Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Lyth

Chapitre 9

« Il est dit des mages de Feu qu’ils sont impulsifs, voire violents. Ce n’est pas faux dans la plupart des cas mais il existe tout de même un cas célèbre démontrant le contraire : Raguel, un des plus calme des archanges et à qui il est souvent fait reproche de son indolence. »

 

- Des Éléments et de leurs rapports entre eux et avec les anges, compilation faite par Saraqael -

 

 

Lucifer était étendu sur la mousse, lascif, le dos appuyé sur le tronc d’un jeune arbre. Sa main aux doigts minces et à la peau de porcelaine tira avec soin sur les plis de sa tunique pour renouer négligemment sa ceinture de soie. Le vêtement de qualité drapait sa silhouette androgyne comme s’il avait été taillé pour elle.

« Fais attention de ne pas prendre froid, murmura Bélial.

— Ne t’en fais pas pour moi, je suis plus solide que j’en ai l’air. »

Ils étaient partis ensemble dans une expédition au travers des Abysses, sans réel but, entrecoupant leurs longues marches de chasses plus rapides où ils prirent plaisir à tuer quelques-uns des monstres qui peuplaient les forêts. Le soir, épuisés, ils s’étaient arrêtés près d’une rivière pour s’y rafraîchir. Toute tension entre eux avait disparu et Bélial n’avait pas mentionné une seule fois les autres archanges.

Essiah se couchait, colorant le ciel, alors qu’à l’opposé sa demi-sœur la Lune rayonnait, presque pleine. Inspirant à pleins poumons, Lucifer s’étira, profitant de la sensation de plénitude que lui apportait la fatigue physique.

« Je devrais faire ça plus souvent, soupira-t-il en s’asseyant. Oublier les problèmes des Trois Mondes et me souvenir que la liberté existe.

— Je t’avais dit de venir plus tôt, approuva le démon en passant un bras autour de ses épaules, l’attirant contre lui. Mais tu ne m’écoutes jamais.

— J’avais trop à faire en Eden pour me le permettre. Aujourd’hui, par contre, calme plat… Si ça arrivait plus souvent, j’aurais droit à des vacances ! plaisanta l’archange aux cheveux noirs en s’installant plus confortablement, sa joue contre l’épaule de son ami.

— En effet. Avec un peu de chance, tu en auras sous peu…

— Je n’y crois pas. »

Le silence se fit, le bien-être envolé à l’évocation des problèmes du monde extérieur. Restaient seuls la fatigue et le léger malaise qui rappelait à Lucifer que même si l’Eden était tranquille, il aurait mieux fait d’y rester.

Soupirant, l’archange se leva.

« Je vais rentrer. »

Bélial le retint par la manche.

« Tu n’es plus resté dormir ici depuis des mois…

— Je ne peux pas me le permettre.

— Juste une fois ? »

Lucifer secoua la tête.

« Non, même si ça me manque, à moi aussi… l’Eden reste ma priorité.

— Très bien… Reviens quand tu veux. Je serai toujours prêt à t’accueillir et à te consacrer ma journée. »

Lucifer l’étreignit brièvement.

« Merci. »

Il s’éloigna de quelques pas, le saluant de la main.

« Allez, à plus tard ? »

Laissant la question en suspens, il ouvrit Portail – et laissa entrer l’enfer.

« Lucifer ! »

Avant que l’archange ait mis un pied dans le Portail, Saraqael en sortait pour lui attraper les épaules. Tremblant et pâle comme un mort, il essaya d’articuler quelques mots sans savoir se reprendre. Le Premier-né se remit de son choc.

« Saraqael ? Qu’est-ce que tu fais dans les Abysses ? Aucun de vous ne peut Descendre !

— Une chose horrible est arrivée, articula l’archange aux cheveux roux. Lyth, jamais je n’aurais dû te laisser Descendre sans ession, mais tu ne risquais rien et tout allait bien…

— Calme-toi. Que s’est-il passé ?

— Des anges sont morts, lâcha l’archange du Soleil. Raphaël prétend qu’ils ont été tués par des démons.

— Je vous demande pardon ? »

Saraqael sursauta en entendant la voix étrangère et pâlit plus encore en avisant Bélial. Lucifer le retint alors qu’il essayait de reculer.

« Saraqael, je t’en prie… Ce n’est pas possible n’est-ce pas ? »

L’archange du Soleil détourna les yeux et Lucifer blêmit à son tour. Des anges ? Morts ? Et à cause de démons ? Se tournant vers Bélial, il chercha un soutien.

« Les enfants de Sei ne s’en seraient jamais pris aux anges, affirma l’archidémon. Ou s’ils l’ont fait, ils encourent la colère de Belzébuth.

— Malheureusement, ça ne s’arrête pas là, continua Saraqael. Raphaël et Gabriel sont partis en criant vengeance. Je ne suis pas parvenu à les raisonner.

— Et les autres archanges ?

— Ne savent rien encore. Je… j’ai pensé que tu devais être mis au courant en priorité… »

Mais le visage de Saraqael se décomposait en réalisant la stupidité de son réflexe. S’il avait envoyé Rémiel et Uriel calmer les deux autres, rien ne se serait passé. Or, pour l’instant… il retint un haut-le-cœur devant les images que ses essions lui renvoyaient du combat.

« Nous devons aller voir ce qu’il en est, tout de suite, déclara Bélial, secouant Lucifer qui restait figé. Tu dois arrêter tes anges avant qu’il ne soit trop tard, ou du moins, limiter les dégâts. »

Saraqael secoua la tête.

« Il est déjà trop tard.

— Alors dépêchons-nous de…

— Lucifer et moi allons y aller, mais certainement pas vous ! » coupa l’archange du Soleil.

Cela réveilla le Premier-né.

« Bélial veut juste nous aider…

— Je suis désolé, Votre Altesse, se reprit Saraqael en s’adressant à Bélial. Je ne voulais pas vous insulter. »

Puis, se tournant à nouveau vers Lucifer :

« Le voir en ta compagnie éveillera plus encore la colère de Raphaël, à raison. Qu’il parte plutôt prévenir son maître ! Belzébuth doit intervenir avec nous et calmer les démons alors que nous nous occupons des anges. »

Bélial lui lança un regard surpris. Saraqael et lui ne s’étaient jamais rencontrés, et même Lucifer n’avait jamais vu Belzébuth. Seuls les essions de l’archange du Soleil avaient osé s’aventurer si Bas dans les Abysses ; mais bien sûr, personne ne le savait.

L’archidémon réagit après un temps de battement. Il serra Lucifer dans ses bras et lui déposa un baiser sur le front.

« Je pense que Belzébuth chasse avec Astaroth. Les trouver risque de prendre du temps, mais je ferai de mon mieux. »

Sur ces mots, il Traversa. Se tournant vers Saraqael, le Premier-né prit un air déterminé.

« Allons-y. »

 

***

 

Les anges n’étaient pas des combattants. Leurs seuls adversaires étaient les animaux qu’ils chassaient et les Ombres de l’Entre-monde que les exorcistes repoussaient hors de l’Eden… mais le clan Raphaël était doté d’un physique puissant et de magies destructrices.

Raphaël fondit sur le village démoniaque le plus proche du carnage, l’orage grondant derrière lui. Des nuages noirs apparaissaient dans le ciel nocturne alors qu’il battait des ailes, le tonnerre criant sa détresse. Une femme cria en le voyant et il tendit la main, la foudroyant sur place.

« Que Ksah vous détruise tous ! » hurla-t-il en plongeant vers les maisons, ses anges derrière lui.

Une clameur lui répondit : les démons sortaient dans la rue, dégainant leurs armes. Faites de métal. Raphaël rit presque en lançant sa Foudre sur eux, fondant épées et lances alors que leurs corps se consumaient sous la force de Ksah. Ils comprirent vite, cependant, et certains bondirent vers lui, poings nus alors que les autres s’éloignaient en encochant leurs flèches.

Raphaël déploya ses six ailes en entier pour éviter le premier, mais celles des démons étaient bien plus flexibles : son attaquant le contourna pour l’attaquer par derrière comme si de rien n’était et abattit ses poings sur son dos. L’archange cria, tenta de faire demi-tour… Le démon lui avait attrapa deux ailes.

« On tombera ensemble ! »

Raphaël se débattit, utilisant son aura pour envoyer des décharges d’énergie au combattant, qui tomba – mais un autre le remplaça aussitôt. Une douleur atroce lui déchira la cuisse : une flèche.

« Mourez, tous ! » hurla-t-il en se contorsionnant pour attraper ce nouvel adversaire.

Il parvint à saisir une corne et tira, leur faisant effectuer un parfait demi-tour. Ils touchèrent le sol, écrasant le démon sous leur poids conjugué. Raphaël se releva comme s’il n’était pas blessé.

« À l’attaque, à l’attaque ! »

Il n’avait jamais imaginé être capable d’une telle violence – mais ils avaient blessé les siens, ils avaient tué ses ange ! Ils payeraient.

Quelqu’un se jeta sur lui, puis un autre ; il les expulsa de son aura. Une flèche se ficha dans une de ses ailes, lui arrachant un autre cri. Il fouilla les environs des yeux à la recherche de l’archer, et malgré la nuit il voyait, car le village était en flammes. Il le repéra sur un immeuble, trop loin pour le viser. Appelant la Foudre à lui, il l’abattit, encore et encore, jusqu’à ce que les murs s’effondrent sur le démon, jusqu’à ce que la maison soit un brasier. Puis, il continua, fou de rage et de douleur, il voulait les réduire en cendres, il voulait…

Un choc l’envoya rouler au sol, le visage dans la boue. Un autre suivit, puis un autre, s’écrasant sur son aura pour mettre ses défenses à mal : des globes d’aura de Sang. Il se traîna derrière un muret pour se mettre à l’abri, sonné. Les démons s’organisaient…

Les anges aussi. Raphaël vit les siens, toujours en vol, descendre vers les démons, tombant sur eux comme le marteau de Ksah sur l’enclume. Le choc fut terrible, même de loin : ses enfants se déchaînaient parmi ces monstres, luttant de toutes leurs forces pour les défaire.

L’archange se releva pour les rejoindre, pour les aider, et retomba sur un genou. La flèche qui s’était fichée dans sa cuisse se faisait sentir, à présent, douleur terrible qui l’empêchait de même tenir debout. L’autre, dans son aile, avait failli toucher son dos et l’empêchait de redécoller. Il ne lui restait qu’une chose à faire…

Il attrapa la première et tira, déchirant sa chair pour l’en extraire. Il tonna de douleur et le tonnerre cria avec lui alors que son sang s’écoulait par flots de sa blessure.

« Idiot ! »

Les mains gantées de Gabriel l’adossèrent au mur alors que l’archange utilisait sa magie de guérison pour refermer la plaie.

« Tu aurais pu mourir exsangue !

— J’allais la bander… »

Un démon brandit une épée, juste derrière Gabriel. Raphaël lança un avertissement, l’archange de la Pureté se retourna, lançant son aura vers l’attaquant par réflexe… et celui-ci fondit, littéralement, comme s’il avait été plongé dans de l’acide.

L’arme tomba au sol. Les gants de Gabriel étaient rouges et poisseux, sa tunique, la croix de Lyth à son col, son visage, du sang, partout. Il eut un petit rire.

« Seigneur Lyth, Votre Majesté, qu’ai-je juste fait ?

— Donné la bénédiction de Lyth à ces monstres », gronda Raphaël.

Gabriel se tourna vers lui dans un état second, encore assez conscient néanmoins pour arracher la seconde flèche de son aile et guérir celle-ci. L’archange de la Foudre n’attendit pas qu’il se remettre et s’élança vers ses anges, prêt à découdre.

Gabriel resta bras ballants pendant quelques instants, choqué. Son clan possédait deux pouvoirs, celui de guérison et celui d’exorcisme, qu’ils utilisaient contre les Ombres de l’Entre-monde… et qui, visiblement, avait été prévu pour combattre les enfants de Sei.

« Est-ce Votre volonté ? murmura-t-il pour lui-même. Bénissez-vous vraiment ce combat ? »

Téméraire ou fou, un autre démon l’attaqua. Gabriel tendit la main pour tracer le symbole de Lyth – et l’attaquant fondit en hurlant. Les autres, qui suivaient de peu, tentèrent de s’arrêter net, mais l’aura de l’archange était plus rapide que leurs ailes : tous furent pris dedans, tous furent purifiés dans la mort.

Gabriel se redressa, sa détermination renouvelée. Il avait douté devant le carnage, devant les mères qui protégeaient leurs enfants et les adolescents qui combattaient pour les contenir. Il adressa une prière de pardon au Seigneur Lyth.

Il comprenait, à présent. Sei était mauvais, ses créatures autant de parasites qu’il convenait d’éliminer ; grâce à Lyth ils avaient enfin décidé d’attaquer. Il fit un pas en avant, puis un autre, et déploya son aura plus grande. Froid, il vit un démon être pris dedans et hurler de douleur et d’horreur – mais telle était la volonté de Lyth et lui, Gabriel, était né pour Le servir. L’Élément Bien guidait sa main, Il l’appuyait en lui permettant de purifier cet endroit grâce à ses pouvoirs.

Avisant les autres démons qui fuyaient devant lui, il avança.

Quelques minutes plus tard, un portail s’ouvrit au loin. Davantage de démons ? Non : deux présences familières en émergèrent.

Gabriel contracta son aura, réalisant un peu tard qu’un tel débordement de magie se percevait à plusieurs Cercles de distance. À deux, ils auraient risqué gros contre les archidémons, mais avec ce renfort…

« Lucifer ! » l’accueillit-il.

Le régent de l’Eden affichait un air horrifié. Gabriel hésita. Il était venu les aider, n’est-ce pas ? Son choc venait de la mort des anges de Foudre si horriblement mutilés, pas… – pas des cris et des flammes et des cadavres et de l’orage, de la férocité des anges qui tuaient tout sur leur passage, des démonets cachés sous les porches, que Gabriel avait ignorés avec soin, passant près deux sans les toucher de son aura, parce que même lui, même pour Lyth – il ne pouvait pas faire ça – oh Seigneur – qu’Il guide sa main – il faisait de son mieux, il…

« Gabriel, respire ! »

L’archange hoqueta, s’appuyant contre Saraqael qui le secouait.

« Ils sont morts, ils sont morts…

— Par votre faute ! Lyth, qu’avez-vous fait…

— Il parle des anges, Lucifer. Il est guérisseur, au beau milieu de ce carnage, sa magie doit le déchirer…

— Il le mérite ! Regarde autour de toi !

— Va plutôt arrêter Raphaël ! »

Gabriel étouffa un sanglot.

« On devait le faire, les punir, ils ont tué des anges, ils sont impurs…

— Oh par Essiah… Dis-moi que tes anges ne pensent pas pareil, dis-moi qu’il reste un espoir.

— Pas de rédemption pour ceux qui sont impurs ! protesta Gabriel. Ils doivent mourir, mourir…

— Shh, tout va bien se passer, rentrons en Eden. Rappelle tes anges. Retournons à l’abri. »

Ces paroles rassurantes convainquirent l’archange de la Pureté, au grand soulagement de Saraqael. Il devait arrêter ce combat, même s’il doutait à présent qu’il soit encore possible de retourner en arrière, vers la paix. Les anges eux-mêmes ne l’accepteraient pas – sans parler des démons, après pareil carnage.

Lucifer avait réussi à calmer Raphaël ou, du moins, à l’arrêter. Les nuages se dissipaient et, bientôt, la lumière accusatrice d’Elvion, la Lune, éclaira la scène.

Saraqael avisa Lucifer qui tentait d’éteindre les brasiers. Les démons ne le laissèrent pas approcher, levant leurs armes et criant des insultes. L’archange du Soleil le retint en le voyant insister.

« Ça suffit, ce n’est pas le moment. Ils sont sous le choc.

— Si nous partons maintenant, ils croiront que nous sommes tous mauvais, la paix sera perdue ! »

Saraqael se demanda, et pas pour la première fois, comment Lucifer pouvait être à la fois si perceptif et si aveugle.

« Occupe-toi des anges, ils ont besoin de toi.

— Ils ont ce qu’ils méritent ! Tu as vu ce qu’ils ont fait ?

Oui, oui j’ai vu, sombre idiot ! s’emporta Saraqael. Regarde mieux et demande-toi si les démons sont prêts à t’écouter, s’ils le seront jamais à nouveau ! »

Le Premier-né stoppa enfin pour voir le village en ruine, les corps fondus ou foudroyés, le deuil, la peur. Il blanchit. Puis, son visage se fermant, il se détourna des démons.

« Remontons en Eden. »

Saraqael acquiesça, pâle lui aussi. Dire qu’il foulait le sol des Abysses, physiquement, pour la première fois…

Ils veillèrent ensemble à ce que les anges Traversent. Gabriel fut l’un des derniers. Il restait là, debout au milieu du village, bras ballants. Lucifer se demanda s’il était satisfait de la situation.

« Rentre, Gabriel, lui lança-t-il. Si Belzébuth arrive, je préfère qu’aucun de vous ne soit encore présent. »

L’interpellé tressaillit, puis hocha la tête. Sans regarder à droite ni à gauche, il Traversa. Lucifer regarda sans compassion sa tunique jadis blanche, maintenant poisseuse de sang, disparaître dans l’Entre-monde.

S’il y restait, cela vaudrait mieux pour tous. Il était certain que l’impulsion d’attaquer n’était pas venue de Raphaël.

Le Premier-né frissonna en se souvenant de l’état de ce dernier lors de son arrivée ; l’archange se comportait comme un fou furieux et avait failli s’en prendre aux enfants. Il comprenait sa colère – les anges de leurs clans étaient leurs fils et filles, ils les avaient élevés, protégés – mais n’aurait pas accepté un tel débordement. Déjà ce combat…

Avec un soupir, il rejoignit Saraqael.

« Aucune nouvelle de Belzébuth ou des autres archidémons ?

— Pas que je sache, répondit l’archange aux cheveux roux, mais je n’ai pas envoyé d’essions en Bas. J’ai juste fait prévenir Rémiel, Uriel et Raguel en leur disant de rester en Eden. »

Lucifer hocha la tête.

« Alors il est temps de rentrer. La crise est trop grave pour que nous restions ici à attendre Bélial. »

Ils se regardèrent. Leurs visages étaient pâles et leurs traits tirés.

« L’âge d’argent est terminé, conclut Saraqael en ouvrant un dernier Portail. En admettant que l’âge d’or ait été l’époque de Lyth. »

Lucifer eut un sourire cynique. Parfois, il retrouvait l’ami avec lequel il passait des heures à jouer au machat, avant sa première Descente.

« Malgré ce que nous devons à notre Seigneur, nous savons tous les deux que tel n’a pas été le cas. »

Ils Traversèrent sur ces tristes paroles, le souvenir de ce que Lyth leur avait dit au sujet des démons résonnant dans leurs têtes. « Ils sont le contraire des anges, comme Sei est Mon opposé, et vous devrez apprendre à vous défendre contre eux. Surtout ne vous y mêlez pas, car ils ne suivent pas Mes lois, et essayeront de vous tenter et de vous pervertir. Ils sont mauvais. Ne vous approchez pas d’eux. »

Comme chaque fois, Lucifer se demanda si Lyth avait prédit l’avenir, ou s’Il avait semé les graines qui, aujourd’hui, commençaient à éclore.

Lorsqu’ils arrivèrent en Eden, ils furent accueillis par Rémiel, Raguel et Uriel, qui les attendaient avec une inquiétude croissante. Les corps des anges tués dans la bataille avaient été alignés devant les murs d’Alun Hevel en un morbide cortège, éclairés par des globes de lumière produit par les anges de son clan. Auprès d’eux gisaient les trop curieux membres du clan Raphaël dont la mort avait déchaîné ce tourbillon de violence.

Une foule s’était rassemblée en haut des murs, sans oser approcher, et les murmures horrifiés bourdonnaient avec un arrière-goût de panique que la présence des archanges n’atténuait pas.

Le premier geste de Lucifer fut de faire venir Michaël et de lui demander de s’occuper personnellement des morts.

« Il faut les amener à la cathédrale, puis les identifier avec certitude et prévenir leurs familles… mais pas avant demain. Veille sur les corps. Fais savoir qu’une messe sera dite et qu’il est formellement interdit aux anges de Descendre hors de l’Eden. Aucune tolérance n’est d’actualité. Toute personne qui sera surprise sera punie pour trahison. »

Si le Prince-ange fut étonné de ces instructions, il n’en fit rien paraître. Il dépêcha ses hommes pour que des draps propres et des bacs d’eau soient amenés, afin de couvrir les cadavres et, plus tard, de les laver.

Une haie d’anges de Lumière fraya un passage au triste cortège jusqu’au centre de la ville où se dressait la cathédrale de Lyth. Lucifer les regarda s’éloigner, satisfait d’avoir obtenu un délai pour ce problème-là au moins, puis se tourna vers les personnes restantes.

À l’exception des archanges qui n’avaient pas participé au combat, tous étaient couverts de sang et de poussière. Des armes, jusqu’alors utilisées seulement pour la chasse, étaient encore tirées. Sans doute avaient-ils été trop choqués par la fin abrupte du combat pour songer à les rengainer.

« Déposez vos armes. »

Ils obéirent comme un seul homme, sans ciller, certain avec soulagement.

« Rémiel ? »

La jeune femme tressaillit, avant de faire un pas en avant.

« Oui ?

— Demande à tes gens d’emmener ça, ordonna le Premier-né avec un mépris évident pour les objets, et fais-les fondre. Je veux que ce métal soit jeté au plus profond de la mer et les cendres éparpillées. Qu’il ne serve plus à rien forger. »

Elle hocha la tête et transmit les ordres à un des messagers qui se tenait sur les murs. Peu surpris qu’on lui demande ses services mais réticent à quitter les lieux, il dut recevoir une secousse de son voisin pour décoller.

« Raguel, enchaîna Lucifer. Fais emmener ceux-là au lac le plus proche. Qu’ils se lavent et que leurs vêtements soient brûlés. Mets-les ensuite aux arrêts jusqu’à ce que le conseil archangélique décide de leur sort.

— Ce sont des membres de mon clan et ils ont obéi à mes ordres, intervint Raphaël, qui reprenait conscience.

— Ne me fais pas te mettre aux arrêts aussi, répondit Lucifer, glacial. Tu as agi sans discernement. Le choc seul ne peut expliquer ta réaction. C’est la même chose pour toi, archange de la Pureté. »

Gabriel eut la décence de détourner les yeux. Cependant, après quelques instants de silence, il prit la parole à son tour :

« Je ne pense pas qu’il soit une bonne idée pour le conseil de se réunir tout de suite. Nous devons d’abord méditer sur ce qui s’est passé.

— Il n’y a rien sur quoi…

— Lucifer. »

La voix tranquille d’Uriel apaisa le Premier-né, qui se détendit un peu quand elle posa une main douce sur son épaule.

« Gabriel a raison. Ce qui s’est passé est trop horrible pour… »

Elle retint un hoquet.

« … pour que nous en parlions maintenant. Dormons. Rassurons les anges. Nous discuterons de ça demain à la première heure, mais là… Nous sommes en deuil. »

Lucifer céda.

« Très bien. Raguel, contente-toi de faire escorter ces gens jusqu’à chez eux. Nous nous retrouverons dans la salle du conseil à l’aube, et je donnerai moi-même la messe à midi pour… rendre hommage aux morts. »

Uriel lui serra le bras pour le remercier. Il lui adressa un sourire crispé, puis prit sur lui et l’enlaça. Elle devait souffrir plus que tout autre, son empathie lui criant que ces corps n’étaient plus que des coquilles vides, que les anges avaient peur, que lui-même ne s’était jamais senti aussi démuni.

Lyth, pourquoi n’es-Tu plus parmi nous ?

Il se souvenait de la première fois qu’un ange était mort. Celui-ci avait le cheveu blanc et des rides sur tout le corps, mais ils en avaient néanmoins été ébranlés. Ce n’était qu’alors qu’ils avaient compris la différence fondamentale entre eux et les autres anges : eux seuls vivraient toujours, liés qu’ils étaient à l’Eden et portés par leur magie. Les autres dépériraient puis disparaîtraient.

La seule exception allait aux Princes, qui avaient la bénédiction de Lyth. Le cœur de Lucifer se serra alors qu’il imaginait le corps inerte de Michaël allongé parmi les autres.

« Il n’y a plus rien à voir. Dispersez-vous », lança-t-il aux anges qui étaient de plus en plus nombreux sur les murs.

Il savait que son appel resterait vain. Saraqael, cependant, lui fit un signe de la tête : il s’en occuperait. Un peu soulagé, il se laissa entraîner par Uriel à l’intérieur de la ville, jusque dans ses appartements. Arrivé là, il enlaça à nouveau la jeune femme et tous deux demeurèrent ainsi pendant de longues minutes, en silence, à prier.

 

***

 

Gabriel poussa la porte de chez lui, sans trop savoir comment il était rentré. Sans doute l’avait-on raccompagné ; cette journée ressemblait à un brouillard dont chaque scène se fondait dans la suivante. Elle paraissait durer depuis toujours, ou juste le temps d’un rêve. Malheureusement, les évènements étaient bien réels.

Avant qu’il eût pu le prévenir, Ariel déboula dans l’entrée comme à chacun de ses retours, ses boucles blondes auréolant sa petite tête. Cette fois cependant, au lieu de sauter dans ses bras, il se figea en le voyant.

« Grand frère… murmura-t-il sans plus oser avancer d’un pas. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

Gabriel lui adressa un sourire forcé.

« Je vais bien.

— Mais tes vêtements… Ils sont couverts de sang ! »

La voix d’Ariel avait grimpé d’une octave. Comment lui en vouloir ? Un si petit garçon ne pouvait être qu’effrayé par son aspect.

« Il s’est passé quelque chose de grave aujourd’hui, mais je vais bien. J’irai me doucher et il n’y paraîtra plus rien. »

Physiquement, du moins. Ses vêtements blancs maculés de sang étaient irrécupérables, il fallait les brûler. Tant mieux.

Ariel avança vers lui à petits pas. En voyant son adorable frimousse et ses yeux limpides, les larmes montèrent aux yeux de Gabriel. Il avait perdu cette innocence. Il ne serait plus jamais le même – il y aurait un avant, et un après.

Il se sentait sale. Pourtant, il avait agi pour la justice, pour les lois. Pour Lyth.

« Tu n’as pas l’air d’aller bien, déclara Ariel d’un ton trop mature pour son âge qu’il avait parfois. Tu devrais enlever ces vêtements et aller te reposer.

— Oui, tu as raison. »

Gabriel laissa la quenotte de son frère se refermer sur de sa main – cette main qui avait tué – et l’entraîner dans la pièce à côté. Ariel le détailla d’un air critique et Gabriel sourit en sentant son aura à peine formée sonder son corps. L’enfant ne connaissait que les bases de la guérison, trop jeune pour en savoir plus. Il était mignon à essayer ainsi de vérifier qu’il n’avait pas menti…

« Déshabille-toi », ordonna la voix cristalline.

Sans réfléchir, l’archange obéit, défaisant ses boutons un par un. Il ne devrait pas se laisser aller devant un enfant… mais sa présence lui faisait tant de bien. Un peu d’innocence, de pureté dans ce monde souillé. De plus, Ariel n’était pas n’importe quel enfant ; il était un Prince et il existait depuis presque aussi longtemps que lui.

Il était aussi son petit frère bien-aimé. Jamais l’un d’eux ne ferait de mal à l’autre.

Sa tunique visqueuse tomba au sol, puis son dessus, ses gants, son col. Ariel s’agenouilla pour défaire lui-même ses chaussures. Ensuite, l’enfant alla chercher un peignoir, le laissant seul le temps qu’il enlève son pantalon et ses dessous.

Lorsqu’il revint, il l’emmitoufla gentiment dans le vêtement propre et le guida jusqu’à leur salle de douche.

« Lave-toi, déclara-t-il. Je vais aller chercher quelqu’un pour que ça soit brûlé et qu’un dîner nous soit préparé. Nous le mangerons ensemble. »

La seule idée de nourriture retourna l’estomac de Gabriel, mais il hocha néanmoins la tête. Comment refuser cela à son cher petit frère ? Les yeux de celui-ci ne le quittaient pas, attentifs et inquiets. Il voulut le rassurer.

« Je vais bien, Ariel, tu sais ? Ne t’en fais pas.

— Je ne m’en fais pas, approuva l’angelot avec un sourire. Lave juste tout ça. Ça ira mieux après. »

En effet, l’eau eut un effet purifiant. Bien sûr, elle n’effaçait pas tout, mais elle le calma un peu. Lorsqu’il eut fini – et il avait pris bien plus de temps que d’habitude – il trouva des vêtements propres qui l’attendaient, comme il avait l’habitude d’en préparer pour Ariel. Peignoir et crasse avaient disparu.

Son petit frère était recroquevillé dans le divan et, de loin, Gabriel entendit ses sanglots étouffés.

« Ariel ? s’écria-il en se précipitant. Ariel ! Ariel, je vais bien, tout va bien, ne t’en fais pas… »

Le petit bonhomme leva vers lui un visage mouillé et il enlaça son petit corps pour le consoler en lui murmurant des mots rassurants. Quel imbécile ! Se montrer ainsi devant lui ! Qu’est-ce qui lui avait traversé l’esprit ?

Embrassant les boucles blondes, il essuya les larmes de son petit frère.

« Fais-moi un sourire, tu veux ? »

Ariel s’efforça de courber ses lèvres et, déjà, Gabriel se sentit mieux.

« C’est bien. Ne t’en fais pas, nous serons toujours ensemble et je vais mieux.

— C’est vrai ?

— Promis. »

L’enfant se blottit contre lui. Gabriel ferma les yeux. Il ne devrait jamais oublier cet instant, ni l’innocence de cet enfant qui lui était si cher. C’était pour lui, pour tous ceux comme lui, qu’il avait combattu. Pour protéger les anges trop purs, pour protéger l’Eden, pour défendre les lois de Lyth.

En câlinant Ariel, il se jura une fois de plus qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour construire un monde parfait pour lui et ses semblables.

 

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