Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 10

« Les lois dites « normales » (votée avec une majorité normale des 5/8) ne concernent que les vampires membres des huit familles (les sept familles principales et la famille royale) ainsi que les territoires appartenant en propre à ces familles. »

 

– Livre des Lois suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge –

 

« Les vampires de sang pur survivent à la perte de leurs membres, même s’ils n’ont plus de sang dans les veines. Ils peuvent également se reproduire… »

Arkim pouffa. Il devrait faire remarquer à Catlyna et Gamin les similitudes entre les vampires et les cafards dès qu’il en aurait l’occasion. Refermant son livre, il se détacha des tuiles contre lesquelles il s’était installé et admira le paysage.

Les arbres tendaient leurs branches vers le ciel bleu, ployant sous la neige, alors que les quelques feuilles mortes s’envolaient au gré du vent. Les jardiniers s’efforçaient de les balayer avant qu’elles ne s’accumulent et de disposer des pierres de manière esthétique.

La scène hivernale paraissait surréaliste depuis le haut de la tour de Renaeyle. Arkim s’y était perché : il entraînait ses ailes depuis des mois aussi celles-ci avaient-elles acquis du tonus musculaire, lui permettant de voler sur de courtes distances. Les acrobaties lui resteraient interdites ; qu’elles puissent porter son poids tenait déjà du miracle après les années passées sans les utiliser.

Le paysage lui rappela étrangement son arrivée. La proximité des Fêtes des Ténèbres, sans doute, reflet des Fêtes de la Lumière durant lesquelles il avait débarqué en ville, un an et demie plus tôt.

Des éclats de magie étincelèrent de l’autre côté du bâtiment. Arkim fit le tour du toit pour voir le champ d’entraînement des volontaires, où se trouvaient Cat et Gamin. Il resserra sa cape autour lui quand le vent s’y engouffra puis s’accroupit, une main sur les tuiles, pour les observer.

Ne restaient plus à Altayn que vingt-sept enfants. D’autres arrivaient de loin en loin, mais la plupart s’entendaient dire qu’ils ne convenaient pas et rentraient chez eux ; il n’y avait pas assez d’or pour que la couronne entretienne tous ceux qui se présentaient, d’autant que certains venaient d’autres royaumes elfes que celui d’Hedyrn. Comment la rumeur s’était étendue jusque là, Arkim n’en savait rien, mais ses soupçons se portaient sur Nataos qui gérait une partie des biens de la famille et commerçait donc avec l’extérieur.

Gamin évita de peu le globe de magie sombre que Cat lui envoya. D’un mouvement sec, il balaya le sol de son bâton, la forçant à reculer. Gamin n’avait jamais réussi à s’ouvrir à la magie. Cat, par contre, maîtrisait ses pouvoirs de Ténèbres de manière respectable, au point qu’Enngyl l’invitait parfois à se joindre à ses propres entraînements.

Le jeune démon sourit. Il avait craint que son maître s’en aille pour le laisser suivre l’entraînement des autres enfants. Après tout, Enngyl avait une carrière dans l’armée et méritait mieux qu’enseigner à un obscur serviteur dont Kawa s’était entiché.

Mais elle était restée. Les tensions qui couvaient entre Kawa et Nataos ne devaient pas être étrangères à cette décision. Arkim constatait même parfois des crispations entre Ceyn Hedyrn Teynan et sa reine, Sylve. Cette dernière ne montrait guère que sa froideur et il avait cessé de se faire des illusions : il ne s’agissait pas d’une impeccable tenue, juste de l’incapacité à ressentir des sentiments.

Bon, peut-être se montrait-il un peu subjectif parce que cette absence de chaleur blessait Kawa.

Arkim avait conscience de n’être qu’un gamin à peine sorti de la rue mais le prince et lui discutaient de plus en plus facilement alors qu’il grandissait. Sa loyauté absolue envers Kawa garantissait son silence, aussi ce dernier se permettait-il sans doute se décharger un peu de sa solitude.

Les jeunes gens se rangèrent sur le côté ; leur entraînement touchait à sa fin. Arkim continua de les observer d’en haut, jaloux de leurs silhouettes élancées. Les démons grandissaient moins vite que les elfes à partir de la puberté et rester le petit le frustrait, surtout qu’il se savait plus solide qu’eux. Même Cat le dépassait d’une demi-tête !

Il remarqua une silhouette solitaire qui patientait sur le côté. Cat la rejoignit d’un pas guilleret et Arkim vit qu’il s’agissait du père de la jeune fille, doté de la même carrure maigre et des mêmes cheveux noirs. Il lui rendait visite aussi souvent qu’il le pouvait mais, comme il vivait dans une province éloignée, ses voyages demeuraient brefs. Cat entretenait avec lui une correspondance assidue.

Ils n’avaient jamais vu l’ombre de sa mère, ni entendu parler d’elle.

Arkim soupira et déploya ses ailes pour sauter dans le vide. Il était heureux pour elle mais cela signifiait qu’ils ne la verraient pas durant quelques jours. Il profita d’un courant d’air pour atterrir en douceur auprès de Gamin.

« Elle te remet son bonjour », commenta ce dernier.

Arkim grimaça pour eux deux ; les expressions malséantes étaient mieux tolérées venant d’un démon – après tout, ceux-ci n’étaient pas civilisés. Qu’il porte des vêtements en velours noir dotés du symbole de la famille royale n’y changeait rien. Au bout d’un moment, il avait cessé de faire des efforts hors de la présence des nobles.

Ils se traînèrent vers leur arbre, plus par la force de l’habitude que par réelle envie de paresser au soleil ; il faisait trop froid pour rester dehors sans bouger. Arkim grimpa malgré tout sur une branche, imité par Gamin. Tous deux appréciaient de se trouver en hauteur. Le sans-nom lui avait avoué qu’il aimait avoir ainsi un autre point de vue sur le monde.

« Des idées pour cet après-midi ? » demanda le démon après quelques minutes à regarder la buée qui sortait de sa bouche.

Gamin secoua la tête.

« Pas trop épuisé par l’entraînement ?

— On fait aller. »

Arkim poussa un autre soupir. Il appréciait la compagnie de son ami mais avait besoin de Cat pour une vraie conversation. En désespoir de cause, il tenta d’inventer une occupation.

« On pourrait peut-être…

— Gamin ? »

Les deux garçons échangèrent un coup d’œil. Renaeyle fouillait la cour des yeux sans les trouver. Que voulait-elle ? Arkim avisa Nataos à ses côtés. Le démon se crispa et le désigna à Gamin du menton.

Ce dernier hésita puis, haussant les épaules, se laissa glisser en bas de l’arbre. Arkim le suivit.

« Je suis là. »

Renaeyle s’approcha, les mains emmitouflées dans un manchon de fourrure.

« Pourrais-tu m’accompagner, s’il te plaît ? Nous avons besoin de la participation d’un des volontaires pour mener une première expérience. »

Arkim serra les dents. Bien sûr, ils appelaient le plus marginal des enfants. Gamin ne protesta pas ; il faisait déjà un pas en avant quand le démon le retint.

« J’espère que ça se passera bien », lui murmura Arkim.

Il ne s’attendait pas à une réponse et fut surpris quand le sans-nom lui serra le poignet.

« Tu ne m’oublieras pas, si je ne reviens pas. »

Une main glaciale se referma sur la poitrine d’Arkim. Jusqu’à présent, il n’avait jamais envisagé que les choses puissent mal tourner. Les expériences futures étaient restées abstraites dans son esprit depuis la fin des tests.

Bien qu’il s’agisse plus d’une affirmation que d’une question, Arkim hocha fermement la tête.

« Je me souviendrai.

— Cesse de faire traîner les choses, démon, lâcha Nataos. Ton tour viendra bien assez tôt. »

Arkim lui lança un regard noir. Sa bravade ne provoqua qu’un sourire amusé chez le prince, expression qui le rendait encore plus détestable. Cela empira lorsque Nataos le détailla des yeux, de la pointe des pieds jusqu’au bout de ses oreilles pointues, regard qu’il réservait habituellement aux nobles dames. Le démon rougit.

« Tu grandis, approuva le prince à voix haute. Mon frère a bien choisi son serviteur privé. Peut-être attendrai-je encore quelques années avant de te faire appeler à ton tour, afin de voir à quoi tu ressembleras, adulte. »

Arkim ne sut que répondre. Gamin le sortit de sa torpeur en accentuant sa prise sur son bras.

« Tu diras à Cat que je tiens à elle. »

Le démon n’eut pas le temps répondre ; Gamin relâcha son poignet et s’éloigna avec un petit signe de main. La poigne qui l’avait saisi au cœur resserra sa prise et Arkim resta là, haletant, incapable de saluer son meilleur ami à voix haute.

 

***

 

L’étude de Michaël possédait deux portes, l’une à droite et l’autre en face de son bureau. Habituellement, il gardait la première fermée et ne laissait entrer les gens que par la seconde, qui donnait sur un boudoir où son secrétaire arrêtait les indésirables.

Cette nuit, les deux étaient grandes ouvertes. Les messagers emportaient ses plis par celle de droite et lui apportaient les dernières nouvelles – malheureusement peu encourageantes. Saraqael se glissa vers l’autre, Uriel sur ses talons. Le boudoir était encombré d’ Hauts Anges venant s’enquérir de ce qui se passait, essentiellement des membres du clan du Feu.

Raguel avait disparu.

L’expression de Michael se fit soulagée quand il les vit entrer. Il congédia les curieux d’un geste, permettant cependant aux messagers de continuer leurs allées et venues.

« Alors ?

— Je suis certaine que les démons n’ont rien à voir avec son enlèvement, déclara l’archange du Vent. Il n’est pas en Bas. »

Michaël cilla, surpris, et s’apprêta à lui demander d’où elle tenait cette certitude. Saraqael ne lui en laissa pas le temps :

« En effet, j’en ai reçu confirmation alors que nous arrivions. Je pense qu’il va bien, il ne risque rien dans l’immédiat. »

Michaël fronça les sourcils. Saraqael conserva une expression indéchiffrable. Cela faisait des années que le régent de l’Eden essayait de le convaincre de révéler ses essions au conseil des archanges.

« Tu es certain qu’il va bien ? insista Michael.

— Pour l’instant », approuva Saraqael.

Il baissa sa voix d’un ton pour que les messagers n’entendent pas.

« Des anges de son propre clan sont responsables, il vaudrait mieux le laisser régler ça lui-même. »

Michaël prit le temps d’y réfléchir, puis donna son accord d’un signe de tête.

« Très bien. Mais si demain nous n’avons pas de nouvelles, tu reviens ici dès le matin pour me donner davantage de détails. »

Saraqael s’effaça pour le laisser gérer la crise. À présent que Michaël savait que Raguel allait bien, il devait juste calmer les anges et empêcher la situation de dégénérer.

L’archange du Soleil laissa Uriel le rattraper lorsqu’ils se furent éloignés de la cohue. Elle hésita plus longtemps qu’il ne l’aurait cru, puis finit par saisir sa manche. Il s’arrêta.

« Oui ?

— Tu m’as couverte.

— Tu allais te vendre toute seule », commenta-t-il sobrement.

Elle essaya de le sonder, tant avec les yeux qu’avec son pouvoir d’empathie, mais Saraqael avait appris depuis longtemps à s’en protéger. Après tout, il était celui qui la protégeait, elle, des émotions extérieures ; il savait l’empêcher de lire ce que lui-même ressentait. Cela aurait trahi ses plans depuis longtemps, sinon.

« Que penses-tu au juste que je fasse ? demanda-t-elle. Non, que sais-tu exactement ?

— Tout.

— Mais comment ? » explosa-t-elle, frustrée.

Il soupira. Il n’aimait pas mentir aux questions directes. Pour conserver son secret, il aurait dû ne pas aider Uriel ; elle était plus persévérante que les gens ne le pensaient. Combien de temps fallait-il au Vent pour éroder une montagne, après tout ? Il ne pouvait plus reculer.

« J’ai des espions partout, rappela-t-il. Certains sont des anges de mon clan sous couverture… »

Et quelques déchus, n’ajouta-t-il pas.

« … mais je dispose aussi de moyens plus… exotiques. »

Avant de donner des détails, Saraqael l’entraîna dans un des bureaux adjacents, vide à cette heure. Il posta un de ses essions devant la porte pour être prévenu si quelqu’un arrivait et fit face à Uriel qui le fixait, mains posées sur les hanches.

« Alors ? »

Pour toute réponse, il rendit un autre ession visible. Elle le regarda un moment sans comprendre, puis ses yeux s’écarquillèrent d’horreur et de choc.

« Ton aura ? Tu utilises ton aura pour espionner les gens ?

— J’en ai des morceaux un peu partout. Bien sûr, j’en prévois un pour chaque archange. On ne sait jamais. »

Il leva la main, interrompant ses protestations avant qu’elles ne fusent.

« Je n’espionne pas ta vie privée. Je n’écoute pas ce que tu dis aux gens ni n’observe chacun de tes gestes. Je ne pourrais pas être partout en même temps. Mais oui, je sais tout. »

Elle lui attrapa les mains. Surpris, il eut un mouvement de recul mais elle les serra d’autant plus fermement.

« Je me fiche que tu m’espionnes, tu ne dirais rien à personne, tout comme j’ignore ce que mon empathie me révèle. Mais ça doit faire horriblement mal ! »

Il ne se consacrait pas à l’Eden pour la gloire – d’ailleurs, ses actions n’étaient pas toujours louables. Cependant, son inquiétude le réchauffa de l’intérieur.

Il s’efforça néanmoins de la rassurer.

« Je ne sens plus tant la douleur, j’y suis habitué… c’est juste fatiguant.

— Fatiguant ? Tu dors à peine ! Tu es le premier debout et tu travailles tard le soir. Par Emaë, Saraqael, que te fais-tu subir à toi-même ? »

Il secoua la tête.

« Ne t’inquiète pas. À chacun ses choix, n’est-ce pas ? »

Bien sûr, elle n’avait rien à répliquer à cela.

« Je protège l’Eden, ajouta-t-il. Je ne vends pas les cas particuliers. »

Uriel détourna les yeux. Il ne doutait pas qu’elle culpabilisait. Il espérait qu’elle choisirait le bon chemin.

« Je sais, je fais pareil, soupira-t-elle enfin. Je suis empathe, je connais des anges qui pèchent. Des hommes qui désirent des hommes, par exemple. Je ne vends que les monstres.

— Comme cela doit être », approuva-t-il.

Il hésita, puis ajouta :

« Toi seule as le droit de parler de ta situation. »

Elle leva les yeux, égarée, puis se reprit. La détermination brilla dans son regard et elle hocha la tête. En la regardant sortir de la pièce, il se demanda s’il ne venait pas de commettre un faux pas.

 

***

 

Quand Raguel s’éveilla, il n’ouvrit pas les yeux. Il était allongé sur une surface dure et froide – du métal ? – et ses poignets étaient attachés au-dessus de sa tête. De même, ses chevilles étaient serrées par une corde et sans doute retenues elles aussi à un point fixe ; il n’avait pas remué pour vérifier.

Il entendait des voix étouffées dans la pièce à côté. La porte devait être ouverte, parce qu’il discernait leur timbre – une femme et deux hommes – mais ils parlaient à voix basse. D’après leur aura, il s’agissait d’anges de Feu, membres de son clan.

Raguel était un homme tranquille, voire placide. Les insultes ne lui faisaient rien, le stress ne le touchait pas ; il demeurait calme en toute situation.

Pour la première fois depuis des siècles, il se sentait furieux.

« … vérifier s’il est réveillé, tu ne crois pas ? »

Ils se rapprochaient. Tant mieux, il en saurait bientôt davantage.

Ils le secouèrent avec rudesse sans qu’il ne réagisse. Les chuchotements reprirent, trop bas pour qu’il les comprenne, puis des bruits de mouvement. Il crut qu’ils avaient laissé tomber et qu’ils se réinstallaient à côté. À la place, un petit objet glacial fut posé sur son torse.

Il glapit, son corps se tordant par réflexe. Il voulut déployer son aura mais l’un d’entre eux était un ange de Soleil et avait eu l’intelligence – ou l’idiotie – de poser un sceau pour l’empêcher d’utiliser sa magie.

« Enlevez ça de là tout de suite ! »

Les yeux ouverts, il vit leur surprise devant son ton impératif. Cependant, celui-ci ne suffit pas car la fille – une blonde, plus jeune qu’il ne l’aurait cru, à peine majeure – leva le menton d’un air de défi.

« Ça peut rester, ça ne vous tuera pas. »

Le vouvoiement la sauva. Elle essayait de le mépriser. C’était une gamine impressionnable qui voulait jouer les dures. Une imbécile, aussi.

« J’ai dit… commença-t-il lentement.

— Enlève-le-lui. »

Raguel plissa les yeux en reconnaissant la voix d’homme qui venait d’entrer et qui se tenait dans son angle mort. Il ne lui fallut que quelques instants pour le replacer.

« Hashiel ? Création, mais vous vous y êtes tous mis ? »

L’incrédulité gagnait Raguel. Le secrétaire d’Uriel, un renégat ? Il était aveugle ou quoi ? Les archanges faisaient de leur mieux pour l’Eden. Certes, ils ne s’y prenaient pas tous bien – Gabriel, par exemple, avait été capable de condamner son propre frère – mais ils essayaient. Hashiel n’avait pas pu manquer cela !

« Raguel, salua froidement le secrétaire en entrant dans son champ de vision. Ravi de constater que ta capture a été aussi facile que nous l’escomptions. »

Le regard de l’archange du Feu se verrouilla sur lui. Celui-là était le chef de cette petite bande. Il payerait en premier.

Hashiel tiqua sous son regard fixe. Raguel sourit, juste un peu, prenant pourtant une expression aux antipodes de celle qu’il affichait en temps normal. Il avait l’air dangereux. À vrai dire, il l’était, et il leur donnait une dernière chance de s’en rendre compte. L’ange de Vent se racla la gorge.

« Donc. Nous avons des revendications. Tout d’abord…

— Vous vous prenez pour des vampires ? »

Les anges mirent quelques instants à comprendre. Raguel renifla.

« Je ne suis pas Astaroth et Michaël n’est pas Belzébuth. En vous en prenant à moi, vous avez rompu toute volonté de compromis de la part des archanges. Vous réalisez que vos agissements font perdre tout crédit à vos revendications ?

— Nous voulons que la guerre s’arrête ! s’emporta la fille. Ces combats sont stupides, et…

— Et pour les évitez, vous m’assommez et me ligotez ? Quand ai-je donné l’impression de ne pas être à l’écoute de mon clan ? »

L’un des autres, un homme aux cheveux longs et noirs à l’air moins emporté, avança d’un pas pour intervenir.

« Vous restez l’un des pivots d’une société dictatoriale. Je comprends la nécessité d’un chef, mais pourquoi toujours le même ? Pourquoi ne pas laisser plus de liberté aux gens ?

— Si vous voulez être libres, vous devez Chuter. Lyth en a décidé ainsi lorsqu’Il a créé les anges. Si vous voulez faire changer Gabriel d’avis sur les lois, je vous en prie ; je vous aiderai volontiers. D’un autre côté, ce sont les règles du jeu : rien ne vous empêche de partir, même sans avoir péché. »

L’homme médita ses paroles. Raguel sourit de manière un peu moins agressive ; il avait fait mouche. Peut-être un compromis restait-il envisageable ? Il était prêt à négocier s’ils se montraient raisonnables.

Il scruta le visage fermé d’Hashiel. Il était sans doute trop optimiste.

« Ne l’écoute pas, s’écria l’ange du Vent lorsqu’il fut évident que l’autre était d’accord. Nous devons briser la dictature !

— La plupart des décisions sont prises avec l’accord de l’Assemblée, souligna encore Raguel. Et, encore une fois, un enlèvement n’est pas la meilleure façon d’entamer une discussion. »

Le visage d’Hashiel se tordit, laissant un instant transparaître de la haine. Raguel se demanda quel membre de sa famille avait été tué par la guerre – un père ? Un frère ? Une promise ? Si la personne avait juste été déchue, sans doute l’aurait-il suivie. À moins qu’il ne puisse pas envisager la Chute ? Non, vu son expression, ce devait être un mort.

C’était le clan Gabriel qui exécutait le plus souvent les déchus, sans leur laisser l’occasion de Tomber dans les Abysses. Raguel n’avait condamné personne à mort durant ces derniers siècles ; il ne s’en prenait qu’aux violeurs, qui étaient rares. Il aidait ceux de ses anges qui Tombaient pour des crimes aussi triviaux que le péché de chair. Si Gabriel connaissait le nombre de déchus qui assistaient son clan sur Terre, il en ferait un arrêt cardiaque.

Raguel pencha la tête de côté. Le mort qui pesait sur Hashiel était-il un ange de Feu ? Avait-il été incapable d’intervenir, ou trop lent ? Les options tournèrent dans sa tête mais, au final, il se fichait des réponses. Il protégeait ses anges. Hashiel laissait la haine lui monter à la tête et en payerait les conséquences.

Le dernier membre du groupe, silencieux jusque-là, lui saisit le col.

« Tu nous écoutes ? »

Ah, pas de vouvoiement. Celui-là avait définitivement tourné sa veste. Raguel lui retourna un sourire aimable.

« Mais bien sûr. Vous disiez ? »

Le rebelle sembla sur le point de lui mettre sa main dans la figure. Ce fut l’ange aux cheveux noirs qui l’arrêta.

« Suffit. Nous l’avons enlevé pour parlementer, non ? Pour comprendre ses motivations.

— Si tu crois encore à cette fable, Fariel, tu es vraiment naïf. »

Raguel se creusa la tête. Fariel, Fariel, ce nom lui disait quelque chose… Ah, oui ! Ses deux parents avaient été déchus avant sa majorité. De mémoire, il avait été placé chez sa tante, une femme aimable mais déçue par la défection de sa sœur. Pourquoi étaient-ils Tombés, déjà ?

Celui qui lui avait saisi le col l’attrapa à nouveau, cette fois par les cheveux.

« Il n’écoute rien ! Il se moque de nous, se fiche de la souffrance des anges ! Il… »

Sa complainte continua mais, cette fois, Raguel n’écoutait effectivement plus. Cela suffisait. Il s’était fait une bonne idée d’eux.

Raguel bougea et le glaçon, que les autres avaient oublié, tomba à terre. Alors, les flammes jaillirent.

Tous quatre poussèrent une exclamation de surprise en le voyant utiliser sa magie malgré le sceau. Raguel s’en amusa. Ils ne pouvaient pas savoir. Ses liens brûlèrent ; il s’en défit sans difficulté et s’assit, se félicitant des runes ignifuges apposées sur ses vêtements. Il sourit à ses kidnappeurs, qui firent un pas en arrière.

Ils ne pouvaient rien contre lui et ils le savaient. Archange du Feu, il était immunisé contre ce type de pouvoir, trois d’entre eux ne pouvaient donc même pas tenter de s’en prendre à lui – on n’éteint pas un foyer en jetant un briquet dedans. Hashiel, lui, était ange de Vent. Autant y verser de l’huile.

Raguel se leva, son sourire se faisant carnassier. Les flammes dansaient autour de lui, s’intensifiant sans le brûler. Ses iris virèrent doucement du brun à l’orange et il poussa un Cri de soulagement lorsque, enfin, le véritable Sceau qui le retenait céda.

Fariel fut le premier à comprendre ; il tomba à genoux. La fille dévisagea son compagnon avec stupeur avant de se tourner vers Raguel. Elle secoua lentement la tête de droite à gauche. Non, non, non, c’était impossible. L’archange sourit et hocha la tête : oui, oh oui. Rien n’était impossible pour lui.

Le troisième larron gémit lorsqu’il comprit à son tour. Hashiel contempla ses alliés sans réaliser ce qui se passait, puis carra les épaules et fit un pas en avant.

« Tu n’as aucun intérêt à nous faire du mal ! lança-t-il, inconscient du danger. Si tu lèves la main sur nous alors que nous n’avons pas été jugés, tu seras condamné pour meurtre, et…

— Personne ne me condamnera. J’ai tous les droits sur ceux-là… »

Raguel agita la main vers les membres de son clan, qui se recroquevillèrent.

« … et j’ai le droits de me venger de toi, ange. »

Hashiel voulut avancer encore, mais Fariel agrippa son poignet.

« Tu es fou, laisse-le ! Supplie, il t’épargnera peut-être !

— Mais tu entends ce qu’il dit ? Il se prétend au-dessus des lois de Son Altesse Lyth ! »

Fariel le fixa, effaré.

« Tu ne comprends donc pas ? Ce n’est pas un archange ! »

Hashel battit des cils. Raguel rit, un rire qui les fit frissonner. Alors, enfin, l’ange de Vent se tourna vers lui pour le regarder vraiment, et comprit ce qu’il vit.

« Frryl », murmura-t-il.

Ce fut son dernier mot. Il se transforma en torche humaine et se mit à courir, hurlant, agitant ses membres, la douleur l’empêchant de penser. Les autres ne bougèrent pas – ils se savaient incapables de l’aider.

Frryl S’en lassa rapidement. Il augmenta la chaleur des flammes d’un coup et le corps s’effondra, carbonisé.

Il Se tourna alors vers Ses anges. La fille glissa à genoux. L’homme dont Il ne connaissait pas le nom s’était sali, remarqua-t-Il avec satisfaction. Il tremblait à présent et remuait les lèvres sans qu’un son n’en franchisse le seuil, suppliant en silence pour avoir la vie sauve.

« Me considérez-vous assez qualifié pour diriger Mon clan ? » leur demanda-t-Il, moqueur.

La fille gémit, hochant ardemment la tête. Son compagnon se colla contre le mur, trop terrorisé pour répondre. Frryl se tourna vers Fariel.

Celui-ci Le contemplait comme la huitième merveille du monde. Le jeune ange tendit les mains vers Lui et Frryl les prit. Fariel avait voulu négocier, mais avait été assez impulsif pour l’enlever, suivant ce que lui chuchotaient ses flammes intérieures.

« Maître, murmura Fariel.

— Pas de ça entre nous, Je ne suis pas Lyth pour réclamer une telle vénération.

— Mais Vous êtes le Feu ! »

Frryl rit.

« Oui. Mais Je ne suis pas un despote qui aime voir les Siens à genoux. Relève-toi, Mon ange. »

Fariel obéit, s’appuyant sur sa prise pour se redresser. Frryl lui passa une main tendre dans les cheveux.

« Je sais que tu M’es fidèle, ne t’inquiètes pas. Tu subiras la loi de Lyth, parce que tu Lui as failli, mais Je ne te rejetterai pas. »

Il garderait donc ses pouvoirs de Feu à la Chute et que Raguel, en tant qu’archange, lui ferait intégrer le réseau des déchus de son clan. Frryl se tourna vers la fille, méprisant, et rajouta :

« Il en va de même pour toi, enfant. Remercie Wir pour Ma magnanimité. »

Le troisième du groupe baissa la tête en se voyant exclu du nombre, mais ne commit pas la bêtise de négocier. Peut-être se rattraperait-il après sa Chute ; alors, Frryl le reprendrait parmi les Siens via un Aveu et lui rendrait ses pouvoirs perdus.

« Dois-Je préciser que vous ne répéterez à personne ce dont vous avez été témoins ? »

Ils secouèrent la tête. Frryl relâcha les mains de Fariel.

« Rentrons à Alun Hevel, dans ce cas. »

Son aura diminua d’intensité et, d’un coup, l’éternel sourire placide de Raguel revint se plaquer à Ses lèvres. Frryl lutta un moment pour garder le contrôle, en vain ; Son moment était passé et le Sceau qui contenait Son dangereux tempérament l’enferma à nouveau au fin fond de Lui-même, laissant place à l’archange du Feu.

Les trois anges gagnèrent la sortie sans un mot, choqués. Raguel en profita pour se tourner discrètement vers l’ession qui le suivait partout. Toujours souriant, il posa son index droit sur ses lèvres.

« Sssh », murmura-t-il.

Puis, il s’en fut.

 

***

 

Lilith avait lutté pour faire de Gomorrhe une ville chaleureuse, puis qu’un agrégat de bâtiments. Pandémonium impressionnait les visiteurs avec son palais à demi creusé dans la montagne mais le reste de la cité, bien que frappant depuis le ciel, ne ressemblait à rien de près. Les maisons étaient bâties n’importe comment et plantées au hasard. Belzébuth n’avait rien d’un administrateur.

Donc, lorsque Lilith avait accouché de son dixième enfant et qu’en comptant ses petits-enfants – et les enfants de ceux-ci – elle avait jonglé avec trois chiffres, la décision de bâtir sa propre ville s’était imposée d’elle-même.

Archidémone de Keï, la Terre, elle avait émaillé son projet d’espaces verts, de champs faciles d’accès. Puisque l’architecture ne faisait pas partie de ses talents, elle avait sélectionné des spécialistes qui rêvaient de créer un environnement neuf et avait travaillé main dans la main avec eux.

Le résultat resplendissait chaque année d’avantage. Les murs jaunes et ocre, les grosses cheminées, les terrasses interminables, les plantes…

Exactement ce qu’il fallait à Kamu pour aller mieux.

Malgré la situation, Lilith avait donc quitté Pandémonium, d’autant plus que l’ambiance électrique du palais la lassait. Belzébuth ne décolérait pas, malgré les fêtes et autres distractions que lui organisait Lucifer, et Azazel restait donc en disgrâce. Ils étaient bien assez de six pour faire face aux anges avec trois Princes-démons pour les épauler.

Les anges avaient d’ailleurs leurs propres problèmes : Raguel avait été enlevé par des rebelles. Qu’ils aient laissé la situation dégénérer à ce point déconcertait l’archidémone. Si des démons avaient osé toucher au moindre de ses cheveux, elle les aurait réduits en pièces. Ils leur devaient le respect en échange de leur gestion des Abysses.

Mais, pour l’instant, ses préoccupations allaient ailleurs.

Kamu se tenait seul dans une pièce sombre. Il avait fait semblant de parcourir un grimoire durant la journée mais, à présent, le manque de luminosité ne laissait plus place au doute. Même Belzébuth ne savait pas lire dans le noir.

Lilith fit le tour de la salle pour allumer quelques bougies avec la chandelle qu’elle portait. La lumière vacillante rendit un peu de vie aux lieux.

« Il fait glacial, ici. L’hiver couve, tu prendras froid si tu n’allumes pas de cheminée. »

Le regard du vampire se focalisa sur elle.

« Je devrais m’en sortir.

— Il faudra une bonne heure avant que la pièce ne se réchauffe, fit-elle avec une moue agacée. Suis-moi. »

Il ne perdit pas de temps en arguments et lui emboîta le pas ; la dame avait toujours raison à moins qu’elle ne dise explicitement qu’elle avait tort. Lilith sourit.

« Raguel a réapparu, tu as entendu ?

— Vaguement, oui. C’étaient des anges de son propre clan, semble-t-il ?

— En effet. Ils sont Tombés dans l’Univers. »

Ils arrivèrent à ses appartements, réchauffés par une belle flambée et protégés du froid par des runes et des tapisseries. Elle s’assit sur la fourrure douce qui était étalée sur son lit.

« La plupart de ses anges Tombent dans l’Univers et restent entre eux.

— Ils se trouveraient pourtant comme chez eux parmi les démons. »

Lilith tapota le lit près d’elle.

« Les voies de Lyth sont impénétrables. »

Kamu la rejoignit. Elle posa sa main sur la sienne, l’air de rien. Il ne recula pas, ce qui était bon signe.

« Il se porte bien, au moins ? »

Elle cilla. Oh, il parlait de Raguel.

« Comme un charme, paraît-il. Après tout, il a su retourner à Alun Hevel tout seul comme un grand.

— Certes. »

Kamu écarta légèrement les doigts, les entremêlant avec les siens. Lilith tressaillit sous le coup de la surprise. Jamais jusqu’alors le vampire n’avait laissé une ouverture à plus que de l’amitié.

Elle se prit à espérer.

« Ont-ils décidé de leur prochain cours d’action ? demanda-t-elle, distraite.

— À toi de me le dire.

— Oh, pardon. Je réfléchissais à voix haute. »

Le regard de Kamu glissa vers sa gorge. Elle frissonna. Avait-il faim ?

« Je peux faire mander un pichet… »

Il détourna les yeux aussitôt, coupable.

« Non, non, excuse-moi, c’est juste… Je n’ai pas faim. »

Tiens donc. Le cliché voulant que les vampires lient sexe et nourriture s’avérait-il fondé ? Lilith dénoua ses doigts de ceux de Kamu, découvrant son poignet.

« Sûr ? »

Elle ne voyait pas le sang y pulser, mais lui bien. Depuis toujours, elle s’était demandé ce qui poussait les gens à devenir volontairement calices alors que cela revenait à se sacrifier comme quartier de viande sur commande. À présent, elle comprenait.

« Alors ? insista-t-elle de sa voix la plus sensuelle.

— Je ne voudrais pas abuser… »

La protestation de Kamu sonnait faux. Elle haussa les sourcils. Le vampire prit l’air embarrassé.

Les secondes s’égrenèrent en silence. Il hésita, puis lui prit la main avec toute la délicatesse du monde et la porta à sa bouche. Il en effleura le dos des lèvres puis, doucement, la retourna pour qu’elle lui présente la paume, qu’il embrassa. Il déposa un second baiser juste un peu plus bas, à la jonction entre la main et le poignet, puis plus bas encore, se faisant avide.

Lilith se mordit la lèvre. Il lui embrassait juste le bras et pourtant, elle n’avait jamais rien vécu d’aussi érotique. Peut-être parce qu’il s’agissait de lui.

Il releva les yeux vers elle. Son regard n’avait plus rien de hagard, au contraire ; ses pupilles la dévisageaient avec une intensité qui la fit presque rougir.

« Puis-je ? »

Elle avala sa salive et hocha la tête d’un geste lent. Alors seulement les crocs du vampire percèrent la peau de son poignet – et elle ferma les yeux.

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