Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 5

« Temps est né exactement au même moment que Création, car Sa seule action d'exister a donné un sens à la notion de durée. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

Un globe crépitant de magie de foudre alla exploser contre le bouclier brandi par Raguel. L’objet servait juste d’aide physique pour concentrer sa magie, bien sûr ; la Foudre chercha à l’atteindre via le métal mais fut fermement retenue par l’aura de l’archange. En riposte, une gerbe de flammes fila vers Raphaël, qui les dispersa d’une main.

« Tu n’es pas en forme, aujourd’hui ! » le provoqua-t-il.

Raguel fit un sourire placide. Les flammes dispersées reparurent d’un seul coup, enveloppant Raphaël qui eût juste le temps de se protéger de son aura, l’intense chaleur roussissant ses vêtements. À une vitesse inhumaine, il fonça vers son ami, concentrant la Foudre entre ses mains.

Leurs deux auras se rencontrèrent en un choc qui mit à mal les défenses de la salle d’entraînement ; les nombreux anges qui s’étaient précipités pour assister au combat eurent un mouvement de recul, et beaucoup déployèrent leur propre aura pour se protéger des émanations magiques.

Finalement, la poussée se fit plus forte côté Raguel et Raphaël fut forcé de reculer… puis, d’un seul coup, leurs auras se rétractèrent et disparurent. Épuisé, l’archange de la Foudre posa un genou au sol.

« C’est bon, tu m’as écrasé. Mais appeler des élémentaires à l’aide pour renflouer ta magie, ce n’est pas du jeu.

— Il faudra le mentionner dans les règles la prochaine fois », sourit Raguel en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

Des applaudissements partirent de la galerie où se trouvaient les spectateurs. Tous deux firent un signe de main vers leurs anges puis se replièrent vers les vestiaires. Raphaël se laissa tomber sur une banquette alors que Raguel retirait sa tunique trempée de sueur et de poussière.

Raphaël eut la satisfaction de remarquer que les cheveux de son ami se hérissaient dans tous les sens. Électricité statique, sans doute, résidus de ses propres attaques.

« Comment va Rémiel ? demanda-t-il en attrapant une serviette pour s’éponger le front.

— Mieux, répondit Raguel avant de s’asseoir à son tour pour retirer ses bottes. Elle est encore choquée mais elle se remet. Pourvu que d’autres accidents n’arrivent pas.

— J’aurais compris si quelqu’un avait dit ce genre de chose à Saraqael ou à Gabriel, mais à elle… »

Raguel déboucla sa ceinture, impassible – ou plutôt, affichant son éternel sourire. Raphaël tenta de déchiffrer son expression alors qu’il terminait de se déshabiller mais, comme toujours, c’était impossible.

« Vous êtes proches, tous les deux », tenta-t-il.

La remarque intrigua l’archange du Feu qui leva les yeux vers lui.

« Oui ?

— Et vous l’avez toujours été, continua Raphaël, avant de décider que seule une question directe ferait parler l’archange du Feu. Raguel, est-ce que tu l’aimes ? »

L’homme aux cheveux roux sourit encore.

« Oui », répondit-il simplement.

Raphaël eut envie d’écraser son poing sur cette expression pour l’effacer. Mais elle ne changeait jamais.

« Je ne pense pas qu’elle soit insensible à tes charmes elle-même.

— Je sais. »

Cela fit perdre à Raphaël ses dernières bribes de patience.

« Alors pourquoi diable n’es-tu jamais allé plus loin ? Nous sommes des anges, d’accord, mais le mariage existe. Depuis le temps… »

Raguel saisit une serviette et la noua autour de ses reins. Un instant, l’archange de la Foudre crut qu’il ne lui répondrait pas et prépara d’autres arguments à lui lancer à la figure, mais l’autre reprit la parole :

« Je ne peux pas l’épouser dans l’état actuel des choses. Et toi-même, avec Uriel ? »

Le changement de sujet le prit par surprise et lui fit venir le rouge aux joues.

« Il n’y a jamais rien eu entre nous.

— C’est ce qu’on dit ! Elle s’affirme depuis quelque temps, la petite… »

La tentative de distraction était évidente mais Raphaël connaissait son ami ; s’il ne voulait rien dire de plus, personne ne le ferait changer d’avis. À vrai dire, que Raguel ait répondu en premier lieu était surprenant.

D’un autre côté, l’archange du Feu n’aurait pu être plus sibyllin. L’état actuel des choses, c’est-à-dire ? La guerre, les tensions en Eden ? Si Raphaël ne se trompait pas, Raguel s’intéressait à Rémiel depuis bien plus longtemps.

Dire qu’il avait la possibilité de se marier avec celle qu’il aimait et qu’il ne la saisissait pas… Raphaël aurait voulu trouver une âme sœur parmi les autres immortels, fonder une famille peut-être. Que Raguel puisse le faire et s’en abstienne… il ne comprenait pas.

L’archange du Feu se dirigea vers les douches communes – ce genre d’endroit était rare et leur utilisation mal vue mais, après un entraînement pareil, ils préféraient tous deux se rincer avant de rentrer prendre un bain plus privé dans leurs appartements respectifs. Raphaël lâcha un soupir et se décida enfin à déboutonner sa tunique.

Alors qu’il relevait les yeux un instant, il croisa le regard de Raguel, dont les lèvres s’étirèrent à nouveau. D’un coup, Raphaël sentit un frisson le traverser – ce sourire semblait subtilement différent des autres et, sans savoir pourquoi, il avait envie de déployer son aura autour de lui pour se protéger. Puis Raguel lui fit un signe de main, passa la porte, et Raphaël resta seul.

 

***

 

Arkim avait une sensation bizarre. Bien qu’il émerge à peine du sommeil, il sentait que quelque chose clochait. Il y avait eu la foule, puis cette sensation étrange avec sa magie, et là… il était allongé sur un lit moelleux et sa peau sentait la citronnelle.

Cette réalisation le sortit d’un coup de son état cotonneux. Il ouvrit les yeux et se passa une main dans ses cheveux. Ils étaient propres et peignés – ce qui n’était plus arrivé depuis longtemps. Il voulut se redresser mais son mouvement fut trop rapide ; des étoiles vertes lui dansèrent devant les yeux.

« Ouch…

— Vous feriez mieux de vous rallonger. »

Il sursauta encore en voyant un homme assis près de son lit – visiblement un Seigneur, car il portait le noir et que ses vêtements étaient de qualité.

Paniqué, Arkim chercha une sortie du regard – il n’avait plus sa cape, avec ses cheveux bordeaux, sa queue et ses crocs, impossible de le confondre encore avec un elfe ! Que faisait-il là ? Et l’autre se tenait entre lui et la porte ! Un instant, il eut une hésitation vers la fenêtre mais un coup d'œil le dissuada : ils se trouvaient à l’étage. Pourquoi n’avait-il pas demandé aux démons de lui apprendre à voler tant qu’il les avait sous la main ?

« Du calme, tu es en sécurité pour l’instant. Te souviens-tu de ce qui s’est passé ?

— Plus ou moins, Monseigneur… »

L’elfe eut un sourire satisfait et Arkim réalisa qu’il lui avait parlé en elfique plutôt qu’en Antique, la langue des démons.

Un doute affreux le traversa. Par Faljan, il espérait qu’il n’allait pas causer des soucis à Lanek et aux autres !

« Tu as bousculé Son Altesse Ceyn Teynan Hedyrn, annonça alors l’homme comme un coup de massue. C’est probablement le contact de la Pierre avec une créature maléfique telle que toi qui a provoqué ton évanouissement. »

Livide, Arkim n’osa pas lever les yeux, fixant ses mains qui agrippaient les draps de lin. Il avait fait du mal au Roi. Il avait causé un accident avec la révérée Pierre ! C’était impardonnable, et il le savait.

Avec rage, il sentit des larmes lui monter aux yeux. Il serait fort, il ne protesterait pas quand la punition arriverait, quelle qu’elle soit. Il s’était montré présomptueux, avait voulu toucher Essiah du bout des doigts – et s’y était brûlé.

L’elfe dit alors une phrase en une langue qu’il ne reconnut pas. Peut-être de l’Antique ? Cela ressemblait à la façon dont Lanek et les autres parlaient parfois entre eux. Hésitait, il leva le nez pour croiser son regard entre les mèches de ses cheveux. L’autre sourit, le faisant prestement rabaisser les yeux.

« Je t’ai demandé ton nom, enfant.

— Excusez-moi, Monseigneur, je n’avais pas compris. Je m’appelle Arkim.

— Tu parles bien notre langue pour un démon.

— J’ai eu l’honneur de grandir dans le Royaume d’Hedyrn, Monseigneur. Je viens d’un bourg à quelques jours d’ici à dos de wyverne.

— Tu es venu pour les fêtes de la Lumière ? »

Vivement, Arkim traça le signe de Nemess, les Ténèbres, sur son front. C’était la coutume quand on prononçait le nom de Son opposé, afin de rétablir l’Équilibre.

« Oui, répondit-il. C’était magnifique. »

Il se permit ce compliment dérisoire tout en se demandant pourquoi un Seigneur prenait la peine de lui poser ces questions. Qui était-il ? Pourquoi n’était-ce pas un garde qui l’interrogeait ?

L’homme dut voir son trouble car il leva une main comme pour l’apaiser.

« Je réalise que ce fut un accident. Je pense pouvoir te laisser repartir avec le Seigneur Lanek. »

La première réaction d’Arkim fut la surprise – Lanek, un Seigneur ? – et la deuxième, l’horreur. Celle-ci lui fit trouver assez de courage pour relever la tête.

« Mais je suis chez moi ici ! »

Il s’empourpra en réalisant ce qu’il venait de dire.

« Dans le Royaume, enfin, parmi les elfes… je pense. Pas ici-ici, dans le palais.

— Tu rejettes ma proposition ? »

Le garçon déglutit, mais acquiesça.

« Je dois te prévenir, dit l’elfe. Mes parents et mon frère pensent encore que tu es un des nôtres, ils risquent de ne pas apprécier d’avoir hébergé un démon. »

Arkim battit des paupières, interrogateur. Seulement alors il réalisa que l’autre avait des cheveux noirs, des yeux bleus et des traits familiers – et il portait la couleur de Nemess, les couleurs d’Hedyrn ! Pourtant, il ne pouvait pas y croire. Il plissa les yeux pour mieux le regarder, mais impossible de se décider. Il ne pouvait tout de même pas être…

« Je réalise que j’ai eu l’impolitesse de ne pas me présenter d’emblée, vous m’en excuserez. Je suis Kawa Hedyrn.

— Oh Faljan… Je veux dire, Monseigneur ! Je… ne mérite pas, je… »

Arkim réalisa qu’il babillait, pire, qu’il avait pris la parole sans qu’une question lui soit posée, et il referma la bouche dans un claquement sec. Stupéfait, il constata que l’autre se retenait de rire.

« Définitivement pas une éducation démoniaque, bien que je te soupçonne d’être un enfant des rues. »

C’était un coup bas. Il était habillé… de lin, par Nemess, comme les draps ! Ils avaient dû le récurer… et ses habits, où étaient-ils ? Seigneur… Il se sentait trop souvent mortifié à son goût, ces derniers temps.

 

***

 

Kawa regarda le pauvre enfant qui ne savait plus que dire ni faire. Il avait été aussi poli qu’il avait pu l’espérer et parlait un elfique dénué d’accent. Ses manières laissaient à désirer mais il ne se montrait pas aussi rustre que le démon moyen.

Il était intéressant.

Son aura, peu entretenue, pulsait de puissance brute malgré son jeune âge. Son esprit paraissait vif. Le prince n’avait pas envie de laisser cela se perdre, d’autant plus qu’il deviendrait sans doute un allié redoutable une fois adulte – si la réputation des démons de sang ne mentait pas.

« Tu ne veux pas partir, mais je doute que mon père accepte de te laisser retourner d’où tu viens. »

Dans le cas contraire, il se chargerait lui-même de le convaincre.

Arkim avait l’air légèrement désespéré, à cet instant, et Kawa décida de se lancer.

« Si je te proposais d’entrer à mon service, qu’en dirais-tu ? »

Le gamin en resta sans voix. Le prince attendit patiemment qu’il parvienne à formuler une réponse.

« Je ne serais pas digne…

— C’est à moi d’en décider. Quelle est ta réponse ? »

Il le pressait un peu, mais plus vite il cèderait, plus vite il accepterait l’idée.

Comme il s’y attendait, Arkim inclina le buste, raide et incrédule.

« J’en serais honoré, Monseigneur. »

C’était ce que Kawa voulait entendre. Il se leva.

« Repose-toi, déclara-t-il. J’enverrai un serviteur pour prendre soin de toi. En attendant, reste ici. »

Le garçon opina du chef et le prince sortit sur un dernier sourire. Restait à régler un point délicat et, pour ce faire, il devait parler au Seigneur Lanek.

Le trouver ne fut pas difficile. Depuis l’incident, le diplomate avait sagement décidé de rester dans ses appartements. Il ne fut guère surpris de le voir arriver.

« Comment va le petit ? demanda le démon tout de go, sans chercher à cacher qu’ils se connaissaient.

— Plutôt bien, étant donné les circonstances, répondit Kawa. De qui s’agit-il au juste ? »

Autant imiter ses manières brusques. D’expérience, le prince savait que l’approche directe avaient plus de succès chez les démons, contrairement aux vampires qui préféraient, comme les elfes, faire preuve de plus de subtilité.

« Nous l’avons rencontré en cours de route et accompagné jusqu’ici. Je ne pensais pas entendre à nouveau parler de lui, surtout aussi vite. »

À ce stade, Lanek n’avait aucune raison de lui mentir, mais cette réponse était surprenante.

« Vous n’en savez pas plus que ça ?

— Je crains que non. Mais c’est un brave garçon, il ne mérite pas d’être jugé sévèrement. Un gamin des rues, oui, pas un idiot. »

L’avis de Lanek rejoignait donc le sien. Kawa doutait qu’il l’eût pris sous sa protection, démon ou non, si le gamin ne lui avait pas fait bonne impression.

« J’essayerai d’en convaincre mon père, finit par dire le prince. Je pense pouvoir trouver place pour ce jeune homme à mon service. Je suppose que j’aurai votre soutien ?

— Si je peux vous aider à sortir Arkim de ce mauvais pas, je le ferai. »

Parfait. L’incident restait, après tout, mineur ; son père n’irait pas à l’encontre d’un Seigneur-démon avec lequel il était en pleines négociations. Cela ferait mauvais genre.

« Je vous en remercie, Seigneur Lanek.

— C’est moi qui vous remercie, Prince Kawa. J’espère qu’Arkim ne vous décevra pas. »

Le jeune elfe sourit.

« L’avenir nous le dira. »

 

***

 

Sylve, reine des elfes d’Hedyrn, était une femme superbe. Ses longs cheveux d’un blond presque blanc lui tombaient en bas du dos lorsqu’ils étaient lâchés mais elle les coiffait toujours de façon sophistiquée, les entrelaçant avec des fils d’argent ou des perles de la même couleur que sa peau pâle. Elle portait des vêtements de soie ornés de dragons stylisés ; ses traits incarnaient le summum de l’esthétique elfique, minces sans être maigres, et ses yeux ovales d’un brun très clair ne reflétaient que rarement ses émotions, comme il se devait pour une personne de si haut rang.

Cependant, lorsqu’une contrariété durcissait le pli de ses lèvres et alignait ses sourcils, son visage devenait un masque de dureté.

« Il n’est pas question qu’un démon de sang reste notre invité une minute de plus. »

Son ton avait de quoi faire céder n’importe qui. Fort heureusement, Ceyn avait l’habitude de gérer les humeurs de sa femme et il se contenta de la fixer sans rien dire, la laissant s’énerver seule.

« Mon roi, vous ne pouvez tout de même pas prétendre voir une créature pareille vivre entre nos murs ! insista-t-elle. Non seulement ce n’est pas un elfe mais en plus il se nourrit de sang. Déjà qu’un vampire partage notre toit… mais eux au moins sont civilisés ! »

Ceyn ne dit toujours rien, ce que Nataos ne pouvait qu’admirer. Il avait lui-même du mal à toujours garder le sang-froid que son rang exigeait et avait parfois été jusqu’à exploser de colère en privé. Ceyn, lui, montrait l’image même du Roi calme et posé dont tous les elfes rêvaient. Le couple royal était décidément à la hauteur de son titre.

Voyant que ses arguments ne portaient pas et que la décision de son époux semblait irrévocable, Sylve se rapprocha de lui pour le regarder dans les yeux, des yeux de glace du même bleu que ceux de Kawa. Ceyn ne cilla même pas, et elle finit par se replier vers la porte.

« Soit. Puisque votre décision est prise, je ne peux que m’incliner. Mais le jour où il posera des problèmes – en admettant que sa seule présence n’en soit pas un – vous ne pourrez que vous apitoyer sur vous-même. »

Elle ouvrit la porte et sortit dignement. Elle salua Nataos d’un signe de tête mais ignora Kawa qui se trouvait juste à côté. Celui-ci le méritait ; sans doute avait-il convaincu leur père de garder Arkim avant que sa mère ne réalise la race de ce dernier, précisément parce qu’il s’était douté de sa réaction. De plus, Nataos avait toujours été le préféré de leur mère.

Ceyn prit Kawa à part pour parler de détails plus particulier concernant la garde royale qu’il avait à sa charge et Nataos se retira, prenant le chemin de la tour de Renaeyle. Quelque part, il était curieux. À quoi donc ressemblait ce fameux démon de sang ? Il n’y avait guère prêté attention lors de la cérémonie, tout s’était déroulé trop vite et il avait eu d’autres préoccupations en tête, comme la façon de manipuler les deux scientifiques qui se trouvaient à présent à sa solde afin d’acquérir le pouvoir qu’il convoitait.

Une idée lui vint alors qu’il traversait un énième couloir. Il avait cru entendre Nama se plaindre du manque de matière première. Pourrait-il utiliser le sang de ce démon pour ses expériences ? Le prince s’arrêta net et y songea un instant. Oui, cela semblait logique ; après tous les démons de sang étaient des vampires.

Il fit aussitôt demi-tour, tournant le dos à la tour pour aller vers les appartements de sa mère. Ce soir-là, Ceyn avait imposé son avis, mais Nataos savait qu’il serait soulagé de trouver un compromis avec sa femme, qui pouvait lui mener la vie dure. Or, il convaincrait facilement sa mère qu’Arkim lui serait utile ; après tout, elle aussi rêvait de le voir recevoir le titre qui lui était dû.

 

***

 

Adossé à une balustrade décorée de dragons, Arkim observait la cour bourdonnante d’activité en contrebas. Cinq wyvernes s’y ébrouaient bruyamment, impatientes de partir. Elles étaient bien plus belles que celles que Lanek avaient acheté pour venir ; l’aile du démon blessé était toujours au repos et Ceyn Edryn Teynan voulait montrer la qualité de l’hospitalité elfique. Les animaux portaient d’ailleurs de gros coffres de bois remplis de cadeaux pour Belzébuth. Arkim se demanda quel genre de présents les démons avaient amenés, eux. Ils étaient venus presque les mains vides…

Cette réflexion lui rappela qu’ils allaient partir et il poussa un gros soupir. Il ne vivait au palais que depuis quelques jours mais il n’aurait pas tenu le coup s’il n’avait pu d’éclipser de temps en temps pour les rejoindre. Eux ne le regardaient pas de haut, même s’il avait appris depuis qu’ils étaient tous des Seigneurs-démons ; ils lui manqueraient beaucoup. Le garçon passait le reste de ses loisirs avec les serviteurs, qui ne l’acceptaient pas comme un des leurs.

Arkim posa son menton sur ses coudes croisés, faisant la moue en regardant les domestiques s’affairer. Il se trouvait sur le balcon du bureau de Kawa, auquel il avait accès sans restriction – tant qu’il ne touchait à rien, avait précisé le prince. Il aimait s’y rendre parce que cela lui permettait de voir une grande partie du palais, étant donné sa position élevée : il s’agissait du seul bâtiment doté d’un étage à l’exception notable de la Tour de la Science, le laboratoire de Renaeyle. Les fortifications dataient d’une époque lointaine où la paix ne régnait pas entre les différentes nations elfiques ; elles ne servaient à rien contre les autres créatures magiques qui, pour la plupart, étaient dotées d’ailes. Heureusement, les dragons étaient des créatures pacifiques qui ne visitaient le royaume que pour distiller leur science ou par pure courtoisie. Aucun mur n’aurait pu arrêter ceux-là.

Arkim devrait descendre pour leur faire ses adieux avant leur départ officiel, mais il manquait de courage. Il se résigna néanmoins et fila à l’intérieur, marchant aussi vite qu’il le pouvait sans courir. Les quelques domestiques qu’il croisa lui lancèrent des regards réprobateurs, mais il les ignora.

Son vernis d’indifférence s’effrita dès qu’il se retrouva devant la porte des appartements réservés aux invités. N’allait-il pas les déranger dans leurs préparatifs ? Peut-être ne voulaient-ils pas le voir, trop occupés…

Il faillit recevoir la porte sur le nez quand elle s’ouvrit brusquement, et ne dut son salut qu’à ses réflexes rapides. Son air surpris fit éclater Lanek de rire.

« Eh bien, jeune homme ! En voilà des manières.

— Excusez-moi, marmonna le garçon en rougissant. J’allais frapper, mais… »

Il laissa sa phrase en suspens. Le grand démon ne lui en tint pas rigueur et fit un pas de côté pour l’inviter à entrer, ce qu’Arkim se dépêcha de faire.

« J’allais partir à ta rencontre, avoua Lanek. Nous étions inquiets de ne pas encore t’avoir vu.

— J’ai trop souvent imposé ma présence.

— Ne raconte pas n’importe quoi, l’interrompit Nhecza. Si tu nous avais dérangés, tu l’aurais su, je peux te l’assurer. »

Elle avait raison. Arkim s’inclina très bas devant eux – ils étaient tous là, parés pour le départ, leurs capes sur les épaules.

« Merci. Merci beaucoup. Pour tout. »

Il ne trouvait pas de meilleurs mots ; l’éloquence n’avait jamais été son fort. Mais il espérait qu’ils comprenaient.

Deux bras solides l’étreignirent et il se retrouva collé à la poitrine menue de Nhecza. Très vite, un autre démon les rejoignit pour les serrer tous les deux et Arkim sentit Lanek qui lui ébouriffait les cheveux dans un mouvement désormais familier. Cela avait tendance à l’exaspérer mais, cette fois, il en eut presque les larmes aux yeux.

« Nous sommes contents de voir que tu as trouvé un protecteur puissant. Kawa saura faire quelque chose de toi. »

Lanek parlait pour eux tous, et cela fit plaisir à Arkim. Ils le relâchèrent enfin et reculèrent, et le diplomate posa une main sur son épaule.

« Si néanmoins tu as des ennuis, déclara-t-il, si un jour la protection de Kawa ne suffit plus, n’hésite pas. Viens me trouver à Pandémonium, dans la Haute Ville. »

Arkim hocha vigoureusement la tête. Il y eut encore quelques étreintes, deux-trois anecdotes, puis quelqu’un toqua à la porte. Il s’inclina très bas en voyant le prince Kawa entrer.

« Navré de vous déranger, mes amis. Je viens vous voler Arkim afin de le confier à quelqu’un durant la cérémonie de votre départ. »

Le garçon en fut presque soulagé : il n’aurait pas à attendre seul dans un coin, se cachant des autres domestiques. Il portait comme eux la livrée noire et blanche du palais mais ils n’avaient décidément rien en commun.

Le prince échangea quelques banalités avec les démons, puis laissa Arkim faire un dernier tour d’embrassades. Le garçon suivit ensuite son maître dans les couloirs, fermant les yeux très fort pour empêcher ses larmes de couler.

Il espérait les revoir un jour, tous. S’il pouvait, lors d’un voyage, les recroiser, ce serait formidable ! Malgré cette envie, il effleura du bout des doigts l’amulette de Nemess qu’il portait au coup, espérant ne jamais avoir besoin de leur aide au point de devoir aller la chercher.

Une fois arrivé, il dévisagea avec curiosité la personne qui l’attendait, devinant que cela durerait sans doute plus qu’un après-midi.

Il s’agissait d’une elfe rousse au nez pointu, plus musclée que ne le préconisaient les canons de beauté du royaume et habillée de vêtements à la coupe masculine. En général, seules les femmes de la plèbe ou de l’armée empruntaient cette mode ; l’épée qu’elle portait à la ceinture confirmait qu’elle appartenait à la deuxième catégorie.

« Voici Enngyl, lui annonça Kawa en lui laissant juste le temps de les saluer. Elle te servira de professeur lors de tes premiers temps parmi nous. Tu lui obéiras comme à moi. »

Enngyl lui adressa un sourire franc, mais Arkim baissa la tête devant son regard inquisiteur. Elle avait les yeux très verts, étranges, presque aussi intenses que ceux d’un démon.

« Je suis à votre service, ma Dame.

— Pas de dame pour moi, gamin. Mais si tu tiens à me donner un titre, tu peux m’appeler maître Enngyl. »

Il acquiesça timidement et fut surpris de la voir lui tendre la main. Il hésita quelques secondes avant de la prendre, et fut secoué par sa poigne ferme. D’où Nemess sortait-elle ?

« Ce petit a presque autant de manières qu’un jeune elfe, s’amusa Enngyl.

— C’est pour ça que je me suis dit que tu lui conviendrais comme professeur. »

Les deux elfes échangèrent un regard de connivence. Ils se ressemblaient un peu, bien qu’Enngyl soit plus âgée et plus typée elfe à côté des cheveux sombres de Kawa. Arkim se demanda d’où ils se connaissaient.

« Bien. Je propose que vous commenciez tout de suite ?

— Suis-moi, Arkim. »

Le garçon salua le prince avant de filer à la suite de son nouveau professeur. Son rythme était rapide et il eut du mal rester à sa hauteur. Il fut dépité de voir leur destination : la bibliothèque.

« Je… je ne sais pas lire, ma D… maître.

— Je m’en doute, c’est pourquoi je vais t’apprendre, jeune sot. Quel meilleur endroit qu’ici ? »

Il jeta un regard paniqué aux énormes étagères, mais s’assit à la table qu’elle lui indiqua. Son soulagement fut grand lorsqu’il la vit prendre une ardoise et un bout de craie : elle ne lui ferait pas gâcher du parchemin.

« Première leçon : est-ce que tu sais écrire ton propre nom ? »

Arkim opina.

« Pas très bien, mais oui. La calligraphie n’est pas très régulière, mais…

— C’est un début, approuva-t-elle. Montre-moi. »

Il s’appliqua donc, sourcils froncés. La craie était difficile à tenir, ce n’était pas comme un bâton et elle lui blanchissait les doigts. Néanmoins, il parvint à un résultat plus ou moins concluant et récolta un hochement de tête.

« Très bien. Est-ce que tu sais me citer les différentes lettres, dans ce cas ?

—A, R, K… »

Les heures passèrent rapidement et, après que la première se soit écoulée, Arkim découvrit avec stupeur qu’Enngyl était la cousine du prince Kawa. Ses manières informelles le déconcertèrent d’autant plus qu’elle était de sang royal ; en même temps, elle n’était pas très conventionnelle. Bien que considérées comme capables, les femmes n’étaient pas encouragées à donner leur avis en politique, mais Enngyl avait néanmoins décidé de faire carrière dans l’armée. Sur le terrain, affirma-t-elle, tous devenaient égaux.

Des heures plus tard, alors qu’Arkim commençait à fatiguer, il réalisa que la nuit était tombée et que les démons se trouvaient déjà loin. Enngyl sourit devant son étonnement.

« Tu es curieux, c’est un bon point en ta faveur. Je t’apprendrai les lettres mais aussi à te tenir droit, à lire une carte et à citer les noms des précédents rois d’Hedyrn. Quand tu seras un peu plus civilisé et que ton esprit sera prêt, je t’enseignerai le maniement des armes.

— Vraiment ? s’émerveilla Arkim, à nouveau toute ouïe.

— Il faudra te montrer persévérant, le prévint-elle. Je compte faire venir au plus vite un dragon pour t’enseigner la philosophie de l’Équilibre ; tu en as besoin et je ne suis pas qualifiée.

Le garçon écarquillé les yeux, impressionné, et se promit d’étudier d’arrache-pied. Plus vite il apprendrait, plus vite il deviendrait utile au prince Kawa – car pour l’instant, il était surtout une perte de temps et de moyens, il n’en avait que trop conscience.

« Je vois qu’on travaille dur, ici. »

La voix soyeuse fit sursauter Arkim, qui n’avait vu personne approcher. Il se leva précipitamment et s’inclina en remarquant que le nouveau venu était vêtu de noir et portait sur sa poitrine le symbole de Nemess.

« À… à votre service, Monseigneur Nataos. »

Il n’osa pas relever la tête, le cœur battant la chamade. Cependant, réalisant qu’un long silence suivait sa salutation, il osa jeter un coup d'œil et réalisa que le prince et son nouveau professeur discutaient sans un mot, par le seul jeu de leurs expressions.

N’osant les interrompre, il baissa le nez à nouveau. Cela dut attirer l’attention de Nataos car il lui releva la tête de l’index. Le prince était doté des mêmes cheveux noirs et lisses que son frère, dérangeants, et ses yeux ! Les iris en étaient aussi noirs que les pupilles. Arkim frissonna.

Ses traits, par contre, possédaient une finesse que n’avait pas Kawa, et sa stature était un peu moins imposante – mais le démon ne doutait pas pour autant de sa force.

« Mh, moi qui espérais voir quelque chose d’intéressant, dit le prince. Tu ressembles à un elfe doté d’une queue et ces cheveux rouges sont fort vulgaires. Au moins tes traits sont-ils délicats ; tu deviendras intéressant une fois adulte. »

Arkim ne sut que répondre à cela. Les lèvres de Nataos s’étirèrent en un sourire moqueur et hautain, reflet de ceux que tant de gens lui avaient déjà adressé, et l’enfant se crispa. Le sourire s’élargit. Les yeux noirs insondables du prince se firent presque cruels.

« Peut-être es-tu plus subtil que je le pensais. Pas que Kawa puisse tirer quoi que ce soit de toi, mais nous devrons faire avec ta présence je suppose. »

Sans rien ajouter, il tourna les talons et sortit de la bibliothèque. Arkim se remit qu’une fois la porte refermée, en entendant ses pas s’éloigner dans le couloir.

« Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Je me suis pourtant montré poli !

— Nataos Hedyrn a de l’ambition et toi, tu appartiens à Kawa Hedyrn Teynan, tout simplement, dit Enngyl en insistant bien sur le titre honorifique réservé au Roi et à son héritier.

— Je ne lui ai quand même rien fait. »

Enngyl sourit et s’assit sur la chaise se trouvant juste à côté de lui.

« Sans doute, mais Kawa est l’héritier, malgré le droit d’aînesse de Nataos. Tu n’imagines pas à quel point cela le fait enrager. Surtout que d’aucuns prétendent que la reine aurait été voir ailleurs que dans le lit de son époux… »

Arkim écarquilla les yeux. Il avait entendu les rumeurs mais croyait qu’il ne s’agissait que de potins. Prétendre sérieusement la femme du roi adultère était très grave.

« Ils osent ?

— Oh, tu ne trouveras personne pour te le dire en face mais les rumeurs circulent malgré tout. Être proche de Kawa te case donc automatiquement dans ses ennemis à lui. »

Le jeune démon gémit. Être l’adversaire de quelqu’un d’aussi terrible que Nataos ne lui plaisait guère.

« Je comprends mieux son regard noir. En même temps, je n’ai rien à voir avec cette histoire !

— Ne t’en fais pas, c’est juste un imbécile. Tant que tu es enfant, il ne te fera rien, et une fois adulte, il t’aura oublié. »

Arkim n’en était pas si sûr, mais il s’abstint de le faire savoir.

« Est-ce que tu pourrais m’apprendre à mieux me comporter ? demanda-t-il plutôt. Je croyais avoir peu de chances de croiser la royauté mais, eh bien, je suppose que j’habite au même endroit. J’ai maintenant rencontré Nataos, mais je m’en voudrais de commettre un impair si je venais à croiser Leurs Altesses royales ! »

Enngyl hocha la tête, approbatrice.

« C’est une bonne façon de rebondir après un échec. Très bien, pose ta craie ; nous allons avoir une petite leçon d’étiquette. »

Il obéit et fut surpris de la voir le fixer intensément.

« Quoi ?

— Je me disais juste que je ne sais pas encore ce qu’on va faire de toi, mais que ce sera sans doute grandiose ! »

 

***

 

La forêt ne saurait être qualifiée de tranquille ; aucune forêt ne portait ce qualificatif dans les Abysses. Les prédateurs rôdaient sur les énormes branches des arbres géants, presque silencieux mais effleurant çà et là quelques feuilles. Au sol grouillaient les insectes qui avançaient sans se préoccuper des obstacles.

Et, entre deux racines titanesques qui émergeaient du sol, un bout de terre meuble remua faiblement. Petit à petit, elle bougea davantage, jusqu’à ce qu’une main émerge à l’air libre. Alors, elle s’arrêta un moment, puis reprit de plus belle. Doucement, avec patience, un trou fut creusé depuis l’intérieur, jusqu’à ce qu’émerge un visage, une tête, un corps. La créature rampa à même le sol pour s’extirper de la terre avant de se laisser aller, épuisée, contre l’écorce.

Son visage portait encore des cicatrices jadis horribles, à présent à moitié guéries. Ses longs cheveux noirs étaient sales, emmêlés, et son corps couvert de terre et de sang. Sur sa poitrine, ses seins s’étaient aplatis, disparaissant presque, et son intimité avait commencé à changer. Ce n’était plus une femme qui se tenait là, pas encore un homme, et certainement pas un être banal.

Ses traits tirés montraient une détermination sans faille et, malgré la fatigue, la créature se hissa sur ses jambes. Elle dut se tenir à l’arbre pour ne pas tomber mais parvint à faire quelques pas maladroits. Alors, elle sourit.

Celle qui jadis portait le nom d’Anijia commença à s’éloigner, lentement, au rythme de sa fatigue, pour une marche que rien ni personne ne pourrait plus stopper.

Table des matières - Chapitre suivant >