonça ses crocs dans la chair tendre.

Ymesh siffla doucement alors qu’une vague de plaisir le parcourait. Se cambrant en arrière, il sourit, alors qu’enfin son besoin était satisfait.

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