Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 7

« Cletho, la Vie. Elle est représentée comme une femme au visage doux et aux yeux clos, souvent habillée d’un voile. »

 

- Mythes et vérités, Kamu -

 

 

Le bâtiment administratif d’Alun Hevel était pratiquement vide. Dehors, la température avait chuté avec l’arrivée de la nuit et les étoiles lointaines brillaient avec force. Pourtant, un des bureaux restait occupé.

La fraicheur nocturne était tenue à l’écart par une rune de chaleur tracée sur chaque mur et la fragile lumière de quelques chandelles éclairait la table de travail, sur laquelle étaient étalés en vrac dossiers, parchemins vierges et livres de lois. Une plume grinçait sur le papier.

Comme chaque soir, Saraqael travaillait tard pour clôturer les affaires du jour. Il était concentré, penché sur ses feuilles qu’il couvrait de son écriture en pattes de mouche, mais malgré l’absence de bruit, il perçut l’arrivée de son pair.

« Insomniaque, Gabriel ? » lâcha-t-il sans lever le nez.

Il sentit l’archange Saint le fusiller du regard et ses lèvres se courbèrent malgré lui. Il termina sa phrase, puis souffla sur l’encre pour la faire sécher.

« Ne t’en fais pas pour Lucifer, le rassura-t-il. Il se porte bien.

— Tu n’envoies tout de même pas tes anges dans les Abysses ? »

La protestation de Gabriel n’avait pas beaucoup de force. Saraqael dirigeait depuis peu le réseau d’information de l’Eden et, en tant que tel, avait le droit d’envoyer ses anges où bon lui semblait. Bien sûr, l’archange du Soleil n’avait envoyé aucun ange, seulement un ession.

« Lucifer va bien. Je doute qu’il reste en Bas plus de deux jours. »

Gabriel hocha sèchement la tête, son anxiété apaisée. Comme lors de chaque Descente de Lucifer, l’archange de la Pureté avait été crispé toute la journée. Saraqael se demanda si le Premier-né réalisait qu’une grande partie de l’agressivité de Gabriel à son égard venait de son inquiétude.

« Tu devrais aller te coucher, reprit-il à voix haute tout en tournant une page. Nous devrons compenser son absence demain aussi, nous aurons beaucoup de travail.

— Je vais prendre l’air, puis je rentrerai. »

Saraqael leva brièvement les yeux pour acquiescer et entendit bientôt la porte se refermer. Cependant, alors qu’il mettait un point final à l’avant-dernier dossier, de petits pas résonnèrent dans le couloir. Il fronça les sourcils.

« Gabriel ? tenta-t-il.

— Non, c’est moi… » lui répondit une petite voix penaude.

L’archange soupira.

« Entre, Ariel. Que fais-tu ici aussi tard ? Tu devrais dormir. »

Le jeune Prince-ange s’approcha de l’homme aux cheveux roux, timide.

« Mon grand-frère n’était plus là. Je pensais qu’il travaillait encore alors je suis venu parce que j’avais peur, et j’ai vu de la lumière…

— Peur ? De quoi donc ? »

Le gamin monta sur ses genoux, à son grand dam. Devant ses grands yeux bleus trop brillants, il évita de le repousser. Il ne manquerait plus qu’il se mette à pleurer.

« Des démons. »

Saraqael battit des cils.

« Des démons ? »

L’enfant opina.

« Et pourquoi Lyth as-tu peur des démons ?

— Ils sont méchants. »

Ah. Voilà qui était problématique.

« C’est Gabriel qui t’a dit ça ?

— Non. »

Ariel secouait la tête, ses courtes boucles blondes volant dans tous les sens

« Mais je l’ai entendu parler avec d’autres gens. Ils ont tous l’air d’accord.

— Est-ce que Gabriel est déjà Descendu dans les Abysses ? »

Le petit garçon fronça le nez.

« Non.

— Ni les autres anges que tu as entendu parler, n’est-ce pas ?

— Non, eux non plus.

— Bien, alors comment peuvent-ils savoir comment sont les démons ?

— Mais Son Altesse Lucifer est Descendu, lui ! »

Saraqael roula des yeux.

« Tu l’as déjà entendu dire du mal d’eux ? Non, parce qu’il les trouve très intéressants. Ils sont différents de nous, c’est vrai, mais ils ne sont pas méchants. »

Il tapota maladroitement la tête blonde.

« De toute façon, tu ne dois pas t’en faire. Même si ses visites tournaient mal, tu serais en sécurité ici à Alun Hevel. »

Ariel sourit et hocha la tête.

« Merci !

— Retourne au lit maintenant », fit Saraqael en le reposant au sol.

L’enfant se laissa faire, restant légèrement abattu. L’archange du Soleil hésita à ignorer sa mine mais, après tout, il avait le titre de tuteur en second, car bien qu’Ariel soit le frère de Gabriel et possède comme lui des pouvoirs de guérison, il était aussi doté de pouvoirs d’illusions offerts par le Soleil.

« Oui ?

— Tu voudras bien, un jour… me raconter des histoires sur les Abysses ? Que Lucifer t’a rapportées ? Tu m’as dit un jour qu’on ne pouvait avoir peur que de ce qu’on connaissait, parce que si on ne connaît pas quelque chose on ne peut pas savoir… »

L’enfant hésita.

« Enfin, je pense que c’était ça. »

Saraqael ébouriffa les cheveux du gamin. Il était surpris que celui-ci se souvienne de ce mantra. Il le répétait souvent mais peu de gens en tenaient compte.

« C’est à peu près correct… Je te parlerai donc des démons, de Sei et des Abysses. Mais pas maintenant. File au lit ! »

Ariel lui adressa un sourire lumineux et lui colla un gros bisou sur la joue, le prenant par surprise. Il glissa de ses genoux en riant et, avant qu’il ait eu le temps de s’en remettre, avait disparu dans les couloirs.

 

***

 

Lucifer attendait, nerveux, que Bélial le rejoigne. L’été était étouffant dans les Abysses aussi patientait-il à l’ombre d’un arbre aux feuilles jaunies par la chaleur. Au moins celles-ci tenaient-elles encore ; l’archidémon lui avait raconté que, plus Bas, elles tombaient comme en automne dans les régions mal desservies en eau, raison pour laquelle l’un d’entre eux, Léviathan, était chargé de l’approvisionnement des villages.

Le Premier-né s’agita. Ses pensées revenaient vers Bélial en boucle, vers l’annonce qu’il devait lui faire. Impossible de se réjouir de cette rencontre comme des autres.

Une main se posa sur le bas de son dos.

« Bonjour, bel ange…

— Bélial ! » s’écria Lucifer.

L’archidémon rit.

« J’aime quand tu cries mon nom. »

Lucifer lui frappa le torse du plat de la main.

« Ne sois pas ridicule. J’ai des nouvelles graves à t’annoncer.

— Cela peut certainement attendre que nous nous soyons mis à l’aise autour d’une infusion ?

— Je ne comprendrai jamais comment vous pouvez boire une boisson chaude pendant l’été et non, Bélial, c’est vraiment important. »

L’archidémon perdit une fraction de son sourire. Il n’en était pas moins beau. Avec ses cheveux platine et ses yeux bleus, il passait presque pour un ange – n’eurent été ses tatouages d’archidémon.

« Je t’écoute ?

— Les anges sont très inquiets, commença Lucifer. Ils l’ont toujours été et, malgré mes efforts, la présence des démons continue de leur faire peur. Je sais, ajouta-t-il sans laisser le temps à Bélial d’intervenir, c’est ridicule. Cependant, je dois me plier à certaines de leurs exigences.

— Ils t’interdisent de descendre ? »

Le ton effaré de l’archidémon adoucit le Premier-né.

« Non, ils ne pourraient pas… mais je doute que leur décision te plaise davantage. Ils ont décidé de mettre en place un guet permanent aux portes de l’Eden, pour vérifier qu’aucun démon ne Monte. »

L’expression de Bélial se tordit et il lui fallut quelques instants pour récupérer son sang-froid.

« Je t’ai donné ma garantie personnelle que ça n’arriverait pas. Belzébuth lui-même l’a interdit.

— Je sais…

— Et tu considères que ce n’est pas suffisant ?

— Si ! insista Lucifer. Bien sûr que oui ! Je n’arrive juste pas à les convaincre…

— N’es-tu pas le roi de l’Eden ? »

Lucifer baissa la tête.

« En Haut, ce n’est pas comme ici. Les anges ne m’obéissent pas toujours, ils ont le droit de prendre leurs propres décisions, surtout mes pairs…

— Les autres archanges. »

Le Premier-né acquiesça, inquiet de ne pas voir l’expression de Bélial perdre un peu de sa froideur.

« Très bien, déclara ce dernier. Tu ne Descendras pas un Cercle plus Bas que celui-ci et tu ne rencontreras aucun autre archidémon que moi. J’avais envisagé de te faire rencontrer Belzébuth mais il n’en est plus question. Et, bien sûr, il sera interdit aux anges, quels qu’ils soient, de mettre le pied dans les Abysses.

— Bélial…

— Ne me demande pas de me répéter, Lùzifer. »

Il prononçait son nom avec un accent qui le rendait exotique. Démons et anges parlaient la même langue, mais leur prononciation différait. D’habitude, le Premier-né adorait entendre son nom ainsi écorché, mais l’entendre dit avec froideur lui tordit le ventre.

« Je t’en prie… »

Il s’arrêta. Il ne savait même pas pourquoi il suppliait, ce qu’il voulait obtenir. Il avait juste mal, il ne supportait pas cet air glacial avec lequel Bélial le regardait, il avait besoin de le voir sourire à nouveau.

L’archidémon sembla réaliser son désarroi et posa une main sur son épaule. Cependant, la colère crispa son poing, qui se referma sur le tissu.

« Je ne t’en veux pas personnellement mais comprends bien que je ne saurai tolérer une insulte pareille.

— Je sais, murmura Lucifer. Je suis désolé. »

Bélial soupira et ses doigts se détendirent pour aller caresser sa joue. L’archange rougit ; il n’avait pas l’habitude des manières tactiles des démons. En Eden, ce geste serait considéré comme indécent.

« Je vais aller porter cette nouvelle directement à Belzébuth, dit enfin Bélial. Je présenterai cela au mieux, mais le résultat n’est pas garanti, Lùzifer, et je ne reviens pas sur ma décision. Je te conseillerais même de me prévenir à l’avance quand tu Descends.

— Nous prendrons rendez-vous, accepta aussitôt l’archange de la Lumière. Je me plierai à la moindre de tes exigences, promis. »

Le regard de Bélial changea légèrement mais sa main se trouvait toujours sur sa joue, il lui avait pardonné, il ne lui tenait pas rigueur des actions des autres ; Lucifer était prêt à accepter n’importe quoi.

« Bien, déclara Bélial en s’écartant d’un pas, sans pour autant le quitter des yeux. Très bien.

— Quand souhaites-tu que je Redescende ?

— Demain.

— Si tôt ? protesta l’archange. Les autres…

— Ne viens-tu pas de dire que tu obéirais, Lùzifer ? »

Le Premier-né baissa la tête.

« Oui.

— Je ne veux pas pour autant te brouiller davantage avec eux. Quand seras-tu disponible ? »

S’il écoutait Saraqael et Gabriel, pas avant un bon mois – mais il refusait de rester éloigné de Bélial si longtemps, surtout après une dispute.

« Dans deux semaines ? »

L’archidémon se pencha vers lui, ne s’arrêtant qu’à quelques millimètres de son visage.

« Dans dix jours, ici, à la même heure. »

Lucifer faillit acquiescer, réalisa qu’il risquait d’effleurer Bélial en ce faisant, et déglutit.

« Oui.

— Parfait. J’aurais voulu rester plus longtemps aujourd’hui, mais…

— Transmettre cette information aux tiens est plus important qu’un moment de loisir, je sais.

— Exactement. Au revoir, bel ange. À bientôt. »

Bélial Traversa. Lucifer resta debout seul, le cœur battant, sans comprendre pourquoi il rougissait. Était-ce dû au soulagement de leur réconciliation ? Ou juste à la proximité indécente du démon ?

Il resta là quelques minutes pour se reprendre, contemplant les Abysses pour s’imprégner du silence et de la majesté des lieux. Ensuite, déterminé, il entreprit de Remonter vers Alun Hevel. L’Eden avait besoin de lui.

 

***

 

Ses trois paires d’ailes largement déployées, Gabrielplanait dans le ciel, indifférent à la morsure du vent. Il scrutait le paysage des yeux et de l’aura pour retrouver les irresponsables qui avaient échappé à sa vigilance : un groupe d’anges était Descendu, pratiquement sous son nez. Pas question de laisser passer ce comportement, même venant d’anges d’autres clans !

Il fouillait l’Univers depuis longtemps sans rien trouver et craignait le pire. S’ils étaient Descendus plus Bas et qu’un démon les avait trouvés…

Inquiet, il obliqua ses ailes pour retourner à son point de départ. Il avait Traversé dès qu’il avait perçu les émanations du Portail à peine refermé, donc se situait au même emplacement qu’eux. Mais sur quel Cercle ?

Il hésita longuement avant que son inquiétude ne triomphe de sa prudence : il Descendit d’une strate. Si un démon s’offensait de son intrusion, il devrait lui expliquer qu’il se trouvait justement là pour empêcher d’autres anges de se promener dans leurs précieuses Abysses.

Quand Essiah monta à son zénith, il remarqua la douleur de ses ailes raidies par le froid et décida de se poser. Il avait dévié de l’itinéraire qu’il s’était imposé dans l’Univers sans s’en rendre compte ; à présent, il ignorait où il se trouvait. Autour de lui, les collines s’étaient faites montagnes sans qu’il y prenne garde, trop concentré sur sa tâche.

« Au moins, le décor n’est pas trop mal », lâcha-t-il à voix haute, niant de son mieux la majesté des lieux.

Sei était incapable d’égaler Son Altesse Lyth, ou même de Lui arriver à la cheville.

Frissonnant, il s’enroula dans son aura sainte qui détendit instantanément ses muscles. Il ne ressentait ni faim ni fatigue – l’Eden pourvoyait à ses besoins énergétiques et ses capacités de guérisseur le rendaient plus endurant – mais il se sentait las.

Il frotta ses mains gantées l’une contre l’autre pour les réchauffer, les runes de feu brodées sur le tissu ne suffisant pas à combattre le froid de cette altitude, et replia ses six ailes à l’intérieur Les anges étaient sans doute rentrés avant lui. Il devrait les sermonner dès son retour.

Alors qu’il allait ouvrir un Portail pour Remonter, il remarqua les grottes qui criblaient le flanc des falaises. Il se figea. Avait-il atterri dans une ville démoniaque ? Non, cela ne ressemblait pas aux descriptions de Lucifer…

Réalisant son inconscience, il fit un pas en arrière. Il ne connaissait rien aux Abysses et il était seul. Pire, personne ne savait où il se trouvait. Mieux valait rentrer.

Cette décision arrivait trop tard : alors qu’il rebroussait chemin, une ombre cacha Essiah. Dans un grondement d’ailes monstrueux, une créature immense se posa devant lui, agrippant la roche de ses griffes pour se lover à la montagne.

Gabriel retint un cri de frayeur. Il n’avait jamais rien vu d’aussi grand ! Le reptile darda vers lui son regard jaune. Sa gueule était si grande qu’il pourrait l’avaler sans mâcher. Il devait certainement voler beaucoup plus vite que lui… L’archange chercha du regard un interstice assez petit pour qu’il puisse s’y glisser.

« Qui êtes-vous ? »

Gabriel tressaillit. Les mots avaient résonné directement dans son esprit. Ce monstre était intelligent ? S’inclinant sans le quitter des yeux, il se présenta :

« Je suis Gabriel, archange de l’Eden. Et vous-même ? »

Le reptile pencha la tête de côté, comme pour tendre l’oreille. Les explications de Saraqael sur les créatures vivant dans les Cercles les plus Hauts des Abysses lui revinrent et il s’éclaira, soulagé :

« Vous êtes un dragon. »

L’être secoua la tête, contrarié. Saraqael s’était-il trompé ? Il les avait prétendus neutres.

« Je ne vous entends pas, déclara le dragon. Ne savez-vous pas parler ? »

De la télépathie. Il devait être idiot pour n’avoir pas compris. À sa décharge, cette capacité était rare en Eden et, parmi les archanges, seul Saraqael la possédait.

« Je suis Gabriel, tenta l’archange en pensant très fort. M'entendez-vous ? »

Le dragon baissa le nez vers lui. Puis, hochant la tête, il recula d’un pas immense.

« Patientez. »

Il n’y eut qu’une infime vague de magie. L’ange sursauta ; l’immense reptile avait fait place à un être humanoïde d’à peu près sa taille, à l’air tout à fait étrange. Des écailles vertes couvraient ses jambes, le dos de ses bras, son cou et ses joues. Seuls son visage et son torse en étaient dépourvus et là, sa peau avait une nuance très pâle de gris.

Gabriel s’avança, hésitant. Les yeux de la créature étaient jaunes, entièrement, la pupille privée d’iris dévorant l’œil. Deux cornes torsadées surmontaient son front, accompagnées de deux autres plus petites, une sur chaque tempe. Ses ailes n’avaient pas changé, s’adaptant juste à sa taille et, derrière lui, une queue écailleuse fouettait l’air.

L’archange s’empourpra. Le dragon était nu mais, heureusement, aucun sexe n’était visible.

« Vous êtes l’un de ces anges, déclara la créature d’une étrange voix grave. Nous ne voulons pas que vous nous dérangiez.

— Je suis désolé, je ne comptais pas m’attarder », s’excusa Gabriel.

Le dragon ne douta pas de sa parole.

« Soit, mais je me dois d’exiger le secret. Nous ne voulons pas d’autres visites. »

Surpris de le voir si catégorique mais peu désireux de le contrarier, l’archange s’inclina.

« Vous avez ma parole. Jamais je ne guiderai aucun des miens ici. »

L’autre le toisa – sans ciller, réalisa-t-il. Ce regard fixe sans pupille le mettait mal à l’aise, de même que cette voix étrange. Satisfait, le dragon déploya ses ailes, prêt à prendre son essor. Sans savoir pourquoi, Gabriel le retint.

« Attendez ! Ne puis-je moi-même revenir ? Ou du moins visiter les lieux ? »

Il rougit en réalisant que cela pourrait être pris pour de l’espionnage.

« Je n’en parlerai pas au miens si vous ne le souhaitez pas, mais… Peut-être nos deux races ont-elles des choses à s’apprendre… »

Le dragon darda à nouveau le jaune de ses yeux sur lui. Il ne se trouvait pas sur les terres des démons, ici, n’est-ce pas ? Ce pied-de-nez à ce Bélial qui osait leur interdire de Descendre faisait le plus grand bien à Gabriel.

« Une créature du déséquilibre telle que toi saurait-elle apprendre ? » demanda le dragon.

L’archange ne sut que répondre.

« Après tout, si nous n’essayons pas, jamais nous n’aurons de réponse à cette question. Très bien, Gabriel de l’Eden. Suis-moi, je serai ton guide. »

Puis, répondant à la question muette de l’ange, il conclut :

« Je suis Eashendar. »

La cité des dragons, qu’ils appelaient Alanths – foyer dans leur langue – était constituée d’une multitude de couloirs débouchant sur de petites pièces personnelles. Les rares salles plus spacieuses étaient communes, comme le Nid où se trouvaient les œufs ou la grand-place.

« Je me tiendrai à mon serment tant que vous ne m’en délierez pas, assura l’archange en faisait le tour des lieux. Cependant, je préfèrerais en parler aux miens. Leur cacher que je vous connais ne me plaît pas. »

À vrai dire, ce mensonge l’indisposait ; il n’aurait jamais dû accepter cette promesse, mais qu’aurait-il pu faire d’autre ?

« Vous ne devez pas vous inquiéter, lui assura Eashendar. Nous ne serons jamais une menace pour votre Eden. Nous ne restons entre nous pour ne pas nous mêler à vos vaines dissensions.

— Elles ne sont pas vaines ! Les lois angéliques mènent à la pureté, et…

— … au déséquilibre, compléta le dragon. Lyth et Sei ne doivent pas être honorés séparément. Ce n’est qu’en se complétant qu’Ils atteignent la perfection. Il en va de même pour leurs Éléments-servants ; les Ténèbres ne peuvent exister sans la Lumière, le Feu sans l’Eau, l’Air sans la Terre… En adorant une moitié de la Création, vous stagnez. »

Pareille hérésie retourna l’estomac de Gabriel. Bien que possédant sa propre logique, elle allait à l’encontre de ce que son Seigneur lui avait appris.

« Les miens ne vous feraient pas de mal. Lucifer ne le permettrait pas. Il serait plus intéressé que moi par vos discours. »

Le dragon secoua la tête, impassible.

« Vous nous avez trouvés. Peut-être votre créateur vous a-t-Il guidé, ou Wir, le Destin ; peut-être était-ce juste le hasard. C’est vous qui êtes venu. C’est donc vous qui devrez apprendre – ou échouer. »

Gabriel soupira. Il ne pouvait pas insulter Eashendar, si placide. De plus, les dragons semblaient suivre les lois : il ne voyait aucun d’eux faire de geste obscène ou se mettre en colère, il ne remarquait pas de couples… en vérité, il ne comprenait pas le fonctionnement de leur société. Cela aurait fasciné Lucifer et Saraqael – et les aurait peut-être détournés de leur intérêt malsain pour les enfants de Sei.

Peut-être qu’avec le temps, il pourrait les convaincre ? Les yeux inexpressifs d’Eashendar recelaient une patience infinie doublée d’une volonté inflexible.

« Je vais retourner en Haut à mes responsabilités, déclara Gabriel. Je reviendrai à la saison prochaine. »

Le dragon inclina la tête pour le saluer et l’archange Traversa, le menton levé. S’il s’agissait d’un affrontement entre deux volontés, ce ne serait pas Gabriel qui ploierait en premier.

 

***

 

Asmodée s’étira longuement, soulagée. Enfin, elle était de retour dans l’Au-Delà – et, surtout, la première partie de son plan s’était déroulée sans accroc.

« Alors ? s’enquit Jen, apparaissant de nulle part.

— J’ai cru qu’il ne Descendrait jamais, admit l’archidémone. J’ai failli contrôler des vampires avec ma nécromancies et les envoyer en Eden, pour les lui faire poursuivre jusqu’en Bas… heureusement, cela ne fut pas nécessaire. »

Ses yeux riaient. Le vampire s’assit sur un rocher intangible, la jaugeant du regard.

« Comment t’y es-tu prise pour le faire atterrir au bon endroit ?

— En utilisant judicieusement mon aura de Mort. »

Jen siffla entre ses dents, impressionné.

« Tu as passé ta matinée à lui donner envie d’aller dans une autre direction juste parce que tu te trouvais de l’autre côté, le tout sans qu’il te repère ?

— Tout est une question de subtilité. Maintenant, si tu le permets, je suis ici pour me reposer. »

Elle avait insisté sur le dernier mot. Le vampire se releva pour la laisser seule, sans être dupe. La résidence personnelle qu’Asmodée s’était faite ériger dans les terres arides du sud du vingt-troisième Cercle aurait été bien plus tranquille ; elle était venue se pavaner. La garce. Il pouvait bien lui accorder ce droit, étant donné son succès.

Elle était encore loin de l’objectif donné par leur maître commun : empêcher Saâgh d’agir… et Shyin n’accepterait aucune excuse. Cependant, il devait avouer qu’elle n’avait plus qu’à attendre que l’archange Gabriel remarque la présence de l’Élément Sang – et qu’il se charge lui-même de le mettre hors d’état de nuire.

 

***

 

Chaque nuit devenait plus sombre à l’approche de l’hiver. Ils ne se trouvaient pas aussi Bas que Ketosaï mais les Tréfonds restaient proches, aussi le froid débutait-il tôt. Chez les elfes, l’automne débutait à peine, les feuilles se colorant de rouge et d’orange. Ç’avait toujours été la saison préférée d’Ymesh. L’hiver par contre…

À l’intérieur, des poêles réchauffaient les tentes ; les runes de chaleur ne tenaient pas sur le tissu, qu’elles avaient tendance à consumer. Cependant, elles étaient tissées serré et enduites d’un produit spécial afin de ne pas laisser entrer le froid.

Ymesh commençait à s’ennuyer. N’eussent été Anijia et Ketjiko, il aurait passé ses journées seul, même si Shön le rejoignait de plus en plus souvent de nuit. Il craignait pour son maître ; une telle assiduité ne pouvait signifier que du danger à venir et une nervosité croissante.

Ketjiko, une fois les bizarreries dépassées, s’avéra un compagnon agréable. Il parlait peu et apprenait vite. Anijia les accompagnait souvent, elle aussi conquise par le jeune garçon.

Il restait étrange, bien sûr, mais il était poli et cultivé. Lorsqu’Ymesh l’en avait félicité, Ketjiko s’était borné à lui dire que la maison de son père était fort isolée et que lire trompait l’ennui.

Pourtant, il continuait de le surprendre. Parfois en bien. Parfois en mal.

« Tu n’étais pas obligé de le tuer, tu sais, lâcha Anijia en contemplant le cadavre à leurs pieds. Tu vas devoir expliquer ça à Shean.

— Shean n’osera rien dire, dit l’enfant d’un ton morne. De plus, cet homme m’avait insulté.

— Ce n’est pas une raison suffisante pour le tuer, insista la jeune femme. Et tu sous-estimes le seigneur d’Ijishia. »

Ketjiko leva ses yeux rouges vers elle, inexpressif.

« Vous avez supplié pour l’aide de mon père. Je doute de risquer plus qu’une réprimande. Vous devriez vous habituer à ses méthodes. »

Anijia serra les lèvres, moins par colère que par orgueil. Malheureusement, il avait raison. Elle passa sa main dans ses cheveux noirs récemment coupés court – plus pratique, selon elle – et n’ajouta rien.

Satisfait, Ketjiko fit léviter le cadavre pour l’entasser dans un coin. Voyant cela, Ymesh sortit enfin de sa torpeur. Il s’extirpa des couvertures dans lesquelles il s’était enveloppées et se leva, décidé, pour se planter devant l’enfant qui le regarda, un peu surpris. Il le fut encore plus lorsqu’une main s’abattit sur sa joue en une claque retentissante.

« Que… ?

— Je me fiche de la politique ou de ton père. Tu n’avais aucune raison de tuer ce type et je te jure que si tu recommences, fils de Ketosaï ou pas, tu le sentiras passer ! Non mais tu es dingue ou quoi ? La vie a plus de valeur que ça !

— Mais il n’a pas été capable de se défendre… Ceux qui sont faibles n’ont qu’à s’écraser ou mourir. »

Son ton était hésitant à cause du choc.

« Alors si je réponds de travers à ton père, je mérite la mort ? répliqua Ymesh Après tout, je ne suis qu’un pauvre petit mage de Feu sans grands pouvoirs. »

Ketjiko se mordit la lèvre, puis secoua la tête.

« En quoi suis-je différent de celui que tu viens de déposer là, dis-moi ? insista l’Infant.

— Je… ne sais pas…

— Alors apprends à réfléchir, toi qui es si érudit ! Tu n’es pas juste le fils de ton père, que je sache ! »

Cette fois, le visage de l’enfant se ferma d’un coup. Sans comprendre, Ymesh attendit une autre réaction, mais le garçon lui adressa un regard vide avant de s’éloigner. L’elfe fit un pas en avant, prêt à l’interpeller, mais la poigne autoritaire d’Anijia s’abattit sur son épaule.

« Reste là, imbécile.

— Mais qu’est-ce que j’ai dit ?

— Tu n’as pas réalisé ? Doux Saâgh, mais tu sais parler skahil tout de même ? »

Ymesh battit des cils. Le skahil était la langue sifflante des vampires, qu’eux seuls étaient capables de prononcer. Il en avait appris les rudiments dès qu’il était devenu le Calice de Shön, avant même sa transformation, et c’était dans cette langue qu’Anijia et lui-même parlaient.

« Bien sûr, voyons…

— Et qu’est-ce que tu crois que Kietjiko signifie ? »

Le demi-elfe ouvrit la bouche pour répliquer, avant d’écarquiller les yeux. Satisfaite, la jeune femme renifla.

« Tu iras t’excuser auprès de lui plus tard. En attendant, n’oublie pas de réfléchir la prochaine fois que tu engueules quelqu’un. »

Ymesh baissa la tête, encore surpris par ce qu’il venait de réaliser. Il savait que les noms avaient une importance particulière pour les vampires, mais n’avait pas pris l’habitude de les traduire systématiquement.

Ainsi, Shön signifiait simplement « celui qui contrôle le froid », le « ho » de « maître » étant présent dans le ö nasal et shon voulant dire « le froid ». De la même manière, Anijia signifiait « la belle d’hiver » et Ketosaï – Ymesh réfléchit quelques instants – « celui qui contrôle l’esprit ».

Le nom de Ketjiko avait une signification beaucoup moins élaborée. « Jiko » voulait juste dire « fils » et Ket n’avait pas de traduction autre que la plus évidente. Il était donc « le fils de Ketosaï ». Point.

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