Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh

Chapitre 6

« Chaos est né une fraction de seconde après Temps. En effet, ce dernier représentait un certain ordre, et Création l’a créé afin de rétablir l'Équilibre. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

 

Arkim cavala à toute vitesse dans le couloir, ravi de voir les domestiques lui céder le passage. Ha ! Ils le méprisaient un an plus tôt mais aujourd’hui, puisqu’il servait de messager royal à Kawa, ils devaient garder leurs remarques pour eux ! Cela lui faisait énormément de bien.

Il négocia un virage sans trop déraper sur le sol de bois ciré et courut encore, maîtrisant sa respiration pour ne pas s’essouffler. Arrivé au balcon qu’il cherchait à rejoindre, il ne fit ni une ni deux et sauta dans le vide, déployant ses ailes en grand pour ralentir sa chute. Il passa de justesse au-dessus de la statue du Dragon de l’Équilibre qui trônait dans la cour. Maître Enngyl avait fait venir un démon pour lui apprendre à voler – causant un mini-scandale au passage car, les villes les plus proches étant les cités jumelles de Sodome et Gomorrhe, le démon en question avait été un incube – mais malgré tout, il restait maladroit. Il avait néanmoins fini par comprendre le principe et s’exerçait à la moindre occasion.

Il atterrit à quelques mètres de Jhael qu’il salua avec une formalité relative. Le chef de la garde royale riait avec les yeux.

« Un message important, Arkim ?

— Kawa Edryn Teynan vous fait savoir que tout est calme pour l’instant et qu’il vous autorise exceptionnellement à quitter le service plus tôt, comme vous en avez fait la demande. »

C’est-à-dire trois heures plus tard.

« Toute cette précipitation pour me dire cela ? »

Arkim prit un air contrit.

« Plus vite j’ai fini, plus vite je pourrai rejoindre maître Enngyl, et je dois encore suivre mes cours de philosophie », avoua-t-il.

Jhael opina du chef. Le jeune démon avait remarqué que le chef de la garde appréciait et respectait la cousine du prince, alors que d’autres considéraient qu’elle ferait mieux de ne plus se montrer à la capitale. Oui, l’armée était un métier de choix, mais pas pour la nièce du roi.

Pas qu’Enngyl prête la moindre attention à ce que les gens pensaient. Pour une elfe, elle était très délurée.

« J’ai entendu dire qu’elle commençait à t’entraîner à la magie ? »

Arkim acquiesça vivement.

« Elle dit que je deviens assez âgé, même si je suis encore petit. Il paraît que les démons grandissent moins vite que les elfes à partir de la puberté. »

Il avait du mal à assimiler cette idée. Les elfes et les humains grandissaient au même rythme jusqu’à l’âge adulte, puis les humains se mettaient à vieillir beaucoup plus vite. Par contre, la croissance des anges et des démons ralentissait à partir de leurs douze ans. Un démon devenait adulte à dix-huit ans, comme un elfe, mais en paraissait à peine quatorze. Un ange serait considéré majeur à vingt-cinq ans seulement alors qu’il ne semblait pas avoir plus de seize ans physiquement.

Anges et démons ne sortaient de l’adolescence que vers leurs trente-cinq ans, voire en frisant la quarantaine. À cet âge, un elfe était adulte depuis moitié moins de temps et un humain vieillissait déjà.

Sans parler du cas de l’ancien Prince-ange Ariel qui grandissait carrément au ralenti !

Alors qu’Arkim se préparait à rejoindre son professeur draconique à la bibliothèque, Nataos fit son entrée dans la cour, entouré de plusieurs jeunes nobles. L’aîné des princes semblait ne jamais se déplacer sans de nombreux admirateurs, venus mendier son attention. Les femmes le trouvaient à leur goût malgré ses étranges yeux noirs et ses cheveux sombres.

Cependant, Arkim les comprenait. Nataos était impressionnant et ses gestes possédaient une grâce naturelle, une majesté, qui ajoutaient à son charisme. De plus, son érudition en faisait un bon rhétoricien ; il maniait aussi bien les mots que l’épée.

« N’étais-tu pas pressé ? »

La voix tranquille de Jhael ramena Arkim à ses esprits. Il s’inclina profondément pour remercier l’homme de sa patience et s’enfuit à toutes jambes. Après tout, ni les domestiques ni personne ne pouvait deviner qu’il n’avait plus aucun message à remettre.

 

***

 

Nama but une longue gorgée de sang froid et se dirigea vers la fenêtre pour s’aérer un peu. Il vivait parmi les elfes depuis des mois et rien n’avançait. Il avait presque envie de sortir pour se changer les idées. Qui sait, peut-être que dehors il considèrerait ses recherches sous un autre angle ?

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Si certains le voyaient réduit à penser cela, ils s’inquiéteraient pour sa santé mentale. Il entendait presque son cousin s’exclamer que s’il voulait sortir de son plein gré, il avait dû recevoir un coup sur la tête et ferait donc mieux de se reposer.

Comme tous les vampires, il n’était pas vraiment attaché à sa famille, mais ce cousin-là lui manquait presque. De nombreux ska faisaient étape chez les elfes avant d’entrer dans l’Univers ou pour rentrer à Ambrosis, aussi avait-il pu lui envoyer quelques lettres, dont ses rapports à Hji Skady. Bien sûr, le courrier adressé à son père était bien plus conséquent et transmis uniquement par les messagers qu’il lui envoyait, même si les négociations entre elfes et démons n’aboutissaient pas.

Ce qui n’était pas surprenant. Les elfes pesaient longuement le pour et le contre avant de prendre une décision et aimaient s’entourer de cérémonies pompeuses. Les ska avaient la même tendance mais s’en débarrassaient si nécessaire, alors que les elfes pensaient qu’un acte trop rapide était vide de sens – et ce, quel qu’en soit le résultat.

Ceyn Edryn Teynan ne dérogeait pas à cette norme. Il restait néanmoins un monarque brillant et Nama avait eu du mal à esquiver ses questions subtiles sur le contenu exact de ses recherches. Il s’y efforçait cependant car il n’avait besoin que du soutien de Nataos, seule personne qui lui donnerait accès aux ressources nécessaires à ses recherches : des cobayes doués de raison.

Le vampire donna un coup contre le rebord de bois de la fenêtre. Voilà le problème, n’est-ce pas ? Renaeyle et lui avaient travaillé sur des animaux, mais n’avaient abouti qu’à des échecs. L’érudite avait avancé l’hypothèse que les mutations induites par le sang vampirique ne fonctionneraient que sur des créatures pensantes, comme des humains ou des elfes. Après tout, la méthode traditionnelle ne permettait pas de transformer les animaux en vampires, pourquoi son équivalent artificiel y parviendrait ?

Il avait aussi été choqué en réalisant que la thaumatologue était une nécromancienne. Comme tous les ska, il se méfiait des personnes dotées ce type d’aura, car elle leur permettait de manipuler les Infants comme des marionnettes. Bien qu’il n’en soit pas un lui-même, il avait appris à redouter ceux qui possédaient le pouvoir de retourner des ska contre d’autres ska.

Heureusement, les elfes méprisaient les nécromanciens, raison pour laquelle Renaeyle évitait d’en parler. Il l’avait interrogée avec autant de délicatesse que possible et avait fini par comprendre qu’elle n’utilisait ses pouvoirs que pour ses expériences, quand nécessaire. Cela l’avait plus ou moins rassuré.

Cependant, même ce bonus n’aidait pas leurs recherches. Ils ne pouvaient rien tester sur les morts. Il n’avait pas encore osé faire part de ce problème à Nataos. Le prince paraissait dénué de scrupules, mais irait-il jusqu’à leur permettre de tester des théories incomplètes sur des membres de sa race ? Comment le justifierait-il auprès de Ceyn ? Non, non, ils devaient d’abord lui proposer des idées solides, appuyées sur des faits avérés. Malheureusement, ils en étaient loin.

Quelques coups frappés à la porte surprirent Nama dans ses pensées. Était-ce déjà l’heure de dîner ? Non, il terminait à peine sa précédente flasque de sang…

« Entrez ? »

Entra alors un étrange personnage au visage à demi caché par une capuche. Il portait un lourd sac sur son dos et referma la porte derrière lui sans un bruit. Impossible de déterminer même son genre, avec ces vêtements amples et sa taille moyenne.

Troublé que personne ne lui ait annoncé cette visite impromptue avant d’introduire cet inconnu, Nama mit quelques instants à se reprendre.

« Qui êtes-vous, et que voulez-vous ? » demanda-t-il d’un ton impérieux.

Cela ne sembla pas toucher son visiteur qui posa son chargement sur un coin vide de la table.

« Vous êtes bien ska Nama Ezrjl ? »

Entendre la formulation correcte énoncée en elfique sonnait étrange à l’oreille, d’autant plus que l’accent de l’étranger ne correspondait pas à celui de Teynan. Nama fronça les sourcils.

« En personne. Ne me faites pas répéter ma question. »

Les lèvres minces du visiteur s’étirèrent en un sourire presque moqueur. Son menton fin pouvait aussi bien appartenir à une démone qu’à un elfe.

« Je suis un ami. Je ne vous dérangerai pas longtemps, je me contente de vous livrer ceci. »

Il tapota son sac.

« Cela devrait vous aider.

— Et de quoi s’agit-il ? Pourquoi d’ailleurs aurais-je besoin d’aide, surtout venant d’un inconnu ? ajouta-t-il rapidement tout en se maudissant pour la lenteur de sa réaction.

— Ce sont des livres. Si vous n’en avez pas besoin, je vous suggère de les jeter. »

L’étranger dénoua les cordons qui maintenaient le sac fermé et dévoila en effet quatre livres dont la couverture de cuir avait déjà souffert. Nama écarquilla les yeux en déchiffrant le titre du premier : Traité du Sang et de Ses Effets.

« Je ne me permettrai pas de vous déranger plus longtemps. »

Plus tard, Nama aurait voulu prétendre qu’il l’avait remercié, ou du moins qu’il l’avait suivi pour découvrir son identité. Il aurait aimé sonder les livres avant d’y toucher, réflexe de survie minimal pour un empoisonneur.

En réalité, il n’avait même pas vu l’inconnu partir, trop occupé à dévorer le premier tome sur lequel il avait mis la main.

Des heures plus tard, après qu’Essiah se soit couché puis soit revenu pâlir le ciel à l’horizon, il se trouvait toujours là, déchiffrant les pattes-de-mouches de l’auteur. Il savait déjà qu’il le lirait et le relirait jusqu’à l’apprendre par cœur, et sans doute ferait-il de même pour les autres : quelqu’un s’était intéressé avant eux aux propriétés du sang vampirique.

Nama rêvait de rencontrer cette personne ! Son raisonnement incisif possédait une complexité qui le rendait difficile à suivre, même pour lui, et ce d’autant plus que ces notes personnelles n’avaient pas été prévues pour être lues par des tiers.

Pourtant, après ces quelques heures seulement, une conclusion s’imposait : la transformation artificielle qu’ils souhaitaient n’était possible que sur des personnes qui ne rejetteraient pas le sang vampirique. D’après l’auteur, cette qualité serait acquise par hérédité via un ancêtre vampire.

Cela avait étonné Nama ; l’expérience avait appris aux ska que leurs enfants métis naissaient forcément vampires. L’auteur dénombrait pourtant plusieurs cas, quoique rares, où les enfants tenaient de leur autre parent – qui l’eût cru ! Seuls ceux-là et leurs descendants étaient éligibles pour leurs expériences.

Comprendre cela était un pas de géant mais Nama doutait de trouver des volontaires. Les elfes s’horrifiaient à l’idée du moindre métissage aussi ceux-ci étaient plus rares que chez les démons. De plus, s’ils pouvaient cacher l’impureté de leur ascendance, ils ne se dévoileraient jamais volontairement.

Ils allaient devoir faire preuve d’imagination.

« Toujours penché sur ce livre ? »

Nama sourit à Renaeyle, et la remercia lorsqu’elle lui tendit un verre de tisane. L’eau chaude aromatisée ne posait aucun problème à l’estomac délicat des vampires. L’elfe s’assit près de lui, une tasse à la main.

Elle l’avait rejoint en ne le voyant pas au dîner du soir, où il faisait habituellement une apparition quoiqu’il ne se nourrisse pas des plats proposés ; après tout, il devait aussi fournir des rapports à son père pour justifier sa présence. Cependant, aussi fascinée qu’ait été Renayele par cette nouvelle source d’information, elle avait préféré se retirer pour dormir vers le milieu de la nuit. Apparemment, elle n’avait pas su se reposer longtemps : sa curiosité devait autant la démanger que lui.

« J’ai expliqué la situation à Nataos et je suis certaine qu’il trouvera une solution. »

Nama faillit s’étrangler sur sa propre salive.

« Pardon ? »

Renaeyle ne réalisait même pas sa bourde. Mais en était-ce une ? Le prince elfe se montrait sûr de lui et ne s’embarrassait pas de scrupules. Le vampire se détendit.

« Tu es certaine qu’il nous aidera ?

— Bien entendu ! »

Elle paraissait surprise de le voir douter.

« Il a déjà lancé un appel aux volontaires. Des gens jeunes, dont la famille aurait besoin d’argent. Il a déclaré que nous pourrions les tester ici et qu’il s’occuperait de ceux qui ne seraient pas dotés de la qualité requise. »

Nama devait convenir qu’il s’agissait d’une bonne idée, cependant les moyens mis en œuvre le surprenaient. Le roi avait-il vraiment donné son autorisation ? Le peuple se montrerait-il assez stupide pour croire en de vaines promesses ? À Ambrosis, personne ne se serait présenté, flairant un piège.

Renaeyle et lui aideraient vraiment les gens… mais les premiers essais risquaient de coûter leurs vie aux cobayes, il en avait conscience. Qu’ils aient avancé de leur mieux au niveau théorique ne compensait pas l’absence de tests pratiques, et tout test sur des animaux demeurait impossible…

« Tu sembles bien sombre, à l’annonce d’une si bonne nouvelle, s’étonna Renaeyle.

— Une lourde responsabilité repose sur nous. Penses-tu que nous puissions au moins tester les doses sur des souris, ou quelque chose ? Je m’en voudrais de causer un empoisonnement. »

Malgré sa Maison, il n’avait jamais tué personne. Les assassins Ezrjl étaient peu nombreux et triés sur le volet ; quoi que les gens en pensent, ils constituaient davantage un groupe de scientifiques que de tueurs sanguinaires.

Renaeyle soupira, faisant écho à ses pensées.

« Tu as raison. Penses-tu que des tests pourraient être conduits sur des vampires ? Vous êtes plus résistants à ces inoculations.

— Nous sommes plus résistants en général, mais ce sera difficile de trouver des volontaires. Je refuse de faire ces tests sur moi-même. »

Aucun chercheur sérieux ne s’y aventurerait. Comment continuer après un échec si on en subissait soi-même les conséquences ?

« Dommage que nous ne puissions pas utiliser des humains pour nos essais.

— Non, il faut que le sujet possède une essence magique pour que cela fonctionne. Nous nous contenterons de vérifier quelle dose correspond à quelle masse corporelle. »

Ils devraient s’y limiter jusqu’à ce que les premiers volontaires n’arrivent…

Nama prit une inspiration nerveuse. Il ne parvenait pas à décider s’il était inquiet ou ravi. Jamais autant de moyens n’avaient été mis à sa disposition. Jamais il n’avait été si proche du but…

Quand il aurait réussi, il pourrait présenter le fruit de ses recherches à Hji Skady. Alors, son père le désignerait comme héritier incontestable de la famille.

 

***

 

Les piles de dossiers succédaient aux piles de dossiers. Rémiel retint un soupir ; elles semblaient ne jamais diminuer, et s’y ajoutaient les nombreuses pétitions que les anges leur adressaient depuis quelques mois. La plupart de leurs réclamations étaient absurdes et par trop inspirées par ce modèle politique que les démons de sang avaient adopté, la démocratie.

Elle frissonna en se souvenant de l’agression dont elle avait été victime et qui la choquait toujours autant, même un an plus tard. Réalisaient-ils le travail que diriger supposait ? Et puis, que feraient-ils des archanges s’ils élisaient leurs dirigeants ? Sans parler du fait que cela allait à l’encontre de la volonté du Seigneur Lyth – raison pour laquelle le clan de Gabriel ne comprenait aucun protestataire jusque là.

Elle leva les yeux pour scruter le visage fatigué d’Uriel, installée de l’autre côté de leur table de travail. Elles épluchaient les réclamations ensemble. Malgré les nombreuses soirées sacrifiées à ce travail, Rémiel n’en trouvait aucune raisonnable. Uriel avait suggéré qu’ils érigent une assemblée d’anges possédant un droit de véto sur leurs décisions ; entreprise louable mais difficile à mettre en pratique. Avait-elle cependant raison ?

Elles s’étaient trop investies là-dedans. L’archange du Vent trouvait-elle encore le temps de dormir ? Douée de la capacité de ressentir les émotions des gens autour d’elle, Uriel subissait le contrecoup de la tension ambiante : les barrières mentales posées pour elle par Saraqael ne suffisaient guère à arrêter ce stress constant.

« Arrêtons-nous pour un instant. Veux-tu un lait chaud ? Tu devrais dormir plus. »

Uriel se massa les paupières.

« Volontiers. Arrive un certain point où les mots se mettent à me danser devant les yeux, comme pour me narguer ! »

Rémiel se leva et appela un ange pour leur faire apporter du lait et du miel. Elle retourna ensuite à leur table où elle empila les dossiers – mieux valait ne pas courir le risque de renverser une de leurs tasses dessus.

« Est-ce que tu crois que nous sommes trop durs avec eux ? demanda Uriel. Certains de ces anges, surtout du clan Raguel, demandent plus de tolérance, notamment au niveau de l’homosexualité. Fut une époque où nous acceptions que deux hommes se tiennent par la main, pour peu qu’ils soient discrets et évitent d’aller jusqu’au péché.

— Cela fait longtemps que ça a changé.

— Mais uniquement à cause de la Chute de Lucifer ! lui rappela l’archange du Vent. C’est parce que lui défendait ce point de vue que nous avons décidé d’être stricts. »

Rémiel fouilla dans ses souvenirs. En effet, ils avaient eu tendance à s’opposer aux idées de leur ancien régent, craignant qu’il ait été influencé par les démons.

« C’est pareil pour les mariages mixtes anges-démons. Rien n’est dit sur ce sujet dans les lois.

— Non, là tu vas trop loin, l’arrêta l’archange du Métal. Ce serait trahir l’Eden.

— Et si Raguel était né démon ? Ou Chutait, vu son comportement laxiste ? »

Le ton d’Uriel se faisait venimeux, au point que Rémiel recula de quelques pas, manquant même de lâcher les dossiers qu’elle tenait. L’ange qui devait leur amener leur lait chaud choisit cet instant pour toquer et elle se dépêcha de poser les documents sur une autre table avant de lui ouvrir.

Un silence presque hostile les entoura tant qu’il fut présent, leur servant aimablement leurs boissons. Il ne s’éternisa pas. Rémiel hésita à se rasseoir, mais Uriel semblait s’être calmée.

« N’as-tu jamais songé à l’épouser ? » murmura l’archange du Vent.

Rémiel faillit trébucher une nouvelle fois et se laissa tomber sur sa chaise. La précédente remarque concernant Raguel lui était passée par-dessus la tête.

« J’en ai parlé récemment avec Raphaël, continua Uriel avec un faible sourire. Raguel et toi êtes proches depuis toujours. Il parvient à allumer cette étincelle que tu caches à tout le monde. Ce n’est pas parce qu’il ne fait pas le premier pas que tu ne dois pas essayer. »

Rémiel ne savait que répondre et avala une gorgée pour se donner contenance.

« Je ne sais pas, répondit-elle franchement. Ce n’est pas parce que nous sommes proches qu’un mariage fonctionnerait.

— Balivernes, vous n’êtes pas seulement amis et tu le sais. »

Rémiel la scruta, surprise d’entendre des commentaires aussi tranchés dans la bouche d’Uriel.

« Je connais un jeune ange de mon clan qui est amoureux d’une démone. Elle l’a séduit sans le faire céder, se surprenant elle-même à l’apprécier.

— Et tu ne fais rien ? »

La surprise de Rémiel était sincère. Elle n’aurait jamais permis un tel rapprochement avec l’ennemi – du moins, pas si un des siens lui en avait parlé directement.

« Je ne déchois personne s’il n’y a pas de péché. Je suis empathe, tu le sais ; je ne vends que les monstres, pas ceux qui n’ont rien fait. »

Que répondre à cela ?

« Chacun sa façon de fonctionner, je suppose…

— Tu vois, c’est ça notre problème, critiqua Uriel. Nous sommes une nation unie. Nous ne pouvons pas permettre qu’un ange de Gabriel soit déchu là où un ange de Raguel ne l’est pas. Nous devons avoir des règles claires, une méthode de décision transparente, pas unilatérale comme nous l’avons fait jusqu’à présent. Quelque part, je comprends ces protestataires – qu’ils en arrivent à ce point prouve que nous avons tort ! Ne s’est-il pas produit la même chose avec Lucifer ? »

Confuse, Rémiel termina son lait sans en apprécier le goût. Voyant qu’elle ne répondait pas, Uriel se leva et rassembla ses affaires.

« Où vas-tu ?

— Tu as raison, je suis trop fatiguée. Je vais me reposer. »

L’archange du Métal ne trouva pas d’arguments pour la retenir et vit son amie partir en coup de vent. Elle resta seule, troublée, au milieu des dossiers, face à une tasse vide et une autre encore intacte.

 

***

 

Assis sur une chaise trop haute, Arkim battait pensivement des jambes dans le vide. Kawa l’avait convoqué plus tôt dans l’après-midi mais restait depuis enfermé dans son bureau, avec son frère ; le démon entendait les échos de leur dispute malgré le chêne épais de la porte.

Il soupira en détaillant la tapisserie qui se trouvait suspendue au mur – un dragon venu enseigner l’Équilibre aux elfes. Arkim souhaita ne pas être la cause de leur désaccord, sans grand espoir. Peut-être avait-il été appelé en qualité de messager ? En tout cas, rester dans l’expectative ne lui plaisait guère. D’un autre côté, il n’avait pas hâte de se retrouver face à Nataos, qui lui faisait peur. Il était froid comme un serpent et trop influent pour sa tranquillité d’esprit.

Se mordillant la lèvre, il hésita à aller coller son oreille contre le bois verni. Non, il n’oserait jamais. Il suffirait que l’un d’eux ouvre pour le surprendre…

Au moment même où il songeait à cela, il entendit Kawa l’appeler. Il sauta aussitôt sur ses pieds ; le ton du prince ne lui laissait pas le loisir de traîner. Il entrouvrit la porte, incertain, mais Kawa lui fit un signe de main agacé aussi se précipita-t-il à ses côtés.

À sa grande surprise, les deux frères ne se trouvaient pas seuls. La reine Sylve se tenait très droite dans un fauteuil, le visage de marbre, les mains croisées sur les genoux. Le petit démon ne la voyait que rarement et s’en satisfaisait, car elle mettait un point d’honneur à l’ignorer.

Il s’efforça néanmoins de la saluer avec grâce, comme Enngyl le lui avait appris, et resta ensuite bien droit pour attendre qu’on lui explique ce que la royauté voulait de lui.

« Tu vas devoir aider Renaeyle et Nama dans leurs recherches, commença Nataos d’un ton aimable.

— Tu leur serviras de cobaye ! » l’interrompit Kawa avec colère.

Arkim pâlit. Qu’est-ce que cela signifiait ?

« Ne t’inquiète pas, enfant, déclara Nataos d’un air narquois. Cela implique juste que tu leur laisses libre accès à ton sang. Apparemment, celui de Nama ne suffit plus pour leurs expériences, ils ont besoin de davantage de quantité – et de variété. Tu vas enfin te rendre utile. »

Le garçon tenta un regard vers Kawa. Celui-ci s’adoucit en remarquant son désarroi et hocha la tête pour le rassurer.

« Nama a utilisé son propre sang pendant des années et il se porte bien. Ils ne te feront aucun de mal. Renaeyle est une personne de confiance. »

Arkim ne se sentit qu’à moitié consolé. Au vu de la situation, il n’avait de toute façon pas le choix. Il se força donc à sourire.

« Je serai heureux d’aider autant que je le pourrai. »

Kawa acquiesça, mais il crut entendre un reniflement venant du côté de Nataos. Celui-ci s’avança d’ailleurs pour lui attraper l’épaule.

« Allons-y tout de suite. Plus vite cela aura commencé, plus vite ce sera terminé, n’est-ce pas ?

— C’est un peu tôt, laisse-lui le temps d’assimiler l’information…

— Ne sois pas ridicule, Kawa », l’interrompit la reine.

Le prince se tut, crispant les poings. Arkim leva le menton.

« Je vous suis, Monseigneur. »

Nataos haussa les sourcils, surpris, mais n’hésita pas avant de saluer sa mère et de sortir. Arkim lui emboîta le pas.

Il ne se rendait pas souvent à la tour de Renaeyle et la trouvait impressionnante. Gravir les hauts escaliers ne fut pas une partie de plaisir, d’autant plus que le prince avait de longues jambes et ne ralentissait pas son rythme.

Il arriva essoufflé au laboratoire. Il n’y était jamais entré et fut curieux des instruments étranges alignés sur les tables. Trois étagères ployaient sous le poids de livres, et deux autres présentaient des bocaux au contenu opaque. Arkim déglutit.

« Renaeyle, Nama, voici donc le démon de sang, Arkim. Gamin, tu obéiras à nos deux chercheurs royaux. »

L’enfant hocha la tête. Le vampire, Nama, l’impressionna par son expression impénétrable alors que le sourire de Renaeyle la rendait sympathique. Il les salua tous les deux avec une égale politesse.

« Nous vous remercions de votre aide, Monseigneur, déclara Renaeyle en s’inclinant devant Nataos.

— Je suppose que vous n’aurez pas besoin de moi pour les prélèvements ?

— Bien sûr que non, nous ne voudrions pas vous retenir plus longtemps ! »

L’érudite se tourna vers Arkim.

« Assieds-toi, je vais prélever un peu de ton sang. Ne t’inquiètes pas, tu ne sentiras presque rien. »

Le jeune démon s’assit malgré ses doutes et tendit son bras, la laissant remonter sa manche au-dessus de son coude. Il frissonna en la voyant préparer une lame très fine, puis sursauta lorsqu’elle appliqua sur son bras un tissu imbibé d’une mixture qui sentait la fleur.

« C’est du thirolis, une plante qui engourdit la peau. Ainsi, tu n’auras pas mal. »

Arkim la remercia de ses explications et ferma les yeux pour ne pas la voir couper dans son bras. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il réalisa avec surprise que c’était déjà fini et observa avec fascination son sang couler dans le bol préparé à cet effet. Renaeyle y mêla une autre préparation.

« Cela évitera qu’il coagule et devienne inutilisable. Malheureusement, cela ne fonctionne que quelques jours, raison pour laquelle tu devras revenir une fois par semaine pour qu’on en prélève à nouveau. »

Arkim opina. Nama s’approcha de lui et il réalisa que Nataos était parti. Renaeyle appliqua un tissu pour arrêter le saignement. Cela avait été rapide… mais il avait terriblement faim.

Le vampire lui tendit un gobelet de sang froid. Arkim l’attrapa sans oser croiser son regard et le porta maladroitement à sa bouche de la main gauche pendant que Renaeyle pansait son bras droit. Il donnerait l’autre la prochaine fois, cela risquait de l’handicaper… or, il avait cours avec Enngyl, cet après-midi !

« Je te conseille de te reposer quelques heures, ou du moins, de ne rien faire de physique.

— Mais…!

— Suis les conseils de la Dame, jeune homme », le coupa Nama.

Arkim soupira, dépité.

« C’est pour ton bien, insista l’elfe. Tu risques de te sentir mal si tu t’agites.

— Je ferai comme vous le dites, ma Dame », céda-t-il.

Renaeyle lui passa la main dans les cheveux. Le mouvement le fit frissonner ; ce signe d’amitié ne passait pas aussi bien qu’avec Lanek, si longtemps auparavant. C’était… bizarre. Il s’esquiva.

« Je vais aller prévenir maître Enngyl.

— Oh, tu es l’élève de Dame Enngyl ? Quel honneur ! »

Elle allait continuer, aussi Arkim l’interrompit :

« Oui, et elle déteste que je sois en retard. Si vous voulez bien m’excuser… »

Il attendit à peine sa réponse pour poser son verre sur la table, remercier Nama au passage et filer vers la porte. Il voulait bien aider, mais franchement, ces deux-là étaient très louches.

 

***

 

Nysâh approcha le rapport de la flamme d’une bougie avant de le lâcher dans une assiette de métal. Il s’y consuma lentement, répandant une odeur de soufre dans la pièce. Elle parcourut le document suivant des yeux sans y trouver davantage d’informations, et laissa cours à sa frustration un bref instant, chiffonnant le parchemin avec rage.

« Rien de nouveau, donc ? demanda Ajven, qui en avait terminé avec son propre tas.

— Rien. À croire que les démons n’ont aucun rapport avec ces guérisseurs venus de nulle part, pas plus que les Maisons les plus influentes.

— Une Maison mineure n’aurait aucun intérêt à s’en prendre à toi. Elles ne pourront de toute façon pas se hisser au niveau de la royauté, même si nous venions à tomber tous les deux. »

Il avait raison. Bien sûr, leurs ennemis étaient peut-être trop bien organisés pour laisser des traces, mais Nysâh avait confiance en l’efficacité de son réseau d’espionnage. Or, bien qu’elle ait tout mis en œuvre pour détecter l’origine de la menace, elle n’avait pas trouvé le moindre indice au sujet de ses anciens médecins disparus.

« Peut-être que nous cherchons au mauvais endroit, suggéra Ajven.

— Qui d’autre aurait pu mettre cela en place ? Les elfes ? Ne soyons pas ridicule.

— Et les anges ? »

Nysâh réfléchit à la question.

« Ils ne nous ont jamais attaqués à Ambrosis, mais jusqu’à présent ils n’en avaient pas besoin, admit-elle.

— Alors que maintenant, nos deux camps s’affrontent dans l’Univers, élabora Ajven. Une atteinte à ta santé mettrait un frein à ces combats… N’oublie pas ce que les rumeurs colportent au sujet des tensions qui règnent en Eden. Ils ont besoin d’avoir les mains libres.

— Si tel était le cas, ils pourraient simplement nous abandonner l’Univers.

— Et reconnaître leur défaite alors que leurs sujets doutent de leur valeur ? »

Ajven n’avait pas tort. Les archanges avaient beau prôner l’humilité, ils se montraient aussi fiers que les démons. Ce n’était pas la pire de leurs contradictions.

« D’un autre côté, comment auraient-ils pu nous infiltrer ? Les anges n’ont aucun appui dans les Abysses et peu d’entre eux sont doués de pouvoirs psychiques, contrairement à nous. Je doute qu’ils aient pu nous hypnotiser. »

Son époux étouffa un bâillement.

« Va-t’en savoir. De toute façon, ce n’est qu’une hypothèse. Tu ferais aussi bien de ne pas sous-estimer les elfes ; mieux vaut se méfier trop que trop peu. »

Elle se demanda où il trouvait son énergie. Ces derniers temps, les Maisons s’en prenaient à lui parce qu’il cumulait les fonctions de prince consort et de Doyen. Certains prétendaient même que l’infertilité de leur union l’arrangeait car il convoitait le titre de Roi Rouge. Ces rumeurs étaient ridicules, mais allez leur faire entendre raison ! Elle espérait qu’il ne leur cèderait pas.

Même si une petite voix égoïste lui murmurait qu’elle aurait bien besoin qu’il abandonne son poste de Doyen afin qu’il puisse lui consacrer plus de temps.

Elle chassa ces pensées ; elle était assez forte pour faire face seule à ses problèmes.

« J’ai étudié les différentes méthodes de succession des Maisons vampiriques. Je ne pense pas qu’un quelconque test suffise pour désigner un Roi Rouge, la fonction est trop importante pour que nous donnions une chance à n’importe qui. »

Ajven se redressa pour l’écouter.

« Tu as donc pris ta décision ?

— Disons que je tiens une piste. L’hérédité dépend trop du hasard, l’infertilité ne peut pas arrêter la lignée. Je pense donc que la nomination directe d’un successeur par le Roi constitue la méthode la plus sûre. »

Il la dévisagea, surpris.

« La méthode des Ezrjl ? Je ne suis pas certain que favoriser les empoisonneurs soit une excellente idée… Ce ne sont ni des alliés ni des ennemis.

— J’en ai conscience, mais je dois songer à l’efficacité, pas seulement à la politique. Il faut parfois se montrer pragmatique.

— Fais tout de même attention… D’autres pourraient en prendre ombrage. »

Nysâh ne le savait que trop bien et s’était abstenue d’annoncer sa décision publiquement malgré la pression croissante. Tous craignaient une guerre de succession si elle venait à mourir – à raison.

Jusque-là, son médecin n’arrivait à rien de plus que ses prédécesseurs mais n’avait pas non plus repéré d’empoisonnement. Il avait suggéré que, si les guérisseurs s’en étaient pris à elle, ils avaient utilisé un produit nécessitant une prise régulière, sans quoi un seul d’entre eux aurait suffi.

Nysâh espérait qu’il avait raison.

« Arrêtons-nous pour l’instant, décida-t-elle. D’autres rapports arriveront demain. Je m’en chargerai seule, si tu veux bien ; tu as d’autres chats à fouetter, comme l’identification des jhliska actuels. Toujours aucune trace ?

— Nous ne sommes même pas certains que le titre est transmissible. Enfin, Essiah se lèvera sur un autre jour. »

Son ton était langoureux, mais elle y décela une certaine détermination. Prenait-il une décision ? Dans tous les cas, il avait raison : les soucis du lendemain seraient réglés en temps et en heure. En attendant, mieux valait se reposer – pour faire face à leurs futurs ennuis.

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