Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh
Chapitre 4
« La désignation des sept Doyens se fait de façon indépendante dans chaque Maison. Cependant, le Doyen est présenté au Roi une fois nommé, et tant qu’il n’est pas officiellement démis de ses fonctions devant le Roi ou mort, aucun autre vampire ne peut prétendre être le Doyen de la même Maison. La plupart des familles envoient leur membre le plus puissant ou le plus ancien. »
– Mœurs vampiriques, Kamu –
La musique s’élevait dans l’air, enchantant la cité blanche. Les voix claires, irréelles, faisaient monter chaque note cristalline jusqu’aux cieux. La procession avançait lentement dans la rue principale ; un silence religieux planait sur la foule amassée autour de son passage, personne n’osant briser la perfection du chant.
Neuf vestales précédaient le feu sacré, posé sur les épaules solides de neuf jeunes elfes, et dansaient sur la musique rituelle. Fascinés, les spectateurs suivaient des yeux leurs courbes gracieuses qui ondulaient lentement, sous le charme.
Arkim grimpa le long d’un mur déjà bien occupé par ceux qui tentaient d’avoir un meilleur angle de vue en se plaçant en hauteur et s’arrêta sur le toit, où il put s’installer à plat ventre. Le sol était brûlant en ce mois d’été mais sentir la pierre à travers le tissu de ses vêtements restait agréable.
Il avait laissé Lanek et les autres la veille, quand ils étaient arrivés à Altayn la Belle. Un démon avait fait une blague, Lanek lui avait ébouriffé les cheveux et Nhecza, à sa grande stupéfaction, l’avait serré très fort contre elle. Il savait qu’il ne les reverrait sans doute jamais – mais il ne les oublierait pas de sitôt.
Plissant les yeux pour les protéger du soleil, il observa le défilé. La fête de la Lumière était vraiment réussie. Les silhouettes vêtues de noir de la famille royale se profilaient au bout de la rue, représentant Nemess, Ténèbres, opposé et complémentaire de l’Élément fêté.
Le peuple des elfes honorait la nature avant tout. Cependant, avec le temps et l’influence des dragons, le concept des complémentarités et de l’Équilibre avaient rejoint la mentalité elfique. Tous les Éléments avaient leur importance et aucun n’existait sans son opposé. Les deux moitiés devaient être honorées avec autant d’égards.
La magie affiliée à la famille royale d’Hedyrn était celle des Ténèbres. Ils arboraient le symbole de Nemess sur leur blason et le bijou le plus précieux du royaume, la Pierre Sombre, en portait la marque. Le Roi, Ceyn Hedyrn Teynan, arborait le pendentif pour l’occasion.
Le monarque se tenait bien droit, majestueux. Ses cheveux noir de jais tombaient élégamment sur ses épaules, laids à côté de la blondeur des nobles qui l’entouraient, sans parvenir à diminuer sa prestance. Malgré la chaleur, il était vêtu de velours noir ciselé de fils d’or et d’argent, qu’Arkim ne pouvait que deviner à cette distance.
À ses côtés se trouvaient ses deux fils, vêtus de la même couleur de nuit. L’aîné, Nataos Hedyrn, semblait plein d’assurance et possédait un charisme qui le rendait aussi imposant que son père. Son cadet, Kawa Hedyrn Teynan, avait un aspect plus sévère qui le faisait paraître moins amical. Tous deux avaient des traits fort semblables mais impossible de les voir clairement ; seules les épaules plus larges de Kawa Hedyrn Teynan les différenciait à une pareille distance.
Arkim se pencha en avant. Il ne connaissait pas grand-chose en politique mais il savait qu’un problème s’était posé lors de la naissance du fils aîné du roi. Celui-ci possédait une aura magique en totale opposition avec la fonction de dirigeant du royaume : une aura de Mort. À l’époque, le petit voleur n’était pas né mais le scandale avait été tel que tout le monde s’en souvenait.
Le jeune Nataos aurait pu rester l’héritier si son jeune frère n’avait été mis au monde. En effet, Kawa possédait une puissante aura de Ténèbres, leur Élément protecteur, et malgré sa grande popularité – auprès de la gente féminine comme au sein du palais – Nataos n’avait plus aucune chance de prendre un jour la tête du pays.
Arkim avait entendu des gens murmurer que Nataos ne tenait ses pouvoirs de Mort ni de sa mère ni de son père, à moins que ce dernier ne soit pas le Roi. Il adorait ce genre de ragots.
Il se pencha un peu plus, étendant ses ailes derrière lui pour ne pas tomber en avant. Avec les jeux politiques qui se jouaient sur leurs personnes, les deux frères ne s’entendaient guère et les voir réunis était rare, même les jours de grande pompe.
Le cortège rejoignit la famille royale alors que le chant atteignait son apogée, faisant frissonner la foule. Enfin, après une dernière note d’une pureté cristalline, la musique cessa et les vestales s’arrêtèrent.
L’instant le plus important de la cérémonie arrivait et tous se pressèrent pour mieux voir. Les jeunes porteurs posèrent le feu sacré sur le socle de marbre qui lui était consacré, puis s’éloignèrent à reculons. Les vestales s’avancèrent avec grâce vers les flammes, suivies par les trois silhouettes en noir. La musique avait repris mais cette fois les notes contenaient une tension presque palpable, qui touchait au fond de chacun la corde de l’angoisse.
Les vestales s’agenouillèrent en rond autour du feu, susurrant les incantations runiques de la lumière. Le roi s’avança parmi elles, détachant la Pierre Noire du lourd collier où elle était incrustée. Il l’éleva respectueusement au-dessus du feu et tous retinrent leur souffle.
« Nous, Seigneurs des Ténèbres, honorons la Lumière sans qui l’Ombre ne serait pas. Vive la Lumière qui projette son Ombre ! Vivent les Ténèbres ! »
Le feu, qui avait diminué d’intensité lorsque la Pierre Sombre avait été brandie, reprit de plus belle. Au même moment, une énorme ombre passa sur la foule et tous levèrent les yeux pour voir un grand dragon bleu les survoler. La créature poussa un cri approbateur, puis s’éloigna à tire d’aile.
Des exclamations joyeuses s’élevèrent avant que la musique ne reprenne plus vivement et que les vestales, qui s’étaient relevées, ne se remettent à danser. La masse en délire s’éparpilla dans les rues dans un brouhaha de bruits et de mouvements ; l’heure était à présent à la fête.
Arkim attendit que les gamins accrochés à la gouttière descendent avant d’en faire autant, puis essaya de s’approcher du feu sacré. La coutume voulait qu’il reste allumé toute l’année, sauf durant les Six Jours des Ténèbres qui avaient lieu au début de l’hiver. Lors des fêtes de la Lumière par contre, le feu faisait le tour de la cité illuminée par les torches et des chandelles. Il était le symbole du respect des rois elfiques pour la Lumière, mais aussi plus simplement de l’Élément Lumière Lui-même.
Le petit démon s’approcha tant qu’il put du socle de pierre, luttant contre la foule. Heureusement pour sa curiosité, les elfes formaient un peuple digne ; les gens ne se disputaient guère pour avancer et personne n’aurait voulu indisposer la famille royale avec une trop grande proximité. Usant de son agilité, le petit démon parvint à se faufiler entre les jambes des passants. Il y était presque…
Puis, d’un seul coup, sans qu’il se l’explique, la foule eut un mouvement qui l’écrasa contre le mur du temple. Haletant, il rampa contre la pierre pour s’échapper – mais chaque pas de côté était une véritable lutte. Autour de lui, les autres tentaient tant bien que mal de se décoller de leurs voisins. Au loin, il entendit des gardes organiser les gens pour décoincer les malheureux.
S’ils lui mettaient la main dessus, il passerait un sale quart d’heure. Il n’avait encore rien volé depuis son arrivée, pas même de la nourriture car ses compagnons de voyage lui avaient laissé quelques provisions, mais son ascendance démoniaque était un motif suffisant la plupart du temps. Alors coincé dans une foule !
Il redoubla d’efforts pour longer le mur. Impossible d’avancer, et il sentait ses forces décroître de seconde en seconde, usées par la pression. À cet instant, ses voisins remarquèrent son visage pâle et tentèrent de le laisser passer. Sa queue étant cachée par la longue cape qu’il portait et ses ailes soigneusement rentrée à l’intérieur de son dos pour ne pas le gêner, ils devaient le prendre pour un elfe. Il saisit l’occasion et, voyant un cercle vide un peu plus loin, plongea dedans, roulant dans la poussière au passage.
Il ne comprit jamais vraiment ce qui se passa ensuite. Il eut juste le temps d’inspirer une grosse goulée d’air frais et de réaliser qu’il avait buté dans quelqu’un quand quelque chose d’intangible le frappa.
Cela l’enveloppa tout entier et le tira dans tous les sens, comme pour l’écarteler. Il hurla – ça faisait mal ! – mais cela ne s’arrêta pas. Au contraire, la sensation s’intensifia et il sentit que ça poussait, poussait encore… puis il s’évanouit.
***
Sous le soleil de plomb et le velours noir, Kawa mourrait de chaud. Il se félicita que les elfes respectueux gardent leurs distances, sans quoi ils auraient eu à endurer l’odeur corporelle des quatre membres de la famille royale et, avec pareille température, elle dépassait le déplaisant pour atteindre les sommets de l’intolérable. Parfois, il se demandait qui avait eu la brillante idée de les forcer à garder pareils uniformes sous le chaud soleil du solstice. N’était-ce pas pousser le principe de l’Équilibre un peu loin ? Suivre cette logique aveuglément n’était pas plus malin que le point de vue des enfants de Lyth et de Sei.
Il ne parvint pas à pousser cette critique philosophique plus loin, distrait par les chuchotements incessants des deux personnes se trouvant juste derrière lui. Il connaissait bien Renaeyle, chercheuse attitré de la cour du roi depuis sa plus tendre enfance. Le deuxième, un vampire répondant au nom de Nama Ezrjl, ne lui inspirait guère confiance. Arrivé la veille au soir, ce membre de la Maison des empoisonneurs était capable de tenir une conversation aussi animée qu’incompréhensible avec la thaumatologue… ce que Kawa trouvait inquiétant.
Il se demandait où Nataos l’avait déniché ; c’était lui qui avait accueilli le vampire. Qu’est-ce que son frère avait à y gagner ?
Le discourt de son père s’acheva et des vivats retentirent, distrayant Kawa de ses pensées. Le roi tendit solennellement la main à la reine et tous deux avancèrent vers le cortège pour leur traditionnelle tournée de la ville. Kawa et Nataos avancèrent deux pas derrière eux, suivis par les deux scientifiques et les hauts elfes de la ville, ainsi que la délégation démoniaque – qui semblait déplacée avec leurs tuniques aux couleurs voyantes, mais que personne n’aurait osé exclure. Au moins les démons faisaient-ils de leur mieux pour ne pas montrer d’ennui.
Kawa profita du mouvement pour tendre l’oreille et épier la conversation de Renaeyle et Nama. Ils ne tentaient guère d’être discrets.
« … ahurissant ! disait Renaeyle. Si elle aboutit, on parviendra à…
— Oui, à créer artificiellement des êtres avec ces caractéristiques. Mais je n’en suis qu’au stade des essais-erreur…
— J’ai hâte que nous puissions nous rendre à mon laboratoire ! Vos recherches confrontées avec les miennes… Je suis certaine qu’elles se complètent !
— J’espère que nous pourrons nous entraider. Votre apport m’est précieux.
— Dire que je n’avais jamais pensé à analyser les pouvoirs vampiriques de cette manière… Imaginez ce que cela apporterait aux nations elfiques ! »
Le prince se demanda ce qui était le plus effrayant : le détachement et la froideur du vampire ou l’enthousiasme débordant de Renaeyle, qu’il n’avait jamais vu si excitée. Il voulut se retourner pour leur demander ce qui causait tant de débats quand il remarqua que la foule agissait bizarrement.
« Père… »
Le roi s’arrêta, sourcils froncés. La reine avait la bouche pincée, furieuse de l’interruption. Kawa ne perdit pas du temps ; d’un geste de la main, il fit comprendre au chef de la garde qu’il fallait intervenir.
Jhael était un soldat efficace et intelligent à qui Kawa pouvait se fier. Il organisa rapidement ses hommes qui dégagèrent les elfes effrayés sans augmenter la panique. Leur intervention les rassura et ils se laissèrent faire, se dispersant sans difficulté – le pire avait été évité.
Puis, d’un coup, un enfant émergea de la foule en courant et percuta Ceyn, qui fit un pas en arrière.
À cet instant, tout accéléra. La foule s’écarta d’eux, les elfes montrant des degrés divers de choc et de scandale. Les gardes, crispés, se précipitèrent pour protéger leur roi de l’agression et, augmentant encore la pagaille, les démons de la délégation eurent un mouvement vers l’avant. L’espace d’une seconde, Kawa crut qu’il s’agissait d’un attentat et manqua crier à la trahison – puis il entendit Lanek appeler l’enfant par son nom.
« Arkim ! Ce n’est qu’un enfant, bon sang, laissez-le ! »
Ayant compris la situation en même temps que lui, Nataos fit signe aux démons de reculer.
« Plus loin, leur imposa-t-il d’un ton sans réplique. Vous allez empirer la situation si vous restez si près. »
Ils obéirent avec réticence. Voyant qu’ils se trouvaient entre de bonnes mains – Nataos avait beaucoup de défauts mais il savait gérer les gens – Kawa s’empressa de rassurer les gardes et leur sommer de s’occuper de la foule. Ceyn semblait plus surpris que blessé.
« Qu’est-ce que cet enfant ?
— Je pense qu’il s’agit juste d’un accident, père. J’ai senti une déflagration de magie, mais elle ne venait pas de lui.
— En effet, confirma le roi. Elle venait de la Pierre. »
Kawa déglutit. Lui qui s’était cru tranquille…
« Que voulez-vous dire ?
— Nous sommes en train de nous donner en spectacle, les interrompit Sylve, la reine. Fais amener cet enfant au palais sous bonne garde. Nous analyserons ce qui vient de se passer quand la cérémonie sera terminée. »
Elle parlait avec la voix de la raison. Kawa appela Jhael, qui arriva sans tarder.
« Que l’un de tes meilleurs hommes le ramène chez nous et le fasse installer dans une chambre, ainsi que soigner si nécessaire. Qu’il ne le quitte pas des yeux. »
Jhael obéit sans sourciller ; Kawa reprit sa place dans le cortège. L’incident ne prit pas de proportions démesurées et le défilé continua sa route sans encombres, mais le prince n’était pas dupe : la crise aurait lieu lorsqu’ils rentreraient au palais et que sa mère réaliserait que l’enfant était un démon.
***
Ariel poussa la porte de la pièce et se figea. Il était venu trouver Lucifer en compagnie de Belzébuth, mais le Déchu semblait des plus… occupés. Un bel incube lui mordillait la nuque, lui murmurant des suggestions à l’oreille.
« Cesse ce petit jeu, protesta Lucifer en chassant les lèvres de son amant. Si je parviens à terminer mon travail, je me retirerai en ta compagnie, mais entretemps…
— Ne pourrait-on pas s’amuser d’abord ? Tu te concentreras mieux si tu es plus détendu. »
L’habile démon parvint à défaire sa ceinture, écartant les pans de sa tunique pour y glisser une main.
Ariel rougit. Depuis qu’il vivait en Bas, il avait rarement surpris Lucifer dans une position compromettante. Au début, il croyait même que ce qui se disait sur ses nombreux amants n’était que des rumeurs diffusées par des démons graveleux. Puis, un jour, il l’avait surpris qui embrassait avidement un démon, une main dans ses vêtements.
Ses illusions sur la chasteté de Lucifer avait ainsi été brisées ; restait que le Déchu était un homme discret sur sa vie privée, bien qu’il aimât parfois faire spectacle de sa vie publique… Ariel était donc choqué de le trouver ainsi abandonné, ses vêtements à moitié défaits laissant voir son torse glabre d’ange et sa peau blanche.
Lucifer posa ses papiers pour saisir le poignet de l’incube.
« Pas ici ! Tu sais que je déteste me donner en spectacle dans un lieu public.
— Eh bien, Ariel ? demanda Belzébuth depuis le couloir. Tu comptes rester figé là pendant combien de temps ? »
Le jeune garçon détourna vivement les yeux de cette vision par trop tentante – il ne savait pas trop s’il devait être scandalisé ou troublé – et, dans son mouvement, dévoila la scène aux yeux de Belzébuth.
Il vit l’exact instant où l’archidémon remarqua l’état de Lucifer : sa mâchoire se crispa et son regard se durcit.
« Eh bien, on s’amuse ? grinça-t-il. Je croyais que tu trouvais peu hygiénique le sexe dans les couloirs ? »
Lucifer se redressa, très digne, peu soucieux de sa tunique qui glissait. L’incube qui se trouvait à ses côtés avait l’air de paniquer un peu.
« Tes semblables ont parfois des arguments convaincants, répondit tranquillement le Prince.
— Un gringalet comme celui-là ?
— J’avais envie de m’amuser. Je serais bien allé trouver Lilith mais Sodome se trouve un peu loin et je crains qu’elle ne se soit toujours pas remise du fait que j’aie osé rejeter ses avances une fois. »
La tentative de distraction ne passa pas, mais Belzébuth crispa ses lèvres en un sourire.
« Bélial serait ravi que tu lui rendes visite, lui. »
Le regard du Déchu se congela et il referma sa tunique d’un geste sec. L’archidémon des Ténèbres fit un pas de côté ; il n’en fallut pas plus à l’incube pour déguerpir.
« Pourquoi me cherchais-tu ? lança Lucifer.
— Te chercher, moi ? Je voulais juste m’installer au calme pour… discuter avec Arael. Mais puisque les lieux sont pris… »
Ariel voulut protester – d’où sortait cette remarque ? – mais il n’en eut pas le temps ; la porte claquait derrière l’archidémon. Par Essiah que venait-il de se passer ? Rêvait-il ou…
« Il vient de te faire une scène de jalousie. »
Les mots étaient sortis tous seuls et il les regretta aussitôt. La réaction de Lucifer fut cependant des plus intéressantes : il éclata de rire.
« Ne sois pas naïf. Je suis son prince et il a tendance à se montrer possessif, comme tous les démons, mais cela s’arrête là. Rien de romantique entre nous. »
Une amertume sous-jacente transpirait de ses paroles, qu’Ariel ne perçut que parce qu’il était lui-même un maître du mensonge et des demi-vérités. Ainsi, Lucifer ne serait pas contre une telle évolution…
Cela n’aurait pas dû le surprendre. Le Déchu se sentait seul depuis sa Chute, une solitude que l’amitié des démons ne saurait combler. Un compagnon lui ferait du bien – sans doute était-ce ce genre de chaleur qu’il cherchait inconsciemment auprès de ses amants. Ils ne pourraient cependant combler ce vide, peu intéressés par une relation sérieuse et, surtout, trop jeunes, trop inexpérimentés, trop impressionnables. Lucifer avait besoin de quelqu’un capable de lui tenir tête.
« Et donc, tu as repoussé Lilith ? demanda Ariel.
— Oui, elle a essayé de me consoler peu après ma Chute. Je l’ai envoyée sur les roses. Ce n’est pas que je n’aime pas les femmes, comprends-moi bien ; je trouve leurs courbes agréables, leur peau douce et leur étroite humidité des plus confortables. J’apprécie tant leur compagnie que le plaisir que je peux partager avec elles, mais… »
Ariel comprenait. Comment pourrait-il ne pas comprendre ? Lui-même n’aurait pu se forcer à s’allonger avec une femme, même s’il y avait souvent songé, lorsqu’il vivait encore en Haut. La seule idée le faisait grimacer.
Cependant, le cas de Lucifer semblait différent ; d’après ses paroles, il avait connu des femmes intimement, ce qui rendait plus grande encore l’insulte faite à Lilith. Ariel se demanda dans quelle mesure il ne l’avait pas fait exprès. Après tout, elle était sa grande rivale comme éminence grise des Abysses – et, à présent, l’adolescent se demandait s’il n’y avait pas autre chose. Lilith avait le statut de femme parmi les archidémons, Asmodée et Azazel se posant davantage comme combattantes.
Cela faisait de Lucifer le rival amoureux de Lilith. Ariel se retint de pouffer.
« Quelle était-donc cette remarque au sujet des gringalets ? dit-il plutôt. J’en suis presque vexé ! Ne sommes-nous pas séduisants à notre façon ? »
Lucifer renoua sa ceinture avec un sourire sensuel qui fit frissonner le jeune homme pour la deuxième fois en quelques minutes. Son aîné ne l’avait pourtant jamais regardé de cette façon !
« Si, bien sûr, s’amusa Lucifer. Vous n’êtes juste pas mon style. Ta silhouette est charmante, Ariel, mais… un corps qui me plaque contre un mur, de grandes mains qui me caressent, des lèvres qui me dévorent le cou… Les mains qui me saisissent les hanches, la bouche qui se presse contre la mienne… Une langue qui s’impose, qui dispose de moi… Pouvoir m’abandonner à la force d’un homme… c’est ça que je veux vraiment. »
Le jeune homme déglutit. Apparemment, il ne s’était pas trompé sur les désirs du Déchu : il aimait qu’on lui tienne tête. L’espace d’un instant, il se demanda si tous les anges étaient bâtis sur le même modèle, faits pour être tentés par des démons.
Puis, il songea à Bélial, et porta sa manche au niveau de son visage pour masquer un sourire mauvais.
« Je vois, déclara-t-il, revenant à leur conversation. Évite de raconter cela en public cependant. Ils se trouvent bien assez attirant comme ça. »
Lucifer sourit. Ariel n’eut pas besoin de préciser de qui il parlait.
Le Déchu s’avança jusqu’à la porte et, en quelques secondes, il avait retrouvé son habituelle expression froide. Il sortit sans se retourner, le dos droit, sa cape flottant derrière lui. Alors qu’il s’en allait, Ariel permit enfin à ses lèvres de se courber en un rictus.
Face à Belzébuth, Bélial ne ferait jamais le poids.
***
« Ne vous en faites pas, ma Dame, je vous rendrai visite dans le courant de la soirée pour… parler poésie. »
La belle jeune femme pendue au bras de Nataos gloussa, avant d’exécuter une parfaite révérence. Le prince la suivit des yeux alors qu’elle s’éloignait avec grâce. Elle n’avait pas une conversation passionnante mais posait sur lui un regard brillant de fascination et elle disposait d’une beauté délicate. De plus, elle n’était pas repoussée par ses yeux et ses cheveux noirs, exotiques, certes, mais bien moins appréciables que les couleurs plus pâles prisées par les elfes. Il comptait bien tenir sa parole et la rejoindre.
Mais avant cela, il avait à faire.
Il poussa la porte de ses appartements et se rendit directement dans sa chambre. Avec délice, il se débarrassa de la lourde cape de velours noir qu’il avait porté toute la journée, la laissant glisser au sol sans faire de manières. Crapahuter dans toute la ville en vêtements de cérémonie ne pouvait que ruiner ceux-ci ; elle était fichue. Un serviteur la récupérerait sans doute et en raccourcirait l’ourlet pour se l’approprier, ou l’offrirait à une jolie fille pour qu’elle en fasse une robe.
S'asseyant sur son lit à baldaquins, il se déchaussa, soupirant en voyant ses belles bottes de cuir noir couvertes de poussière. Il ôta le reste de ses vêtements. Une bassine avait été préparée à son attention et il passa avec bonheur l’eau fraîche et odorante sur son corps, véritable soulagement après avoir subi sa propre transpiration toute la journée.
Il ne s’y attarda cependant pas plus que nécessaire. Il avait une heure avant la réception du soir, mieux valait la mettre à profit. Passant les vêtements plus légers mais toujours formels préparés par son page, il s’empressa de peigner ses longs cheveux noirs avant de ressortir. Il passerait chercher le reste de ses encombrants attributs princiers plus tard – inutile de s’embarrasser d'une nouvelle cape et d’une couronne, fût-ce un simple cercle d’argent, pour une visite informelle. Par contre, celles-ci lui seraient utiles lors de sa visite tardive à son invitée ; il serait sans doute d’autant mieux reçu qu’il était bien habillé.
Il traversa un dédale de couloirs avec la force de l’habitude, s’orientant sans y songer. De retour à Altayn après plusieurs mois passés à Alanths, la cité des dragons, il était heureux de retrouver le confort du palais – d’autant plus que sa mission comme ambassadeur avait été frustrantes.
Ceyn l’y avait envoyé pour négocier une alliance défensive contre les anges, qui gagnaient trop d’influence dans l’Univers. Bien entendu, les dragons avaient refusé – leur philosophie de l’Équilibre confinait au fanatisme et ils demeuraient neutres dans tous les conflits. Les elfes avaient adopté leurs principes mais vivaient dans un monde plus concret et, si anges ou démons les attaquaient, ils ne se laisseraient pas couper en pièces pour la beauté du geste.
Bien que Nataos ait pu prédire leur réaction, il avait essayé de gagner les dragons à sa cause, sans succès. Les mois passés sur place n’avaient pas été perdus, car il avait pu nouer de nombreux contrats commerciaux, mais il en restait tout de même insatisfait. Son retour lui permettait au moins de replonger dans une politique féconde, moins éprouvante pour ses nerfs.
Alors qu’il songeait, il atteignit sa destination : la tour réservée à Renaeyle et à ses petites expérimentations. L’édifice était une relique du passé, à une époque où le palais était un château fort ceint d’une muraille. Aujourd’hui, la partie fortifiée se réduisait à un pan de mur, un bâtiment long en grosses pierres et doté d’un étage qui servait de caserne à la garde royale et où Kawa avait son bureau, et la Tour de la Science. Personne ne voulait y vivre car le confort y était restreint. Néanmoins, elle convenait parfaitement pour les recherches car ses murs tenaient le coup malgré certains échecs explosifs et assez isolée pour que personne ne vienne y ennuyer la chercheuse.
Comme Nataos s’en doutait, Renayele s’y trouvait en compagnie de Nama, penchée avec lui sur des pages de notes.
Il s’arrêta un instant pour observer le vampire sans être vu. Ses cheveux noirs et bouclés dénonçaient sa qualité d’étranger – la famille Teynan était une des rares dotées de cheveux foncés parmi les elfes – et ses iris rouges trahissaient sa nature de ska. En dehors de cela, sa tenue était de bonne facture quoiqu’un peu débraillée, rien d’impardonnable pour un érudit.
Nama était arrivé en ville la veille et avait demandé immédiatement à entrer en contact avec la chercheuse royale. Nataos, intrigué, lui avait donné l’autorisation demandée, et venait à présent vérifier si ses instincts ne l’avaient pas trompé.
« Navré de vous déranger, mentit Nataos en faisant un pas en avant. Je vois que vous vous êtes déjà mis au travail.
― Merci encore de m’avoir permis de venir, fit le vampire en inclinant la tête. Je n’avais pas osé espérer que nos recherches se complémenteraient à ce point. »
Voilà qui s’avérait intéressant.
« Je vous écoute ? À moins, bien sûr, que cela soit trop compliqué… »
Personne ne disait à un membre de la famille royale qu’il était stupide. Renaeyle s’empressa d’entamer ses explications.
« Nama a réalisé que les vampires sont des créatures physiquement magiques, c’est-à-dire qui ont besoin de la magie pour vivre, contrairement aux elfes ou aux démons qui ne font que l’utiliser.
― La biologie seule ne nous permettrait pas d’assimiler le sang comme nous le faisons, élabora Nama.
― Exact ! Cela veut dire qu’il y a quelque chose qui permet de lier la magie au corps, donc de modifier artificiellement le physique d’animaux, de l’améliorer pour en faire des serviteurs puissants ! »
Nataos tombait de haut. Il avait toujours considéré Renaeyle comme un parasite inutile, mais cette fois il avait espéré quelque chose d’intéressant.
« Vous voulez dire, en utilisant la métamorphose ? » demanda-t-il sans prendre la peine de cacher son ennui.
À sa grande surprise, les deux scientifiques ne furent pas piqués à vif. Au contraire, ils échangèrent un regard de connivence.
« En fait, contrairement à la métamorphose, cela permettrait de modifier l’essence même d’une créature, reprit Nama. Ses descendants hériteraient ainsi de ses, euh, pouvoirs artificiels.
― Et si nous parvenons à comprendre comment cela fonctionne, nous pourrions offrir à un animal la capacité de régénération des vampires sans que nous ayons à les nourrir de sang ! »
Le prince écarquilla les yeux, tout ennui évaporé. Cela allait plus loin qu’il n’avait espéré… mais il n’avait pas l’éternité devant lui.
« Combien de temps vous faudrait-il pour mettre cela en place ? »
Renaeyle soupira.
« C’est là que le bât blesse. Nama a déjà fait de nombreuses recherches mais impossible de comprendre la façon exacte par laquelle la magie se connecte au corps.
― À terme, continua Nataos, serait-il possible de transformer ainsi des elfes ? »
Renaeyle s’agita sur sa chaise, mal à l’aise.
« Peut-être, nous l’ignorons encore. Nous devrions dans ce cas trouver des gens capables de supporter une telle transformation. »
Nataos fronça les sourcils, s’installant à table avec eux – ils ne l’y avaient pas invité, mais la conversation risquait de durer plus longtemps qu’il ne l’avait escompté.
« Supporter ?
― Oui. Il s’agit là de modifications lourdes par une méthode scientifique. Nous doutons que n’importe qui sache s’adapter – ou, plus exactement, que le corps soit assez adaptable. »
Malgré ce bémol – qu’ils sauraient un jour contourner, ou du moins le prince l’espérait-il – Renaeyle triomphait et parlait en agitant les mains, un manque de dignité qui ne lui échappait que lorsqu’elle était vraiment enthousiaste. Nataos soupira intérieurement. Il ne vivrait peut-être pas assez vieux pour voir la réalisation de ces recherches, mais cela pouvait toujours s’avérer utile.
Autant préparer le terrain dès à présent.
« Je vous félicite, tous les deux. Je ferai en sorte que vous ayez les fonds nécessaires pour continuer sur cette voie. Vous comprenez que le Haut Conclave serait très satisfait d’avoir à ses ordres une armée composée de ces créatures améliorées. Cela nous mettrait définitivement à l’abri tant des anges que des démons. »
Les yeux de Renaeyle brillaient déjà de plaisir à l’idée de tant de reconnaissance. Nama, néanmoins, semblait perplexe.
« Je croyais que le Haut Conclave des Elfes ne traitait que de questions commerciales ou de gestion interne entre les nations elfiques ? »
Nataos lui fit un sourire confiant et posa une main sur son avant-bras – il le sentit tressaillir au contact.
« Justement. De tels serviteurs ne pourraient rester aux mains du seul royaume d’Hedyrn, ce serait perçu comme une menace par les autres souverains. Si par contre nous mettons ces recherches au service du plus grand nombre, nous protégerons les elfes dans leur ensemble tout en voyant notre prestige augmenté. »
Le vampire acquiesça sans insister, mais Nataos voyait qu’il demeurait dubitatif. Peu importait ; à ce stade, son silence suffirait, et il se tairait s’il voulait continuer ses recherches.
Nataos avait des années devant lui pour préparer les elfes à cette idée. Des elfes améliorés, mis au service de tous… Le Haut Conclave s’impliquant dans la politique extérieure et le royaume d’Hedyrn mis en avant – ainsi que Nataos lui-même… Cela pouvait mener à une unification des nations elfiques.
Auxquelles il faudrait un souverain.
***
Au mur, l’horloge cliquetait en prenant son temps. Hashiel se demanda s’il pouvait forcer l’aiguille à avancer plus vite. Quand Uriel partirait-elle enfin ? Ces dernières semaines, elle avait terminé son travail assez tôt, malgré les troubles en Eden. Cependant, ce soir-là, elle semblait décidée à rester dans son bureau jusqu’à la nuit tombée.
Nerveux, il gribouilla quelques mots sans queue ni tête sur une feuille pour faire semblant de travailler. Puis, du coin de l’œil, il vit l’archange s’étirer et refermer le dossier sur lequel elle travaillait. Il retint un soupir de soulagement.
« Je pense que ce sera tout pour aujourd’hui, je vais rentrer. Tu peux faire de même, Hashiel.
― Je vous remercie, je vais terminer ceci d’abord. Je fermerai le bureau en partant, bien sûr. »
Uriel le remercia et partit sans plus tarder. Il continua de griffonner pendant quelques minutes, afin d’être certain qu’elle ne reviendrait pas. Alors, il se leva d’un bond et farfouilla dans les notes qu’elle avait prises durant la journée. Sourcils froncés, il perdit dix bonnes minutes avant de décider qu’il n’y avait rien d’intéressant – et que, à nouveau, les archanges ne semblaient pas prêts à discuter de changement.
Irrité, il passa son manteau et éteignit la magie des globes de lumière, puis se dépêcha de sortir. Il allait arriver en retard…
Il s’obligea à marcher dans les rues, pour éviter de se faire repérer. Par chance, la réunion se tenait dans le centre-ville et il ne lui fallut que quelques minutes avant de se retrouver devant la porte d’un commerce où il toqua. Quelqu’un lui ouvrit et il entra rapidement ; il était le dernier.
À présent qu’ils étaient tous réunis, ils allaient à nouveau pouvoir avancer. Les conservateurs leur donnait le nom de rebelles, mais en réalité, ils plaidaient pour ce que certains démons avaient déjà obtenu en Bas : la liberté.