Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 17

« Lyth et Sei, le Bien et le Mal, ne sont que les moitiés d’un tout. Seul l’Équilibre est absolu. »

 

– Éléments de philosophie draconique –

 

Ysk tendit la main pour toucher l’eau jaunâtre où se reflétaient les traits de Belzébuth, et l’image se brouilla. Debout à côté de lui, Asmodée hocha la tête d’un air appréciateur.

« Tu commences à savoir utiliser le pouvoir de l’Au-delà. »

Le jeune elfe se leva, époussetant son pantalon pour en faire partir le sable, bien que celui-ci soit un pur produit de son esprit.

« Formulé de cette façon, c’est plutôt pompeux. »

Les yeux d’Asmodée se plissèrent : elle souriait.

« Les Éléments sont pompeux. Tous. Sans exception.

— Vous en avez rencontré beaucoup ?

— Là n’est pas la question. Cela se voit à Leurs réalisations. »

Ysk était dubitatif, mais préféra ne pas protester. Il n’avait pas eu des siècles comme son mentor pour observer les Quatre Mondes, ce qu’elle faisait régulièrement. Ses responsabilités lui faisaient passer beaucoup de temps dans ce monde froid et vide, où regarder les autres Cercles était sa seule occupation.

Lui-même avait commencé son office, coupant les fils de vie qui liaient l’âme au corps des gens. Du moins, telle était la métaphore élaborée que son esprit créait de la même façon qu’il projetait le vent, les arbres calcinés et les étendues de sable de l’Au-Delà. En réalité, d’une façon qu’il ne pouvait comprendre, il permettait aux morts de quitter leur enveloppe charnelle pour rejoindre la vallée des âmes, le domaine que gérait Asmodée.

Jusque-là, cette vie solitaire lui convenait.

« Quel sera l’exercice suivant ?

— Essaie d’ouvrir ton esprit à… »

Elle s’interrompit, redressant la tête d’un air sidéré. Ysk se retourna, cherchant ce qui pouvait la perturber à ce point ; il prit la même expression qu’elle en voyant une tache jaune au loin, qui s’agrandissait au fur et à mesure que quelqu’un approchait, créant autour de lui un morceau d’Au-Delà tout à fait convaincant.

Ses yeux s’écarquillèrent encore lorsqu’il reconnut l’intrus : Skady, l’homme qui était présent lors de sa transformation.

Asmodée avança à grands pas vers lui, le toisant de haut – grande et musculeuse même pour une démone, elle le dépassait d’une bonne demi-tête.

« Vous n’avez rien à faire là.

— Je pense que si, au contraire, répondit aimablement le vampire avec un sourire de serpent. Veuillez m’excusez, mais… »

Il la contourna sans la moindre crainte pour s’approcher d’Ysk. En le voyant, il eut un petit bruit de gorge déçu.

« Moi qui pensais que Nama avait réussi… tu n’as pas grandi d’un pouce depuis notre dernière rencontre, gamin. »

Le garçon se hérissa, mais décida d’ignorer la remarque. Il se contenta de lever les yeux vers Skady pour le toiser d’un air froid. Cela le fit sourire à nouveau.

« Comment Sei avez-vous fait pour venir jusqu’ici ? demanda Asmodée.

— Il me semble que Ketosaï savait le faire ?

— Ketosaï n’était pas n’importe qui. »

Skady inclina la tête de côté.

« Moi non plus. »

En silence, deux ailes sombres se déployèrent dans son dos. Asmodée se tendit ; le jeune elfe pouvait voir la crispation de ses épaules et, derrière elle, sa queue s’agitait nerveusement.

« J’ignorais que les autres jhliska avaient aussi eu des héritiers.

— Je ne pense pas que ça ait été prévu. Je soupçonne Dame Nysâh d’avoir hérité du titre de son illustre ancêtre, mais j’ignore si elle l’a réalisé. »

À l’aura visqueuse et rougeâtre du vampire, Skady dépendait de Saâgh en personne. Ysk n’était pas surpris ; ce qu’il connaissait de son caractère correspondait à l’idée que les gens se faisaient du Maudit.

« Bien que je dépende du Sang, mes pouvoirs psychiques ne sont pas non plus négligeables et m’ont permis protéger assez mon esprit pour Descendre ici. Vous comprendrez que j’aie voulu rencontrer le gamin. »

Ysk se raidit, mais tâcha de garder un maintien impeccable. Il éprouvait un besoin terrible d’impressionner Skady, et cela l’énervait – d’autant plus que cela ne semblait pas fonctionner. Le vampire lui lança un sourire moqueur.

« Quel dommage que mon fils se soit trompé dans ses petites expériences. Si tu n’es qu’un Infant, je n’aurai jamais le plaisir de voir ce que tu donneras adulte.

— Je n’en suis pas un, corrigea Ysk.

— Les iris rouge ne sont qu’un signe pour identifier les sang-purs, enfant. Si ton corps n’est animé que par la magie et n’est plus vivant, ne te permettant ni de grandir ni de te reproduire autrement qu’en transformant un tiers en vampire, tu ne peux être considéré comme un sang-pur.

— Je pourrais grandir si je le souhaitais », insista le jeune garçon sans lever la voix.

Asmodée intervint :

« Ysk ne se nourrit pas. Il a décidé d’embrasser la voie de Shyin entièrement et de ne pas dépendre du Sang. »

Cette fois, l’expression amusée de Skady se fissura. Il dévisagea l’enfant d’un œil nouveau, presque satisfait.

« Voilà qui est intéressant, murmura-t-il pour lui-même, avant de se détourner. Très bien, je vais vous laisser. Navré de vous l’annoncer, maîtresse Asmodée, mais je reviendrai vous déranger de temps à autre, afin de voir comment se porte votre pupille.

— Il serait plus facile pour vous de venir à Pandémonium », lança Ysk.

Le vampire rit à cette provocation. Quels que soient les accords entre Nysâh et Belzébuth, aucun ska ne serait assez fou pour parader sous le nez de l’archidémon.

« Je le ferai peut-être. Continue ainsi, gamin. »

L’instant suivant, le vide l’engloutissait. Les Portails ne fonctionnaient pas correctement dans ce monde immatériel. Ysk, néanmoins, ne doutait pas un instant que Skady les maîtrise à la perfection.

 

***

 

Arkim se réveilla avec une sensation bizarre. Sa couverture était rêche et son matelas dur. Une lumière trop forte brillait derrière ses paupières closes, comme s’il avait oublié de tirer les rideaux. Après quelques instants de confusion, il se souvient : il se trouvait à Pandémonium.

Il entrouvrit les yeux et grogna quand un rayon de soleil l’éblouit. Grommelant entre ses dents, il se tourna sur le côté, décidé à s’accorder quelques minutes avant de se lever. Aucun rideau ne pendait aux fenêtres et les volets étaient restés ouverts la veille. Il dormait sur une natte tirée dans un coin du salon, bien moins confortable que les matelas de plumes d’Altayn. Il s’était ramolli en vivant au palais.

Des bruits se faisaient entendre dans la cuisine, juste à côté, et bientôt une odeur de nourriture s’en éleva. Des œufs et de la viande, analysa Arkim. Dès le matin ? Les elfes tendaient à manger du riz froid ou du pain accompagné de poisson léger, que seuls ceux dotés d’un estomac solide épiçaient. Puis, l’odeur de sang froid versé dans un verre vint lui titiller les narines et lui donna enfin le courage de se redresser.

« Bonjour ! le salua Lanek. J’espère que tu as bien dormi ?

— Comme un enfant », déclara Arkim en se frottant les yeux.

La facilité avec laquelle il avait trouvé le sommeil le surprenait. Sa vie avait été chamboulée, pourtant, il s’était endormi dès sa tête posée sur l’oreiller. Certes, les émotions conséquentes à son exil l’avaient épuisé, mais tout de même…

Il se sentait terriblement en sécurité en la présence de Lanek.

« Merci encore pour ton accueil, dit Arkim en pliant sa couverture avec soin et roulant sa natte. Est-ce que je peux faire quoi que ce soit…?

— Commence par manger, tu as besoin de forces. »

Le jeune démon accepta son verre avec gratitude et le vida en deux longues gorgées. Le sang froid était aussi mauvais que toujours, mais il le rasséréna. Presque guilleret, il s’assit à table avec Lanek qui entamait son petit déjeuner à grandes bouchées.

« Où est Nhecza ?

— Partie au travail. Elle aide à l’Hôpital. »

Arkim battit des cils. De quoi s’agissait-il ? Constatant son incompréhension, Lanek avala et se servit un grand verre d’eau.

« Elle utilise la saâghan et travaille comme soigneuse dans un centre que le Prince Ariel a créé. C’est d’ailleurs lui qui lui a appris à utiliser ses pouvoirs de Sang.

— Je croyais que seuls les anges utilisaient de la magie pour guérir, avoua le jeune homme. Les elfes se servent de plantes.

— Il y a peu de gens dotés de pouvoirs de Sang dans les royaumes elfiques, lui rappela Lanek avec un sourire. Et même ici, peu d’entre eux deviennent saâghim. Cela commence à changer grâce à la campagne d’Ariel, heureusement ; nous avons bien moins d’invalides depuis qu’il a mis ce système en place.

— Comment est-ce que ça fonctionne ? » lui demanda Arkim, curieux.

Lanek rit, terminant de nettoyer son assiette avec un morceau de pain.

« Tu poseras ces questions à Nhecza, elle s’y connaît mieux que moi. Je compte te faire visiter la ville aujourd’hui, donc nous passerons à l’Hôpital. Mais je te préviens, si tu croises Ariel, il essayera de te convaincre de devenir saâghim à ton tour ! »

Arkim rougit et se leva pour cacher sa gêne. Il activa la rune d’eau de l’évier afin de laver son verre.

« Je ne pense pas que j’en serais capable. J’ai appris à combattre et à maîtriser mon aura, mais je n’ai jamais été doué en magie.

— Ton professeur était aussi élémentaire de Sang ? »

Le jeune démon secoua la tête.

« Non, maître Enngyl possède des pouvoirs d’Eau, et ceux qui enseignent aux drows utilisent surtout la Terre ou le Feu.

— Alors c’est déjà impressionnant qu’elle ait pu t’apprendre les bases. »

Arkim sourit, fier de son professeur.

« Maître Enngyl est la meilleure ! »

Lanek rit encore, et le rejoignit à l’évier pour nettoyer son assiette. Ensuite, il lui ébouriffa les cheveux comme s’il avait encore dix ans, taquin.

« Lave-toi le visage et passe une chemise. Si tu veux visiter Pandémonium, mieux vaut commencer tout de suite ! »

Arkim obéit aussitôt, pressé de découvrir les lieux. Depuis le temps qu’il voulait voir comment vivaient les démons ! Cela lui permettait au moins d’éviter de songer à son exil. Il était décidé à ne pas se laisser envahir par le découragement. Il avait les Abysses à découvrir !

 

***

 

Un messager elfe sortait de la salle d’audience de Belzébuth ; Lucifer le salua en passant, s’efforçant d’ignorer son air contrarié. L’expression aimable du Déchu s’effaça lorsque les portes à double battant se refermèrent derrière lui. Il monta les trois marches qui menaient au trône.

« Que se passe-t-il encore ? Je t’avais demandé de ne pas le recevoir sans moi !

— Ces imbéciles aux oreilles pointues se croient tout permis, s’agaça l’archidémon des Ténèbres en se levant. Ce prince Kawa insiste pour que je prenne une décision au plus vite et voudrait que je fasse de grandes démonstrations de mon amitié pour les elfes. »

Certains jours, Lucifer en venait à détester le nombrilisme de Belzébuth. Il réprima son exaspération et l’entraîna à l’extérieur par la porte située derrière le trône, qui menait aux jardins via un long couloir creusé dans la roche. L’archidémon l’écouterait mieux s’il pouvait se défouler un peu.

« La situation est tendue dans les Cercles universaux, commença-t-il lorsqu’ils arrivèrent à l’air libre. Un conflit de succession couve dans le royaume d’Hedyrn. Les dragons ne se montrent plus. »

Belzébuth haussa les sourcils, se détournant un instant d’Essiah pour dévisager le Déchu.

« Les dragons ? Ils n’ont jamais causé de troubles jusqu’à présent.

— Parce que ce sont des créatures étranges qui prônent l’Équilibre, mais nous sommes bien placés pour savoir que la paix ne dure jamais éternellement », commenta Lucifer d’un ton caustique.

Belzébuth renifla, mais ne poussa pas l’argument.

« Concernant le conflit entre Kawa et son frère… reprit le Déchu. Il pourrait nous toucher de façon plus directe. Nataos travaille en collaboration avec les vampires. »

Belzébuth prit Sei à témoin.

« Mais ce n’est pas vrai ! Quand nous avons des ennuis, ils ne sont jamais loin. Est-ce que Saâgh les a enfantés pour nous pourrir la vie ?

— Connaissant la réputation du Maudit, c’est possible. »

Avançant dans les jardins, ils débouchèrent sur la cour principale. Ariel s’y était installé en plein soleil, le visage tendu vers les rayons de son Élément tutélaire. Il tressaillit en les entendant arriver, dérangé dans sa solitude, mais sourit en les reconnaissant.

« Je vous croyais occupés avec la délégation elfique ?

— Nous en parlions, confirma Lucifer.

— À quel point les vampires sont-ils impliqués, au juste ? »

Ariel fronça les sourcils. Lucifer l’ignora pour répondre à Belzébuth.

« Il ne s’agit pas cette fois de la Reine Rouge, mais d’un Doyen, celui des Ezrjl. »

L’archidémon fronça les sourcils sans parvenir à se rappeler de quelle Maison il s’agissait. Le système politique des vampires était complexe et changeant, trop pour qu’il s’y intéresse.

« Skady Hji Ezrjl a rendu visite plusieurs fois au prince Nataos et ils commencent à parler d’alliance. Évidemment, mes renseignements sont peu fiables parce qu’il est difficile de corrompre un elfe et que ceux fournis par le prince Kawa sont biaisés, mais…

— Même si ce n’est qu’à moitié vrai, cela pourrait s’avérer dangereux à long terme », compléta Belzébuth.

Lucifer acquiesça.

« De plus, les vampires auraient mené quelques… expérimentations sur la population elfique. Kawa parle de guerriers parfaits, mais il doit exagérer.

— Soit. Je conclurai cette alliance avant que les vampires ne le fassent, cela devrait leur couper l’herbe sous le pied. Quant aux dragons, tant que cela ne sort pas de leurs frontières… »

Belzébuth grogna à cette admission qu’il n’avait aucune influence sur cette partie des Abysses.

« … eh bien, cela les regarde, et eux seulement. »

Lucifer s’inclina devant lui.

« Me permets-tu dans ce cas de t’envoyer le traité que j’ai rédigé, pour qu’il soit signé et envoyé à Ceyn Teynan Heyrn ? »

Belzébuth roula des yeux.

« Très bien. Tu n’auras qu’à le faire porter par un messager dans l’arrière-cour ; je vais m’amuser à y tirer quelques flèches. »

L’archidémon des Ténèbres s’en alla, avide de se changer les idées. Ariel, qui avait écouté leur conversation sans les interrompre, rejoignit Lucifer.

« Je ne sais pas comment il fait pour être un si bon dirigeant en détestant à ce point la politique.

— L’un est peut-être la conséquence de l’autre. »

Le déchu blond rit.

« Quoi, il dirige mieux parce qu’il n’aime pas la politique ?

— Lilith et moi sommes assez manipulateurs pour nous occuper de cela pour lui.

— Et assez fidèles pour ne pas vouloir le renverser », ajouta Ariel.

Contrairement à ce que certains pensaient, la rivalité de Lucifer et Lilith ne faisait pas d’eux des ennemis, au contraire. Ils se montraient très efficaces quand ils décidaient de coopérer. Leur concurrence s’était calmée depuis que Lilith et Kamu formaient un couple – Ariel était persuadé que c’était parce qu’elle n’essayait plus d’attirer l’attention de l’archidémon des Ténèbres.

« Qui pourrait devenir roi des Abysses à la place de Belzébuth ? » reprit Lucifer.

Personne. Ni les archidémons ni les démons n’accepteraient qui que ce soit d’autre à leur tête.

« Quel effet cela fait-il d’être son Prince ? » demanda Ariel.

Le Premier-né cilla, surpris par cette question.

« Que veux-tu dire ?

— Eh bien, j’étais le Prince-ange de mon frère, puisque je possédais des pouvoirs de guérison, n’est-ce pas ? Mais il était mon frère, ce n’est pas pareil. Astaroth se montre protecteur envers moi mais il l’est envers tout le monde, donc cela ne compte pas. Belzébuth, lui, te donne vraiment une place particulière. »

Lucifer haussa les épaules, réajustant un pan de son manteau sur son épaule. Il en portait toujours un au-dessus de sa tunique pour se donner plus de prestance : le vêtement ample soulignait mieux sa carrure que les tenues démoniaques ajustées.

« Sans doute, dit enfin le Déchu. Belzébuth, contrairement à Astaroth, est plutôt possessif. Je suppose que mon ancien statut de régent de l’Eden doit jouer. Après tout, nous étions en guerre lors de la Chute, et il m’a accepté sans hésiter.

— Je pensais que Bélial… »

Lucifer secoua la tête.

« Bélial n’y était pour rien. Belzébuth m’a trouvé seul. Puis, qui peut prétendre l’influencer ?

— Eh bien toi, déjà. Et Astaroth.

— C’était une question rhétorique, merci beaucoup d’avoir cassé mon effet. »

Ils échangèrent un regard de connivence. Une ombre passa au-dessus d’eux et ils levèrent les yeux pour voir Lilith qui volait vers l’arrière du palais. Ariel se leva.

« Viens, il faut que tu voies ça. Elle a une annonce à faire à Belzébuth et je pense que tu veux être présent. »

Lucifer le suivit, curieux. Son manteau l’empêchait de déployer ses ailes facilement, aussi firent-ils le chemin à pied. L’annonce avait déjà été faite lorsqu’ils arrivèrent et ils entendirent Belzébuth jurer alors qu’ils se trouvaient dans le couloir adjacent.

« Tu es quoi ? »

Une discussion plus normale suivit, émaillée d’éclats de voix. Lucifer pressa le pas mais l’expression amusée d’Ariel le rassura quant à la gravité de la situation.

« Que se passe-t-il ?

— Oh, elle te l’annoncera elle-même, je ne me permettrais pas de le faire à sa place. »

Les yeux du déchu blond pétillaient, intriguant d’autant plus Lucifer. Les mots se firent intelligibles au fur et à mesure qu’ils s’approchèrent.

« … nous a aidés dès le départ et tu le sais très bien. Tu n’avais rien à redire à notre alliance, à cette époque !

— Là il ne s’agit plus d’une alliance ! »

Le ton de Belzébuth était scandalisé et son expression mémorable. Lilith, elle, avait croisé les bras et levé le menton. Elle se détendit en les voyant arriver.

« Bonjour, vous deux. Aidez-moi à faire entrer un peu de plomb dans la tête de notre cher seigneur et maître.

— Que se passe-t-il au juste ? demanda Lucifer

— Rien de bien neuf ; je suis enceinte. »

Le Prince-démon aux cheveux noirs se tourna à demi vers Ariel, encore plus perplexe qu’avant.

« En quoi cette nouvelle peut-elle choquer Belzébuth ?

— Elle est enceinte d’un vampire ! » lâcha l’archidémon des Ténèbres d’un ton horrifié.

L’expression de Lucifer se figea. Il dévisagea à nouveau Lilith, qui le regardait de son air le plus déterminé, et se força à inspirer.

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je n’ai pas couché avec un vampire, fit-elle en singeant Belzébuth, mais avec Kamu. Il a été notre allié pendant des années et ne se mêle pas de la politique d’Ambrosis. C’est quelqu’un de bien ! » insista-t-elle.

Plus que le nom, qu’il connaissait depuis longtemps pour avoir permis au ska de consulter sa bibliothèque, ce fut cette dernière phrase qui fit réfléchir Lucifer. Kamu était un homme intelligent et fiable – sans quoi il ne l’aurait jamais autorisé à venir à Pandémonium – et il n’était pas si surpris d’apprendre qu’il s’était rapproché de Lilith. Après tout, au-delà de sa beauté à couper le souffle, celle-ci était une érudite.

Toujours entourée de flatteurs et autres poètes qui louaient les traits de son visage et se pâmaient en parlant de ses courbes, elle avait sans doute savouré la présence de quelqu’un qui ne s’intéressait qu’à son esprit. Lucifer lui-même avait apprécié cela chez Kamu dès le départ – Kamu ne voyait pas en lui l’ancien régent de l’Eden ni le Prince-démon du roi des Abysses, mais quelqu’un doté de capacités de réflexion avec qui il était agréable de débattre.

Que le vampire soit l’un des premiers-nés de Saâgh jouait sans doute aussi un rôle. Ils avaient le même âge alors que les démons, anges, ou même vampires normaux étaient des enfants à leurs yeux. À cette pensée, un autre détail lui revint en mémoire : les autres jhliska étaient morts. Kamu restait seul, forcé de se tourner vers d’autres créatures pour pouvoir parler avec des pairs.

« Belzébuth, dit-il, interrompant la litanie de l’archidémon qui continuait de pester, laisse donc Lilith choisir qui bon lui semble pour partager sa couche. Tu n’as aucun droit de protester sur ce point.

— J’ai tous les droits ! grommela Belzébuth pour la forme. Et s’il y a des problèmes avec la grossesse ? »

Ariel fit un pas en avant.

« Lilith m’a déjà demandé de la surveiller et pour l’instant tout se passe bien. J’ai tracé plusieurs runes qui devraient me prévenir s’il y avait le moindre problème mais, à priori, la grossesse devrait être normale. Elle n’est pas la première à tomber enceinte d’un vampire et, puisqu’elle est liée archidémone donc liée aux Abysses, elle ne devrait pas avoir de mal avec le drainage de son sang par l’enfant. »

Le blondinet leva un index menaçant vers la belle démone.

« À condition qu’elle se repose, surtout durant les derniers mois ! »

Lilith inclina la tête, amusée mais prête à obéir aux recommandations du saâghim. Belzébuth ne semblait pas ravi pour autant, mais il ne pouvait pas y changer grand-chose. Lucifer posa une main sur le bras de l’archidémon, puis sourit à Lilith.

« Félicitations. Peut-être devrais-tu proposer à Kamu de s’établir ici ? Je lui ferai réserver des appartements, pour qu’il puisse aller et venir. »

Le vampire était un nomade ; Lucifer doutait qu’il se fixe un jour où que ce soit, même avec un enfant, mais lui réserver des appartements était la moindre des politesses, surtout qu’il s’agissait d’un immortel comme eux. À la réflexion, il aurait dû le faire depuis longtemps – il s’en était abstenu à cause de sa race, et s’en fustigea.

« Merci, Lùzifer, dit Lilith avec son charmant accent démoniaque. Il a déjà une chambre à Gomorrhe mais sera ravi de se savoir bienvenu ici. »

Le mot était peut-être un peu fort, car Belzébuth se crispa. Heureusement, il ne protesta pas à voix haute, même si Lucifer conseillerait à Kamu de se tenir loin de l’archidémon pendant quelques mois. Il comprenait son inquiétude, ceci dit ; non seulement Lilith était sa presque-sœur, mais elle était la seule archidémone à avoir eu des enfants – et, quelque part, le Déchu espérait que cela resterait le cas. La seule idée d’un rejeton d’Azazel lui donnait des frissons.

« Bien, je vais rentrer. Je préfèrerais rester à Pandémonium pour la grossesse, pour avoir Ariel à portée de main, et je dois donc organiser un peu Sodome et Gomorrhe. Je suis rarement absente plus d’un mois. »

Lucifer pinça Belzébuth, qui se racla la gorge.

« Nous serons contents de t’avoir près de nous aussi longtemps. Et l’autre type aussi. »

Lilith renifla, incrédule, mais ne l’asticota pas et se contenta de s’envoler. Le Prince-démon se tourna vers Ariel en un seul mouvement, faisant voler son manteau derrière lui.

« Tu aurais pu me prévenir !

— Ne sois pas fâché, rit le petit déchu. Je suis heureux pour elle. »

La perplexité de Lucifer devait se voir, car Ariel élabora :

« C’est son premier enfant d’amour. Oh, je sais qu’elle adore Astaroth et est une mère aimante, mais… ce n’est pas pareil, n’est-ce pas ? Et puis, les enfants de vampires sont toujours vampires, quelle que soit la race de l’autre parent. Donc… »

Cela fit taire même Belzébuth. Après quelques instants, l’archidémon des Ténèbres s’avança vers Ariel pour lui agripper les épaules.

« Tu es certain de ce que tu dis ? »

Le Prince-démon hocha la tête, ravi.

« L’enfant de Lilith et Kamu sera immortel. »

 

***

 

« Attention en bas ! »

Arkim fit un pas de côté sans prendre la peine de lever les yeux et ne tressaillit pas quand un gros sac de sable s’écrasa là où il se tenait quelques instants plus tôt. Il remonta sur son épaule la planche qu’il tenait, et sur laquelle s’empilaient plusieurs grosses briques de terre brune, allongeant le pas. Le bâtiment ne se construirait pas tout seul !

Arrivé près de l’endroit où s’érigeait déjà un demi mur, il posa sa charge et s’arrêta pour souffler. La sueur collait sa tunique à sa peau bronzée par le soleil et il hésita à l’enlever comme la plupart des autres travailleurs. Essiah tapait plus durement à Pandémonium au printemps qu’à Altayn au plus fort de l’été – ou alors, l’exercice le faisait suer plus qu’il ne l’aurait imaginé.

Un sourire effleura ses lèvres. Il porta la main à sa ceinture pour y prendre une gourde d’eau et en but plusieurs longues gorgées, heureux. Quelqu’un avait décidé que l’Hôpital avait besoin d’une annexe où stocker le matériel et un appel aux volontaires avait été lancé. Arkim avait été ravi de se rendre utile. Comme il n’avait aucune connaissance en charpenterie ou en maçonnerie, il aidait juste à transporter le matériel, mais il apprenait un peu du métier sur le tas. Voir les fondations creusées puis les murs s’élever était une satisfaction intense et il se couchait au soir pour dormir d’une traite jusqu’au matin, avec le sentiment agréable qu’il faisait du bon travail.

Il reprit sa planche et redescendit jusqu’au four où les briques étaient cuites. Il y faisait encore plus chaud que partout ailleurs mais il ne devait pas y entrer ; les briques refroidissaient à l’extérieur. Comme le four et le chantier se trouvaient dans la ville, les wyvernes ne suffisaient pas à assurer le transport, car ces gros reptiles passaient difficilement dans certaines rues encombrées et l’autorisation de transport par voie aérienne avait été refusée net par Lucifer. La rumeur disait que le Déchu avait déclaré ne pas vouloir être tenu pour responsable si une cuve d’abyssite était écrasée par une brique mal arrimée ; l’histoire ne disait pas ce qu’il aurait fait en cas de mort accidentelle, mais précisait qu’il s’occuperait personnellement de tout individu assez idiot pour tenter le coup en douce.

La situation convenait à Arkim. Il était aussi secrètement ravi de la façon dont ses muscles se développaient sous ce travail intense, même s’il restait moins bien bâti que le démon moyen.

« Arkim ? l’appela quelqu’un alors qu’il effectuait son chargement. Quelqu’un te cherche ! »

Surpris, le démon releva la tête.

« Qui donc ?

— Un type bizarre du palais. L’a dit que tu le trouverais à la porte Nord mais qu’il n’attendrait pas tout l’après-midi.

— À quoi ressemblait-il ? »

Le démon qui l’avait hélé haussa les épaules.

« Tu ferais mieux d’y aller ! »

Qui donc le connaissait au palais ? Depuis son arrivée, il avait rencontré beaucoup de gens. Il avait vu le fameux Prince-démon Ariel, mais ils n’avaient pas été présentés. Serait-ce lui ? Il lui avait paru tout petit et frêle. Qu’est-ce qu’il lui voulait ?

« Eh, tu pourrais continuer pour moi ? Je reviens dès que j’ai réglé ça. »

L’homme vint prendre sa relève sans rechigner et, avec un clin d’œil, lui donna une tape sur l’épaule.

« Amuse-toi bien ! »

L’image d’Ariel lui faisant des avances traversa l’esprit d’Arkim, qui vira à l’écarlate. Il ne prit pas la peine de protester en entendant l’autre rire et fila sans demander son reste. Ces idiots de démons avaient pris le pli de le taquiner à la moindre occasion depuis qu’ils avaient réalisé à quel point il était prude, du moins, à leurs yeux. S’ils savaient qu’à Hedyrn il passait pour déluré…

Pressé, il escalada la façade de la maison la plus proche pour s’envoler depuis le toit, une façon d’agir impolie mais à laquelle tout le monde recourait. La ménagère qui étendait son linge quand il surgit lui lança son seau à la figure, avant de l’applaudir quand il l’évita. Il ne comprendrait jamais la mentalité démoniaque.

La voie des airs était la plus rapide mais pas la plus pratique. Il volait mal, ses ailes n’ayant jamais acquis la souplesse nécessaire aux acrobaties que d’autres effectuaient avec facilité, mais il avait appris à s’imposer, criant s’il le fallait pour passer. Souvent, un juron imaginatif provoquait assez d’amusement pour qu’on lui ouvre la voie.

Il n’eut pas trop de mal cette fois ; l’heure chaude ne donnait envie à personne de faire des efforts et ceux qui le pouvaient restaient à l’intérieur à s’éventer.

Il arriva à la porte Nord toujours aussi perplexe. Personne ne l’attendait. Peut-être était-il arrivé trop tard ? Les démons n’avaient pas une notion exacte de la ponctualité, donc peut-être le mystérieux inconnu n’était-il pas encore là.

Arkim se cala donc contre le mur avec un soupir, cherchant un coin d’ombre. Il risquait de poireauter longtemps. Il espérait ne pas perdre son temps pour rien.

Cependant, quelques minutes à peine après son arrivée, quelqu’un tirailla sa manche et il se tourna – pour manquer de crier en se retrouvant face à Ysk.

L’ancien elfe n’avait pas grandi d’un pouce, ses mains restées petites comme celles d’un enfant, ses oreilles, son nez, minuscules comme jamais ils n’avaient paru à Arkim. Sa peau avait gagné la blancheur de la craie, irréelle, presque monstrueuse, et sans la toucher il la devinait froide comme celle d’un cadavre. Le regard adulte dans ce visage enfantin le rendait plus grotesque encore. Ses cheveux rouges mettaient en avant son horrible pâleur.

« Je sais que je suis un phénomène de foire, mais je suis content de te voir. »

Arkim tressaillit. La voix non plus n’avait pas changé…

« Gamin ? s’écria enfin le démon. Je veux dire… Ysk ? Que t’est-il arrivé ? »

Son ami sourit sans prendre ombrage de sa réaction.

« Au moins, tu parles franchement. Entrons dans le palais pour discuter ; je n’aime pas me donner en spectacle. »

En effet, les passants le fixaient, choqués par son apparence. Arkim lui emboîta le pas, avant de réaliser où ils se rendaient.

« Tu veux dire que tu vis dans le palais ? Pourquoi n’as-tu pas écrit pendant tout ce temps ? Que se passe-t-il, enfin ? »

Son inquiétude se transformait petit à petit en colère. Ysk n’en sembla pas affecté.

« Je suis le protégé d’Asmodée, comme tu peux t’en douter. Allons dans un des salons. »

Il toqua à plusieurs pièces avant d’en trouver une libre et ils s’installèrent parmi les coussins, à la façon des démons. Arkim en profita pour l’observer à la dérobée ; il n’était pas impoli au point de le fixer à nouveau la bouche ouverte mais son horreur se teintait de curiosité.

Le visage d’Ysk n’avait guère changé, quoiqu’il ait un peu maigri. Sa pâleur seule le rendait étrange car, en dehors de cela, il paraissait normal – mais elle frappait tant le regard qu’il était difficile de remarquer quoi que ce soit d’autre.

« Alors, tes explications ?

— Asmodée m’a appris à utiliser mes pouvoirs. Je n’ai pas grandi parce que j’ai décidé de ne jamais boire de sang. »

Arkim se retrouva à court de mots.

« Mais comment survis-tu ? Même les vampires meurent s’ils ne se nourrissent pas !

— Les Infants, c’est-à-dire les vampires morts dans leur première race pour renaître vampires, ne meurent pas s’ils ne boivent pas… mais c’est vrai qu’ils tombent dans un état comateux dont ils ne se réveillent que si quelqu’un leur fournit du sang. Mon cas est différent. »

Il sembla embarrassé, mais continua :

« Je n’ai jamais voulu être un vampire et j’ai décidé d’en rejeter les instincts. Comme je suis un des serviteurs les plus proches de Shyin, Il m’a rendu immortel. Donc j’ai Faim, mais mon corps continue de fonctionner. »

Arkim resta un moment silencieux.

« Tu dois souffrir horriblement », lâcha-t-il enfin.

Ysk s’assombrit, mais hocha la tête. Le démon tendit la main, hésita, puis la posa sur son avant-bras, réconfortant. La peau était effectivement glaciale sous ses doigts et il retint un frisson – mais le sourire reconnaissant d’Ysk paya largement cet effort.

« Merci. Je suis désolé de ne pas vous avoir écrit…

— C’est rien, déclara abruptement Arkim. Cat était juste inquiète, tu sais comment elle est. »

Il adressa un grand sourire à son ami retrouvé et celui-ci le lui rendit. Alors seulement Arkim réalisa à quel point il était heureux de le revoir et de le savoir en vie. À quel point, surtout, il était soulagé de trouver une personne familière dans cet environnement qui, bien qu’agréable, n’était pas son chez-lui.

Une boule se forma dans sa gorge à la pensée d’Altayn et, pour l’étouffer, il attrapa Ysk et le serra contre lui, riant de ses protestations, lui transmettant la chaleur de son propre corps – et réchauffant son cœur de sa présence.

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