Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh
Chapitre 9
« Vie, Mort, Mal, Bien, Justice et Injustice sont nés peu après, ainsi que Destin. Ils sont tous des Éléments primaires, mais seuls Bien et Mal ont créé des Éléments secondaires, enclenchant ainsi la création des différents mondes. »
– Mythes et vérités, Kamu –
Le poing de Belzébuth s’écrasa sur la joue d’Azazel avec un craquement sonore qui fit tressaillir Ariel. Des autres archidémons, seuls Astaroth et Asmodée étaient présents, et Lucifer bien sûr ; les autres ne tarderaient néanmoins pas à arriver. Après son éclat, même les plus petits Seigneurs allaient demander des explications – ou la complimenter, selon le cas.
L’archidémone de la Pierre ne se départit pas de son sourire narquois malgré le choc. Belzébuth faillit la frapper encore ; la mâchoire du roi sans couronne saillait sous le coup de la colère. Juste retour des choses, estima Ariel. Belzébuth savait énerver les autres mieux que quiconque.
D’un autre côté, Azazel méritait le coup plutôt deux fois qu’une.
« Tu vas te retirer sur tes terres, ordonna l’archidémon des Ténèbres. Non ! Elles sont trop proches de nos frontières du Haut. Tu iras plutôt sur le domaine d’Asmodée. Sans que la moindre de tes fichues gargouilles ne te suive ! »
Ariel remarqua le hochement de tête froid de Lucifer. D’après les rumeurs, le Prince de glace détestait les gargouilles et avait forcé Azazel à les reléguer dans sa province de Karmak. Cette action louable avait cependant eu une conséquence malheureuse : puisqu’il ne les avait pas sous les yeux, Belzébuth oubliait leur existence et les laissait proliférer.
Il avait fallu qu’Azazel attaque l’Eden pour que l’archidémon des Ténèbres réalise qu’elle en avait une armée à ses ordres. Ariel ne voulait pas savoir de combien d’années elle avait prolongé la vie de ces monstres. Dire que la plupart étaient nés anges… Il déglutit.
« Asmodée. »
La voix de Belzébuth tonnait, résonnant dans les ombres. L’archidémone de la Mort s’inclina.
« Tu empêcheras cette peste de partir, ordonna-t-il. Elle n’a pas le droit de poser le pied hors des murs de ta forteresse, tu m’entends ? »
La silhouette masquée esquissa une nouvelle révérence puis se dirigea vers Azazel et attrapa son bras d’une poigne de fer, la faisant glapir. L’archidémone de la Pierre eut le bon sens de ne pas protester lorsqu’Asmodée la traîna dans un Portail.
Belzébuth marchait de long en large et chacun de ses pas faisait onduler les ombres du sol. Personne n’osait bouger.
Ariel rectifia : si Van restait figé comme lui, Lucifer regardait lui la scène d’un air blasé alors qu’Astaroth, affalé sur les marches qui menaient au trône, ne semblait pas impressionné. Parfois, Ariel se trouvait puissant ; d’autres fois, il réalisait le fossé qui le séparait d’eux.
Il avala sa salive. Après tout, il avait causé cette situation catastrophique avec ses propositions de trêve.
Puis, Lucifer esquissa un mouvement. La rage de Belzébuth se tourna aussitôt vers lui et il marcha sur le Prince-démon à grands pas. Celui-ci se déhancha légèrement, la lèvre moqueuse, et posa une main sur l’épaule de son roi pour lui parler à l’oreille.
L’attitude de l’archidémon ne se modifia pas vraiment ; ses épaules restaient tendues et Ariel n’avait toujours aucune envie de se retrouver face à lui – mais les ombres cessèrent de bouger.
Il patienta quelques minutes puis, lorsqu’il fut évident que la conversation resterait privée, Ariel sortit de la salle aussi vite que possible sans perdre toute dignité. Une fois dehors, il ne put s’empêcher de glousser, soulagé de s’éloigner d’une telle pression.
« J’y aurai survécu… »
Son rire s’étrangla dans sa gorge lorsqu’il vit un reflet bizarre contre l’un des murs. Le mauvais moment n’était pas fini : un Saraqael furieux l’attendait.
Peu enclin à se faire crier dessus mais encore moins désireux de le faire attendre, il courut jusqu’à ses appartements. Dès qu’ils furent entrés, l’archange apparut.
« Es-tu stupide ? s’écria-t-il. Dire à Azazel qu’une trêve est envisageable ?
— Je ne lui ai pas dit à elle, le corrigea Ariel. Je m’adressais à Belzébuth.
— Ne joue pas sur les mots. Elle était présente.
— Je voulais passer par les voies officielles. »
Cela lui valut un regard méprisant.
« Ne sois pas ridicule. Nous parlons des Abysses, pas de l’Eden. Le pouvoir décisionnel est concentré entre les mains de Belzébuth et lui seul ; inutile d’utiliser des voies officielles qui n’existent pas. »
Ariel baissa la tête sous la critique.
« Pourquoi ne pas nous avoir donné d’instructions plus précises, dans ce cas ? » risqua-t-il néanmoins.
Saraqael soupira, passant en un instant du tyran glacial à l’ange épuisé. Ariel battit des cils.
« Je supposais que tu connaissais mieux les Abysses que moi, que tu savais quelle était la meilleure façon de procéder, avoua l’archange. J’oubliais que je connaissais bien mieux que toi la façon dont réfléchissent les archidémons. »
Il le contourna pour se laisser tomber sur l’un des deux fauteuils. Alors seulement, Ariel réalisa qu’il ne s’agissait pas d’une illusion : l’archange se trouvait en personne devant lui. Cela l’impressionna bien plus que la colère de Belzébuth.
Leurs regards se croisèrent. Saraqael fixait les gens avec une concentration intense, comme s’il pouvait lire dans leurs pensées. Ariel remua. Saraqael savait lire dans les pensées.
Saraqael se releva, rompant le contact visuel.
« Je ne vais pas m’éterniser. Toute trêve est impossible à présent. Essaye cependant de voir si tu peux travailler Belzébuth. D’ici à ce que des négociations redeviennent acceptables, il doit vouloir que la guerre s’arrête, ne fût-ce que quelques semaines. »
Ariel eut juste le temps de hocher la tête avant qu’il ne disparaisse ; le déchu relâcha sa respiration. Saraqael s’était trouvé juste là, en personne, au beau milieu de Pandémonium… il se demanda si c’était la première fois.
À présent, il allait devoir rattraper cette catastrophe – mais pour l’instant, il ne pouvait qu’attendre. Il reparlerait à Belzébuth dès que possible.
***
L’enfant sans nom, que tous appelaient dorénavant Gamin pour éviter les confusions, courait sans grand enthousiasme. Loin devant lui, il voyait Catlyna en tête de file qui avalait la distance en de grandes enjambées. Après quelques tours à la voir freiner sa vitesse pour rester à sa hauteur, il lui avait dit de partir devant.
Renaeyle leur imposait des exercices physiques réguliers, qu’ils exécutaient sous la surveillance de formateurs. En deux mois, de nombreux volontaires avaient été recalés mais l’érudite n’avait pas encore annoncé le nom des heureux élus. En tout, seule une quarantaine d’enfants et d’adolescents était restée – ce que Gamin appréciait. Le palais royal ne devrait pas servir de nursery.
Il trouvait d’ailleurs étrange qu’on les y ait regroupés. Peut-être était-ce pour que le prince Nataos, qui parrainait le projet, les garde à l'œil ? Probablement les déplaceraient-ils une fois le groupe final formé.
Du coin de l’œil, il vit Arkim se poser près de la piste, un petit chemin qui faisait le tour d’un pavillon. Renaeyle les avait d’abord fait travailler dans la cour où s’entraînaient les soldats mais cela avait causé trop de désordre et le Seigneur Jhael, chef de la garde royale, lui avait ordonné poliment de les emmener ailleurs.
Le petit démon s’assit sur un banc pour les attendre et adressa une grimace compatissante à Gamin lorsque celui-ci passa devant lui. Arkim détestait ses propres exercices mais s’efforçait néanmoins de les exécuter au mieux : dame Enngyl ne le laisserait pas toucher une rapière tant qu’il n’aurait pas atteint un certain degré de forme physique. En attendant, il travaillait sa magie, et Gamin se demanda si Renaeyle leur en demanderait autant.
Avec Catlyna, ils avaient pris l’habitude de passer leur temps libre ensemble. Catlyna et Arkim étaient plus bavards que lui mais ils acceptaient sa compagnie avec plaisir. Cela comptait beaucoup pour lui. Pour le coup, il accéléra ; plus vite il aurait terminé, plus vite il pourrait partir.
Malgré cet effort, il ne put rattraper l’avance de Catlyna, bien plus sportive que lui et surtout plus motivée : il aurait terminé plus tôt s’il s’était remué avant.
Arkim lui tendit une gourde quand il les rejoignit.
« Tiens, je vous ai amené de l’eau. »
Gamin hocha la tête pour le remercier et avala goulument plusieurs gorgées, sans se préoccuper de son capuchon qui tombait dans son dos et découvrait ses cheveux rouges, collés à son front par la sueur. Il se laissa tomber près d’Arkim sans prendre la peine de le rajuster, reprenant son souffle.
« Une orange ? »
Gamin leva des yeux stupéfaits vers le fruit que le démon lui tendait. Elles étaient si rares !
« Ne me regarde pas comme ça, se moqua Arkim. Ce n’est pas comme si moi je pouvais les manger !
— Merci.
— De rien ! »
Le démon semblait ravi de lui faire ce plaisir. Gamin en prit note – un jour, il lui revaudrait cela.
Catlyna et lui reprirent leur conversation. Elle n’était pas bien intéressante, aussi Gamin se concentra-t-il sur l’épluchage de son orange, puis sur le goût délicieux de celle-ci quand il en avala le jus. Entendre leurs voix lui suffisait. Cela signifiait qu’ils étaient là, à portée de main, et qu’ils acceptaient sa présence à leurs côtés.
Alors qu’il profitait du moment, Renayele les appela au loin.
« Gamin, Catlyna ! L’annonce va commencer ! »
Le garçon se redressa, soudain inquiet. Alors, les deux érudits avaient enfin choisi qui prendrait part à leurs expériences… un grand froid l’envahit. Que ferait-il s’ils décidaient de le renvoyer chez lui ?
Catlyna se leva et lui tendit la main.
« Allons-y, déclara-t-elle. Ensemble. »
Gamin hésita puis attrapa la paume tendue, se mettant debout dans le même mouvement. Catlyna lui sourit, ce qui lui réchauffa le cœur.
« Je vous attendrai ici, dit Arkim. Oh, j’aimerais tant pouvoir venir avec vous ! »
L’enfant sans nom hocha la tête. Lui et la petite elfe se dirigèrent vers Renayele d’un même pas, le démon sur leurs talons.
***
Arkim faisait les cent pas dans le couloir étroit. Comme celui-ci ne faisait guère que cinq ou six pieds de large, il devait faire demi-tour à chaque enjambée, ce qui le frustrait presque autant que l’attente – qui, pourtant, frisait l’insoutenable.
Catlyna et le gamin sans nom se trouvaient dans le laboratoire de Renaeyle en compagnie de cette dernière et de Nama, attendant le verdict final.
Arkim priait Faljan et Nemess, la Lumière et les Ténèbres, pour que ses deux amis restent au palais. Il n’avait jamais été si proches d’autres gens et il avait l’impression que c’était réciproque, même pour Catlyna, pourtant elfe de pure souche. Gamin avait tendance à s’encrasser les cheveux pour les foncer et à se cacher toujours sous une capuche, mais il était poli et calme.
Arkim tapa du pied. Cela faisait presque une heure ! La grosse cloche qui rythmait la ville du palais avait sonné quelques minutes avant qu’ils ne soient appelés et la voilà qui résonnait à nouveau. Les coups s’égrenaient bien trop lentement au goût du petit démon.
Enfin, la porte s’ouvrit. Arkim bondit aussitôt, se plantant devant ses amis qui sortaient.
« Alors ? »
Ils échangèrent un regard, puis sourirent.
« On reste, déclara le sans-nom.
— Tous les deux ! » jubila Catlyna.
Arkim poussa une exclamation de joie et les serra contre lui. Malgré l’impolitesse de ce traitement, ils lui rendirent la pareille et restèrent les uns contre les autres jusqu’à ce que Renaeyle se racle la gorge.
« Je ne voudrais pas vous déranger, mais peut-être devriez-vous terminer cette fête ailleurs ? Nous attendons d’autres volontaires. »
Arkim fit aussitôt plusieurs pas en arrière, manquant tomber dans les escaliers. Gamin le retint d’un air blasé et présenta des excuses à la scientifique pour leur comportement déplacé.
« Ne vous en faites pas pour moi, les enfants. Filez plutôt. »
Ils ne se le firent pas dire une nouvelle fois. Ils dégringolèrent les escaliers en colimaçon et rejoignirent l’arbre sous lequel ils avaient l’habitude de s’abriter. En s’installant sur ses racines ancestrales, ils souriaient.
« C’est le premier jour du reste de nos vies, déclara Gamin, résumant leur sentiment commun.
— Bizarre, dit néanmoins Catlyna. Cela fait des semaines que nous sommes ici.
— Jusque là, vous n’étiez pas sûrs de rester, rappela le démon dont la queue battait furieusement, trahissant son ravissement. Alors que maintenant… »
Ils sourirent encore bien que ce soit impoli. Peu leur importait : ils étaient ensemble.
« Vous pouvez m’appeler Cat », déclara la jeune fille d’un coup.
Les deux garçons la dévisagèrent, soudain sérieux.
« Tu es sûre ? demanda Arkim, prenant sa queue en main pour l’empêcher de gigoter. Je ne suis même pas un elfe.
— Et je n’ai pas de nom. »
Elle haussa les épaules.
« Je m’en fiche, vous êtes mes amis. »
Le démon se releva malgré lui pour faire des cabrioles ; il se sentait si heureux ! Ce bonheur lui donnait de l’énergie à revendre, au point qu’il avait besoin de la dépenser, même si cela le ferait paraître mal élevé.
« Je me trouverai un nom, déclara Gamin. Le jour où je l’aurai, je vous le confierai. »
Arkim s’arrêta, boudeur.
« Je n’ai rien d’aussi précieux à offrir, moi !
— Tu deviendras roi des démons à la place de Belzébuth. À ce moment-là, tu nous inviteras à Pandémonium. »
La déclaration de Cat, faite sur un ton pompeux et décidé, les fit éclater de rire.
Ils passèrent le reste de leur temps libre à rêver de leur futur en regardant les autres enfants défiler. Peu leur importait de savoir si les autres resteraient ; ils riaient de leurs airs déconfits quand ils apprenaient qu’ils ne faisaient pas partie des élus alors qu’eux trois, méprisés de tous, resteraient au palais.
***
« Monseigneur ne veut recevoir personne, il est occupé. »
Lilith fixa le démon tremblant qui tentait de lui barrer le passage. Elle envisagea de lui faire subir mille tourments pour l’en punir, puis décida de laisser tomber. Après tout, il ne faisait que suivre les ordres. S’en prendre à Belzébuth – quand elle parviendrait à mettre la main dessus – serait beaucoup plus jouissif.
« Il n’est pas si occupé puisqu’il reçoit Lucifer », répliqua-t-elle néanmoins.
Le pauvre garde déglutit, ne sachant que lui répondre. Exaspérée, elle leva les bras au ciel et tourna les talons. Dire qu’elle était venue à Pandémonium d’une seule traite, prenant à peine le temps de prévenir l’une de ses filles pour qu’elle prenne Sodome et Gomorrhe en main durant son absence. Elle ne s’était même pas lavée avant de se présenter à Belzébuth et celui-ci l’éconduisait sans même se montrer !
Lucifer avait intérêt à se montrer convaincant. Elle pariait qu’il avait loué des danseuses et fait porter des boissons pour le distraire. Où Sei se trouvait Azazel ? Personne n’avait été capable de lui donner cette information.
Elle ne devait pas s’être adressée aux bonnes personnes. Après tout, que pouvaient savoir des domestiques ? Belzébuth n’était pas du genre à les tenir au courant de sa politique – si tant était que ce terme puisse s’appliquer à la gestion de l’archidémon des Ténèbres, qui relevait davantage de la querelle familiale. Soit. Elle se dirigea vers l’Hôpital. Avec un peu de chance, Ariel s’y trouverait.
Il était absent. Par contre, un vampire qu’elle connaissait bien se tenait assis dans un coin, presque invisible, son long manteau brun gouttant de pluie.
« Kamu ! Es-tu là depuis longtemps ? »
Il leva les yeux vers elle et son regard hanté la fit tressaillir. Que s’était-il passé ?
« Seulement depuis une heure ou deux, répondit-il après un instant de blanc.
— Tu ne peux donc pas me donner de détails ? »
Une succube interrompit son rangement pour s’approcher d’eux.
« Belzébuth a envoyé Azazel chez Asmodée. Depuis, il s’est enfermé dans ses appartements. »
Lilith la fixa un instant avant de retrouver son nom : Shania. Keï, qu’elle avait grandi ! Elle était adulte, déjà. Le temps passait si vite.
« Merci beaucoup. Tu te trouves toujours aussi bien à Pandémonium ?
— Je suis satisfaite de ma situation. »
Lilith l’espérait bien. Après tout, Shania était la saâghim qui maîtrisait le mieux l’art de soigner les gens en manipulant la chair et le sang, raison pour laquelle l’Hôpital lui était confié quand Ariel s’immisçait dans la politique démoniaque.
« Je ne crois pas que d’autres évènements importants se produiront dans les prochains jours, fit remarquer Shania. Je suis surprise que tu te sois déplacée. »
Lilith haussa les épaules. La succube n’insista pas, retournant à ses propres activités. L’archidémone lui en sut gré. Elle s’en voulait de ne pas avoir surveillé Azazel. D’un autre côté, personne n’avait songé à un coup fourré, pas même ce fichu Lucifer.
Au lieu de pleurer sur une situation qu’elle ne pouvait plus changer, Lilith se tourna vers Kamu.
« Toi, tu vas mal. Ne reste pas planté là, je vais faire préparer un feu. Enlève-moi cette cape trempée. »
Elle la lui ôta sans lui laisser le temps de protester. Bien. Il avait toujours l’air hagard mais au moins ne regardait-il plus le vide.
« Allez, suis-moi ! »
Kamu obéit avec un temps de retard. Elle lui attrapa le poignet pour le faire accélérer – mieux valait s’éloigner de la foule. Elle le traîna ainsi jusqu’à ses appartements de Pandémionum et eut l’agréable surprise de les voir apprêtés, sa tisane favorite infusant sur la table du salon. Le garde qui l’avait empêchée d’accéder à Belzébuth s’était rattrapé.
Lilith mit les domestiques dehors et installa Kamu sur une chaise.
« J’ai besoin de ton aide, déclara-t-elle, impérieuse. Il faut secouer Belzébuth et punir Azazel. De préférence sans qu’elle se retourne contre mon camp. »
Elle avait bien sûr déjà un plan d’action, mais Kamu avait besoin de distraction. Pour preuve, il ne releva pas ce détail, se contentant de donner son avis. Ils débattirent quelques minutes de la situation – non, pas attaquer Azazel, oui, agir pour ses gargouilles, oui, la petite garce avait assez secoué Belzébuth sans que Lilith ne doive s’y mettre aussi. Quand il fut assez détendu pour boire à son tour quelques gorgées de tisane, elle entra dans le vif du sujet.
« Que t’est-il arrivé ? »
La question le fit vaciller. Ce devait être encore plus grave qu’elle l’avait pensé. Kamu n’avait pourtant pas beaucoup de proches, n’ayant ni parent, ni Infant. Restait seulement…
« Mon frère est venu me rendre visite. »
Elle ne poussa pas le vice jusqu’à demander lequel : il n’en restait qu’un. Elle avait elle-même demandé la tête de l’autre.
« Il m’a annoncé qu’il allait bientôt se suicider, ajouta Kamu.
— Pardon ? Mais…
— Jen a toujours été morbide. Il s’agit du jhliska de Mort, après tout… Je ne m’attendais pas à ce qu’il survive à Daliah et Ketosaï, qui avaient des personnalités très fortes et se mêlaient aux gens.
— Ketosaï n’était-il pas plutôt une sorte d’ermite ? s’étonna Lilith.
— Il surveillait le monde depuis sa tanière. Voir les gens qu’il influençait s’enfoncer dans leurs peurs lui suffisait. Quant à Daliah… inutile de te faire un dessin. »
En effet. La jhliska du Sang s’était hissée jusqu’au rang de reine en épousant Ketjiko, le Roi Rouge qui avait créé Ambrosis et su unifier les vampires. La Reine Rouge actuelle, Nysâh, était leur fille.
« Ce n’est pas une raison pour vouloir sa propre mort », commenta l’archidémone.
Kamu soupira, accablé, et elle posa une main sur son bras.
« Je suis d’accord avec toi, avoua-t-il. Malheureusement, Jen s’est toujours considéré comme une personne horrible. Tu sais… Asmodée veille sur les âmes des morts. »
Lilith hocha la tête. Bien que les gens du commun l’ignorent, les archidémons savaient qu’Asmodée ne dépendait pas seulement de Sei et avait des fonctions supplémentaires aux leurs.
« Lorsqu’il était jeune, Jen m’a parlé de l’Au-Delà, expliqua Kamu. Ce monde est situé plus Bas encore que les Tréfonds, dans une dimension impossible à atteindre pour le commun des mortels. Il se compose de deux Cercles : la Vallée des âmes d’Asmodée et la Vallée des Fils dont il a la charge.
— Des noms évocateurs. »
Kamu eut un pâle sourire.
« Les Éléments ont le sens du dramatique. »
Lilith renifla. Elle ne s’en serait pas doutée… Elle serra un peu plus son poignet.
« Donc. Jen.
— Oui… Il doit couper les fils de vie des gens. Techniquement, ça ne cause pas leur mort – s’il ne le coupait pas, leur âme resterait emprisonnée dans leur corps qui se décomposerait autour d’eux. Mais…
— Il a l’impression d’être un assassin. »
Kamu acquiesça.
« Ce n’est pas une conviction, il sait qu’il ne tue personne. Simplement… il ne tient pas le coup. Sa position le fait souffrir et il ne peut pas échapper à l’emprise de Shyin, qui s’en amuse. »
Lilith réprima un frisson. Jamais elle ne comprendrait ces gens qui s’apitoyaient sur leur sort au lieu de lutter. Peut-être était-ce dû à sa nature démoniaque ? Les vampires et les anges avaient bien plus tendance qu’eux à s’asseoir pour se plaindre.
Il suffisait de voir Lucifer : il était brillant mais continuait de ressasser la trahison des siens. À sa place, Lilith aurait réduit l’Eden en miettes – ou aurait fait des Abysses un royaume si florissant et glorieux que les anges en seraient verts de jalousie.
« J’ai essayé de le faire changer d’avis de multiples fois, anticipa Kamu. Il est obtus, tu sais. Nous le sommes tous.
— Ne pourrais-tu pas te distraire, dans ce cas ? Le temps suffira lui remettra peut-être les idées en place. Rends visite à Shean. »
Kamu secoua la tête.
« Je ne sais pas où il se trouve et il aspire à la paix. Je dois respecter ce choix, tout comme lui a respecté mon silence et mes secrets. »
Mais il était venu la trouver, elle, réalisa Lilith. Que lui importait la guerre ? Sans doute n’avait-il entendu parler de trêve qu’une fois arrivé à Pandémonium, quand il avait pris des informations par habitude. Peut-être était-il même passé par Sodome et Gomorrhe avant de venir. Elle espérait que non ; ses villes jumelles avoisinaient les royaumes elfiques, loin de Pandémonium, et beaucoup d’incubes manquaient de subtilité lorsqu’ils essayaient de remonter le moral de quelqu’un.
« Bien, tu es ici, maintenant. Je t’ai fait préparer un lit dans la pièce à côté. Tu repartiras avec moi vers Gomorrhe où je te montrerai nos dernières concoctions. »
Ce n’était pas une suggestion mais un ordre. Kamu sourit néanmoins.
« Si la dame le veut… je l’attendrai et ferai le voyage en sa compagnie.
— Parfait ! »
Elle laissa sa main sur le bras du vampire.
***
Raguel n’avait jamais été du genre contemplatif, il était juste paresseux. Il faisait son travail administratif sans pousser plus loin. À la place, il préférait passer du temps en compagnie de ses anges et considérait que cela faisait pleinement partie des devoirs d’un archange. Il aimait connaître les siens et les appeler par leurs noms, il leur demandait des nouvelles de leurs enfants et visitait souvent ceux qui vivaient dans l’Univers parmi les humains.
Néanmoins, il lui arrivait de flâner dans la rue en rentrant chez lui, surtout lorsqu’Essiah était couché et Elvion pas encore levé, quand les étoiles resplendissaient en l’absence de toute autre lumière. Raguel marchait donc le nez levé pour les contempler. Elles le rendaient nostalgique.
Et, après tout, les étoiles n’étaient-elles pas de grosses boules de feu ?
Ce soir-là, il avait d’abord marché assez vite – ce qui revenait pour lui à marcher lentement en comptant sur ses longues jambes pour faire le travail à sa place – puis avait petit à petit ralenti en réalisant que le ciel s’obscurcissait. Il ne s’arrêta pas, pas tout à fait, mais avançait à un rythme nonchalant, s’éloignant sans le réaliser des quartiers habités, le nez en l’air.
Le centre de la cité était animé durant la journée se vidait de sa population la nuit quand les anges rentraient chez eux. L’endroit devenait alors parfait pour admirer les étoiles. Après tout, ce n’était pas comme si se promener seul à Alun Hevel était dangereux.
Ce fut sa dernière pensée, juste avant qu’un coup ne le frappe à l’arrière de la tête.