Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 3

« Je suis le Pilier des Ténèbres, le Déchu. Je ne sers pas Sei, mais je combats les Anges – moi, qui fus le Premier. »

 

– Journal de Lucifer –

 

La wyverne fit un écart pour éviter un buisson et Arkim retient un cri de surprise, se rattrapant à la selle de justesse. Nhecza lui adressa un sourire encourageant. Il sentit le rouge lui monter aux joues et se mit à fixer le dos large de Lanek, qui dirigeait l’animal.

Il n’était jamais monté sur un de ces grands lézards. Heureusement, Lanek avait décidé qu’ils feraient le trajet par voie terrestre ; Arkim n’était pas certain qu’il aurait osé voyager avec eux s’ils avaient volé. De toute façon, les trois bêtes qu’ils avaient trouvées étaient trop vieilles pour supporter leur poids en vol, les plus belles ayant été vendues depuis longtemps aux marchands en partance pour la capitale.

Ils voyageaient ainsi depuis cinq jours et, bien que son corps entier lui fasse mal, Arkim avait l’impression de flotter sur un petit nuage. Les démons étaient bizarres – bruyants, surtout, et tellement expressifs ! – mais ils l’avaient accepté d’emblée comme l’un des leurs. Aucun mépris entre eux. Même la hiérarchie semblait souple, car bien que Lanek soit clairement le chef – tous lui obéissaient sans discuter – aucun d’eux n’hésitait à le taquiner.

Plus choquant encore : la relation entre deux démons mâles. Il avait fallu un certain temps à Arkim pour remarquer qu’ils ne ramenaient jamais rien de leurs parties de « chasse », et il n’avait compris que quand un membre de leur petit groupe lui avait signalé qu’un des deux hommes en question était un incube.

« C’est juste leur façon de vivre », avait-il dit en avisant la mortification totale de l’enfant.

Sans doute mais, malgré ses efforts, Arkim avait désormais du mal à regarder les deux hommes en face. Déjà Nhecza… La démone n’avait aucune pudeur ! Elle portait un décolleté indécent et haussait la voix comme les hommes. Sans parler de son vocabulaire ! Arkim venait de la rue, certes, mais les filles réclamaient toujours d’être bien traitées d’habitude. Là, c’était plutôt Nhecza qui rudoyait les garçons…

Malgré leur comportement, Arkim ne pouvait que les adorer Ils l’appelaient gamin et lui ébouriffaient les cheveux ; ils faisaient couler leur propre sang dans un bol pour le nourrir quand il avait faim ; ils l’emmenaient avec eux alors qu’il n’était qu’un poids ; ils plaisantaient, lui parlaient, et lui racontaient plein d’histoires sur les démons. Lanek surtout s’efforçait de répondre à ses questions et à lui en apprendre autant qu’il le pouvait.

Arkim essayait de ne pas se souvenir que cela ne durerait qu’une semaine et qu’ils avaient presque atteint leur destination. Les démons seraient très occupés à Altayn : leur mission diplomatique passait avant tout. Puis, ils avaient des vies de leur côté. De toute façon, il comptait bien trouver sa propre voie dans cette nouvelle ville !

Perdu de ses pensées, il faillit à nouveau tomber de selle lorsque Lanek arrêta la wyverne.

« Essiah se couche, l’endroit me semble propice pour monter notre camp. »

Les autres démontèrent et, comme chaque jour, Arkim s’occupa des wyvernes pendant que les autres se répartissaient tâches. Le repas fut prêt rapidement et Arkim s’installa avec eux pour les écouter discuter. En ces quelques jours, une routine s’était installée et il ne fut pas surpris lorsque Lanek le prit à part une fois le repas fini.

Il le fut un peu plus, cependant, quand le démon l’entraîna loin des autres. Il avait confiance en lui mais malgré tout, il se mit sur ses gardes. Il venait d’une petite ville où rien de grave n’arrivait jamais, mais il n’était pas stupide : un homme entraînant un enfant dans la forêt pourrait avoir de mauvaises intentions. Il avait eu de la chance que ces démons ne lui veuillent pas de mal.

Lanek finit par s’arrêter et s’adossa à un arbre, regardant Arkim intensément.

« Je vais peut-être le regretter, mais je pense que tu dois vivre cette expérience avec quelqu’un qui sait se défendre avant d’y être confronté par hasard. »

Arkim battit des cils. De quoi parlait-il ?

« Je vais t’accorder, juste cette fois, le droit de me boire, gamin, déclara le grand démon. À même la gorge », précisa-t-il en ne le voyant pas réagir.

Le jeune garçon bondit en arrière.

« Mais vous êtes fou ! Ça pourrait être dangereux ! »

Lanek lui ébouriffa les cheveux.

« Ta réaction me confirme que j’ai raison de te faire une telle proposition. Arkim, un jour pourrait arriver où tu seras blessé, ou affamé, et où tu seras poussé par tes instincts à boire quelqu’un. Le sang chaud est bien meilleur que celui bu dans un bol, même fraîchement prélevé, de même que le sang d’un démon est plus goûteux que celui d’un animal. »

Il joua un peu avec les mèches brunes du garçon, qui secoua la tête avec agacement pour le faire cesser. Cela le fit simplement sourire.

« Le jour où tu seras confronté à une telle situation, ce sera plus facile pour toi de résister, ou du moins de t’arrêter à temps.

— Est-ce que te goûter ne risque pas de me donner juste envie de recommencer ?

— Ce ne serait un problème que si tu t’avérais incapable de résister à cette envie. Les elfes t’ont moulé à leurs coutumes, je doute que tu oses jamais demander à quelqu’un de se laisser faire, moins encore essayer sans accord. »

Arkim rougit. Lanek était-il en train de dire que lui, gosse de la rue, était trop bien élevé pour mordre quelqu’un d’autre ?

L’homme s’assit au sol et lui ouvrit les bras, gorge légèrement à découvert. Le garçon déglutit. L’idée d’enfoncer ses crocs dans la chair de quelqu’un… Il pourrait le tuer ! Il n’avait pas juste deux canines proéminentes et rétractiles comme celles des vampires, il avait la mâchoire complète d’un jeune dragon. C’était horriblement dangereux !

Pourtant… les arguments de Lanek étaient logiques. Lui au moins savait ce qu’il faisait. Peut-être avait-il même déjà été mordu. Alors qu’un elfe… personne ici en Haut n’avait l’habitude des vampires, sans parler des démons de sang – une semaine auparavant il ignorait jusqu’à leur existence.

Hésitant, Arkim finit par s’avancer, s’agenouillant devant Lanek pour que leurs visages soient à la même hauteur.

Le démon ne referma pas ses bras autour de lui, ce dont Arkim lui fut gré. De plus, exposer sa gorge détournait le regard de Lanek. Insuffisant pour le mettre à l’aise, mais non négligeable.

« Vas-y. »

Arkim s’approcha un peu, intimidé. L’artère pulsait sur la gorge, réalisa-t-il, et sans réfléchir, il y posa les lèvres.

C'était incroyable… Il pouvait déjà deviner le goût de son sang ! Instinctivement, il entrouvrit les lèvres et effleura la peau du bout de la langue, frémissant d'anticipation. Il savoura le moment pendant quelques secondes puis mit fin à la torture et mordit.

Par l’Équilibre, c’était délicieux ! Le sang était chaud, sucré, vivant, et pulsait, coulait de lui-même dans sa bouche. Indescriptible… et le goût ! Un nectar. Il se colla plus près, le liquide vibrant en lui, à travers lui, lien tangible entre lui et sa proie. Il le remplissait, le réchauffait… Si bon…

Une main lui agrippa les cheveux, poussant son visage plus près du cou. Ils ne faisaient plus qu’un… Après de trop brefs instants cependant, la prise se modifia, le tirant en arrière. Arkim gémit de dépit, grognant en protestation…

« Ça suffit. »

La voix essoufflée de Lanek lui fit plus ou moins reprendre ses esprits. Battant des cils, Arkim se retrouva de nouveau dans la forêt, à genoux dans les feuilles mortes, lové contre un torse musclé… dont il s’écarta en glapissant.

« Désolé ! »

Le grand démon eut un rire bas qui le fit presque rougir.

« Vous allez bien ? » s’enquit-il malgré tout, inquiet.

Une large plaie saignait encore à sa gorge. Il voulut s’approcher pour… la lécher ? la soigner ? – mais Lanek secoua la tête.

« Je vais bien, et ta salive ne m’aidera pas. Contrairement à celle des vampires, elle ne guérira pas ce genre de blessure. Ta race n’a pas hérité de ce pouvoir.

— Oh. »

Ce n’était pas un commentaire très malin, surtout qu’il ne savait même pas que les vampires possédaient cette capacité. Après toutes ces sensations, il ne se sentait guère l’âme d’un philosophe.

Il savait maintenant pourquoi l’autre avait insisté pour qu’il teste cela dans un environnement contrôlé. Lanek était un démon, il comprenait ce genre de réaction bestiale. S’il s’était laissé aller ainsi devant un elfe…

Arkim déglutit. Il imaginait déjà le dégoût, le mépris, la peur. Il espérait que ça n’arriverait jamais, même si l’expérience avait été délicieuse.

« Tout va bien, gamin ?

— Oui, ne vous inquiétez pas. »

Lanek prit Sei à témoin, théâtral.

« Comment Sei les elfes s’y sont-ils pris pour te rendre si poli alors que tu vis dans la rue ?

— Je ne suis pas…!

— Oh oui ! Si tu passes un jour par chez nous, tu t’en rendras vite compte. »

Était-ce une invitation ? Avec un choc, Arkim réalisa qu’il refuserait de les suivre en Bas si les démons le lui proposaient. Ils se montraient amicaux et chaleureux, ils l’acceptaient tel qu’il était, mais… chez lui, c’était parmi les elfes, où il comprenait la mentalité des gens.

« Rejoins les autres au camp, je te suivrai de près. »

Perdu dans ses pensées, Arkim se leva pour obéir. Cependant, après quelques pas, Lanek le rappela.

« Gamin ! Passe d’abord à la rivière !

— Hein ? »

Il remarqua seulement alors que ses lèvres et son menton étaient barbouillés de sang. Mortifié, il fila vers le cours d’eau aussi vite que ses jambes pouvaient le porter, le rire de Lanek résonnant derrière lui.

 

***

 

« Lève ton épée plus haut ! Plus haut, j’ai dit, à moins que tu ne vises mes pieds ? »

Installé en bordure de la cour intérieure convertie pour l’après-midi en salle d’entraînement, Lucifer regarda Van tenter d’obéir au conseil de Belzébuth, sans succès. Cependant, après plusieurs heures à suivre le rythme du Chasseur, qui pouvait l’en blâmer ? Il parvint à parer un coup mais sa lame glissa au deuxième, et l’épée de son adversaire s’arrêta à quelques centimètres seulement de sa gorge.

Les mouvements de Belzébuth étaient toujours aussi souples, même quand il bridait sa force, remarqua distraitement Lucifer.

« Ça suffira pour aujourd’hui. Va te laver, tu pues.

— Je suis pas le seul », grommela Van, qui obéit néanmoins et s’éloigna.

L’archidémon des Ténèbres fit semblant de ne pas l’avoir entendu et rejoignit Lucifer, qui lui tendit une serviette. Il épongea une partie de sa sueur et haussa un sourcil.

« Que fais-tu là, il y a un problème ?

— Je n’aurais pas voulu manquer le spectacle, rétorqua le Déchu en admirant le torse nu de Belzébuth. C’est rare de te voir entraîner quelqu’un personnellement.

— Van a du potentiel, même si c’est une crevette. De plus, je me souviens d’avoir fait de même quand tu nous as rejoints.

— Donc tu l’as aussi proposé à Ariel ? »

Belzébuth eut une expression exaspérée et, au grand regret de Lucifer, renfila sa tunique. La vue de la peau tannée du démon et de ses muscles sur lesquels jouaient ses tatouages lui avait bien plu.

« Il ne saurait même pas soulever l’épée. De plus, Van ne maîtrise pas encore toute son aura, il a seulement le niveau de Seigneur pour l’instant. Arael est Prince-démon.

— Je ne te dis pas de lui enseigner ta technique, qui ne lui convient pas du tout. Juste de lui inculquer quelques bases. »

Ariel connaissait l’utilité d’une lame à son flanc, pour l’image si pas pour se défendre – après tout, le petit était illusionniste.

« J’y songerai, céda Belzébuth. Mais parlant d’angelots… quand comptais-tu me dire que certains rebelles étaient prêts à négocier avec nous ? »

Lucifer tiqua. Il avait espéré que les problèmes de l’Eden seraient réglés avant que la nouvelle n’arrive à Pandémonium.

« Ceux qui veulent négocier veulent la fin de la guerre, pas toi. Et tous les mouvements renégats ne sont pas prêts à se tourner vers nous, répondit-il avec mauvaise foi.

— Ce n’est pas normal que ce soient les espions de Lilith qui m’aient informé. J’attends de toi que tu mettes tes sentiments personnels de côté dans ce genre de situation, Lùzifer. »

Le ton était dur, aussi le Déchu évita-t-il de rappeler qu’il ne disposait pas d’un aussi bon réseau que celui de l’archidémone de la Terre. Cette excuse ne tenait pas quand il s’agissait de l’Eden car quand un événement s’y produisait, il parvenait toujours à se tenir au courant – et ils le savaient tous les deux.

De toute façon, il n’avait aucune envie de plaisanter. C’était facile pour Belzébuth de lui dire de se montrer objectif ! Comment pourrait-il l’être, au sujet de l’Eden ?

Il hocha néanmoins la tête, réticent. La tension subsista légèrement et l’archidémon des Ténèbres haussa les épaules pour signaler le sujet clos.

« Van avait raison, je vais l’imiter et aller aux bains. »

Lucifer nota que Belzébuth avait laissé le temps à Van, qui tenait à son intimité, de terminer ses ablutions avant de le suivre. Depuis quand prêtait-il attention à la sensibilité d’autrui ?

« Un instant, le retint-il cependant. Je ne suis pas venu ici pour la joie de vous regarder agiter des épées.

— Vraiment ? J’y aurais presque cru. Ne peux-tu pas attendre un instant ? »

Le Déchu leva les yeux au ciel, mais acquiesça.

« Très bien, ce n’est pas urgent, juste important. »

Il patienta quelques minutes, le temps pour Belzébuth de se laver et de se rhabiller, puis ils se rendirent ensemble jusqu’au salon le plus proche.

« Alors ?

— Ceyn Hedyrn, roi des elfes de Teynan, t’envoie ses respects et une proposition d’alliance. »

Belzébuth s’affala dans un tas de coussins. Lucifer l’imita avec plus de calme. L’archidémon considérait qu’il qualifiait trop aisément la politique d’importante, mais quand il insistait un peu, il l’écoutait.

Une goutte de sueur glissa depuis l’une des mèches noires de Belzébuth sur son cou, coulant lentement pour aller se lover au creux de sa clavicule. Cela risquait d’être distrayant.

« C’est à dire ?

— Les elfes n’ont jamais eu à s’inquiéter ni de nous ni des anges jusqu’ici, élabora Lucifer. Ambrosis est trop éloignée d’eux pour qu’ils craignent les vampires – je pense d’ailleurs qu’ils ont avec eux plusieurs accords commerciaux…

— Oui ? » l’interrompit l’archidémon.

Lucifer haussa les sourcils et abrégea.

« Avec les anges et les vampires qui se disputent chez les humains, ils doivent craindre que les anges ne se contentent pas de l’Univers. »

L’archidémon des Ténèbres cala son menton sur son poing fermé.

« Ce n’est pas dans l’intérêt des anges que de s’en prendre aux elfes. Ce sont des créatures neutres.

— Ceyn ne nous propose pas non plus la lune. Il se contente de vouloir… quelle était sa formule, déjà ? Renforcer l’amitié entre nos deux peuples et fortifier l’unité des Abysses. »

Lucifer n’exagérait que légèrement la formulation du roi elfe. L’expression abasourdie que lui renvoya Belzébuth en valait la peine.

« Il a vraiment dit ça ?

— Un traité d’amitié serait utile. Bien sûr, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les elfes nous aident au niveau militaire, ce serait du suicide de leur part. Personne de sensé n’investirait la totalité de ses ressources dans le gouffre de la guerre. »

Le point de vue de Lucifer sur le sujet n’avait pas changé en toutes ces années, malgré la hargne qu’il éprouvait envers les anges. Les combats ne profitaient à personne.

« Mais, politiquement, cela leur permettrait de rappeler à l’Eden qu’ils ne se laisseront pas faire, précisa le déchu.

— En quoi cela aiderait les démons ?

— Nous pourrions en retirer des avantages commerciaux. Les armes et l’orfèvrerie elfique sont d’une qualité rare, sans parler de la finesse de leurs tissus. »

Ces préoccupations bassement matérialistes n’intéressaient pas Belzébuth, mais il ne devait pas donner grand-chose en échange…

« Qu’en pense Lilith ? » demanda-t-il cependant.

Le Déchu fit la moue. Belzébuth n’allait tout de même pas la mettre elle sur le coup à sa place, pour le punir d’avoir tu les problèmes des anges ? Leur esprit de compétition n’avait aucun but précis autre que de prouver aux Trois Mondes que l’un était plus intelligent que l’autre, mais cela ennuierait néanmoins Lucifer de se voir damer le pion si stupidement.

« Je ne lui en ai pas vraiment parlé, avoua-t-il. Je voulais d’abord avoir ton opinion. De toute façon, elle se trouve à Gomorrhe pour l’instant. N’est-elle pas à nouveau enceinte ?

— Tu sais bien que non, mauvaise langue. Et je ne remets pas en doute ton jugement, simplement… »

Lucifer prit Sei à témoin.

« Je sais que tu refuses de reconnaître la nation elfique comme indépendante parce que cela reviendrait à leur concéder des terres mais sincèrement, Belzébuth… ils y sont établis depuis des siècles, et tout le monde considère que cette partie des Abysses ne se trouve pas sous ton autorité. »

À son expression, Belzébuth le savait, mais ne voulait pas pour autant le crier à la face des Trois Mondes.

« Je m’arrangerai pour qu’il n’y soit pas fait mention dans le traité, finit par proposer Lucifer.

— Tu as intérêt. Très bien, occupe-toi de ça. Je suppose que ce Ceyn n’a pas l’appui de leur conseil elfique de toute façon ?

— Le Haut Conclave des Elfes n’a pas autorité pour traiter la politique étrangère de l’ensemble des nations elfiques. C’est juste un organe de cohésion interne et de commerce qui, parfois…

— D’accord, d’accord, épargne-moi le cours. Hedyrn est le plus grand de leurs royaumes, l’avoir comme allié ne peut pas être un mal. »

Lucifer eut un sourire de serpent.

« N’oublie pas qu’avec ce traité, si toi tu concèdes qu’ils sont une entité propre à laquelle tu acceptes de t’adresser, eux rompent pour la première fois leur neutralité dans la guerre qui nous confronte aux anges. »

Le Déchu l’ignorait, mais alors que Belzébuth observait son visage séraphique, l’archidémon se félicitait une nouvelle fois de avoir pris le Prince à son service.

 

***

 

Contrairement à ce que véhiculait la légende, Asmodée ne passait pas ses journées à manger les enfants méchants, ni même à tuer des gens pour le compte de Belzébuth. La plupart du temps, lorsqu’il fallait remettre un démon à sa place, sa seule présence aux côtés d’un messager suffisait. De toute façon, qui serait assez stupide pour remettre en doute la légitimité du roi des Abysses, fût-il sans couronne ?

Habituellement, l’archidémone de la Mort se contentait de voyager pour vérifier que tout se passait bien dans les contrées les plus éloignées de Pandémonium. Léviathan n’était pas le seul à devoir arpenter les Cercles du Bas pour accomplir sa mission principale : Lilith vérifiait les récoltes, Bélial rassemblait des informations et Azazel… terrorisait les plus jeunes et rendait une justice toute relative.

À force de se rendre partout et de devoir comprendre les motivations des Nobles pour les juger, Asmodée avait emmagasiné des connaissances variées. La dernière en date consistait en le commerce de la laine et ses subtilités – qu’elle avait, à vrai dire, encore du mal à saisir pour l’instant.

Elle observait un marchand qui choisissait ses bêtes – en essayant de ne pas fuir la queue entre les jambes juste à cause de la présence de l’archidémone, parce qu’après tout, les affaires c’étaient les affaires – quand elle ressentit un tiraillement familier. Son Altesse Shyin l’appelait.

Elle Traversa sans donner aucune explication et, sûrement, au grand soulagement des personnes présentes. Nul ne se doutait qu’elle se rendait là où aucun d’eux ne mettrait le pied de leur vivant : l’Au-Delà, où l’Élément Mort l’attendait en personne.

« Qu’y a-t-il, maître ? »

Mieux valait y mettre un peu de cérémonie ; Shyin semblait de mauvaise humeur.

Asmodée remarqua alors la présence du deuxième serviteur de la Shyin, Jen, le vampire de la Mort. La situation devait être grave.

« Tu dois libérer Saâgh », déclara l’Élément.

Grave en effet : Saâgh, l’Élément Sang, s’était incarné avant même la chute de Lucifer. Shyin avait intrigué au travers d’Asmodée pour que Saâgh soit scellé et maintenu hors d’état de nuire.

L’archidémone se redressa.

« Que se passe-t-il ?

— Krro a disparu du Monde Vide d’où Nous observons Nos créations. »

Shyin avait Lui-même avoué que Lui et les autres Éléments ne faisaient pas grand-chose d’autre de leurs journées, sauf parier sur qui, de Sei ou Lyth, gagnerait la prochaine partie. Amosdée avait évité avec soin de Le questionner davantage sur le sujet.

« Je croyais L’avoir juste perdu de vue, continua Shyin, mais apparemment Il S’est incarné. »

Asmodée fronça les sourcils. Krro était Injustice, un Élément dangereux certes, mais qu’elle n’imaginait pas pire que son propre maître.

« Comment dois-je briser le sceau qui retient Saâgh ?

— Il S’en occupera tout seul. Tu dois justes déterrer cette vampire que tu avais attrapée… »

L’archidémone de la Mort fouilla sa mémoire.

« Anijia ?

— Oui, peu importe son nom. Une fois que son corps reposera à l’air libre, Saâgh saura en prendre possession et Se libérer. Quant à moi… Nous ne nous verrons pas pendant un moment. Je vais M’incarner. »

Là, Asmodée perdit de sa contenance, au point que ce fut Jen qui réagit en premier.

« Vous incarner, Vous ? Mais Vous êtes la Mort !

— La Mort, pas le Néant. »

Jen et Asmodée échangèrent un regard. De quoi parlait-Il ?

« Ne connaissez-vous pas l’histoire ? "Le Néant ne dura pas : alors, le Temps n’existait pas encore. Il n’y avait rien, et en un instant, il y eut quelque chose." »

" Création regarda le Vide et Lui dit : ‘Je vais Te combler’", continua Asmodée. Mais ce n’est qu’une comptine !

— C’est un avertissement, corrigea Shyin. Frryl a un sens de l’humour bizarre, il a appris cette histoire aux anges comme pour les narguer. »

Fallait-il demander comment le Feu avait su transmettre une comptine à des mortels sans S’incarner, ou s’inquiéter du fait que la Mort Le qualifie d’étrange ? Comme souvent, Asmodée préféra se taire.

« Mais si je me souviens bien, intervint Jen, le front barré par une profonde ligne, l’histoire se termine mal.

— Joli euphémisme, s’agaça Shyin. Je vais M’incarner, mais Mon corps n’aurait peut-être pas le temps de grandir assez pour que Je sois utile. Sei et Lyth, Eux, n’interviennent jamais face à Nyéh – après tout, quelqu’un doit mettre fin à Leur partie. »

Ils étaient donc tous des pions. Asmodée s’en était doutée, mais elle se demanda ce qu’en penseraient certains archanges, tellement attachés à leur créateur et à Ses lois stupides.

« Prenez mon corps, proposa Jen inopinément. Je n’ai rien à en faire de toute façon. Daliah est morte, Ketosaï aussi, quant à Kamu… »

Il n’acheva pas sa phrase. Il gardait rancune à son dernier frère pour une raison obscure.

Shyin eut un sourire horrible, un de Ses mauvais jours.

« Sans façons, Je préfère choisir Mes corps Moi-même. Par ailleurs, ce serait beaucoup trop facile pour toi, mourir de cette façon. Je t’ai fait immortel, que tu veuilles te suicider n’est pas Mon problème. »

Jen Le fusilla du regard – ce qui était la dernière chose à faire. L’Élément eut un rire mauvais et disparut, probablement pour S’incarner comme Il venait de leur annoncer.

Asmodée se prépara à Remonter vers les Abysses. Néanmoins, un reste de conscience la fit hésiter. Elle n’était pas très proche de Jen – ni de personne – mais ils se connaissaient depuis toujours. Elle posa donc sa question.

« Tu veux vraiment mourir ? »

Le vampire lui lança un regard vide.

« Tu ne comprends pas ce que c’est. Tu ne vois pas les archidémons comme tes frères. Et puis, aucun d’eux n’est mort.

— Ils ne mourront jamais.

— C’est ce que je croyais aussi. Daliah était puissante, et Ketosaï l’était plus encore ! »

Il secoua la tête d’un air dégoûté.

« Quand je pense que leurs remplaçants sont aussi pathétiques l’un que l’autre…

— Le titre de jhliska se transmet ? » s’exclama Asmodée, surprise.

Les jhliska, ou vampires élémentaires, étaient au nombre de quatre, et possédaient chacun des pouvoirs différents. Jen était l’un d’eux, au service de la Mort ; Daliah avait été la servante directe de Saâgh et personne n’avait su égaler Ketosaï au niveau des pouvoirs psychiques. Quant à Kamu, il disposait de pouvoirs de Ténèbres presque aussi puissants que ceux de Belzébuth.

Cependant, Asmodée n’avait jamais songé que ce titre soit transmissible.

« Pas vraiment, confirma Jen. Ce n’est pas comme les archanges et les archidémons, les jhliska ne sont liés ni à l’Eden ni aux Abysses. Je pense que nous avons été créés uniques et que Saâgh a été déçu de voir mes frères tomber. Il a juste fait des remplaçants après coup. »

Cela paraissait peu plausible à Asmodée. Après tout, Saâgh était solidement prisonnier. Pour l’instant. Elle espérait qu’Il ne connaîtrait jamais son rôle dans cette histoire. Dans tous les cas, Jen se mentait à lui-même – bien qu’il ait raison sur un point : les jhliska n’arrivaient pas à la cheville des archidémons.

« Je n’arrive plus à me souvenir de la fin, marmonnait-il, toujours occupé avec la comptine. "Le premier monde fut bâti et tous en furent heureux"… »

D’un coup, Asmodée sentit un frisson la traverser. Elle continua pour lui :

« "Mais le Vide diminuait et un jour, Néant reprit Ses droits." »

Ni l’un ni l’autre n’osa terminer. Asmodée se contenta de Traverser, faisant sursauter le marchand en réapparaissant sans prévenir à ses côtés, et Jen retourna dans la Vallée des fils où il passait ses journées.

Chaque cycle les Premiers et les Seconds reviennent… mais chaque cycle Néant finit par gagner.

 

***

 

Rémiel marchait tranquillement dans la rue, remontant des forges vers le Hall des Architectes, quand un ange de son clan se campa devant elle, bras croisés, et la toisa de haut en bas. Elle fronça les sourcils.

« Excusez-moi, mais je dois passer. »

Sans se démonter, l’ange fit un pas de côté. Elle passa devant lui, la tête haute, et alors qu’elle le dépassait il dit :

« Tyran. »

Elle se figea de surprise. Il avait parlé d'une voix claire et forte – arrêtant d’ailleurs quelques passants – et sans peur aucune. Surtout, il ne montrait aucune trace du respect dû aux archanges ; au contraire, son expression était ouvertement méprisante.

« Je vous demande pardon ? »

Elle n’aurait pas dû poser cette question car cela lui donnait l’opportunité de se répéter, mais elle était si abasourdie que cela lui avait échappé. Lui, bien sûr, saisit l’occasion.

« Je dis que vous êtes un tyran.

— Je suis un archange ! s’exclama-t-elle.

— Je ne nie pas que les autres en sont aussi. »

À ce point, elle avait du mal à retenir sa fureur, bien que celle-ci cache mal son désarroi. Les archanges considéraient les membres de leurs clans leurs enfants. Les troubles actuels étaient difficiles à accepter et sapaient déjà leur moral, mais là… Et venant d’un membre de son propre clan ! Rémiel n’aurait jamais cru être un jour si choquée.

« Si vous avez une critique à formuler, vous pouvez me remettre une pétition, parvint-elle à dire de son ton le plus froid. Je ne vous permets cependant pas de m’insulter ainsi en pleine rue.

— Une insulte ? Il s’agit de la simple vérité, ma Dame.

— Ça suffit ! Quel est votre nom ?

— Mon nom est Démocratie ! »

La suite fut floue. La foule applaudit, certains prirent sa défense, puis un coup partit, un ange tomba à terre… Une bousculade commença, en plein centre d’Alun Hevel, et le mouvement de foule l’emporta. Elle essaya de lutter, sans succès ; un instant, elle songea déployer son aura pour calmer tout le monde – mais elle risquait de blesser quelqu’un, et la magie saturait déjà l’air…

Lorsqu’un bras musclé entoura sa taille pour l’entraîner, elle lutta, paniquée. Que se passait-il ? Un autre fauteur de trouble ? Puis, elle vit l’éclat des cheveux roux et reconnut le sourire tranquille de Raguel, et elle le suivit.

Elle ne sut jamais comment il avait réussi à les sortir de là, mais ils se retrouvèrent dans un coin isolé d’où ils purent décoller. Ils se posèrent sur un toit proche, le temps de voir que Raphaël et Gabriel prenaient les choses en main – la bagarre semblait s’être terminée aussi vite qu’elle avait commencé – puis l’archange du Feu l’entraîna jusqu’à ses propres appartements, où elle se laissa tomber sur un fauteuil. Elle resta là sans bouger.

Le premier réflexe de Raguel fut bien sûr d’allumer un feu dans la cheminée et de mettre du lait à chauffer. Elle n’appréciait pas le sucre autant que lui mais le miel lui redonna un peu d’énergie – assez, du moins, pour qu’elle se lève pour s’asseoir à ses côtés dans le canapé, se serrant contre sa chaleur réconfortante, inébranlable. Il l’enlaça sans protester.

Après quelques minutes supplémentaires de silence, elle se décida à parler.

« La situation ne peut pas durer.

— Je sais.

— Même toi, tu as des problèmes avec tes anges !

— Oui. »

Agacée par sa placidité elle le fusilla du regard, faute de pouvoir le secouer.

« Ne me dis pas que ça ne te touche pas !

— Tu es belle quand tu es en colère », dit-il en l’attirant à nouveau contre lui.

Évidemment, cela la fit virer à l’écarlate.

« Ce n’est pas le moment !

— De nous préoccuper de nous-mêmes ? C’est ce que les anges sont en train de faire. Ou même Uriel, à cet égard. »

Cette dernière remarque la prit au dépourvu et elle ne répliqua pas tout de suite. En y réfléchissant, Uriel lui avait semblé distraite ces derniers temps… mais ça n’avait de nouveau rien à voir avec le sujet.

« Absurde, déclara-t-elle. Nous nous occupons d’eux, nous ne leur voulons pas de mal. Ce sont les démons qui leur ont mis des idées bizarres en tête ! Ces démons de sang qui élisent eux-mêmes leur dirigeant…

— Tu es brillante, Rémiel, affirma Raguel. Je sais que tu y as réfléchi plus que ça. »

Malgré la chaleur de Raguel, elle sentit un étau froid se refermer sur son estomac.

« Ce sont nos enfants ! Nous ne pouvons pas les abandonner ! »

Sa voix partait dans les aigus, mais elle n’en avait cure.

« Qui parle d’abandon ? Je ne m’appelle pas Lyth. »

Même dans des moments pareils, il parvenait à la choquer.

« Mais tous les enfants doivent un jour voler de leurs propres ailes, continua-t-il. Un peu de démocratie pour diluer la dictature ne ferait pas de mal. »

Elle s’efforça de songer sereinement à la question. Une évidence la frappait néanmoins.

« Les autres archanges n’accepteraient jamais de céder leur souveraineté au peuple – sans même parler de la tête que feront les démons.

Gabriel refuserait, mais il s’y ferait. Michaël, notre dirigeant à tous, est né Prince-ange. Il n’aura pas tant de mal à déléguer. De plus, nous ne sommes pas personnellement remis en question, c’est le système qui est attaqué. »

Tyran, murmura une voix à son oreille – et elle frémit.

« J’aimerais en être aussi sûre que toi. »

Trois petits coups discrets furent frappés à la porte, la distrayant de ses préoccupations. Raguel ouvrit les bras et elle réalisa qu’elle était pratiquement assise sur ses genoux. Les joues en feu, elle s’écarta, remettant de l'ordre dans sa tunique avant qu’il ne permette à l’intrus d'entrer.

Il s'agissait d’Hashiel, le secrétaire d’Uriel, qui venait vérifier leur état.

« La foule a été dispersée et les quelques blessés soignés. Dix anges sont aux arrêts et je pense que Ses Altesses souhaitent entendre votre témoignage, ma Dame.

— Tout s’est passé très vite, je doute de pouvoir leur être utile, dit-elle, se levant néanmoins.

— Le moindre indice pourrait servir lors du procès de ces scélérats. »

Elle dévisagea l’ange. Un tel écart de conduite ne lui ressemblait guère, mais sans doute était-il bouleversé, lui aussi.

« Ne vous en faites pas, le rassura-t-elle avec une confiance qu’elle était loin de ressentir. Tout rentrera vite dans l'ordre. »

 

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