Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 18

« Néant est appelé Niéh. Sa couleur peut être le gris, le banc ou le noir, plus souvent un mélange des trois. Il porte une cape et a une pierre ovale sur le front. Ses yeux n’ont pas de pupille. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

Nysâh resta de marbre en regardant les membres de son conseil privé se retirer. Elle avait formé cet organe non pour l’aider à prendre des décisions – elle y parvenait très bien seule – mais pour rassembler des informations. Il se composait d’un membre de chaque Maison, qui portaient le titre pompeux d’ambassadeurs car ils servaient à la fois de conseillers, de relais avec leur Doyen respectifs et d’espions.

Aussi utiles soient-ils, ce dernier titre les rendait dangereux. Les alliances qu’ils nouaient ou défaisaient loin de leurs maîtres ne correspondaient pas toujours à la politique globale de leur Maison et ils devaient souvent prendre des décisions contestées par leurs Doyens. Il s’agissait d’un poste périlleux – nombre d’entre eux avaient été éliminés par les leurs pour éviter que les conséquences de leurs actes ne retombent sur leurs supérieurs hiérarchiques.

Cependant, dans l’ensemble, le système fonctionnait… si ce n’était qu’ils se montraient pressants concernant un éventuel héritier. Nysâh avait déclaré qu’elle en nommerait un si elle ne portait pas d’enfant d’ici le solstice d’été et elle craignait de voir l’échéance se rapprocher sans résultat.

Elle attrapa une cruche de sang et la trouva vide.

« Les stocks n’ont pas été renfloués depuis trois mois, annonça la voix d’Ajven à l’entrée de la pièce.

— Ces fichus anges sont trop bien organisés, pesta-t-elle. Je devrais charger une des Maisons en particulier de l’approvisionnement. Ainsi, les autres se retourneraient contre eux pour se venger et j’aurais les mains libres pendant quelques semaines. »

Il s’approcha d’elle et, d’un signe de tête, elle lui accorda la permission de l’enlacer, ce qu’il fit doucement.

« Ne te prive pas trop, lui dit-il. Le sang humain n’est peut-être pas aussi bon que celui de nos lysaâgh, mais nous en avons besoin.

— Je me nourris autant que possible, comme toi j’imagine. »

Mais ils n’avaient pas assez à boire et cela rendait tout le monde irritable. Comme s’ils en avaient besoin !

« Nous avons encore perdu trois villes cette semaine », annonça Ajven.

Elle lui frappa le torse, sans se dégager de son étreinte.

« Annonce-moi des bonnes nouvelles ! »

Le prince consort resta silencieux. Elle se laissa aller contre lui. Cela n’allait pas du tout. Entre ça et sa stérilité…

« Au moins, la Ronde t’a donné un peu de répit depuis que tu as annoncé que tu nommerais ton successeur, l’encouragea Ajven.

— Ils vont vite réaliser que je n’ai personne en tête », grommela-t-elle.

À quoi avait pensé son père en instaurant le système de la Ronde ? Avec sa réputation, il aurait pu mettre en place une monarchie absolue sans que personne n’y trouve à redire ! Les Grandes Maisons existaient grâce à lui, après tout. Peut-être avait-il créé un jouet pour Daliah ? Celle-ci avait jonglé avec les uns et les autres pour parfaire ses intrigues.

Nysâh soupira. Ce système assurait une certaine stabilité, qui perdurerait même en l’absence de souverain. De plus, la Ronde occupait les Doyens. Tant qu’ils se tiraient mutuellement dans les pattes, ils la laissaient en paix.

Au sujet d’un héritier potentiel, cependant… Nommer Ajven ne leur apporterait pas grand-chose et elle ne le pensait pas assez retors pour garder la nation entière à sa merci. Un excellent consort ne faisait pas forcément un bon Roi.

Elle avait songé à Shean, fils de Shön et premier ska à avoir créé une ville… mais ni lui ni Ymesh n’avaient été retrouvés. Elle avait pensé aux jhliska restants, mais s’ils ressemblaient à Ketosaï, elle préférait les garder loin du pouvoir ; personne ne serait capable de les arrêter s’ils dépassaient les bornes. Mieux valait éviter de se retrouver dans la même situation que les démons et les anges, prisonniers d’une dictature éternelle.

Quoique les ska trouveraient un moyen de se débarrasser d’un monarque trop encombrant… mais elle n’était pas parvenue à trouver un seul d’entre eux, donc le problème demeurait.

Choisir un Doyen était tentant mais serait une preuve flagrante de faiblesse. Elle ne resterait pas en vie longtemps après un tel aveu. Elle se trouvait encore sur le trône uniquement parce que les autres savaient que sa mort plongerait Ambrosis dans le chaos – et qu’ils avaient besoin d’un État pour se protéger des démons. Personne ne voulait retourner à la vie nomade qui avait été la leur quelques siècles auparavant.

« Tu pourrais avoir un Infant, suggéra Ajven. Ainsi, il ferait partie de ta lignée. »

Nysâh grimaça. Certes, mais ce serait un Infant. Moins estimés que les ska Sang Purs, ils étaient stériles. Ils avaient dû mourir pour renaître vampire et cela laissait des séquelles.

« Cela reviendrait à condamner la lignée, tu le sais, protesta donc la Reine. Je ne compte pas céder ma place à ta famille. »

Ajven renifla. Il n’avait pas eu besoin qu’elle précise qu’il s’agissait d’une plaisanterie. Il avait récemment renoncé à son titre de Doyen qui donnait trop d’influence à leur couple. Du coup, son ancienne Maison avait perdu une partie de son prestige, puisqu’en tant que prince consort il faisait à présent partie de la Maison royale, plus de celle des Ailish.

Nysâh y avait gagné en marge de manœuvre. Le cousin qui avait pris la place d’Ajven comme Doyen faisait de son mieux pour rester dans leurs bonnes grâces – sans en faire trop. De quoi contenter les autres Maisons sans leur mettre un ennemi à dos.

Ajven se glissa derrière elle pour l’enlacer, la faisant tressaillir. Elle se crispa quand il porta la main au foulard qui enserrait son cou – aucun ska digne de ce nom ne laissait sa gorge à découvert, c’était un signe de faiblesse, et malgré les années elle avait du mal à relâcher sa vigilance en la présence de son époux. Après tout, quel pire ennemi que celui qui se trouve si près ?

Le prince n’avait cependant pas de mauvaises intentions – sauf peut-être d’un point de vue angélique.

« Faire des enfants, c’est beau, mais nous n’y arriverons pas avec des mots, lui murmura-t-il à l’oreille. J’apprécierais aussi que cela cesse d’être une corvée.

— Ce n’est pas… ! »

Elle rougit en réalisant ce qu’elle allait dire. Ajven cacha son sourire en embrassant sa nuque.

« Une obligation, si tu préfères. »

Elle marmonna une réponse inintelligible, le faisant rire. Puis alors qu’elle allait verrouiller la porte d’une poussée de son esprit, quelqu’un toqua.

Ils se séparèrent ; Ajven prit son air le plus froid avant de dire à la personne d’entrer. Un domestique introduisit l’ambassadeur des Ezrjl, qui avait l’air un peu pâle en s’inclinant.

« Votre Altesse, je viens de recevoir un message de la part de Skady Hji Ezjil et, le considérant de la plus haute importance, je me permets de vous déranger à nouveau…

— M’est-il directement adressé ? le coupa-t-elle.

— Il comprenait une lettre pour vous. »

Après un signe d’approbation, il s’empressa de s’approcher et s’inclina à nouveau en lui remettant le pli. Ses manières obséquieuses firent brusquement craindre le pire à Nysâh, qui décacheta l’enveloppe en tirant d’un coup sec sur le papier.

Dès les premières lignes, elle écarquilla les yeux et, pendant quelques instants, des émotions contradictoires se battirent sur son visage. Elle finit par regagner la maîtrise de ses nerfs et replia la lettre.

« Je vous ferai parvenir une réponse dans les prochains jours, déclara-t-elle. Dites à votre Doyen que je vais prendre sa proposition en considération. »

Le ska ne fut que trop heureux de se voir congédié sans subir les foudres de la Reine Rouge et se précipita dehors aussi vite que la bienséance le lui permettait. Intrigué et inquiet devant la rage qu’il devinait chez sa femme, Ajven posa une main sur son épaule.

« Que veut ce diable de Skady ? »

Pour toute réponse, Nysâh agrippa le pichet qu’elle avait reposé sur le buffet et l’envoya valdinguer au travers de la pièce. Par chance, il s’écrasa pile entre deux fenêtres et se contenta de laisser une trace sur le plâtre avant de tomber au sol avec un bruit mat, roulant sous la table.

« Cet enfoiré ose se proposer comme héritier !

— Il suffit de refuser », commenta Ajven, pragmatique.

Nysâh inspira.

« L’ennui, c’est qu’il déclare être le jhliska de Sang. »

Le consort se figea, aussi horrifié que la Reine. Celle-ci leva les yeux vers lui pour achever les mauvaises nouvelles :

« Il signe d’ores et déjà son courrier du titre de Prince de l’Ombre. »

 

***

 

Pandémonium ne dormait jamais – sauf juste avant l’aube, quand les noceurs s’étaient effondrés en tas dans leurs couches ou dans le caniveau sans que les boulangers ne se soient déjà extirpés de leur lit. À cette heure-là, alors que les premiers rayons d’Essiah commençaient à peine à faire pâlir l’horizon, la ville tombait dans une espèce de sommeil engourdi et ne produisait plus que des bruits étouffés ; les ombres n’étaient plus aussi sombres qu’au plus profond de la nuit mais les étoiles restaient visibles.

Ysk adorait ce moment. En plus de ne pas devoir se nourrir, il n’avait plus autant besoin de dormir. Deux ou trois heures de sommeil lui suffisaient et il se contentait souvent de somnoler durant l’après-midi pour s’épargner à la fois la chaleur et le bruit, profitant ensuite pleinement de ses heures favorites.

Il ne détestait pas les gens. Cependant, il ne s’était jamais senti à l’aise parmi eux et sa transformation n’avait guère arrangé la situation. La compagnie d’Asmodée était une exception agréable. Elle avait cette façon d’être présente en lui laissant de l’espace, veillant sur lui sans se montrer oppressante, qui la rendait presque maternelle. Ysk plissa les yeux en s’asseyant sur le bord d’un toit, la ville à ses pieds. Si un des archidémons entendait ses pensées, il s’étranglerait d’incrédulité.

Des pas résonnèrent derrière lui. En plus d’Asmodée, il appréciait quelques autres personnes, et Arkim en faisait partie.

« Comment fais-tu pour te lever si tôt ? marmonna le démon en se frottant les yeux. Il ne se passe rien d’intéressant à cette heure, en plus.

— C’est ça que j’aime. »

Arkim ne comprenait pas, cela se voyait à son expression, mais il s’assit néanmoins à côté de lui, ses jambes battant dans le vide. Il acceptait Ysk sans le juger. C’était reposant.

« Lanek n’est pas ennuyé de te voir disparaître au milieu de la nuit ?

— Je pense qu’il est content de pouvoir profiter de ses matinées. »

Ysk hocha la tête, satisfait. Son ami s’était épanoui plus qu’il ne l’admettait parmi les siens. En quelques mois, il avait gagné en assurance ce qu’il avait perdu en timidité. Bien sûr, il ne deviendrait jamais aussi provocateur que le pandémon moyen, mais l’absence de convenances lui avait appris à répondre sans hésiter et à s’imposer. Un jour, peut-être saurait-il donner à ses répliques le lustre de diplomatie qui lui permettrait de les utiliser dans les royaumes elfiques – s’il pouvait y remettre les pieds un jour.

Arkim replia sa jambe pour appuyer son menton sur son genou.

« J’ai entendu dire que la guerre civile continuait de faire rage chez les dragons, lâcha-t-il d’un ton faussement nonchalant.

— Elle n’a pas eu de conséquences chez les elfes aux dernières nouvelles. »

Le démon claqua la langue, contrarié.

« Seulement parce qu’ils sont trop occupés avec leurs magouilles internes. Si même les dragons rompent l’Équilibre… !

— Leur notion d’Équilibre est aussi fausse que le point de vue des enfants de Lyth et de Sei. Chacun devrait juste faire de son mieux, point final. »

Arkim haussa les épaules, morose. Incertain, Ysk posa une main sur son poignet. Il fut récompensé par un sourire timide et se dépêcha de rompre le contact.

Le silence se réinstalla pour de longues et confortables minutes. Puis, au rez-de-chaussée, un commerçant alluma ses fourneaux. Pandémonium s’éveillait.

« Je vais y aller », déclara Ysk en se levant.

Il tapota son pantalon pour en chasser la poussière et déploya maladroitement ses ailes, auxquelles il ne s’habituait pas. Elles avaient poussé peu après sa transformation et il avait fallu toute la patience d’Asmodée pour lui permettre de vaincre son vertige.

« Eh bien, bonne route ? » le salua Arkim.

Ysk hocha la tête et se préparait à décoller quand une main s’abattit sur son épaule – celle d’Asmodée. À l’expression de l’archidémon, il comprit que quelque chose de grave venait d’arriver.

« Que se passe-t-il ? »

Arkim se leva pour partir, mais elle secoua la tête.

« Les vampires s’agitent, déclara-t-elle. Le Doyen Skady des Erzijl veut hériter du trône de la Reine Rouge. »

Ysk fut saisi d’un long frisson. Skady. Croiserait-il à nouveau son chemin ?

« Il leur a avoué son identité ? » demanda-t-il.

Asmodée hocha la tête. En tant que jhliska, Skady pourrait réussir… Ysk se sentait mitigé. Cet homme le fascinait malgré lui – peut-être parce qu’il était presque son Primogène ? Pour le transformer, le sang d’un vampire était nécessaire, et avec les années il avait deviné que Nama avait utilisé celui de son père.

Son Primogène… Était-ce l’instinct qui le poussait à chercher son approbation ? Ce besoin surgissait aux moments les plus inappropriés et Ysk le trouvait profondément irritant.

« Je dois prévenir Kawa, déclara Arkim tout de go.

— Ne sois pas stupide, protesta le jhliska. Lanek peut s’en charger.

— Je dois y aller aussi ! C’est beaucoup trop important ! Skady soutient Nataos, ce serait une catastrophe si…

— Arkim ! le coupa Ysk. Va en discuter avec Lanek. »

Le jeune démon se reprit et hocha la tête, puis le serra dans ses bras – à son plus grand embarras – avant de sauter par-dessus le muret pour s’envoler avec une aisance que le vampire lui envia. Ysk retourna ensuite à Asmodée.

« Que se passe-t-il au juste ? »

L’archidémone haussa les épaules.

« Il s’agite depuis quelque temps, dit-elle, admettant qu’elle avait observé Skady depuis l’Au-Delà. Ses suivants lui donnent le titre de Prince de l’Ombre. »

Ysk resta perplexe. Elle développa :

« L’actuelle Reine Rouge était surnommée la Princesse Sombre durant son adolescence. »

Oh, certes ; cette ironie cinglante était tout à fait le genre de Skady. Du moins, pour ce qu’Ysk en savait. Lui aussi s’était laissé aller à l’espionnage.

Le vampire observa la rue qui se remplissait. Arkim se trouvait hors de vue et il doutait de le revoir avant longtemps. L’obstiné démon parviendrait sûrement à convaincre Lanek que, contre tout bon sens, il devait l’accompagner à Altayn.

Avec un soupir, Ysk ouvrit un Portail et Descendit vers l’Au-Delà, Asmodée sur ses talons. Il ne savait pas ce qu’il espérait y trouver mais quand, à l’arrivée, il vit se découper la silhouette de Skady dans l’étrange désert, il ne fut pas surpris.

L’archidémone lança un regard mauvais au Doyen avant de s’éloigner, les laissant seuls. Ysk s’arrêta devant lui.

« Que faites-vous encore ici ? Nous vous avons fait comprendre que vous n’étiez pas le bienvenu.

— Je ne pense pas que cela m’ait déjà arrêté.

— Vous n’avez donc aucun scrupule ? »

Skady ne lui répondit que d’un sourire. Ysk se hérissa.

« Ne pourriez-vous pas mettre un frein à votre avidité ? Qu’est-ce que vos manigances vous apporteront, de toute manière ?

— Le pouvoir.

— Vous vous fichez du pouvoir ! »

Skady rit, mais ne démentit pas. Il tapota la tête d’Ysk d’une façon des plus irritantes et s’éloigna de quelques pas.

« Tu es adorable à ta manière unique.

— Vous n’êtes en fait venu que pour m’ennuyer ? »

Un autre sourire. Ne savait-il rien répondre d’autre ?

« Cette visite fut édifiante, mais j’ai une révolution à mener à bien. Vous m’excuserez… »

Skady disparut, laissant Ysk à la fois agacé et perplexe. Le vampire s’était effectivement déplacé pour le narguer, ou le jauger.

Malgré lui, le jeune homme se demanda ce que Skady avait pensé de sa réaction.

 

***

 

Le cœur d’Arkim battait à toute vitesse alors qu’ils se rapprochaient d’Altayn. Convaincre Lanek de le laisser accompagner la délégation démoniaque avait été difficile et, après de longues discussions, il avait été établi qu’il cacherait ses cheveux trop reconnaissables sous un capuchon et qu’il éviterait de parler.

Le jeune homme savait qu’il faisait courir un gros risque aux démons, venus pour conclure un accord formel entre leur nation et le royaume d’Hedyrn – qui tomberait à l’eau si quelqu’un réalisait qu’ils avaient amené un exilé dans leurs bagages. Cependant, c’était plus fort que lui. Il ne pouvait pas rester loin de Kawa alors que la nouvelle de Skady comme successeur potentiel de la Reine Rouge était claironnée dans les Abysses.

Lanek aurait pu délivrer l’information sans lui, mais Arkim ne prétendait pas agir avec logique. Il était censé être un démon, n’est-ce pas ? Et ceux de cette race préféraient l’action à la réflexion, tout le monde le savait.

Les wyvernes se posèrent dans la cour et Arkim démonta, saisissant les rênes des deux reptiles les plus proches pour les guider vers l’écurie. Il eut juste le temps d’apercevoir Kawa et Ceyn accueillir la délégation avant de devoir filer. Restait à espérer que personne ne le reconnaîtrait ou, du moins, qu’aucun des autres domestiques n’irait le vendre à Nataos.

Une fois son travail terminé, il s’isola dans l’une des étables sous prétexte de se reposer, afin d’avaler quelques gorgées de sang. Il transportait celui-ci dans une gourde de métal gravée de runes qui préservaient le liquide et l’empêchaient de coaguler. Le goût lui paraissait cependant de plus en plus infâme et il était soulagé d’être éloigné de Lanek. En sa présence, l’odeur de son sang lui donnait une terrible envie de mordre.

Une fois rassasié, Arkim entra dans le palais. Il comparait jadis les lieux à un labyrinthe mais, après quelques mois à Pandémonium, il réalisait à quel point ils étaient structurés. Les différents pavillons formaient un tout harmonieux et étaient séparés par des jardins bien entretenus, où chaque pierre avait sa place. Si les cours intérieures du palais de Belzébuth contenaient bien de la verdure, il fallait avouer que celle-ci était nettement plus chaotique. Personne n’aurait songé à y tracer un chemin.

Une fois sorti du premier bloc par une porte arrière qui le menait au cœur même des jardins, il hésita un instant avant de se diriger vers le pavillon royal. Cet endroit serait mieux surveillé, mais il connaissait les lieux comme sa poche et pensait être à même d’éviter tous les gardes.

Il se dirigea vers une fenêtre discrète, se cachant derrière un buisson pour laisser passer une paire de guetteurs. Il compta vingt battements de cœur avant de s’élancer et d’entrer. Il s’accroupit avant que le duo suivant ne passe et se permit un sourire discret. Le rythme de garde n’avait pas changé depuis son départ – il faudrait que Lanek passe le mot à Jhael. Ce n’était pas sérieux de laisser la sécurité se relâcher en cette période de tensions.

Il longea le couloir vide et se faufila d’une pièce à l’autre, chaque pas le rapprochant des appartements de Kawa. Là, il serait à l’abri – personne ne se permettrait d’y entrer en l’absence du prince et, pour l’instant, la royauté était en réunion avec la délégation démoniaque. Cela expliquait que les gardes soient moins vigilants, d’autant plus que les démons étaient des alliés ou en passe de le devenir. Cependant, un assassin pourrait très bien entrer comme Arkim le faisait et cueillir le prince à son retour. De plus, même s’il était persuadé de la bonne volonté de Lanek et des autres, ils constituaient une délégation étrangère.

Peut-être qu’Enngyl avait réussi à lui faire entrer un peu de théorie dans le crâne, pour finir.

Il arriva enfin à la dernière ligne droite et se détendit un peu. Ce fut sa seule erreur. Alors qu’il franchissait les derniers mètres, une porte latérale s’ouvrit – celle des appartements de Nataos, dont le prince sortit, flanqué par Leyn.

 

***

 

Les tempes de Nataos pulsaient, pressant son crâne de part et d’autre. Les derniers jours avaient été rudes et l’arrivée de l’ambassade démoniaque n’arrangeait rien. Le retour d’Arkim, au final, n’avait fait qu’empirer une situation déjà complexe.

Ses parents argumentaient froidement sur le sort à réserver au démon. Le fait qu’il se soit introduit dans les quartiers royaux jouait en sa défaveur – comme s’il avait pris ce risque pour venir tuer l’un d’eux ! – mais puisqu’il était arrivé avec la délégation, ils ne pouvaient pas se permettre de l’exécuter. D’un autre côté, en le faisant venir, Lanek avait manqué aux règles les plus élémentaires de la diplomatie, même s’il prétendait ne pas être au courant de son bannissement.

Kawa essayait de défendre son serviteur, l’imbécile. Il calmerait peut-être un peu la Reine s’il cessait de s’intéresser autant à un non-elfe – mais il ne parvenait pas à comprendre cela.

« Renvoyons-le juste d’où il vient, intervint enfin Nataos en voyant la conversation s’éterniser. Cela nous éviterait un accident diplomatique et, à l’avenir, les démons ne pourront plus prétendre ignorer sa situation.

— Ce criminel arrivait presque à ta chambre ! s’offusqua Sylve. Nous avons commis une erreur en le laissant partir la première fois. »

Ceyn hocha la tête.

« Je tends à approuver. Nous devons présenter un front uni et ses insinuations sont malvenues en cette période. »

Nataos se crispa au sous-entendu. Le Roi aurait-il donc apprécié de le voir accusé de tentative de fratricide sans la tension due aux anges ? Oh, cela aurait sans aucun doute terminé d’ouvrir la voie du trône à Kawa. Les elfes respectaient trop la famille pour que ce genre de comportement soit acceptable.

« Une exécution, donc ?

— Cela reste trop unilatéral…

— Permission de parler, Votre Altesse ? »

Nataos tressaillit lorsque Leyn, qui se trouvait derrière lui, fit un pas en avant. Ceyn fronça les sourcils mais donna son accord d’un signe de tête.

« Si vous voulez laisser une chance au démon, pourquoi ne pas proposer un duel au premier sang ? Le vainqueur aurait raison, par la grâce de Nemess. Personne ne pourrait le contester. »

Le Roi se fit pensif.

« Et s’il gagne, nous pouvons juste accepter de le laisser repartir, sans pour autant lever le bannissement. Intéressant. Kawa ? »

Le prince acquiesça avec réticence. Il avait au moins compris qu’Arkim n’aurait pas d’autre porte de sortie. Quelque chose se dénoua dans la poitrine de Nataos quand Sylve signala son accord. Il l’imita en hochant la tête à son tour.

Il ne savait pas comment il aurait réagi s’il était tombé sur le jeune démon sans témoins. Peut-être l’aurait-il arrêté – ou pas. Arkim lui plaisait. Né pour servir, il ne se laissait pas démonter, ne baissait pas les yeux, ne renonçait jamais quand il avait un but en tête. Nataos savait apprécier ces qualités dans une cour où tous essayaient de le séduire. Il regrettait de ne pas avoir eu plus de clairvoyance que Kawa, de ne pas l’avoir pris à son propre service.

« Reste à désigner un champion », déclara Sylve.

Leyn s’inclina.

« Je serais ravi…

— Oh non, j’ai une meilleure idée. »

Ceyn sembla comprendre, et grommela une approbation. La Reine se tourna vers les deux frères, très satisfaite d’elle-même.

« Puisqu’il faut défendre l’honneur de votre famille, je propose que l’un de vous soit notre champion. »

Nataos écarquilla les yeux malgré lui ; il ne s’était pas attendu à cette suggestion. Il échangea un rapide regard avec Kawa et, avant qu’il ait pu formuler une réponse, celui-ci fit un pas en avant.

« Je m’en chargerai. »

Ceyn fronça les sourcils.

« Tu réalises que notre but est que tu gagnes ?

— Mais je ne causerai pas d’accident. »

Nataos se redressa pour protester et fut réduit au silence en voyant le Roi hocher sobrement la tête.

« Bien sûr, je comprends. »

L’aîné des princes en resta sans voix. Que son frère, qui le détestait, sous-entende qu’il aurait tué Arkim de toute façon, soit. Ils ne s’étaient jamais appréciés et il les avait assez harcelés, son démon et lui, pour qu’il ait des idées pareilles – malgré le fait qu’il ait proposé l’exil en lieu et place d’une exécution en premier lieu.

Mais que son père, au lieu de s’offenser, accepte cette remarque… Nataos serra les poings. Soit. Au moins, il apprécierait à sa juste valeur le combat entre Kawa et son jouet, sachant que peu importe son résultat, l’un d’eux en sortirait humilié. Après tout, si Kawa venait à perdre… cela reviendrait à dire qu’il n’avait pas la bénédiction de Nemess, ce qui arrangeait les affaires de Nataos. N’est-ce pas ?

« Tu ne te proposeras bien sûr pas pour défendre ton propre honneur », commenta Ceyn en le toisant.

Nataos se hérissa.

« Bien sûr que si ! J’ai juste confiance en Kawa. »

Le Roi renifla et se détourna, le nez froncé. Les poings du prince se serrèrent un peu plus et, pour la première fois, il eut envie de frapper ce visage glacial. L’impression s’accentua lorsque l’expression de Ceyn se fit plus chaleureuse alors qu’il posait une main sur l’épaule de Kawa.

« Bon courage, fils. »

Son cadet, tendu mais déterminé, hocha la tête. Le Roi eut un sourire qui retourna l’estomac de Nataos, puis leur ordonna à tous de sortir. Le prince s’exécuta en silence et fit signe à Leyn de le suivre. Il avait un travail à lui confier.

Fin - à suivre dans "Les Orphelins"

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