Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 14

« Astres est la fille de Sei et d’un autre Élément. Elle a été la compagne de Feu, puis de Justice, et de ces deux unions sont nées les étoiles et les planètes. Elle reste généralement neutre dans le conflit qui oppose Son père à Lyth. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

La rue était étroite et filait droit devant, de hauts murs aux volets clos s’élevant d’un côté comme de l’autre. L’homme n’en courut que plus vite, bien qu’il ait du mal à traîner son ventre proéminent. La sueur lui coulait le long des tempes et de la colonne vertébrale. Il regrettait tous ces jours où, au lieu de prendre un peu d’exercice, il s’était vautré sur des coussins de soie en dégustant des mets délicats. Il était trop tard, à présent. Ils allaient le rattraper.

Malgré ses efforts, sa respiration ne suivait plus : il soufflait bruyamment sans que l’air n’arrive. Il devait pourtant aller vite, bien plus vite ! Il atteignit enfin un croisement et prit la ruelle de droite, puis se colla contre le mur pour se cacher et reprendre son souffle. Peut-être les avait-il semés ?

« Salut, petite chose. Tu nous auras presque donné du mal. »

La voix venait de derrière lui et il se mit en garde, tirant une dague acérée de sa ceinture. Ce n’était guère qu’un réflexe : il savait utiliser son arme, mais ils étaient trop forts pour lui. S’ils l’avaient trouvé, il était perdu.

« Bouh », fit son adversaire.

Il avait les épaules larges et une voix grave, donc ce devait être un homme. Difficile d’en être certain avec les silhouettes androgynes des elfes et le costume unisexe qu’il portait – le même qu’eux tous – sans bien sûr oublier le casque de cuir qui lui couvrait la tête et masquait une partie de son visage.

« Pitié, articula le fugitif, étouffant sa honte. Je vous donnerai des informations. Je ferai tout ce que vous voudrez… »

Son poursuivant hésita. Peut-être y avait-il encore de l’espoir ? On les disait intraitables, incorruptibles, mais il y avait toujours une part d’exagération dans ce genre de rumeurs, non ?

« Mhh… Non. Salut. »

L’homme ne sentit pas la mort venir ; le couteau s’enfonça droit dans son œil et il s’effondra, son dernier sourire d’espoir à jamais imprimé sur ses lèvres. L’homme masqué gloussa et récupéra son arme, l’essuyant nonchalamment sur sa cuisse. Une autre silhouette le rejoignit, sa désapprobation évidente malgré le casque qui cachait ses traits.

« Ne fais pas cette tête, choupinette.

— Inutile de prendre tant de plaisir à une exécution, 27-10-SKA. Tu as le sac ? »

L’homme poussa un soupir théâtral mais sortit d’une poche un tissu fin mais résistant. Ils y emballèrent le cadavre et serrèrent les pans pour le charger sur leur dos.

« Dépêchons. Essiah se lève, les gens vont commencer à l’imiter. »

27-10-SKA obéit sans rechigner. Ils se glissèrent dans les venelles sans hésitation et rejoignirent un groupe de trois autres personnes. Ils s’adressèrent de discrets signes de tête puis continuèrent en vitesse leur chemin jusqu’au palais.

Restait à faire leur rapport à Nataos.

 

***

 

Installé dans un fauteuil confortable, Nataos profitait du fredonnement d’une belle musicienne qui pinçait les cordes d’une harpine. Elle ne faisait qu’effleurer l’instrument pour accompagner sa mélodie lancinante et, à vrai dire, sa présence tenait plus à son physique qu’à ses capacités lyriques. Il n’avait pas encore décidé s’il profiterait de ses services ou non – entretemps, il se laissait bercer par la musique en sirotant un verre d’abyssite importé d’une ville démoniaque au nom imprononçable.

Kawa gardait un contact étroit avec les démons. Cela gênait sa propre politique mais il en retirait aussi des avantages. Ces créatures frustes n’avaient pas leurs pareils pour les liqueurs, et cultivaient avec succès des épices de première qualité. Leurs pigments étaient reconnus, même si leurs tissus n’aient pas la même finesse que la soie dont raffolaient les elfes.

Bien que Nataos n’apprécie pas le contact, même infime, noué entre Altayn et Pandémonium, il le tolérait – d’autant plus qu’aucun émissaire n’était venu en visite depuis le départ de Lanek, quelques années auparavant. Kawa lui-même ne s’était déplacé qu’une fois, pour se rendre à Gomorrhe, trois Cercles plus Bas. Nataos s’inquiéterait le jour où son frère poserait le pied à Pandémonium.

Nataos huma son verre, dégustant l’odeur du liquide ambré. Il avait convaincu Renaeyle que les elfes devaient se protéger et s’unir. Les anges restaient très présents dans l’Univers malgré les troubles qui secouaient l’Eden. Si même le bannissement d’une archange ne suffisait pas à les pousser à se retirer…

Il sourit. La situation était parfaite pour qu’enfin le Haut Conclave devienne plus qu’une réunion de chefs d’État – et, surtout, pour qu’il élise un souverain suprême des elfes.

« Je ne vous dérange pas ? »

Nataos retint de justesse le mouvement d’envoyer son verre à la figure de l’intrus, son autre main se crispant pour atteindre la rapière posée contre le bras du fauteuil. La musicienne fit une fausse note, cessant de chanter pour quelques instants, avant de reprendre, imperturbable.

« Leyn, fit-il d’un ton agacé alors que le jeune Amélioré entrait dans son champ de vision. Je t’ai dit mille fois de ne pas me surprendre ainsi.

— Un autre vous aurait tué, monseigneur, sourit Leyn en exécutant une courbette. Ce palais est ouvert à tous vents. 

Nataos haussa les épaules. Un ennemi extérieur viserait plutôt son père le roi ou Kawa, l’héritier. Son frère possédait bien trop de cette forme de stupidité qu’il appelait honneur pour envoyer un assassin.

« Alors ?

— La mission dont vous m’avez chargé a été effectuée avec succès.

— Parfait. »

La reine du royaume le plus proche, qui régissait celui-ci jusqu’à ce que son fils de dix ans atteigne sa majorité, s’était montrée un peu trop opposée à lui, ces derniers temps. Bien sûr, Nataos n’aurait pu envoyer les Améliorés officiellement… mais Leyn avait démontré une grande aptitude à la discrétion, ainsi qu’une mémoire sélective. Il savait garder ses yeux grands ouverts et sa bouche fermée, des qualités que Nataos appréciait à leur juste valeur.

« Parfait, répéta le prince. Toi et les tiens serez un jour considérés comme vous le devriez – des êtres au-dessus des simples elfes.

— Et vous, notre maître, recevrez un juste retour de vos actions », compléta Leyn.

Le prince rit.

« N’essaie pas de me flatter. Je connais ce genre de discours mieux que quiconque. »

L’Amélioré sourit, comme si Nataos avait fait une bonne plaisanterie, puis s’inclina une nouvelle fois.

« Je vais retourner à mon baraquement avant que les autres s’inquiètent de mon absence. Allez-vous venir pour le rapport officiel ? Catlyna vous attend.

— J’arriverai d’ici quelques minutes », confirma le prince.

L’Amélioré n’eut même pas un coup d’œil vers la chanteuse avant de partir. Tant mieux ; s’il ne s’était pas montré aussi sûr de lui, elle se serait demandé pourquoi Leyn venait seul faire son rapport. Elle ne songerait pas que Nataos aurait reçu devant témoin son assassin privé revenant de mission.

Il pencha la tête pour l’observer alors qu’elle continuait de chanter, les yeux mi-clos. La soie de sa tunique moulait sa taille filiforme. Il lui fit signe de cesser de jouer et elle posa gracieusement son instrument à côté d’elle pour croiser les mains sur ses genoux, baissant les yeux en attendant ses ordres.

« Ta voix est magnifique, déclara-t-il à voix basse. Accepterais-tu d’attendre mon retour afin que je puisse encore y goûter ? »

La jeune elfe acquiesça sans hésiter, à la fois impressionnée et attentive. Nataos se retint de sourire et se leva. Cette journée commençait à merveille : une encombrante adversaire était morte alors que lui profitait de la vie.

Il n’hésiterait pas à causer d’autres accidents à ceux qui se mettraient en travers de sa route.

 

***

 

« Tout s’est bien passé, tu es sûre ? »

L’inquiétude rendait parfois Arkim insistant. Cat ne lui en tenait pas rigueur ; elle ôta son casque et lui adressa un sourire rassurant.

« Ne t’en fais pas, la cible n’était pas dangereuse.

— Ce n’est pas d’elle que je me méfie », marmonna le démon.

La jeune elfe grimaça. Elle partageait l’avis de son ami mais mieux valait ne pas trop critiquer les gens à voix haute.

« Leyn s’est bien comporté. Il a un peu trop pris le temps de s’amuser, comme toujours, mais sans mettre la mission en danger.

— Comme tu l’as dit toi-même, ce n’était pas une cible difficile. Même 27’ aurait eu du mal à vous faire rater quoi que ce soit.

— Son nom est Leyn, Arkim. Nous ne sommes pas des pantins.

— Lui si », insista le démon, buté.

Cat laissa tomber et s’occupa plutôt à dénouer une lanière de cuir de son armure ; elle était trop fatiguée pour cette conversation.

« Nataos vous en demande trop, continua Arkim en l’aidant à ôter ses épaulières. Lorsque Renaeyle avait parlé d’un corps d’élite pour la première fois, je n’imaginais pas que vous seriez chargés d’assassiner les gens.

— Nous ne sommes pas des assassins ! protesta Cat. Tu vas trop loin. Cet homme était un espion, il essayait de miner l’économie d’Hedyrn.

— Un espion de qui ? »

Elle l’ignora. Ne pouvait-il pas lui laisser le temps de dormir un peu ? La nuit avait été longue. La cible n’avait pas été puissante mais bien maligne. L’homme avait pu se cacher longtemps avant qu’ils ne parviennent enfin à le débusquer. Les longues heures d’attente durant lesquelles il fallait rester concentrés étaient bien plus épuisantes que l’attaque elle-même.

Arkim sembla comprendre son besoin de repos et se tut. Malheureusement, elle avait encore son rapport à terminer et Renaeyle voudrait vérifier qu’elle allait bien. Elle s’étira puis, avec un soupir, se dirigea vers la porte. Elle n’empêcha pas Arkim de la suivre et celui-ci ne se gêna pas ; il n’était pas un elfe mais le soutien de Kawa Hedyrn Teynan lui permettait quelques entorses au protocole.

Renaeyle accourut lorsqu’elle entra dans la salle où se trouvaient déjà les autres et se mit à l’ausculter avant même de lui dire bonjour. Épuisée, Cat la laissa faire et répondit par monosyllabes polies aux questions de Nataos, confirmant ce que les autres avaient déjà rapporté : quatre heures d’attente, course-poursuite discrète dans la ville, attaque, succès.

Les membres de l’équipe la regardaient sans mot dire. Une femme épuisée s’appuyait contre son frère. Tous deux étaient arrivés trois ans plus tôt et avaient subi avec succès les modifications qui devaient faire d’eux des sur-elfes. En plus du tatouage de série que Nama apposait sur le bras de tous ses cobayes, ils arboraient fièrement le symbole des Améliorés sur leur front, comme elle ; l’Empreinte reprenait le symbole des Teynan et quelques runes de contrôle qui n’avaient encore jamais dû être utilisées.

Elle ne serait pas surprise que Leyn soit le premier à en subir les conséquences.

Celui-ci se tenait à leurs côtés avec la dernière de leur petite équipe. Chaque groupe d’Améliorés comprenait cinq personnes aux capacités qui se contrebalançaient. Nataos était excellent en logistique et avait pris en compte la compatibilité de leurs caractères.

« Félicitations pour cette nouvelle réussite, déclara le prince. Vous pouvez prendre votre soirée ainsi que votre journée de demain. »

Cat sentit le soulagement l’envahir. Ils devaient parfois enchaîner deux missions, ce qui n’était jamais facile, même si elle comprenait que Nataos veuille qu’ils fassent leurs preuves. Le Haut Conclave observait, silencieux, attendant de donner son verdict quant à l’utilité d’une telle d’élite.

Nataos les laissa après ce bref discours, passant à côté d’Arkim en lui lançant un regard amusé. Le démon se hérissa et Cat crut un instant qu’il allait tirer la langue au prince. À la place, il fit un signe au groupe.

« Allez les drows, les encouragea-t-il, un brin moqueur. Au lit !

— Les Améliorés, morveux. Combien de fois faudra-t-il te le dire ? »

Leyn partait déjà et la remarque venant du seul autre homme de leur équipe, qui détestait ce sobriquet que certains elfes leur donnaient. Au départ celui-ci avait été péjoratif, mais depuis peu, le mot devenait usuel. Arkim ne l’utilisait que pour lui porter sur les nerfs.

« Amélioré, ça fait bien trop prétentieux. Je te considèrerai comme membre d’une élite le jour où tu me vaincras au corps à corps. »

L’elfe fit un mouvement vers lui mais sa sœur le retint, exaspérée.

« Suffit. Quel âge avez-vous ? »

L’homme grommela. Cat ne put s’empêcher de sourire en les voyant si vivants. Elle préférait cela à la froideur qu’ils devaient d’afficher lorsqu’ils se trouvaient à l’extérieur.

« Obéissons, dit-elle. Nous avons tous besoin de dormir. »

Les autres se dispersèrent et elle-même emboîta le pas à Arkim ; leurs chambres se trouvaient côte à côte.

« Il devrait arrêter de s’obstiner, tout le monde vous appelle drows maintenant.

— Tu pourrais faire un effort de politesse avec eux, lui fit remarquer Cat distraitement. Tu es loin de n’avoir que des amis. »

Arkim haussa les épaules.

« Je vous manquerais si je me contentais d’agir comme les autres. Vous avez tous besoin de quelqu’un pour vous remettre à votre place. Nataos compris. »

Cat parcourut le couloir vide du regard ; personne n’avait dû entendre.

« Fais attention quand tu dis des choses pareilles. Le prince…

— Je sais, je sais. Mais ici, il n’y a que nous. »

Il poussa la porte de sa chambre.

« J’ai un peu de cidre si tu veux boire un verre avant de dormir. »

La jeune fille hésita, puis le suivit malgré sa fatigue. Elle ressentait toujours le besoin de compagnie après avoir tué quelqu’un – même si c’était Leyn qui avait porté le coup fatal – et, puisqu’Arkim ne digérait pas le cidre, il l’avait forcément mis de côté pour elle. L’attention la touchait plus qu’elle ne voulait l’admettre.

« Tu es trop dur avec les autres, reprit-elle une fois assise sur un coin de lit. Tu sais que certains elfes refusent même de laisser un y dans nos noms.

— Seulement les anti-drows et quelques rares elfes de vieilles familles. La plupart des gens sont satisfaits de vos services et du prestige que vous apportez au royaume. »

Il déboucha la bouteille et farfouilla dans un coffre pour en sortir deux verres. Il en tendit un à Cat qui s’en saisit et y versa le liquide sucré. Le bras du démon était nu de toute marque, et la jeune elfe l’enviait. Autant l’Empreinte la rendait fière, autant son numéro de série, 24-10-SKA, la dégoûtait. Ils s’appelaient par celui-ci lorsqu’ils étaient masqués, afin de préserver leur anonymat, mais le voir ancré sur sa peau lui laissait un goût amer dans la bouche.

Elle se souvenait trop bien de celui d’Ysk, 33-9-SKA, qui lui avait coûté sa place parmi eux et manqué de lui ôter la vie.

« Des nouvelles d’Ysk ? » demanda-t-elle.

Arkim grimaça.

« Non, il est aussi invisible que les dragons ; je n’ai rien reçu, et ça fait un sacré bout de temps. Il pourrait faire un effort… Je vais finir par croire qu’il est passé de vie à trépas !

— Techniquement, je pense qu’il ne peut plus mourir.

— Les jhliska sont mortels, même s’ils ne vieillissent pas et qu’ils régénèrent, comme les autres ska », contra Arkim, qui s’était informé.

Cat fit la moue.

« Shyin doit protéger mieux que ça Ses serviteurs directs. Asmodée et Ysk ne craignent sans doute pas du tout la Mort. »

Le démon haussa les épaules, se servant lui-même un verre d’une autre flasque, et prit le temps de boire une gorgée avant de lui répondre.

« Sans doute. Tu sais ce que je voulais dire. »

La jeune fille eut un vague geste de la main. Oui, mais elle aimait que chacun s’exprime correctement.

« Il faudrait que je lui rende visite une fois, rêva Arkim à voix haute. Peut-être que Kawa me laisserait y aller, si une délégation se rend à Pandémonium pour parler avec Belzébuth… »

Cat fronça les sourcils.

« Tu risques de les encombrer.

— Pas si je loge chez le Seigneur Lanek, contra le jeune démon, qui trouvait son idée meilleure de minute en minute. Cela fait si longtemps… Sans lui, jamais je n’aurais pu arriver jusqu’ici. »

Elle resta dubitative. Cependant, rencontrer d’autres démons ferait du bien à Arkim, qui reviendrait vite ; sa dévotion envers Kawa l’empêcherait de s’absenter longtemps.

Elle en était presque sûre.

« Nous verrons ce que le prince en dira », conclut-elle.

 

***

 

La rose était belle, car c’était là son seul but. Elle émergeait d’un buisson de ses semblables fanées par le froid du début d’hiver et ses pétales rouges donnaient une touche de couleur à la ruelle tranquille où elle s’épanouissait.

Le bord d’un pétale se recroquevilla et noircit, tombant à terre sans un bruit avant de s’envoler au gré du vent. Un second suivit le même chemin, puis un troisième ; bientôt, il ne resta rien de la fleur. Le rosier, néanmoins, demeura intact.

Ysk sourit secrètement. Il parvenait de mieux en mieux à maîtriser ses pouvoirs. Bientôt, il saurait tuer une mouche volant au sein d’un nuage de ses semblables juste en la regardant.

Rendu guilleret par son petit succès, il allongea le pas pour aller vers le palais des archidémons. Asmodée l’avait pris sous son aile lors de son arrivée, quelques années auparavant, et se chargeait de son apprentissage de la nécromancie, comblant au passage les lacunes de sa culture générale. La musculeuse démone était impressionnante mais pas mauvaise – et, de toute façon, elle ne pouvait guère lui faire de mal.

Les gardes le laissèrent entrer sans l’inquiéter, trop occupés avec une partie de tiquette pour lever le nez à son passage. Ses cheveux rouges le rendaient assez reconnaissable pour qu’ils aient vite retenu son droit d’entrée, et son aura particulière ne leur donnait pas envie de discuter. Cela convenait à Ysk. Il avait toujours apprécié la solitude.

Quelques enfants jouaient dans la cour et, plutôt que de l’ignorer, ils s’écartèrent sur son passage, certains s’envolant même pour aller se poser sur les arbres et les murs où il était censé ne pas pouvoir les rejoindre, puisqu’il était un ska. Il ne faisait pas la publicité de son titre de jhliska, seuls membres de cette race à posséder des ailes, et de toute manière il volait mal même si Asmodée avait tenu à ce qu’il apprenne. Le vertige inhérent à toutes les races incapables de s’élever du sol l’empêchait de monter haut dans le ciel – et, à Pandémonium, le trafic était souvent moins bouché à terre qu’en l’air.

Quelques-uns des enfants grondèrent pour le faire partir plus vite de leur terrain de jeu. Fronçant les sourcils devant pareil défi, Ysk leur lança un sifflement agressif, qui les fit se recroqueviller sur leurs perchoirs. Il détestait les vampires, mais il n’était pas le seul, aussi en être un s’avérait parfois utile. Sans plus de manières, il entra dans le bâtiment et passa par les couloirs les moins fréquentés pour rejoindre les appartements d’Asmodée.

Les serviteurs se firent plus rares. Les nécromanciens n’étaient pas courants, même parmi les démons, et ceux qui ne possédaient pas de pouvoirs de Mort craignaient l’archidémone. Sa façon d’agir n’aidait pas à sa réputation ; elle portait souvent un masque, marchait avec la souplesse et la discrétion des gros félins, et exécutait souvent des basses besognes de Belzébuth. Espionne et bourreau au même titre qu’Azazel, elle inspirait la peur, et sa haute carrure impressionnait les gens tout autant que ses yeux aux iris jaunes.

Ysk, lui, poussa la porte sans s’annoncer et lança sa cape sur un fauteuil avant de s’y installer avec grâce. L’éducation elfique de son enfance avait laissé des traces.

« Ne te gêne surtout pas. »

Asmodée se tenait sur un bras, la tête en bas, occupée tant à fortifier ses muscles qu’à méditer. Un léger martèlement se faisait entendre. Ysk l’ignora pour hausser les sourcils, et l’archidémone prit la peine de se remettre à l’endroit, pieds à terre, pour le toiser.

« Tu es toujours aussi pâle. Tu as l’air d’un cadavre.

— Je te mets au défi de me contrôler. »

Elle plissa les yeux, sa façon à elle de sourire. La nécromancie permettait de manipuler les cadavres, y compris les Infants, les vampires ayant dû mourir pour renaître vampires. Cependant, Ysk était un cas à part. De plus, doté lui aussi d’une aura de Mort puissante, il savait se défendre contre ce type de pouvoir.

« Tu es parvenu à relever mon dernier défi ? »

Le garçon hocha la tête et se leva, tendant la main vers la fenêtre à demi envahie par le lierre pour lui montrer. Il lui arrivait à peine à la moitié du torse – parce qu’elle était grande, et que lui ne grandirait plus jamais. Une décision qu’il avait prise dès son arrivée à Pandémonium.

Il se concentra et, bientôt, trois feuilles moururent et se détachèrent seules du reste de la plante. Asmodée hocha la tête, satisfaite.

« Bonne précision dans l’utilisation de ton aura pure. La prochaine étape sera ton apprentissage de sorts plus complexes.

— Je n’ai pas spécialement envie de relever les morts. »

Ysk ne protestait pas avec cœur. Il savait que ses pouvoirs étaient trop dangereux pour qu’il ne sache pas les contrôler à la perfection. Au début, la moindre crise de colère lui faisait déployer son aura et toute vie qui se trouvait prise à l’intérieur mourait – plantes, animaux, démons. Heureusement, il avait toujours bien maîtrisé ses nerfs et ce genre d’accident n’était arrivé que rarement.

« À présent, il faudrait peut-être… »

Quoiqu’Asmodée ait voulu lui dire, Ysk ne l’entendit pas. Le martèlement se faisait plus fort, cachant jusqu’au son de ses paroles, et l’odeur capiteuse du sang de l’archidémone se répandit dans la pièce. Elle était blessée, réalisa le jeune vampire. Juste une petite égratignure à la cheville. Si seulement il pouvait se jeter à quatre pattes, tendre la langue pour léger les gouttes qui perlaient ; s’il pouvait le boire, juste un peu, un instant…

Il fit un pas en avant, toute pensée rationnelle disparaissant avec l’arrivée de la Faim. Le monde était réduit à cette envie, ce besoin physique de se nourrir, et à sa proie – cette cheville, ce sang qui en coulait, cette odeur délicieuse… il voulait boire.

La jambe se rapprocha, et le jeune ska gémit d’envie, s’abaissant pour se rapprocher de la plaie… mais une poigne ferme le saisit et le secoua.

« Ysk ! »

Le garçon tressaillit, revenant à ses sens. Il sentait la chaleur des mains qu’Asmodée avait posées sur ses épaules au travers de sa tunique. Lui-même était froid comme un cadavre, sa peau glacée et ses veines figées depuis qu’il avait décidé de ne pas se nourrir, jamais.

« Reprends-toi. »

Le ton d’Asmodée était ferme, mais il perçut néanmoins une pointe d’inquiétude, et se força à hocher la tête.

« C’est bon. C’est passé. Plus ou moins. »

Il se rassit et sa main vola par habitude dans sa nuque pour aller chercher une capuche absente. Il n’en portait pas à Pandémonium, où les couleurs de cheveux étaient aussi variées que celles de la peau ou des yeux, ou la forme des oreilles.

La Soif ne disparaissait jamais vraiment. À sa place, tout autre vampire de sang pur serait mort d’inanition. Il ne survivait que parce que Shyin lui avait accordé l’immortalité – véritablement, pas comme les autres vampires et jhliska qui se régénéraient juste et ne mouraient pas de vieillesse, pas même comme les archidémons et archanges qui n’avaient pas besoin de manger. Il était incapable de mourir, comme Jen avant lui, comme Asmodée.

« Tu es sûr que tu veux continuer ça ? demanda celle-ci avec une douceur inhabituelle.

— Je ne suis pas un vampire, affirma Ysk avec calme et détermination. Je ne deviendrai pas un de ces parasites juste parce que d’autres en ont décidé ainsi. »

Il frotta son poignet, là où un tatouage immonde souillait sa peau : 33-9-SKA, le numéro de série attribué par Nama. Il avait eu beau se griffer, demander de l’aide aux shaâghim, le tatouage réapparaissait toujours. Lentement, car puisqu’il ne Buvait pas, il régénérait mois vite qu’un vampire normal.

Et ne grandissait pas. Ses traits juvéniles n’avaient pas changé depuis son départ d’Hedyrn, sauf sa peau qui avait viré à un gris livide, et ses iris devenus rouges comme ceux des vampires de sang pur.

« Ça va, affirma-t-il à nouveau, pour se rassurer lui-même.

— N’oublie pas ta promesse. »

Ysk fusilla l’archidémone du regard. Comme s’il pouvait se le permettre ! L’enseignement d’Asmodée n’avait pas de contrepartie, à une exception près : puisqu’il était assez puissant pour rayer Pandémonium de la carte, ou du moins pour tuer la totalité des démons qui y vivaient, il devrait apprendre à se maîtriser. Pour ce faire, elle lui avait fait jurer de renoncer à ses attaches antérieures – c’est-à-dire à ses amis, d’une part, et à sa vengeance de l’autre.

Il se consolait en se rappelant qu’il couperait lui-même le fil de vie de Nama le jour où celui-ci mourrait. L’absence de correspondance avec Cat et Arkim lui pesait bien davantage : il n’avait pu leur envoyer que deux ou trois mots depuis son arrivée.

« Je la tiendrai. Tu sais que j’en suis capable. »

Asmodée hocha la tête et le lâcha. Avec ses mains, toute chaleur quitta à nouveau le corps d’Ysk.

 

***

 

Installé sur la balustrade du balcon de Kawa, selon son habitude, Arkim regarda les gardes défiler en rang, puis se disperser en deux groupes pour échanger quelques passes de rapière. Le nombre de jeunes recrues augmentait chaque année, au point que de nouveaux baraquements étaient en cours de construction à l’extérieur de la ville. Conjugués aux Améliorés qui ne s’occupaient encore que de missions ponctuelles mais promettaient de devenir un détachement d’élite sous l’autorité du Haut Conclave, ils représentaient une extraordinaire force armée.

Il ne manquait que la vision de dragons dans le ciel pour que tout soit parfait. Malheureusement, ceux-ci se faisaient de plus en plus rares. Son professeur de philosophie lui-même était reparti et les Améliorés devaient se contenter des livres qu’il leur avait laissés pour perfectionner leur éducation dans ce sujet.

« Aimes-tu ce que tu vois ? » lui demanda Kawa depuis son bureau.

Arkim haussa les épaules.

« Plutôt, oui. Altayn est en plein essor, et avec elle le royaume entier.

— Et Nataos. »

Le ton bourru de Kawa fit sourire le démon qui glissa en bas de son perchoir pour le rejoindre à l’intérieur.

« Ton frère est pénible mais avoue qu’il est un brillant stratège.

— Je préfèrerais qu’il soit stupide. »

Kawa nettoya avec soin la plume avec laquelle il écrivait, et la rangea dans un tiroir. L’absence des dragons lors des moments importants était un mauvais présage, car cela signifiait que l’Équilibre n’en ressortirait pas. Que penser de leur disparition des royaumes elfiques ? Arkim avança une question.

« Est-ce qu’on a des nouvelles d’Alanths ?

— Pas dernièrement. Les messages passent mal depuis cet hiver. Aux dernières nouvelles, ils se plongeaient dans un débat de la plus haute importance. »

Kawa ferma le pot d’encre de son bureau.

« Es-tu parvenu à déterminer ce que fait Leyn lorsqu’il sort du palais ? »

Arkim grimaça.

« Non. Il a une faculté incroyable à disparaître dès que je cligne des yeux, et si je le file de trop près il va se rendre compte de mon intérêt. »

Kawa leva vers lui des yeux pétillants d’amusement.

« Bien, je suppose que la subtilité n’est pas ton fort.

— Hey ! »

Le prince rit, ce qui fit apparaître une moue boudeuse aux lèvres du démon.

« Quand je pense que les gens considèrent que je suis ton âme damnée comme Leyn celle de ton frère… Je suis certain qu’il ne se moque pas de lui ainsi. »

Le rire de Kawa s’éteignit aussitôt.

« Mon frère ne se moque que des gens à terre. »

Arkim haussa les épaules. Ce n’était pas faux ; Nataos ne se privait d’ailleurs jamais de remarques désagréables en sa présence. Néanmoins, l’aîné des deux princes avait quelque chose qui le rendait fascinant. C’était sans doute cela que l’on appelait charisme : la capacité à charmer les gens sans raison apparente.

« Où en sont les négociations avec le Haut Conclave ? » demanda Arkim.

Kawa secoua la tête.

« Je ne me trouve pas en première ligne, donc je n’ai pas les informations de première main.

— Savent-ils comment l’Empreinte est verrouillée sur les Améliorés ?

— Même moi, je l’ignore. Ma seule certitude est que seuls Renaeyle et Nataos y ont accès. »

Arkim soupira. L’Empreinte, qui assurait la loyauté des Améliorés – qu’il n’appelait drows que pour ennuyer Cat et les autres – n’avait jamais dû être utilisée. Ou, du moins, si Nataos l’avait utilisée pour s’assurer des services de Leyn, personne n’était au courant. Cependant, il s’agissait d’une arme terrible qui concentrait bien trop de pouvoirs entre les mains de deux personnes.

« Enquête à ce sujet, décida Kawa. Leyn peut attendre. J’ai laissé trop de latitude à mon frère sur ce projet et je doute que ses sbires acceptent de me parler. Il me faudrait leurs notes… ou si tu peux convaincre Nama…? »

Arkim grimaça.

« Je n’aime pas ce vampire. Il nous considère comme des cobayes.

— Fais de ton mieux. »

Le démon savait reconnaître un congé quand il en entendait un. Il quémanderait une autre fois la permission de partir à l’étranger. À la place, il s’inclina avec grâce et sortit du bureau ; il ne lui restait plus qu’à trouver un moyen pour convaincre Nama de lui parler – ou se charger personnellement de voler les notes que lui avait réclamées son prince.

 

***

 

Les banquets étaient rares à Alanths, car les dragons préféraient garder leur forme première plutôt que de se transformer en humanoïdes. Seule la nécessité les forçait à changer d’apparence, par exemple pour communiquer avec les elfes ou pour lire. Et encore, dans ce derniers cas, beaucoup se contentaient de réduire leur taille et de tourner les pages avec leur museau ou leurs pattes maladroites.

Certaines exceptions venaient néanmoins confirmer la norme. Ainsi, à la demi-lune, tous les habitants d’Alanths étaient conviés à partager leur repas dans la plus grande des grottes dont ils disposaient afin de communier en cet instant d’Équilibre parfait. Cette idée théorique avait été appliquée en parfaite harmonie pendant des siècles.

Saâgh était d’autant plus satisfait de voir s’échanger des regards haineux par-dessus les tables dressées pour l’occasion. Il avait commencé par diviser les dragons en deux camps, mais ceux-ci se morcelaient d’eux-mêmes. Pour parvenir à ce résultat, Il S’était appuyé sur la pensée même qui se trouvait à la base de leur civilisation : leur rapport à l’Équilibre.

Après tout, ne fallait-il pas expliquer cette pensée partout ? Pourquoi se confiner à Alanths ? N’avaient-ils pas su convaincre les elfes ? Pourquoi pas les démons, ou les anges ?

Pourquoi ne pas imposer cette pensée aux elfes qui les suivaient si facilement ?

Pourquoi ne pas avoir des terres plus grandes où ils pourraient tous avoir leur chez eux, des grottes assez grandes pour y faire autre chose qu’y dormir ? Les Abysses possédaient des montagnes gigantesques dans les Tréfonds. Pourquoi ne pas y émigrer ?

Ce poison avait été ridiculement facile à verser et n’avait d’abord provoqué que des débats. Les dragons étaient des créatures placides par nature, ce qui avait beaucoup frustré Saâgh. Ils pesaient leurs mots avant de parler. Ils écoutaient les arguments de leurs vis-à-vis. Ils étaient si fichtrement sages qu’Il avait fini par craindre ne pas pouvoir provoquer ne fût-ce qu’une dispute.

Puis, Il avait réalisé qu’une fois qu’ils avaient accepté un argument, après leurs longues réflexions, ils avaient beaucoup de mal à se remettre en question. Ils prenaient tant le temps de penser le pour et le contre que, lorsqu’ils émettaient un jugement, celui-ci n’était plus remis en cause. Ils n’imaginaient pas pouvoir se tromper.

Et à présent, ils ne pensaient plus tous pareil, et les différents camps avaient beau discuter, ils ne tombaient pas d’accord.

Saâgh savoura cet instant, alors qu’Il jouait avec Son verre. Wir se trouvait de son côté – le Destin voulait sans doute faire pardonner Son écart. N’avait-Il pas permis qu’un de Ses pairs soit enfermé durant des siècles ?

Saâgh S’était présenté comme un ska venu apprendre d’eux sans que les dragons n’éprouvent le moindre soupçon. Quand Il avait commencé à innocemment poser Ses questions troublantes, ils y avaient vu une opportunité d’approfondir leur vision de l’Équilibre et l’avaient encouragé à continuer. Ils croyaient que cela perfectionnerait leur philosophie.

Même après le début des tensions, ils pensaient encore qu’Il serait celui qui les sauverait.

Saâgh avala une gorgée de sang de dragon qui Lui avait été offerte. Qu’ils espèrent, les fous. Ils se tenaient au bord du précipice sans même le réaliser. Ils ne comprenaient pas que s’ils se retournaient ils ne trouveraient qu’une paroi à pic – et qu’Il tenait la lame qui leur avait coupé les ailes.

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