Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 11

« Chaque ange aime son Élément tutélaire. Ainsi, les anges de Feu aiment jouer avec les flammes voire, pour les plus hédonistes, se vautrer dans les flammes. »

 

– Des Éléments et de leurs rapports entre eux et avec les anges : un commentaire, par Saraqael –

 

Nama sentait la nervosité le gagner. Ses mois passés chez les elfes lui avaient fait perdre des habitudes durement acquises. Par exemple, celle de se méfier de tout le monde, tout le temps, de se tenir sur ses gardes à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et de veiller à ce que son visage ne trahisse jamais ses émotions. Les elfes trouvaient les ska sophistiqués parce qu’ils restaient froids quelle que soient les circonstances, même lorsqu’ils faisaient parler leur charme. Ils ne comprenaient pas que, pour eux, c’était une question de survie. Quelqu’un de faible et manipulable ne faisait pas long feu à Ambrosis.

Pourtant, après si peu de temps passé dans une autre nation, il avait trouvé normal de ne pas surveiller ses propres réactions. Ni Renaeyle ni Nataos n’avaient de raison de s’en prendre à lui ; il était présent en tant qu’érudit étranger et n’entrait pas dans les jeux politiques locaux. Nama s’était senti en sécurité.

Cette période dorée touchait à sa fin : il patientait dans la cour du palais malgré le froid pour accueillir son père qui arriverait d’une minute à l’autre. Si leur petit test se passerait bien, Hji Skady se montrerait peut-être assez satisfait pour lui permettre de continuer. Il ne l’avait pas envoyé chez les elfes pour la recherche à la base et pouvait tout aussi bien lui ordonner d’arrêter par principe. Même s’il acceptait, il suivrait leurs avancées de près et réclamerait des résultats rapides.

Si le test échouait… Nama serait forcé de rentrer à Ambrosis dans le déshonneur pour rejoindre les rangs des Ramasseurs.

Il se retint de déglutir. Retrouver son impassibilité habituelle était essentiel avant l’arrivée de Hji Skady.

Une calèche tirée par deux wyvernes noires et frappée du sceau de la Maison Ezrjl s’arrêta devant l’entrée du palais. D’un geste, Nama fit déguerpir un messager vers les appartements de Nataos tandis que des serviteurs se précipitaient pour aider le noble vampire à descendre.

Skady posa pied à terre, l’air aussi frais et dispos que s’il sortait d’une bonne nuit de sommeil. Il était habillé entièrement de noir, pour le décorum ou par provocation ; il s’agissait de la couleur de la famille Teynan. Ses bottes de cuir luisaient et sa cape se drapait dans son dos sans gêner ses mouvements. Comme toujours, Nama rêva de lui ressembler davantage.

Le Doyen s’avança, le reste de sa suite descendant de la calèche.

« Hji Skady, salua Nama en s’inclinant.

— Ravi de te retrouver, siffla son père en skahil, la langue des vampires. Voici donc Altayn la Belle ? »

Il hocha la tête, appréciateur.

« Tu avais raison, les cités elfiques sont magnifiques. »

Certainement plus qu’à Ambrosis, songea Nama, où les constructions étaient pensées pour résister au froid persistant des Tréfonds. Si Bas, seuls les morts s’enorgueillissaient de bâtiments aussi délicats que ceux des elfes.

Nama l’introduisit dans l’enceinte du palais, discutant architecture en skahil comme son père le lui avait indiqué. La langue étrange faisait tressaillir les épaules des serviteurs, malgré leur sang-froid. Ils devisèrent de manière superficielle, patientant dans la cour jusqu’à l’arrivée de Nataos. Celui-ci s’arrêta à quelques pas d’eux.

« Bienvenue », commença-t-il.

Il fut coupé dans son élan par Skady, qui se tourna vers son fils, ignorant le prince, pour siffler quelques mots.

« Eh bien, tu ne nous présentes pas ? »

Nama pâlit. Son père avait étudié la politique elfique en préparation de sa visite et, déjà, il le testait. Il se ressaisit et répondit en skahil :

« Voici Nataos, prince du royaume d’Hedyrn. »

Il avait suffisamment articulé les noms propres pour que ledit prince reconnaisse son nom. Il repassa à l’elfique pour terminer :

« Prince Nataos, voici Skady Hji Ezrjl, Doyen de ma Maison. »

Inutile de préciser leur encombrant lien de parenté, que les deux hommes connaissaient. La suite du Doyen servait juste à mettre en avant son statut aussi Nama en ignora-t-il les membres.

Nataos darda son regard sur Skady et lui adressa un sourire charmeur, digne d’un vampire, en lui tendant la main.

« Enchanté. »

Nama retint une grimace. Chez les ska, les gens se touchaient le moins possible. Chez les elfes aussi, d’ailleurs – les deux hommes se testaient mutuellement.

Le scientifique se demanda quelle était la pire possibilité : qu’ils se détestent ou qu’ils s’allient. L’alternative le fit frissonner.

Nataos semblait néanmoins avoir réussi le premier test, car Skady daigna serrer la main tendue et répondit en un elfique dénué d’accent :

« Moi de même, Votre Altesse. »

La poignée de mains dura un peu plus longtemps que nécessaire, puis ils relâchèrent leur prise et reculèrent d’un pas.

« Veuillez me suivre, proposa Nataos. Nous allons passer dans le petit salon. »

Ils entrèrent ; Skady fit signe à un des membres de sa suite de l’accompagner. Nama se prit à regretter l’absence de Renaeyle, occupée à préparer leur spécimen pour leur premier essai. Pourquoi Saâgh n’avaient-ils pas fait cela la veille, quitte à garder le garçon endormi pour une nuit ?

Des tisanes que les ska pouvaient boire furent servies, puis du sang de lysaâgh – celui d’Arkim, prélevé la veille sans que le concerné ne soit informé qu’il serait bu. Si Skady en fut impressionné, il n’en montra rien. Nama savait néanmoins que cela avait fait gagner des points à Nataos.

Ils passèrent plus d’une heure dans le salon, durant laquelle les piques et les tests se succédèrent. Nataos tentait de montrer à quel point son peuple était riche, influent, cultivé, et Skady se gardait d’offrir quoi que ce soit d’autre que des compliments polis. Ils mesurèrent leur statut réciproque en parlant de sujets en apparence anodins. Nataos était prince, certes, mais voué à ne rien gouverner, alors que Skady dirigeait une des Grandes Maisons vampiriques et siégeait à la Ronde.

Une fois les introductions terminées, ils migrèrent vers la Tour, où Nama présenta Renaeyle. Skady s’inclina pour déposer un baiser sur le dos de la main de la dame, qui en resta ébahie : son statut de nécromancienne ne l’avait pas habituée à ce traitement. Nama s’efforça d’afficher une surprise indifférente.

Puis, les choses sérieuses commencèrent.

Ils débutèrent par un résumé de leurs avancées théoriques, d’autant plus bref que les deux hommes de pouvoir connaissaient déjà le sujet. Ils passèrent ensuite à la pièce suivante, où le gamin endormi était sanglé sur une table.

Nama savait que Nataos disposerait du corps si l’enfant mourrait, il n’avait donc pas à s’en préoccuper. Restait à se concentrer sur la réussite de l’opération… qui requerrait son attention pleine et entière.

Ils travaillèrent sous les regards perçants de Hji Skady et de Nataos. Nama utilisait le pouvoir que Saâgh lui avait donné ; Renaeyle usait de sa nécromancie comme une virtuose. Pendant les premières heures, tout se passa bien. À l’extérieur, Essiah se coucha sans que les deux scientifiques ne le réalisent. Le prince alluma lui-même des torches pour leur permettre de continuer – pas question de faire entrer du personnel pendant l’opération.

Cependant, après un énième sort murmuré, Nama sentit la situation glisser. Elle leur échappait, malgré les symboles de sang tracés sur le corps de l’enfant et sur la table autour de lui. Cela ne se passait pas comme prévu… mais il parvenait à suivre la logique de la magie, il voyait où se situaient leurs erreurs. La prochaine fois, il saurait comment faire. Oui ! C’était simple. Ils s’étaient fourvoyés, mais de peu. Ils se corrigeraient sans difficulté.

Renaeyle s’assombrit en le voyant sourire. Cette idiote s’inquiétait pour l’enfant. Ils connaissaient pourtant les risques. Si elle n’était pas prête à les courir, elle n’aurait pas dû tenter sa chance.

Le garçon devenait pâle, vraiment pâle. Le tatouage noir qu’elle lui avait apposé ce matin sur l’avant-bras pour tenir le compte de leurs expériences se détachait sur la peau livide. 33-9-SKA ; ska parce que c’était peu ou prou leur but, 9 car il s’agissait déjà de leur neuvième théorie et 33 car vingt-sept rats et six cochons avaient subi avant lui les produits qu’ils lui injectaient et les sorts qu’ils lançaient, afin qu’ils puissent les doser.

Cela n’avait pas suffi. Le spécimen suivant ouvrirait la série des 10-SKA.

La respiration de l’enfant ralentit. Comme prévu, il s’agissait d’un échec, et Nama reprit conscience de son environnement. Nataos fronçait les sourcils. Hji Skady ne s’était pas départi de son sourire moqueur.

« Il va mourir, déclara Nama pour meubler le silence. Nous ne pourrons pas le sauver à ce stade, mais nous avons appris assez pour établir rapidement un nouveau protocole. L’expérience suivante sera une réussite, je peux vous le garantir. »

Il était enthousiaste et il le savait, en contraste avec sa prudence lorsqu’ils avaient parlé de ce premier essai. Ils ne pouvaient que lui faire confiance pour la suite à présent qu’il se montrait si sûr de lui – du moins, il l’espérait.

Renaeyle soupira et ferma les yeux de l’enfant. Nama cessa d’entendre son cœur battre. Hji Skady ouvrit la bouche pour parler.

L’instant suivant, une terrible aura de Mort se déploya dans la Tour, englobant la pièce entière et écrasant Nama de sa puissance néfaste.

 

***

 

Il flottait. La sensation étrange semblait appartenir à un rêve, mais Gamin se savait éveillé : il avait une trop grande conscience de lui-même pour être endormi. Il avait peur, sans savoir pourquoi. Néanmoins, il ouvrit les yeux.

Le vide s’étendait autour de lui.

Il gémit ; les créatures de chair et de sang ne savaient pas appréhender un lieu pareil. Un filet de lumière se refléta sur un fil – une toile d’araignée ? – et cela lui permit de se raccrocher à quelque chose, bien que ce ne soit pas à proprement parler de la matière. Le rayonnement s’intensifia, faisant apparaître des dizaines, des centaines de fils tendus dans le vide, innombrables, à perte de vue.

Gamin se sentit paniquer à nouveau. Il voulut tirer sa capuche sur son front pour se rassurer et fut surpris de ne rencontrer que le vide. Baissant les yeux sur lui-même, il réalisa qu’il était nu, sa peau couverte de symboles étranges dessinés avec du sang poisseux, à demi séché.

Et sur son avant-bras, une suite de chiffres se détachait sur sa peau hâlée : 33-9-SKA. Horrifié du numéro de série qui le marquait, il tenta de l’effacer – mais ses frottements frénétiques ne le firent pas partir, le rendant juste douloureux. Il réalisa qu’il s’agissait d’un tatouage frais, apposé par magie. Il ne s’en débarrasserait pas.

Une main se posa sur son épaule. Gamin ravala un hurlement.

« Hey. »

Impossible de se tourner ; où s’appuyer dans un monde vide ? Mais à peine s’était-il fait cette réflexion qu’il se retrouva, sans savoir comment, face à l’intrus.

Il remarqua au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’un vampire, malgré ses cheveux blancs et ses yeux pâles. Une ferme détermination se dégageait de ses traits durs. À son cou pendait une longue chaîne d’argent à laquelle un pendentif était accroché, portant le symbole de Shyin.

« Bienvenue dans l’Au-Delà, susurra l’homme en mauvais elfique. Ou, plus précisément, dans la Vallée des Fils.

— Cela veut dire que je suis mort ? »

Gamin était dubitatif. Il n’imaginait pas la mort ainsi.

« Non, juste que le cours du temps s’est arrêté un instant afin que je te passe la main. »

L’enfant pencha la tête de côté sans comprendre. Qui était cet homme et que voulait-il de lui ?

« Je suis Jen, le vampire de la Mort », déclara-t-il, sa voix sans timbre résonnant bizarrement dans cet espace étrange.

Voyant que Gamin ne réagissait pas, il précisa :

« Nous sommes quatre jhliska, les équivalents pour notre race des archidémons ou des archanges.

— Oh », lâcha l’enfant, puisque sa participation semblait requise.

Il ne savait pas que ces jhliska existaient, mais il n’y connaissait rien, ni n’avait envie d’en apprendre davantage. Il détestait les vampires. Cependant, quelque chose chez ce Jen l’avertissait de le prendre au sérieux.

Cela s’accentua quand l’homme retira sa cape, la posant sur un de ses bras, et se cambra en arrière. Deux ailes sombres se déployèrent avec un bruit de déchirure. Elles étaient bien plus grandes que celles d’Arkim, mais aussi moins mobiles. Gamin les fixa, bouche bée.

« Ceci est notre marque, ce qui nous différencie des autres ska. »

Il semblait satisfait de l’avoir enfin impressionné.

« Chacun de nous correspond à un pouvoir vampirique : l’esprit, le Sang, les Ténèbres… et la Mort. Moi.

— Ça ne m’explique pas ce que je fais ici. »

Jen le fusilla du regard. Visiblement, il voulait raconter son histoire à sa manière, étape par étape. Gamin se renfrogna.

« J’ai perdu des êtres chers, déclara le vampire d’un ton théâtral qui masquait mal sa douleur. La plupart des Premiers-nés ont rejoint ce monde depuis longtemps, sous forme d’âmes errantes. Moi, je suis immortel. Je ne veux pas rester seul. »

L’enfant ravala une remarque désagréable. S’il voulait voir du monde, il n’avait qu’à sortir. Qu’est-ce que ce vampire lui voulait ?

« Malheureusement, continuait-il, je ne peux être remplacé que par un être qui ne serait pas un ska. Or, je suis le vampire de la Mort, donc cela doit être un ska. »

Jen dévisagea Gamin avec un sourire dément.

« C’est là que tu rentres en jeu.

— Je suis un elfe ! protesta le sans-nom, furieux. Jamais je ne deviendrai une sangsue comme toi !

— Ne t’inquiète pas pour le sang, je n’en ai pas besoin, étant immortel.

— Je ne suis pas un vampire ! »

Jen renifla, presque amusé dans sa douleur.

« Tes chers protecteurs ne t’ont donc pas expliqué ce à quoi tu allais servir ? »

Gamin se figea. De quoi parlait-il ? Même si Nama était un vampire, jamais la famille royale d’Hedyrn n’aurait accepté qu’il transforme qui que ce soit, fût-ce par le biais d’une expérience plutôt que par des moyens plus traditionnels. N’est-ce pas ?

« Je ne suis pas un vampire, répéta-t-il d’une voix peu assurée.

— Pas tout à fait, non. »

Jen lui tourna autour, le toisant de haut en bas.

« Tu allais d’ailleurs mourir quand je suis intervenu. Leurs théories n’étaient pas assez abouties, l’expérience fut un échec… mais tu es à la fois assez proche et assez éloigné d’un vampire pour que je puisse te nommer à ma place. »

L’enfant recula d’un pas, réalisant après coup qu’il n’aurait pas dû être capable de ce mouvement dans un endroit vide. Jen continuait sans tenir compte de sa frayeur naissante :

« L’Au-Delà est immatériel, ce qui permet de voir au travers des Cercles et d’espionner n’importe qui. Surprendre les secrets pervers… Shyin a interdit à Asmodée de parler de cette capacité à Belzébuth, Il refuse d’avantager Sei. Mais d’un point de vue personnel… »

Gamin n’écoutait plus. Ce type était fou. Et il voulait lui donner ses pouvoirs ? Jamais !

« Nous pouvons faire comme les Éléments, tu vois ? Eux tuent Leur temps en observant tout depuis l’Hors-Monde et… où crois-tu aller ? »

L’enfant s’était mis à galoper à toute vitesse, profitant du fait que son corps sache comment faire même si son cerveau ne suivait pas le mouvement. Les fils défilaient à droite et à gauche – étrangement, il n’en touchait jamais aucun – et il accéléra en réalisant qu’il parviendrait peut-être à fuir.

Puis Jen apparut devant lui, et il sut qu’il n’y avait aucun espoir.

« La Vallée des Fils m’obéit, révéla le vampire. Ainsi que tout ce qui s’y trouve. »

Gamin voulut reculer, mais son corps se figea. Il réalisa que des fils – des fils de vie – s’étaient noués à ses articulations pour l’immobiliser. Il gémit de terreur.

Le visage de Jen redevint sérieux, sans plus trace d’humour ou de folie.

« Maintenant, je meurs. À chacun son heure… Mon fil est là. À toi de le couper. »

Des larmes montèrent aux yeux de l’enfant lorsqu’il tenta de résister. Les fils argentés étaient aussi minces et résistants que des cordes de piano, et ils le forcèrent à tendre un bras, l’index en avant, à attraper la lueur – mais il se refusait de l’arracher, de la saisir…

Il l’effleura du bout du doigt et ce fut suffisant. Jen s’évanouit dans le néant, le sourire aux lèvres, enfin serein, laissant seul son pendentif derrière lui.

« Comme ils se coupent facilement », songea l’enfant, alors que le bijou venait se pendre à son cou.

Puis, la douleur afflua.

 

***

 

Il avait fallu trois jours à Saraqael pour rassembler son courage et aller toquer aux appartements de Raguel. Lorsqu’il avait vu la vérité, qu’il avait compris que celui-ci était un Élément ; que Raguel et Frryl, le Feu, n’étaient qu’une seule et même personne… Il était resté bouche bée dans son bureau, livide, une main crispée sur son stylo. Incapable de trier les implications, il avait ressenti un besoin fou de parler à quelqu’un des informations qu’il venait de recevoir.

Cependant, Frryl le lui avait explicitement interdit et Saraqael n’osait imaginer les conséquences d’une hypothétique désobéissance.

Il s’était donc tu lorsque Raguel avait reparu en Eden, ramenant ses agresseurs prêts au jugement. Il se souviendrait toujours de ses premiers mots, alors que les autres l’entouraient, ravis de son retour :

« Ne sois pas si crispé. Ils veulent s’assurer que je suis bien moi, c’est normal. »

Personne n’avait réalisé qu’il s’agissait d’une conversation à deux niveaux et que cet imbécile se moquait de lui. Combien de fois cette situation s’était-elle présentée sans qu’il le réalise ?

Il craignait Frryl mais Raguel l’horripilait comme jadis.

Pourtant, arrivé devant la porte, il hésitait. Frryl possédait un caractère bien différent du placide et aimable archange du Feu qu’il côtoyait depuis toujours. Pas qu’il en soit étonné ; le sourire de Raguel l’avait toujours irrité, semblant se moquer d’eux à longueur de temps.

Les trois coupables avaient été jugés la veille sans que Raguel ne dise un mot en leur faveur. Cependant, Saraqael savait qu’il les retrouverait plus tard, comme il l’avait fait pour de nombreux déchus de son clan.

Saraqael se crispa, puis posa la main sur sa poignée de la porte de Raguel. Il se remémora toutes les fois où l’archange avait manqué de respect à Lyth, les fois où il avait parlé de concepts qu’ils n’avaient jamais rencontrés, et se demanda comment il n’avait pas compris plus tôt. En même temps, avec le caractère calme que Raguel affichait, qui l’eût cru ? Saraqael lui-même restait incrédule bien qu’il l’ait vu au travers de son ession…

Il mourait d’envie d’en parler à Michaël ou, mieux, à Lucifer.

Lyth ne lui inspirait déjà aucune crainte à l’époque où, nouveau-né, Saraqael foulait l’Eden depuis peu. Le Feu, par contre, le faisait frémir jusqu’aux tréfonds de son âme. Il n’avait que trop conscience qu’il s’agissait du père de son propre Élément, Essiah, et de June, les Astres.

Frryl ne disposait cependant d’aucun des pouvoirs de Son ancienne compagne, bien qu’Il puisse voir ses essions. Depuis combien de temps connaissait-Il leur existence ? De quoi était-Il au courant ?

La porte s’ouvrit.

« Tu entres ? bâilla Raguel. Je t’ai assez attendu. »

L’archange du Soleil leva le menton et obéit. Il fut surpris de trouver du thé au citron à son intention. Raguel sirotait un verre d’eau bouillante, le genre de boisson que seuls les anges de feu appréciaient.

« Que veux-tu savoir ? » demanda-t-il.

Saraqael s’assit et prit sa tasse entre ses mains pour se donner contenance. Il faisait chaud dans ces appartements et une grande baie vitrée laissait entrer les derniers rayons d’Essiah. À l’opposé trônait une énorme cheminée dans laquelle un cochon aurait pu rôtir sans encombre et où les flammes s’en donnaient à cœur joie.

Rien n’avait pas changé. Même la façon dont l’archange se tenait restait identique : il était affalé plus qu’assis sur sa chaise, ses longues jambes étendues sous la table du salon. Saraqael pouvait presque imaginer les orteils en éventail dans ses chaussures.

« Pourquoi ? »

Ce n’était pas la question qu’il avait préparée. Il voulait lui parler de Lyth, lui demander si Celui-ci avait sciemment excité la méfiance des anges envers les démons, lui parler de magie, ou même de Rémiel. Sa curiosité l’avait cependant trahi. Raguel appartenait à la seule famille que Saraqaael ait jamais eue. Son mensonge faisait mal.

« Je n’ai pas eu le choix, dit l’archange du Feu d’un ton guilleret.

— Que veux-tu dire ?

— Exactement ce que j’ai dit. »

Saraqael but une gorgée, sourcils froncés.

« Pourquoi continues-tu à jouer ton rôle ? Je sais qui tu es. »

Raguel sourit sans répondre, ce qui l’énerva. En réponse, il resta silencieux à son tour, jouant avec lui à qui baisserait le regard en premier.

« Tu es l’archange du Soleil », déclara Raguel.

Saraqael faillit répliquer qu’il était au courant, merci bien, quand il comprit que Raguel ne lui mentait pas : il n’avait pas le choix. Il essayait donc de faire passer un message par des moyens détournés.

Et il mettait en avant ses pouvoirs de Soleil…

« Tu es scellé, murmura Saraqael. Comment as-tu brisé le sceau, lors de ton enlèvement ?

— Même mes pires ennemis ne voudraient pas me voir mourir, rit l’archange du Feu. Et rien ni personne ne peut me retenir quand on me force à toucher de la glace. »

Les anges renégats l’avaient torturé ? Saraqael était atterré. Les détestaient-ils donc à ce point ? Des anges de Feu devaient pourtant savoir ce que la glace ferait à l’un des leurs !

Si Frryl leur en voulait vraiment, il les avait sans doute privés de tout pouvoirs lors de leur Chute… ce qui expliquait pourquoi Raguel gardait sous son aile les déchus de son clan qui n’avaient pas perdu les leurs. Ils restaient Ses enfants. Frryl ne faisait pas la différence entre anges et déchus, contrairement à Lyth, mais punissait néanmoins ceux qui Lui déplaisaient… et récompensait par un Aveu ceux qui se montraient digne de Lui.

« Je n’ai jamais perçu de sceau, réfléchit Saraqael à voix haute, mais si celui-ci a été apposé par Essiah, un simple archange ne saurait le sentir. D’un autre côté, il s’agit de ton fils…

— Les Éléments ne sont pas très famille. Les ska doivent prendre exemple sur Nous. »

Saraqael grimaça Lyth ne S’était montré paternel qu’envers Gabriel. Si les autres Éléments Lui ressemblaient…

« Cependant, reprit Raguel, Essiah et Moi Nous entendons bien.

— Ce n’est donc pas Lui. Qui donc ? June ? »

Astres, ancienne compagne de Frryl et mère d’Essiah, n’était pas connue pour Sa clémence. D’après les rumeurs, Elle avait quitté Frryl pour Amhoï, la Justice.

« Non. June n’a rien fait. »

Sur la cheminée, les chandelles s’allumèrent toutes d’un coup. Était-ce une lueur de regret qui passait dans le regard orangé de Raguel ? Ou de la peine ? Difficile à déterminer. Le sourire de l’archange du Feu avait toujours été plus cryptique que la froideur de Gabriel. Les gens prenaient Raguel pour le plus déluré d’entre eux, le plus ouvert, le plus chaleureux… Seul ce dernier point était vrai, comme le prouvait ce secret sur son identité qu’il avait gardé pendant des siècles. Bien qu’il soit paresseux et protecteur, jamais il ne disait une phrase en trop et son expression enjouée restait toujours figée.

Saraqael frissonna malgré la chaleur et reposa sa tasse sur la table basse.

« Si ce n’est ni Astres ni Essiah, je suppose qu’il ne s’agit pas non plus d’une étoile ?

— Mes enfants m’aiment. »

Ce sont bien les seuls. La phrase résonna dans la tête de l’archange du Soleil comme s’il l’avait pensée lui-même et il releva d’un coup les yeux pour croiser ceux de Raguel. Ceux-ci ne reflétaient rien, rieurs comme à l’accoutumée. Une angoisse sourde étreignit la poitrine de l’archange du Soleil.

« S’il ne s’agit d’aucun astre… ou est-ce un autre enfant de June ?

— Non. »

Ce sourire, encore, toujours. Saraqael se trompait de direction. Mais si le sceau n’avait pas été apposé par un astre, il aurait dû le percevoir… Il était tout de même un archange, il aurait perçu une aura de Mort ou de Sang, et la plupart des autres Éléments ne savaient créer que des runes basiques. Il aurait remarqué une magie parasite…

… sauf si ce n’en était pas une. De la sueur humidifia le dos de Saraqael, le long de sa colonne vertébrale. Sans un mot, il sonda l’aura de Raguel, utilisant à la fois ses sens magiques et ses pouvoirs psychiques pour pousser au plus profond. Les limites étaient subtiles mais à présent qu’il savait Frryl présent, il ne mit que quelques minutes à le trouver ; l’archange du Feu le laissa faire.

Saraqael continua de chercher, tâtonnant de ses sens la magie de Frryl. Le thé refroidit sans qu’il le réalise et, dehors, Essiah se coucha. Cela ne mit pas à mal sa détermination ni ne fit bouger Raguel.

Quand Elvion se leva, montrant un croissant épais, Saraqael trouva le sceau. Les runes n’étaient pas exactement cachées. Il était juste difficile de voir un arbre au milieu d’une forêt. L’archange du Soleil les effleura, s’affola de leur puissance puis, épuisé, recula pour se voûter au fond de son fauteuil.

Raguel bougea enfin, prenant la tasse de thé abandonnée entre ses mains. Il la réchauffa d’une petite concentration d’aura et la tendit à Saraqael.

« Tu as toi-même créé le sceau, dit ce dernier en agrippant le breuvage.

— On m’a dit que je serais insupportable tant que je ne me serais pas calmé.

— En général, les gens veulent que tu fasses un effort sur toi-même avec ce type de remarque, pas… »

Pas que tu t’enfermes dans une prison en avalant la clef, ne termina-t-il pas.

« Tu vas rester comme ça ?

— Le sceau s’est un peu affaibli depuis mon enlèvement, avoua Raguel. Sous cette forme, je n’ai pas assez de puissance pour le renforcer à nouveau. »

Les grattements de Frryl sur les flammes qui L’enfermaient étaient presque audibles dans le lourd silence de la pièce. Raguel renforcerait pourtant le sceau s’il le pouvait, parce que cette compulsion faisait partie du sort… ou pour sauver sa propre existence. Ou un peu des deux. Saraqael trempa ses lèvres dans le thé et grimaça. Ce n’était jamais aussi bon, réchauffé.

« Je ne peux pas T’aider, déclara-t-il, s’adressant directement à l’Élément. Tu as utilisé le Feu, et Tu es trop puissant pour moi.

— Tu sais qu’Il est là, c’est déjà beaucoup. »

L’archange du Soleil cilla en entendant Raguel parler de Frryl à la troisième personne. Qu’était-il au juste ? Un sceau, une personnalité factice ? Ou une personne qui subissait l’invasion d’un Élément ? À moins qu’il ne soit devenu réel avec le temps ?

« J’ai le droit de poser quelques questions ? »

Là, Raguel rit.

« T’arrêtes-tu jamais ? »

Un fantôme de sourire remit quelques couleurs aux lèvres de Saraqael.

« Non, comme tu le sais. Donc. Lyth.

— Je n’ai jamais caché ce que je pensais de Lui.

— Tu veux dire qu’Il est un idiot et que Ses lois sont à jeter aux ordures pour la plupart ? »

Raguel eut un petit soupir satisfait.

« Le seul point sur lequel nous avons toujours été d’accord, lui rappela-t-il.

— Ne pense pas que je ne t’admire pas pour soutenir tes déchus comme tu le fais, avoua l’archange du Soleil à mi-voix.

— Ariel ? »

Saraqael tiqua. Bien sûr ; en tant qu’Élément, Raguel avait accès à plus d’informations qu’il l’avait cru. Combien de fois s’était-il cassé la tête à envoyer des espions pour rien ?

« Ne crois pas que je t’aie laissé travailler pour le plaisir, démentit l’archange du Feu. Une fois incarné, un Élément est soumis aux mêmes règles que tout un chacun. Je peux voir au travers des flammes si je veux, mais je n’ai pas un esprit comme le tien capable de trier des informations venant de partout. De plus, le sceau m’empêche d’utiliser des capacités hors normes. »

Frryl avait pensé à tout en s’enfermant, même à Sa future envie de fuir Sa prison de chair. Il Lui était impossible de Se faire remarquer de quelque façon que ce soit. Combien cela avait dû Le frustrer…

« Ariel, oui, avoua enfin Saraqael. Mais, bien que je l’apprécie, tu sais que je l’aurais laissé tomber comme tout autre déchu s’il n’était pas si brillant, si bien placé pour espionner. Tu veilles sur les Tiens par amour, par instinct peut-être… je ne le fais que pour le profit.

— Tu as une piètre opinion de toi-même. »

L’archange du Soleil, Archiviste et Informateur de l’Eden, lui lança un regard las.

« Tu n’as pas idée des horreurs auxquelles j’ai pu assister sans pouvoir intervenir. »

Il rit, d’un rire fatigué et amer.

« Ou plutôt, si, Tu dois savoir ce que je ressens, n’est-ce pas ? »

À nouveau, seule l’expression joyeuse de Raguel lui répondit. À quel point ce sourire était-il un cri de rage ?

« Tu tiens à Ariel, affirma l’archange du Feu.

— Oui.

— Et tu penses vraiment que tu ne l’aurais pas aidé s’il avait fini au fond d’une ruelle, sans aucun pouvoir, abandonné par Bélial ?

— Oui ! »

Saraqael avait crié, mais il était furieux d’être ainsi mis face à lui-même.

« Je l’aurais laissé seul, dans le froid, sans Essiah pour le réchauffer. Je l’aurais suivi sans intervenir, ombre dans son ombre, malgré sa misère et sa solitude. Est-ce que ça te satisfait ? »

Il en fallait plus pour perturber Raguel.

« Si, après tout cela, quelqu’un aurait attenté à sa vie. Qu’aurais-tu fait ? »

L’Archiviste agrippa sa tasse, pâle et défait.

« Je l’aurais sauvé. Il ne l’aurait jamais su, mais…

— Tu l’as déjà fait, n’est-ce pas ? dit gentiment l’archange du Feu. Tu as empêché les démons de s’en prendre à lui quand il a échoué dans cette ruelle, après sa Chute, jusqu’à ce que Lucifer le retrouve. Tu étais là. »

Saraqael ferma les yeux.

« Je n’aurais pas pu agir autrement.

— Alors cesse de te mettre martel et tête. Tu n’es pas à moitié aussi mauvais que tu le crois. »

Ironique, que ces mots viennent de l’un de ses adversaires politiques les plus acharnés, même si celui-ci était en même temps son presque-frère. Raguel considérait-il seulement les archanges comme sa famille ? Ou n’étaient-ils que des mortels, intéressants mais éphémères, comme eux voyaient les simples anges ?

« Lyth est plus proche de Toi que de nous, déclara Saraqael. J’aurais cru que Tu le verrais autrement en tant qu’Élément. »

Le changement de sujet était grossier, mais Raguel ne protesta pas. À la place, il répondit :

« Lyth voit tous Ses enfants de la même façon, sauf Gabriel. »

Il n’y avait pas trace de jalousie dans ces mots ; d’ailleurs, l’archange du Feu n’en avait jamais montré vis-à-vis de personne, surtout pas de l’obstiné archange de la Pureté. Néanmoins, les flammes vacillèrent sur le chandelier et dans la cheminée.

Un mortel avait gagné l’amour de Lyth là où Frryl avait toujours échoué.

Saraqael vida sa tasse d’un trait, histoire de se donner du courage pour sa dernière question. Il tergiversa un moment, puis se décida à la poser.

« Et Rémiel ? »

Cette fois, Raguel perdit son sourire, et cela faisait plus peur encore que lorsque celui-ci ne bougeait pas d’un millimètre devant les pires horreurs. Saraqael ne le quitta pas pour autant des yeux, déterminé à avoir sa réponse.

« Rémiel ne sait pas qui je suis », dit Raguel, et cette phrase était si simple que l’archange du Soleil ne douta pas un instant de l’intensité des sentiments que Frryl, Élément du Feu, portait à une simple mortelle.

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