Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth
Chapitre 8
« Frryl, le Feu. Il est connu pour son tempérament emporté. Certains disent qu’il a côtoyé Chaos de trop près. Il est décrit comme un adolescent roux aux yeux de braise, doté d’ailes de plumes rouges et au cri perçant. »
- Mythes et vérités, Kamu -
Eashendar attendait Gabriel à l’entrée d’une grotte mineure. L’archange de la Pureté se posa maladroitement sur le promontoire étroit et le suivit à l’intérieur. Il avait décidé de laisser une deuxième chance aux dragons ; si ceux-ci refusaient de le laisser parler de cette rencontre à ses pairs, il Remonterait et cesserait toute visite.
Arrivés dans la salle commune, ils entamèrent une conversation sur l’Équilibre alors qu’Eashendar remplissait deux verres d’un lait crémeux et encore chaud. Souriant pour l’en remercier, au cas où le dragon comprenait ses expressions faciales, Gabriel porta le récipient à ses lèvres.
Il croisa un regard rouge fixe. Son verre de terre cuite lui échappa des mains pour aller se briser sur le sol caverneux.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda Eashenda.
— Ne percevez-vous pas sa puissance ? » articula Gabriel avec difficulté en pointant le jeune dragon aux yeux rouges.
« Quel est le problème ? insista le dragon de sa voix sans inflexion.
— Cet enfant n’en est pas un ! lâcha l’archange, un peu hystérique. C’est un Élément, c’est le Sang – c’est Saâgh ! »
À ces mots, l’enfant bondit en arrière. Gabriel plongea par réflexe pour l’arrêter, le plaquant au sol ; mais il ne s’agissait pas d’un corps d’angelot. Celui-ci se mit à croître alors que l’Élément prenait sa forme draconique.
« Non ! »
L’archange cria alors que l’espace entre lui et le plafond de la grotte se réduisait à toute vitesse. Sa seule chance : déployer son aura Sainte. Cela arracha un grondement de douleur à Saâgh qui cessa aussitôt de grandir – il était temps, la voûte ne se trouvait qu’à quelques centimètres de l’ange.
« Arrêtez tout de suite ! » ordonna-t-il.
Sans l’écouter, l’Élément se secoua pour se débarrasser de lui. Gabriel agrippa ses cornes pour ne pas glisser, cherchant de l’aide du regard ; en vain. Le dragon pivota sur lui-même pour écraser l’ange entre le mur et sa propre tête, l’obligeant à lâcher prise. Il vola sur plusieurs mètres, glissant sur le sol lisse de la salle commune, et resta là sans bouger.
Les autres dragons entourèrent la salle, comme pour empêcher Saâgh de sortir, mais n’intervinrent pas dans le combat. Gabriel parvint à se redresser sur un coude ; sa magie de guérison s’était activée pour le soigner. L’Élément grondait sur les dragons sans oser lui tourner le dos.
Comment un mortel pouvait-il l’effrayer ? Sûrement pas grâce à son physique ; même enfant, le dragon avait un corps bien plus fort que celui de l’archange. Ce devait être la magie. Sans réfléchir, Gabriel envoya à nouveau son aura vers Saâgh, priant pour avoir raison – et poussa un cri de victoire en le voyant convulser.
L’aura de Sang de l’Élément se déploya alors qu’Il hurlait de rage ; Gabriel tenta de la contenir avec la sienne et cru qu’il allait se faire déchiqueter tant la pression fut forte.
La douleur fut terrible. Il donna tout ce qu’il avait, sans comprendre comment il parvenait à lutter ; il avait mal, mais son don de guérison le soignait, et l’exorcisme en lui attaquait… Un instant, leurs puissances s’équilibrèrent parfaitement – puis Saâgh s’effondra.
Gabriel tomba à genoux, haletant, les larmes aux yeux. Il avait gagné et mis quelques secondes à comprendre pourquoi : l’enveloppe charnelle de l’Élément s’était évanouie. Un corps d’enfant ne pouvait pas supporter une telle puissance.
Les dragons entourèrent Saâgh et tracèrent des runes sur sa peau. L’archange recula contre le mur. Sa tête lui faisait mal, son aura pulsait douloureusement et sa foi elle-même était ébranlée. Tout s’était passé si vite…
« À boire ? »
Gabriel leva les yeux vers Eashendar et accepta avec gratitude le verre de lait qu’il lui tendait. L’effort nécessaire au sceau l’avait épuisé – il avait scellé un Élément, il avait scellé un Élément – et, malgré la guérison, son corps était endolori.
Saâgh était incarné. Les Éléments pouvaient s’incarner. Un corps physique savait contenir Leur aura, Leur permettant de fouler le sol des Trois Mondes sans les détruire. Ces vérités résonnaient dans son esprit, quoiqu’il fasse pour les en chasser.
« Merci de ton aide, dit Eashendar en lui reprenant le verre, sans que Gabriel n’ait eu conscience de l’avoir vidé.
— Vous aviez prévu que tout se passe ainsi ? murmura l’archange.
— Non. Nous avions senti une anomalie sans savoir la définir. Comme il s’agissait d’un Déséquilibre, nous avons pensé que seule une créature du déséquilibre pouvait la comprendre. »
Gabriel laissa échapper un rire nerveux.
« C’est un fichu Élément. Nous avons tous failli mourir. »
Peu lui importait la mort, mais il doutait qu’Eashendar puisse comprendre.
« J’ai besoin de prier. »
Le dragon le fixa en silence, puis hocha la tête.
« Je peux te laisser seul, si tu veux. »
Il sortit sans attendre sa réponse et l’archange de la Pureté se détacha de la paroi pour se mettre à genoux. Joignant les mains, il tendit tant que possible son esprit vers son Seigneur, essayant de toute son âme de comprendre.
Les Éléments pouvaient s’incarner. Alors pourquoi ? Pourquoi Son Altesse Lyth les avait-Il abandonnés ?
Il fallut plusieurs heures pour qu’Eashendar revienne.
« Il est temps que tu Remontes. »
Gabriel laissa retomber ses mains, puis, réalisant que ses joues étaient humides, passa sa manche dessus pour les essuyer. De toute façon, ses vêtements devraient être lavés ; il avait trop transpiré, et s’était assis au sol… et cela semblait si futile par rapport à ce qui se passait. Dire que personne d’autre ne savait – que les archanges ignoraient même qu’il était là, n’étaient même pas au courant de ses liens avec les dragons !
« Que comptez-vous faire de Lui ? demanda-t-il en s’appuyant contre la paroi pour se relever. Vous savez, je dois en informer mes pairs. Je ne peux pas leur cacher l’incarnation d’un Élément, surtout celui-là.
— Vous avez promis le secret, lui rappela Eashendar. Nous vous garantissons qu’Il restera scellé. Nous veillerons à ce qu’aucun mal ne Lui soit fait, mais également à ce qu’Il ne puisse faire aucun mal. »
Qu’est-ce qui pouvait être pire pour un Élément que d’être réduit à une telle impuissance ? Que d’être privé de Son aura – coupé de Lui-même, au final, car Ils étaient pure aura ?
Gabriel secoua sa tunique pour en chasser la poussière, sans grand succès.
« J’ai promis de ne rien dire au sujet des dragons, un point c’est tout. Saâgh est l’un des serviteurs de Sei, l’ennemi de notre Seigneur. Je ne peux pas cacher cela.
— Vous ne mentez jamais et tenez toujours vos serments. »
C’était une constatation. Gabriel hocha la tête.
« C’est vrai, et je vous demande de m’en libérer parce que je détesterais avoir à briser moi-même une promesse. Cependant, mes devoirs envers l’Eden sont plus importants à mes yeux que ceux que j’ai envers vous. »
Il soutint le regard fixe du dragon sans ciller, pour une fois.
« Vous ne pouvez pas me demander de mentir à mes pairs, à leur prétendre que tout est normal, alors que Saâgh est incarné. »
Sa détermination dut percer dans sa voix, car le dragon croisa les bras.
« Au nom de l’Équilibre, je ne peux vous le permettre. Vous et les vôtres risqueriez de vouloir Le détruire, et nous ne pouvons permettre que cela arrive.
— Nous voici donc dans une impasse, admit Gabriel, sans réfuter l’affirmation d’Eashendar. Mais que pouvez-vous faire pour m’empêcher de parler ? Me retenir prisonnier briserait l’Équilibre, n’est-ce pas ? À moins que vous ne fassiez l’effort d’enlever un archidémon – mais cela vous aliénerait les démons et les anges ne tarderaient pas à comprendre où je me trouve. Donc vous êtes forcés de me laisser partir. »
Pour la première fois, il vit Eashendar hésiter. Il poussa son avantage.
« Je ne peux pas vous promettre que nous ne déciderons pas de nous en prendre à Saâgh. »
Il cracha le nom de l’Élément maudit avec dégoût.
« Mais, du moins, puis-je vous assurer que nous ne ferons rien dans la précipitation. Mes pairs voudront sans doute parler avec vous. Sans doute pourrons-nous parvenir à un accord. »
Il ferait de son mieux pour les y préparer. Et, après tout, rien ne garantissait qu’ils écoutent les dragons.
« Je dois, moi aussi, parler avec les miens, répondit Eashendar.
— Je n’ai pas le temps d’attendre, répondit Gabriel. Les archanges doivent être prévenus immédiatement ! »
Il avait mis toute son autorité dans cette dernière affirmation et s’inclina raidement pour prendre congé. Le dragon ne le retint pas ; Gabriel trouva rapidement une grotte menant vers l’extérieur.
Une fois sur la plateforme, il se permit de pâlir à nouveau, alors que ses ailes se déployaient dans son dos. Il s’envola, rongé par l’inquiétude. Peut-être que le charabia des dragons sur l’Équilibre n’était pas totalement dénué de fondement ; dans tous les cas, Saâgh devait être contenu. Il ne Lui permettrait pas d’aider ni les démons, ni les vampires.
Un espoir le fit accélérer. Peut-être Lucifer aurait-il une explication. Peut-être saurait-il pourquoi leur Seigneur les avait abandonnés alors qu’Il avait la possibilité de rester parmi eux.
Gabriel pria pour qu’une telle raison existe.
Les six ailes de l’archange le rendaient visible de loin. Asmodée, qui avait été prévenue de son succès par un Shyin satisfait, n’eut aucun mal à le suivre jusqu’à un endroit plus isolé. Il ne prêtait aucune attention à son environnement ; l’Eden devait être sûr pour qu’il soit si peu sur ses gardes.
« Tu n’as pas de pouvoirs psychiques, lui murmura Jen qui, à son grand déplaisir, l’avait à nouveau suivie. Comment comptes-tu t’y prendre pour qu’il oublie d’informer ses pairs ?
— Je vais l’assommer. J’aviserai ensuite.
— Assommer un guérisseur qui régénère en quelques instants. Bien sûr, rien de plus facile. »
Sans tenir compte de son sarcasme, elle fixa sa proie. Elle et Jen volaient à ras du sol pour éviter de se faire remarquer ; cela les ralentissait et elle risquait de ne pas retrouver Gabriel si elle le quittait des yeux.
Elle allait attaquer lorsqu’un Portail s’ouvrit devant l’archange. Il parut surpris et recula, puis s’arrêta, étirant ses ailes pour voler en cercle. Contrairement aux démons, qui avaient des ailes plus mobiles, les anges ne pouvaient faire du sur-place qu’à l’aide de la magie. Quelqu’un sortit de l’Entre-monde et rejoignit Gabriel.
Asmodée était trop loin pour entendre leur conversation, mais celle-ci semblait animée. Elle se posa sur une branche d’arbre, cachée par le feuillage, et observa l’échange avec grand intérêt. Ils étaient trop loin pour qu’elle lise sur leurs lèvres. Elle attendit.
Un cri strident retentit, presque une craille, qui résonna dans la vallée et fit s’envoler une nuée d’oiseaux. Gabriel s’effondra ; l’autre le retint et descendit avec lui jusqu’au sol pour l’y poser. Il parut hésiter, puis souleva l’archange dans ses bras et décolla à nouveau, Traversa, et le Portail se referma derrière eux.
Jen et Asmodée échangèrent un regard choqué.
« Bien, lâcha l’archidémone, je pense que son esprit a été nettoyé.
— Tu penses qu’il a aussi oublié les dragons ? »
Elle haussa les épaules. Peu importait.
« Sans doute. C’est ce que moi j’aurais fait ; ainsi, il n’y a aucun risque qu’il y retourne et qu’il ne faille recommencer. »
Gabriel se réveillerait en Eden avec un gros mal de crâne. Tant mieux. Son objectif avait été atteint sans qu’elle n’ait à s’impliquer directement, exactement comme elle le souhaitait. Sans plus attendre, elle se laissa glisser en bas de l’arbre.
« Évitons de parler de ce dont nous venons d’être témoins. »
Y compris à Shyin. Jen n’eut pas besoin qu’elle développe. Ils Traversèrent à leur tour, sans plus se concerter, Descendant jusqu’à l’Au-Delà.
***
Il avait mal, mal, mal – partout. Il ne sentait plus rien, Il n’avait rien, Il était coupé de Lui-même, scellé plus de Sang, où est le Sang, Il était le Sang !
Il avait à peine conscience de Son corps qui, immobilisé, refusait de répondre à Ses injonctions. Ses yeux étaient clos mais Il sentait qu’on le portait, les dragons avaient fait prendre à Son corps sa forme humanoïde pour plus facilement le transporter.
Il savait que les dragons L’avaient emmené dans un Cercle très Bas des Abysses pour Le mettre hors de portée des anges. Il les avait entendus en débattre par télépathie, Il les avait entendus décider de Son sort, déclarer qu’Il resterait prisonnier et serait caché là où personne ne pourrait Le libérer.
Hystérique, Il essaya encore de Se débattre mais Il ne sentait plus rien, Son aura Lui avait été retirée, Il était aveugle et sourd et… Il avait si mal ! Il était le Sang et Il était coupé du Sang et ce n’était pas possible, Il était un Élément, pas un mortel, Il n’avait plus d’aura – Il ne parvenait même plus à penser…
Le dragon qui Le portait Le posa dans un trou qu’ils avaient creusé. Saâgh sentit la terre qui se refermait sur Lui, L’enfermant en son sein. Keï devait être morte de rire, là où Elle se trouvait, dans le monde vide des Éléments.
Paniqué, impuissant, Saâgh ne put qu’espérer – aussi stupide que ce soit – que Gabriel, l’enfant chéri de Lyth, ferait quelque chose pour L’aider.
***
Kashiel tentait de garder un rythme de marche lent, une capuche rabattue sur les yeux. Il ne devait surtout pas se faire repérer, pas maintenant, pas après avoir parcouru tout ce chemin. Il était presque arrivé en Eden. Là, il serait en sécurité. Il s’efforçait donc de réguler sa respiration, de ne pas regarder derrière lui et, surtout, de ne pas courir.
Ses ailes rentrées avec soin dans son dos, invisibles, son aura magique dissimulée au mieux, sa cape fermée pour cacher ses blessures, il se fondait dans la masse de passants. Bien sûr, il se trouvait toujours dans les Abysses, ce qui rendait toute discrétion difficile.
Au moins ne se trouvait-il plus sur territoire démoniaque. Seuls les elfes vivaient si proches du monde des humains, et il pouvait se cacher parmi eux plus facilement que parmi les démons. Pas assez bien cependant pour qu’il se sente à l’aise. Il avait les cheveux et la peau clairs, comme beaucoup d’elfes, mais ses vêtements ne correspondaient pas à la mode locale et, sous sa capuche, ses oreilles n’étaient pas pointues. Il pouvait être repéré n’importe quand.
Ksah, pourquoi était-il Descendu ?
Le jeune lieutenant déglutit. Huit Cercles le séparaient encore de la première cité angélique et il maudit la prudence des siens qui avait regroupé leurs villes dans les Cercles supérieurs de l’Eden, loin des démons. Pour se mettre à l’abri, il avait encore un long chemin à parcourir – et cela dans l’Entre-monde, qui était presque aussi dangereux que ceux qui le poursuivaient.
L’ange serra les dents. Il y parviendrait malgré les obstacles. Tout dépendait de lui, dorénavant.
Scrutant le ciel, il évita une passante et s’engouffra dans une ruelle latérale. Il ne pouvait plus attendre, il devrait Traverser, même si user de sa magie signifiait être repéré. Il ne pouvait pas rester là. Il devait avancer. Mieux valait se montrer rapide…
Ravalant un gémissement de douleur, Kashiel vérifia que son bras blessé ne l’encombrerait pas puis fit glisser sa cape sur son épaule, dénudant son dos. Des os s’agitèrent, puis sortirent de sous la peau en douceur pour déployer ses ailes. Aussitôt, il ouvrit un Portail d’un geste de la main et s’y précipita.
Dès que le lieutenant fut de l’autre côté, il le referma – il y avait un infime espoir que ses poursuivants ne l’aient pas perçu – puis accéléra. Il avait besoin de prendre autant d’avance que possible : il ne restait que lui. Il devait rapporter ce qui s’était passé. Il ne pouvait pas laisser ses pairs se faire de fausses idées ou ils iraient droit à la catastrophe…
Poussé par cette idée, il continua malgré ses blessures, suppliant Lyth pour arriver sain et sauf. L’Entre-monde était flou autour de lui, changeant, immatériel. Il savait que les Ombres le guettaient sur son passage. S’il se faisait attraper par Elles, personne ne savait ce qu’il deviendrait – nul n’était revenu pour le raconter.
Il arriva dans l’Univers, où vivaient les humains, puis atteignit enfin l’Eden. Là, Elles se faisaient moins nombreuses ; les anges exorcistes les repoussaient régulièrement au-delà, afin de faciliter les voyages entre Cercles. Cela avait aussi un désavantage : Elles ne pourraient pas ralentir ses poursuivants qui, il le percevait nettement à présent, l’avaient repéré et gagnaient peu à peu du terrain.
Il n’osa pas gaspiller son souffle pour une véritable prière, mais espéra que Lyth était à ses côtés.
Pourquoi ces créatures avaient-elles commis un crime aussi atroce ? Qu’est-ce que les siens leur avaient fait pour mériter pareil châtiment ? S’étaient-ils montrés trop téméraires ? Non, l’action de ces monstres ressemblait à un jeu cruel et irraisonné.
Kashiel perçut brusquement quelqu’un à sa droite et battit des ailes pour l’éviter, envoyant une gerbe d’étincelles dans sa direction. Profitant des quelques secondes que son adversaire perdit pour esquiver son attaque, il accéléra encore, suppliant Ksah de lui accorder Sa force.
Lorsqu’il sentit une lame s’enfoncer dans son dos, il sut qu’il n’avait pas été entendu. Il ne pouvait plus diriger son vol, chaque mouvement de ses ailes lui envoyant une douleur atroce dans tout le corps. Il allait tomber…
Les cinq créatures qui le poursuivaient furent sur lui en un instant et le forcèrent à Traverser. De l’autre côté du Portail qui les ramenait dans le monde matériel, ils le plaquèrent dos contre sol, immobilisant ainsi ses ailes, et maintinrent ses bras et ses jambes pour qu’il ne puisse pas se débattre.
« Lâchez-moi ! Lâchez-moi, vous n’êtes plus sur vos terres, vous êtes en Eden ! » s’écria-t-il en se tordant pour leur échapper.
Kashiel savait que ses suppliques seraient vaines : ses compagnons avaient hurlé et prié mais rien ne les avait arrêtés. Rien ne l’aiderait, sauf l’arrivée d’autres anges qui lui prêteraient main forte.
Avec un cri de rage, demandant vengeance, il déploya son aura de toutes ses forces, émettant un appel à l’aide qui pouvait être perçu à plusieurs heures de vol. Aucun des siens ne se trouvait alentours, il connaissait l’horaire des patrouilles et il n’était que dans le dixième Cercle, loin des habitations, mais ses ennemis n’étaient peut-être pas aussi bien informés…
Peine perdue, ils se contentèrent de rire.
« Prendrons-nous notre temps avec celui-ci ? En filant, il nous a empêché de nous amuser avec les autres. Nous avons dû les achever.
— Pas de jeu, pas ici. Nous devons le ramener sur les lieux pour qu’il n’y ait pas d’incohérence.
— Tuons-le avant qu’il ne s’amuse encore avec ses éclairs. Ils peuvent nous être fatals. »
Tant pour les contrarier que pour leur faire du mal, le jeune ange puisa dans la Foudre en lui pour brûler ceux qui le maintenaient – mais cela ne servit qu’à les rendre plus enragés, furieux qu’ils étaient déjà d’avoir dû le poursuivre à travers la moitié des Trois Mondes. Alors qu’il se relevait maladroitement, l’un d’entre eux saisit le couteau planté entre ses ailes et tira.
L’ange s’effondra en hurlant. Lyth, que la douleur était cuisante ! Ses jambes ne le portaient plus, cotonneuses, et ses yeux ne voyaient plus avec clarté. Dire qu’il y était presque… Quelques minutes de plus à peine, après avoir couru des heures durant… En vain.
Il gémit son désespoir mais cela n’arrêta pas les tortionnaires. Sans prendre la peine de l’achever, ils rouvrirent un Portail et le traînèrent sur le chemin inverse de sa fuite, jusqu’au carnage qui avait commencé en début de matinée.
« Espérons que personne n’a trouvé les autres cadavres, il ne manquerait plus qu’on doive s’encombrer de celui-ci, marmonna une des créatures.
– Ne t’en fais pas, j’ai placé une illusion sur eux. Personne ne les remarquera tant que nous ne serons pas de retour. »
L’ange, brumeux, presque aveugle, sentit sa colère se réveiller. Ils parlaient des siens, laissés sans sépulture à ciel découvert, leur vie arrachée brutalement, comme s’ils étaient de vulgaires morceaux de viande ! Incapable de se débattre, il ne put qu’enfoncer ses dents dans le bras de celui de ses tourmenteurs qui le portait, grimaçant en goûtant le froid de sa peau livide.
Sa tête fut tirée en arrière par les cheveux et il gémit encore alors qu’une paire d’yeux rouges le fusillait du regard.
« Je me serais bien amusé avec toi, angelot, mais nous sommes à court de temps. Cependant, comme tu sembles pressé de mourir, je vais répondre à ton insistance. »
Un métal froid et acéré fut pressé contre son cou.
« Un dernier mot ? demanda la créature, narquoise.
— Vous payerez pour ça, murmura l’ange d’une voix rauque. Maître Raphaël ne laissera pas passer une insulte pareille faite à son clan. »
Des rires sifflants, horribles, retentirent autour de lui.
« Sauf qu’il n’aura aucune preuve, angelot. Et devine qui tes pairs accuseront lorsqu’ils trouveront vos corps ? »
La réponse était évidente et c’était elle qui avait permis à Kashiel de fuir si loin, pour arriver jusqu’aux siens et leur rapporter la vérité. À présent qu’il avait été pris, celle-ci ne serait jamais dévoilée.
« J’ai failli », songea-t-il alors que le poignard lui ouvrait la gorge.
Puis, tout s’arrêta.
***
L’orage éclata à la fin de l’été, alors que les journées se refroidissaient et que les pluies reprenaient. Le soleil brillait dans le ciel, jouant à cache-cache avec les nuages, et les feuilles parsemaient l’Eden de couleurs.
Gabriel fut le premier à remarquer quelque chose d’étrange, qui nota que la journée était trop calme. En général, les anges profitaient de ces derniers jours de beau temps, mais le parc d’Alun Hevel, était désert. Il s’en félicita, pensant que les anges travaillaient.
Plus tard, il eut des remords en se souvenant de cette pensée.
C’était une journée comme beaucoup d’autres ; Uriel donnait cours aux plus jeunes, Saraqael lisait un livre que lui seul trouvait passionnant, Rémiel essayait de convaincre Raguel de terminer quelques dossiers avant de flâner, Raphaël nageait dans un des lacs de la plaine qui bordait Alun Hevel.
Ce dernier s’enveloppa dans du tissu-éponge, satisfait de sa matinée. Aucun dossier urgent n’était venu le déranger dans son temps libre et il avait pu profiter des heures dégagées la veille pour nager un peu, un sport qu’il appréciait beaucoup bien qu’il commence à faire froid. Profitant de la chaleur dégagée par le tissu traité magiquement, il s’étira puis attrapa ses vêtements déposés sur la berge.
Il se rhabillait lorsqu’il entendit un battement d’ailes rapide, caractéristique des messagers. Il enfila sa tunique avec un soupir avant de se tourner vers l’origine du bruit. La pâleur de l’ange ne laissait rien augurer de bon.
« Que se passe-t-il ? demanda Raphaël alors qu’il se posait. Quelque chose de grave ?
— Pire que ça, Votre Altesse, répondit le messager d’une voix tremblante. Des anges de Foudre ont disparu. »
Raphaël se figea.
« Je te demande pardon ?
— Ils… pardonnez-moi, mais je pense qu’ils sont Descendus… Après avoir constaté qu’ils avaient plusieurs heures de retard, le Haut ange Iliel a envoyé un groupe en Bas pour les chercher…
— Et il n’a pas jugé bon de me demander mon avis ? explosa Raphaël en déployant ses trois paires d’ailes. Personne ne lui a signalé qu’il outrepassait ses droits ?
— Votre Altesse… »
Au ton horrifié du messager, l’archange fut pris d’un affreux doute.
« Tu n’avais pas terminé ?
— Je crains que non. Ils ont été retrouvés… à partir de leur point de Descente les pisteurs n’ont eu aucun mal à tracer leur itinéraire… »
Il eut un hoquet et Raphaël lui attrapa les épaules.
« Que s’est-il passé ? Réponds !
— Ils sont morts, lâcha-t-il enfin, horrifié. Morts. Tous. »
À ces mots, l’ession que Saraqael gardait auprès de chacun de ses pairs s’activa. L’archange du Soleil se trouvait dans sa ville, Essiah, la cité-bibliothèque dédiée au Soleil ; il en avait lui-même dessiné les plans et avait supervisé les travaux. L’endroit où la cité se dressait n’avait pas été choisi au hasard : elle se trouvait au même emplacement qu’Alun Hevel, mais un Cercle Dessous. Ainsi, s’il y avait un problème, les livres seraient évacués aussi vite et efficacement que possible.
Il s’en félicita en entendant la nouvelle : cette proximité lui permit de Monter à la capitale en quelques minutes seulement, interrompant ses quelques minutes de plaisir coupable – la lecture – pour rejoindre Raphaël. Malheureusement, celui-ci avait déjà expliqué la situation à Gabriel, qui était aussi horrifié que lui.
« On est sûr de ce qui s’est passé ? les interrompit Saraqael en arrivant.
— Si nous sommes sûrs ? Crois-tu que quelqu’un plaisanterait sur une situation pareille ? » répliqua Gabriel, blême de rage.
Saraqael leva les mains.
« Du calme. Je suis conscient que nous devons demander des comptes aux démons, mais…
— Demander des comptes ? Tu penses que des créatures aussi répugnantes, capables de pareilles atrocités, admettraient leur forfait ? Ne sois pas ridicule ! »
Cette fois, Saraqael éleva la voix :
« Tu sais que les démons ne vivent pas seuls dans les Abysses. Nous ne pouvons pas leur imputer ce… cette horreur sans preuves. Les elfes ou les dragons…
— Les démons restent majoritaires et ce sont eux qui contrôlent le territoire d’en Bas ! l’interrompit encore Gabriel. Belzébuth considère les Abysses comme son fief, rien de tel n’aurait pu être organisé sans son aval !
— Taisez-vous. Tous les deux. »
L’intervention de Raphaël arrêta net leur dispute. Le regard terrible, l’archange de la Foudre avait les poings serrés et l’expression désespérée d’un homme capable de tout.
Après quelques instants de silence, Saraqael fit un pas en avant.
« Raphaël… Le deuil qui t’afflige touche tout l’Eden. Ne prends pas de décision inconsidérée. Il faut prévenir Lucifer.
— Ne prétends pas que tu ressens la même chose que moi, Saraqael. »
L’archange aux cheveux roux secoua la tête.
« Ce n’est pas ce que j’ai dit. Simplement, la façon dont tu agiras nous engagera tous.
— Ce qui n’est pas une raison pour ne rien faire. »
Le silence retomba, plus tendu que jamais. Saraqael sentit une goutte de sueur dégouliner le long de son dos et remarqua que ses mains tremblaient. Il avait un horrible pressentiment. Raphaël était aussi impulsif, que son Élément-tutélaire, Ksah, la Foudre, mais que pouvait-il arriver de pire que les morts ? Saraqael l’ignorait, mais cette impression lui retournait les viscères.
« Je vais Descendre voir les lieux en personne.
— Raphaël…
— N’essaie pas de m’en dissuader ! »
L’archange avait crié et Saraqael recula. La colère et la tristesse profondes qui émanaient de son pair l’atteignaient jusqu’aux os. Comment protester ? Alors que Raphaël ouvrait un Portail et s’apprêtait à Traverser, Gabriel sur les talons, l’archiviste de l’Eden trouva un dernier souffle :
« Lucifer n’approuverait pas. Vous devez le prévenir. »
Raphaël Traversa sans lui accorder un regard. Méprisant, Gabriel le toisa froidement avant de lâcher :
« Tu n’es pas Lucifer et Lucifer n’est pas ici avec nous. Il est en Bas, avec eux. »
Et il entra dans le Portail, qui se referma derrière lui.
Raphaël et Gabriel furent sur les lieux en quelques minutes à peine, guidés par des patrouilles d’anges de Foudre aussi nerveuses et choquées les unes que les autres. Les cadavres jonchaient le sol dans une morbide parodie de sommeil. Ils gisaient, en tas, comme des marionnettes dont on aurait sectionné les fils, les membres désordonnés, arrêtés en plein mouvement. Quelque part, c’était exactement cela, et la comparaison n’en était que pire.
Debout parmi les restes de ces êtres chers, Raphaël pleurait. Personne ne lui en tenait gré et, parmi les anges de Foudre Descendus constater la triste vérité, peu gardaient les yeux secs.
Cependant, l’horreur et la tristesse n’étaient pas les seuls sentiments qu’ils ressentaient. Les anges découvraient le désespoir, la colère, et avec eux, l’envie de vengeance qui se faisait de plus en plus pressante. Qui avait osé ? Qui s’en était pris à eux, anges de Foudre, en croyant s’en tirer sans mal ? Ksah leur ferait payer !
Raphaël prit le temps de regarder chaque visage, de citer chaque nom – Haniel, Kashiel, Saschiel – puis de faire le tour des lieux, de vérifier les traces, les armes qui avaient été utilisées. L’attaque avait été d’une sauvagerie sans limites mais les siens s’étaient bien défendus ; çà et là, il voyait de sombres traces de sang auxquelles ne correspondaient aucun cadavre et des marques noires là où la foudre avait frappé.
À ses yeux, elles étaient trop peu nombreuses.
« Quel est le verdict ? demanda-t-il à Gabriel, qui examinait les blessures des corps sans vie.
— Je dirais des lames plates et courtes, non aiguisées, peut-être des épées ou des lances… mais je n’ai aucune expérience. Je ne peux me baser que sur les descriptions données par Lucifer.
— D’après vous ? fit Raphaël en se tournant vers un Haut ange de son clan.
— Ils ont emmené leurs morts mais la lutte est récente : les cadavres sont tièdes. Je pense que nous les avons dérangés avant qu’ils n’aient terminé de nettoyer les lieux, nous avons retrouvé des bouts de tissu et de métal. »
Il montra ce qu’il avait rassemblé et l’archange plissa les yeux. S’accroupissant, il saisit un à un les fragments, les observant avec intensité.
Il faisait sombre quand il eut terminé, même si Essiah n’avait pas fini de se coucher à l’ouest. En quelques minutes, de lourds nuages noirs s’étaient accumulés au-dessus de la forêt. Le silence, oppressant, laissait entendre les rafales de vent qui poussaient plus vite l’orage vers eux. Quand Raphaël se redressa, le tonnerre gronda.
La voix de l’archange tonna, lui faisant écho :
« Ce sont eux. »