Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh
Chapitre 7
« Éducation : un Infant est éduqué par son Primogène et un enfant par son père, qui lui donne aussi son nom. Une personne laissée à elle-même devra se débrouiller seule. »
– Mœurs vampiriques, Kamu –
Aelyse avait été la superbe fille de Peryn, un haut elfe aussi noble que juste. Née de couches sanglantes qui avaient coûté la vie de sa mère, elle représentait le bien le plus précieux de son père. Leurs terres, situées en périphérie du royaume d’Hedyrn, étaient calmes et leur permettaient de vivre à l’aise. Ils furent heureux jusqu’à ce que la belle fête ses vingt ans et qu’il soit temps pour elle de trouver un époux.
Beaucoup de jeunes nobles virent la courtiser et ce fut l’occasion de nombreuses fêtes au manoir. Tous étaient bienvenus, même les plus modestes bourgeois, pour peu qu’ils se montrent courtois et de cœur vaillant.
Par hasard ou par calcul, deux vampires traversèrent leur petite ville alors qu’ils revenaient d’un voyage dans l’Univers. L’un était petit, le cheveu noir, le regard rouge étrange ; l’autre, grand et blond comme un elfe, avait le sourire facile et une carrure mince. Il s’appelait Thish et sonna le glas du bonheur familial.
Leur visite se prolongea en effet pendant plusieurs jours. Aelyse se montrait curieuse de ces créatures étranges et leur posait beaucoup de questions. Le premier ne répondait qu’avec parcimonie mais le deuxième, bien que retenu par son compagnon, se faisait un plaisir de passer du temps en sa compagnie.
Le père de la jeune femme finit par froncer les sourcils et demander poliment au duo de s’en aller. Ils promirent de partir dès le lendemain – mais la nuit de plus fut la nuit de trop. Au matin, tous deux avaient disparu et Aelyse pleurait seule dans ses draps tachés de sang.
La colère de Peryn fut terrible, d’autant plus que la jeune fille s’arrondit. Il fit rechercher les vampires partout, sans succès. Néanmoins, alors qu’elle était presque en état d’accoucher, le buveur de sang aux cheveux noirs revint se présenter à sa porte. Il portait avec lui la tête de Thish.
« Cela ne repayera en rien le mal qui vous a été causé, mais je devais vous dire que justice a été faite », déclara-t-il.
Malheureusement pour lui, cela ne suffit pas à apaiser Peryn, qui le fit pendre haut et court. L’histoire racontait que ses derniers mots avaient été « Shyin shelij sho fesh, ji ysk alijie », ce qui dans sa langue signifiait « la main de Shyin passe sur moi et je deviendrai cendres ». Ces mots restèrent gravés dans la mémoire collective.
Aelyse entra alors dans un état de stupeur dont elle ne sortit plus. Son enfant naquit. Quelques semaines plus tard, elle tombait d’un balcon et en perdait la vie.
Peryn n’était pas un homme mauvais. Lorsqu’il réalisa que l’enfant, malgré ses yeux et ses cheveux rouges, n’avait pas besoin de boire du sang, il le garda dans sa maisonnée. Une éducation basique lui fut donnée et il fut employé dès son plus jeune âge à récurer sols et fenêtres, à dépoussiérer les bibelots – tant qu’il restait hors de vue du patriarche inconsolable.
Aucun nom ne fut donné à l’enfant, mais les domestiques l’appelaient « Gamin », lorsqu’ils se sentaient d’humeur charitable, ou « Bâtard » quand il en allait autrement. Il grandit au manoir et, au début de son adolescence, il avait appris à garder ses cheveux courts et à les couvrir pour en camoufler l’écarlate, ainsi qu’à baisser les yeux pour cacher ses iris au brun trop chaud.
Assis sur la terrasse, attendant que les dalles qu’il avait frottées sèchent, il se laissa aller à quelques instants de mélancolie. Il avait brisé sa mère et son père était un monstre ; il causait la douleur constante de son grand-père, bien qu’il ne le croise rarement. Jamais Peryn ne lui avait adressé la parole, ni gratifié d’un regard. Peut-être devrait-il partir… mais pour aller où ?
« Tiens, voilà le Bâtard. »
Le jeune métis se tourna lentement pour faire face à ses deux terribles ennemis, des adolescents qui servaient comme lui au manoir. La rigide hiérarchie elfique les maintenait en bas de l’échelle sociale et ils aimaient lui rappeler qu’il se trouvait encore bien plus bas qu’eux – car eux étaient enfants légitimes de père et de mère elfes.
« Tu as soif ? Tu veux du sang ? » lui lança le premier, faisant ricaner l’autre.
Leur rappeler qu’il n’en buvait pas ne servait à rien. Il jeta un coup d’œil autour de lui, évaluant la situation, et sauta par-dessus la rambarde pour galoper vers les champs.
Mauvaise idée. Les deux adolescents, plus âgés de trois ans, avaient déjà bénéficié de la poussée de croissance qui lui manquait. Il était rapide mais leurs jambes plus longues leur permirent de le rattraper en quelques instants.
« Regarde-moi ça, il s’enfuit ! Aurait-il peur ? »
Le métis les fusilla du regard sans répondre, retenant un gémissement quand un des deux lui tordit les bras dans le dos.
« Il a faim, il faut le nourrir, le pauvre chéri. »
Mais qu’avaient-ils avec le sang aujourd’hui ? D’habitude, ils se contentaient de lui donner quelques bleus avant de repartir… Là, ils avaient une idée derrière la tête et cela ne lui plaisait pas.
Poussant, tirant et tordant, ils le forcèrent à les suivre jusque derrière une des granges où se trouvait un atelier. Le métis pâlit en avisant un gros pot de peinture rouge qui trônait au sol, ouvert.
Il tenta encore de se débattre mais son tortionnaire resserrera sa prise en riant. Son complice prit une grosse louche et la plongea dans la peinture avant de l’approcher de sa bouche.
« Allez, mange ! »
Il serra les lèvres, tournant la tête à droite puis à gauche pour l’éviter. Celui qui le tenait lâcha un de ses bras. Le métis n’eut pas le temps de filer qu’il lui agrippait déjà les cheveux pour lui tenir la tête droite. Ses lèvres furent barbouillées de rouge sans qu’il n’ouvre la bouche, malgré leurs menaces.
« Très bien, comme tu voudras ! » enragèrent-ils.
Il ne comprit pas lorsqu’ils le poussèrent à quatre pattes mais, bien vite, il gesticula de nouveau. Peine perdue : ils parvinrent à lui enfoncer la tête dans le pot de peinture, l’y maintenant de longues minutes.
La substance au goût horrible s’insinua partout, dans ses cheveux, dans son nez, dans sa bouche quand il tenta de respirer. Il commença à se sentir faible, ne parvint plus à se débattre ; alors seulement il sentit que la prise se relâchait.
Il roula sur le côté, toussant, crachant de la peinture à chaque hoquet. Il reçut un coup de pied dans les côtes, puis entendit leurs pas s’éloigner.
Il ne devait pas rester là. Si on le trouvait près du désastre, tout le monde penserait qu’il avait commis cela seul. Il imaginait déjà les rumeurs – quoi, il avait confondu de la peinture avec du sang ?
Les yeux lui piquaient mais il refusait de pleurer. Il se hissa sur les pieds et clopina jusqu’à la rivière proche, s’enfonçant dans les champs pour que personne ne le voie. Arrivé à destination, il se laissa tomber au bord de l’eau et enleva ses habits pour les frotter contre une pierre dans le courant. Peut-être les taches ne seraient-elles pas trop visibles sur l’étoffe brune…
Une fois qu’il considéra qu’il ne pouvait rien faire de plus, il les étala au soleil et enfonça sa tête sous l’eau, grattant la peinture qui séchait déjà. Il gratta, gratta, presque jusqu’au sang, furieux, ne sortant la tête de la rivière que pour respirer. Là-dessous, au moins, ses larmes restaient invisibles.
Il détestait les vampires, il les haïssait. Si jamais il en croisait un jour, il le tuerait.
***
Quand l’enfant sans nom entendit parler des collectes, il sut qu’il serait emmené. Selon les rumeurs, des recruteurs traversaient tout Hedyrn pour chercher des jeunes prêts à les suivre, promettant aux parents qu’ils seraient bien traités. C’était l’occasion rêvée pour Peryn de se débarrasser de lui.
Lorsqu’un petit groupe arriva au manoir, composé de deux messagers royaux, quatre gardes et une petite carriole où s’entassaient déjà six enfants, l’enfant sentit son estomac se nouer. Malgré la haine des domestiques, partir resterait douloureux.
Toute la nuit, il se tourna et se retourna dans sa paillasse sans trouver le sommeil. Il ne parvint pas à avaler quoi que ce soit au matin, et n’arriva à rien quant à son travail ; même frotter le sol requérait un minimum d’attention et il ne parvenait pas à se concentrer.
Il fut presque soulagé lorsqu’on vint le chercher.
Les autres enfants de la carriole étaient plus jeunes que lui, leur âge allant de six à dix ans, mais aussi plus maigres et incapables de lire même leur nom. Ils venaient de familles pauvres qui espéraient les voir trouver une situation à la capitale ou profitaient d’avoir un ventre en moins à nourrir.
Le voyage fut long et bruyant. Les recruteurs s’arrêtèrent encore à deux endroits avant d’atteindre leur quota de dix volontaires. Alors seulement le voyage vers Altayn débuta.
L’enfant regardait le paysage défiler, des questions plein la tête. Cela ressemblait à un voyage initiatique, à un nouveau départ… pour peu qu’il arrive bel et bien à quelque chose. Les rires et papotages de ses compagnons de route ne l’intéressaient guère et étaient devenus un fond sonore qu’il parvenait à oublier.
Une des nouvelles semblait cependant plus intéressante que les autres. Déjà, elle avait douze ans, comme lui, et elle se taisait. En plus, elle avait des cheveux noirs, du coup il se sentait un peu moins seul parmi ces elfes blonds.
Ils ne se parlèrent pas, mais au deuxième jour de voyage leurs regards se croisèrent et elle lui sourit. Du coup, sans réfléchir, il tapota la place libre près de lui – personne n’osait s’asseoir là à cause de ses cheveux rouges, même s’il les cachait sous un capuchon – et, à sa grande surprise, elle s’y installa.
« Je m’appelle Catlyna, déclara-t-elle. Et toi ? »
Évidemment. Il aurait mieux fait de baisser les yeux comme d’habitude.
Elle le fixait – ses iris étaient bleus. Il ne pouvait quand même pas ne rien répondre.
« Je n’ai pas de nom. »
Il hésita encore.
« Tu peux m’appeler Gamin. »
Après tout, c’était toujours mieux que Bâtard.
Elle ne se moqua pas et il lui en fut reconnaissant. Elle se contenta d’attraper sa main et de la serrer.
« D’accord. »
Elle sourit encore et l’enfant sans nom sentit son cœur battre plus vite. Leurs mains ne restèrent pas jointes plus longtemps – cela ne se faisait pas – mais ils demeurèrent côte à côte pendant la durée restante du voyage.
***
Léviathan ne quittait pas Belzébuth des yeux. Ariel plaidait sa cause sans ciller, ignorant les interruptions régulières d’Azazel et le froid émanant de Lucifer. La détermination du jeune déchu était perceptible et ne pouvait qu’être admirée, même par ceux qui s’opposaient à ses idées.
« Certains anges sont prêts à tendre la main pour une nouvelle trêve, argumentait-il. Si vous ne voulez pas vous adresser à des rebelles, dites-vous que les archanges n’oublieraient pas ce geste si vous cessez les combats le temps qu’ils stabilisent la situation en Haut.
— Qu’on fasse taire cet imbécile de piaf ! »
La voix d’Azazel dérapait dans les aigus. Constatant le manque de réaction des autres, elle se jeta sur Ariel, toutes griffes dehors – mais seulement pour se heurter à une barrière psychique érigée par Lilith.
« Bas les pattes. Pour une fois qu’il dit quelque chose de sensé…
— Tu ne cautionnes tout de même pas ce que raconte ce petit imbécile ! crissa l’archidémone de la Pierre. Pas toi, qui voulais tant tenter les anges, les faire tomber de leur piédestal ! »
Lilith la toisa de cet air méprisant qu’elle avait érigé au niveau d’art.
« Peut-être que je suis lasse de voir mes enfants mourir au combat », déclara-t-elle avec calme.
Léviathan se demanda si cela suffisait. Après tout, elle avait elle-même lancé ses fils et ses filles incubes au combat, à l’époque où la guerre avait commencé.
« Que proposent les anges ? demanda Belzébuth.
— Pas grand-chose, admit Ariel à contrecœur. Ils refusent d’évacuer l’Univers, prétendant qu’ils s’y trouvent pour protéger les humains des vampires. Cependant, les elfes suffisent à faire tampon entre l’Eden et les démons.
— Les elfes vivent dans les Abysses, lui rappela l’archidémon des Ténèbres en grondant. Si les enfants de Lyth ne sont pas prêts à faire des concessions, je ne vois pas pourquoi nous, nous devrions. »
Il renifla, se renfonçant sur son trône.
« Si ce n’est que je ne demanderai pas comment tu as réussi à entrer en contact avec l’Eden. »
Ariel soutint son regard.
« Tu sais très bien que des groupuscules se sont formés récemment. Certains ont des velléités pacifiques. Ils veulent que la guerre s’arrête, une fois pour toute. Néanmoins, cela ne peut se faire sans l’aval des archanges et, pour qu’ils vous écoutent, vous devez montrer de la bonne volonté. Quelqu’un doit faire le premier pas. »
Il n’avait pas tort, songea Léviathan. Malheureusement, c’était un argument facile, et il se doutait de la réponse que ses pairs donneraient.
« Je suis contre », dit Asmodée sans se justifier.
Le silence se fit après cette déclaration unilatérale. Astaroth haussa les épaules, sa façon à lui de donner son avis. Bélial secoua la tête, sourcils froncés – s’obstinait-il par besoin de vengeance ou juste parce qu’il aimait séduire les anges ? – et Lucifer se contenta d’un regard froid en direction de Belzébuth. En conseil, personne ne demanderait l’avis du Déchu, qui le donnerait plus tard, en privé.
Léviathan constata qu’Ariel fixait Belzébuth, sans se préoccuper de l’avis des autres. Même Azazel se pliait à l’avis du roi sans couronne des Abysses et donc seul son avis importait.
Belzébuth, cependant, ne prenait pas ses décisions sur base de rien et Léviathan tressaillit quand leurs regards se croisèrent.
« Et toi ? »
L’archidémon de l’Eau pesa le pour et le contre. Finalement, il imita les manières d’Asmodée :
« Je suis pour. »
Il vit les autres tressaillir, Ariel compris. Personne ne s’attendait à une telle réponse de sa part. Peu lui importait, tant qu’il ne devait pas se justifier – bien sûr, des explications seraient données en temps et heure, mais ce n’était pas encore le bon moment.
Comme il s’y attendait, Belzébuth se contenta de hocher la tête. Quatre contre, deux pour, une abstention – les chiffres parlaient d’eux-mêmes. Ariel et Van ne comptaient pas vraiment pour une voix, même si Van semblait pencher du côté de son ancien amant ; Lucifer lui-même n’avait gagné cet honneur que grâce aux nombreuses années passées parmi eux, aux services rendus… et, bien sûr, à la bizarre obsession que lui portait Belzébuth.
L’archidémon des Ténèbres secoua une main pour leur demander de partir. Ariel sortit en premier, tête baissée, suivi par les autres. Léviathan s’en alla bon dernier, laissant seulement derrière lui Lucifer, dont les arguments commençaient à fuser alors qu’il refermait la porte de la salle du trône.
L’archidémon de l’Eau s’éloigna rapidement, passant en vitesse devant Azazel qui murmurait des malédictions dans sa direction, et notant de se tenir loin d’elle pendant quelques mois. Traversant un Portail, il Monta quelques Cercles pour arriver au lac de June, ainsi nommé parce que sa surface plane reflétait parfaitement les étoiles durant la nuit.
Il n’y avait encore personne, aussi il se déchaussa pour rentrer dans l’eau, profitant de la caresse de son Élément. Le vent soufflait peu dans cette région, aussi les seules vagues qui dérangeaient le miroir aqueux étaient celles qu’il provoquait. Joueur, il appela à lui quelques élémentaires qui gambadèrent entre les plantes, faisant frémir le lac.
Amusé par son propre manque de sérieux, il renvoya les petites créatures immatérielles et se laissa glisser un peu plus dans l’eau, silencieux. Il n’eut que quelques minutes à attendre ; bien vite, l’heure de son rendez-vous arriva, et il ne fut plus seul.
***
Kawa fixait la feuille de papier intensément. Arkim s’efforça de rester immobile en attendant son verdict. Il avait une terrible envie de danser d’un pied sur l’autre, mais malgré tout ce que pouvait dire Enngyl, il avait un minimum de bonnes manières et parvint à se tenir droit.
Il fut néanmoins soulagé lorsque le prince sourit, posant la feuille sur sa table de travail.
« C’est très bien, ta calligraphie s’est beaucoup améliorée. J’espère que ton orthographe en fera autant, tu pourras peut-être me servir un jour de secrétaire. »
Le cœur d’Arkim se gonfla d’espoir et de fierté.
« Je ne serais pas digne d’un tel honneur ! Même si je souhaite vous servir de mon mieux. J’apprendrai aussi vite que possible ! »
Kawa se permit un rire bas, qu’un bruit venant de la cour interrompit. Fronçant les sourcils, le prince s’approcha du balcon.
« Viens voir, l’appela-t-il. Les premiers volontaires sont arrivés. »
Son ton frisait le dégoût. N’osant pas contrarier son prince, Arkim le rejoignit et s’accouda à la rambarde.
Une carriole entourée de gardes venait en effet de s’arrêter en contrebas. Les valets d’écurie s’affairaient déjà autour des wyvernes mais personne ne savait quoi faire de la dizaine d’enfants qui mettaient pied à terre.
« Où seront-ils envoyés, mon prince ?
— Des dortoirs été aménagés dans le pavillon des vignes, lui apprit-il. Ils y seront logés jusqu’à la fin des tests. »
Arkim n’avait pas remarqué ces préparatifs, sans doute à cause de l’étendue du palais, qui comprenait de nombreux bâtiments. En effet, la terre coûtait cher, donc tout noble qui se respectait agrandissait son habitation. Le palais royal se composait de plusieurs pavillons entourés de jardins et seul le bâtiment principal, le plus ancien, comptait plus d’un étage. Les autres s’étendaient gracieusement au sol.
Les appartements privés des Edyrn étaient constitués à eux seuls de trois bâtiments et un parc privé qui les entourait. Arkim avait pu s’y rendre à plusieurs reprises en sa qualité de serviteur personnel de Kawa. Cependant, même lui ne s’y était rendu que quelques fois, prenant plus souvent ses ordres dans son bureau, situé à l’entrée du palais et où se trouvaient les baraquements de la garde royale.
« Descends les rejoindre, ordonna Kawa. Je veux que tu te mêles à ces enfants et que tu apprennes à les connaître. Fais-t’en des amis. Tu me rapporteras la façon dont on les traite. »
Arkim le dévisagea avec de grands yeux. Le prince lui posa une main amicale sur l’épaule.
« Je préfère garder un œil sur les agissements de mon frère et cette mission-ci, je ne pourrais la confier à personne d’autre. Je te fais donc confiance. »
Le petit démon hocha la tête vigoureusement et s’inclina très bas avant de cavaler vers les escaliers. Il n’avait pas menti : il voulait servir Kawa autant qu’il le pouvait. Le prince lui avait offert la chance de sa vie, avec à la fois un toit, une éducation, et une oreille attentive. Il ne saurait jamais rembourser cette dette.
Il arriva dans la cour alors que les messagers portant le blason de Nataos partaient. Le prince aîné prendrait quelques minutes avant de donner ses ordres, temps qu’Arkim comptait mettre à profit.
Il agita tranquillement ses ailes en observant les enfants et s’approcha d’eux de son pas le plus nonchalant.
« Salut. »
Les plus jeunes reculèrent pour se cacher derrière les autres, murmurant entre eux. L’un des plus grands croisa les bras, prenant un air buté. Il portait une capuche tirée presque jusqu’à ses sourcils, mais Arkim remarqua dessous ses cheveux écarlates.
Le démon lui tendit la main.
« Bienvenue à Altayn la Belle ! »
Il resta un moment idiot, sa main suspendue dans le vide. Puis, la fille qui se trouvait à côté du garçon donna un coup de coude à celui-ci, ce qui le fit enfin réagir.
« Bonjour », répondit-il.
Eh bien, il n’était pas bavard ! Arkim leur adressa son plus beau sourire. Il entendit les plus jeunes chuchoter sur un ton horrifié – ils avaient remarqué ses crocs. Eh bien tant pis ! Au moins, ni le roux ni son amie n’avaient eu de mouvement de recul, alors qu’ils se trouvaient à sa portée.
« Je m’appelle Arkim, je suis le messager personnel de Kawa Hedyrn Teynan, reprit-il donc avec sa voix la plus polie. J’espère que vous vous trouverez bien ici au palais !
— Nous l’espérons de même, dit la fille. Je suis Catlyna et voici Gamin. »
Oh, un sans-nom. Sans doute était-ce l’origine de son malaise. Arkim compatissait. Lui-même ignorait qui lui avait donné un nom, car il ne se rappelait pas avoir eu de père ou de mère.
« Et vous ? » demanda-t-il aux autres.
Malgré leur réticence, ils ne pouvaient ignorer une question directe sans être impolis. Ils se présentèrent donc un par un, appuyant bien sur leurs y, pour lui faire sentir qu’il était étranger.
Il se fichait de leur avis comme d’une guigne ; après tout, le prince le considérait comme un serviteur digne de confiance.
« Allons-nous devoir attendre longtemps ? demanda Catlyna. Ceux qui nous ont amenés sont tous rentrés à l’intérieur. »
Arkim parcourut la cour des yeux et ne repéra en effet que deux gardes qui faisaient leur rapport à Jhael. Son regard croisa celui du chef de la garde, qui lui adressa un petit signe de tête.
« Ne t’inquiète pas, je suis certain qu’on vous enverra quelqu’un d’ici peu, répondit Arkim à Catlyna. Il faut attendre que les messagers préviennent Nama et Renaeyle, les érudits qui vous prendront en charge.
— J’ai entendu les hérauts parler entre eux, intervint le sans-nom. Ils disaient que nous avions deux jours d’avance. »
Cela expliquait la désorganisation du palais. Mais tout de même, laisser des nouveaux venus dans la cour sans surveillance… Du coin de l'œil, il remarqua que Jhael envoyait les gardes fourbus à leurs quartiers et appelait d’autre, avant de s’approcher de leur petit groupe.
Arkim s’inclina. Tous les autres l’imitèrent, impressionnés par le bel uniforme du chef de la garde.
« Tout se passe bien ? demanda Jhael.
— Kawa Hedyrn Teynan m’a envoyé veiller sur les volontaires en attendant que son frère envoie quelqu’un pour les réceptionner. »
Le chef de la garde comprit qu’il se trouvait là sur ordre de leur maître et n’insista pas. À la place, il se tourna vers les autres enfants.
« Je vous souhaite la bienvenue au nom de la garde royale et vous remercie de votre dévotion envers le royaume d’Hedyrn. Je suppose qu’une fouille ne vous dérangera pas ? Parfait. Mettez-vous en ligne, je vous prie. »
Catlyna se présenta la première, suivie par le sans-nom. Aucune arme ne fut trouvée, bien sûr, mais cela les occupa assez longtemps pour permettre à Renaeyle et Nama d’arriver. Arkim n’osa pas rester mais se promit de leur rendre visite dès le lendemain. Alors que le petit groupe s’éloignait à la suite des deux scientifiques, il remarqua que Catlyna regardait en arrière, et il lui adressa un petit signe de la main.
***
Van arpenta le couloir d’un pas furieux. Si seulement Ariel avait convaincu les archidémons ! Il s’arrêta en réalisant l’intensité de ses pensées. Le voilà qui prenait le sujet à cœur. Il s’agissait pourtant d’aider l’Eden et il était un démon avant tout. D’un autre côté, une paix diminuerait le nombre croissant de morts et leur permettrait de mieux surveiller les frontières d’Ambrosis, leur véritable ennemi.
Sa frustration venait aussi du fait qu’il n’avait pas pu intervenir. Oh, Belzébuth aurait écouté ses arguments, oui ! Mais uniquement pour les rejeter tous en bloc, sans explication.
La porte de la salle du trône se rouvrit pour faire passer Lucifer, qui lui adressa un signe de tête en partant. Il inspira un bon coup, puis retourna à l’intérieur. Belzébuth, toujours assis sur son trône, se redressa en le voyant.
« Eh bien ? Déjà de retour ? »
Van se campa devant lui, menton levé.
« J’éprouvais le besoin de te dire à quel point je suis déçu, déclara-t-il. Une belle opportunité s’est présentée et tu l’as rejetée sans raison autre qu’une fierté mal placée. »
L’archidémon des Ténèbres se leva, vexé.
« Les anges ne nous proposaient rien de concret.
— Les négociations n’avaient pas encore commencé ! Avec ton accord, Ariel aurait pu faire Descendre un archange auquel tu aurais exposé tes désidératas. Mais non. Tu as préféré t’aligner sur le point de vue obtus des autres. Être un chef, ce n’est pas juste faire ce que tes sujets souhaitent ! C’est aussi être capable de prendre des décisions déplaisantes mais nécessaires. »
Belzébuth renifla.
« Tu es toujours aussi impertinent.
— Parce que je sais que j’ai raison. Les anges ont besoin de ton aide. Une telle situation ne se présentera peut-être plus jamais.
— L’éternité, c’est long.
— Et la guerre, c’est épuisant. Tu as entendu certains de tes archidémons avouer qu’ils s’en lassaient. »
Belzébuth se mit à pianoter le bras de son trône du bout des doigts.
« Tu penses peut-être qu’en me criant dessus, tu me convaincras de ta bonne foi ? Sans doute considères-tu que tel est le comportement qu’un prince doit avoir ? »
Van se sentit un peu penaud. Il n’avait pas l’envergure de Lucifer et n’était pas un ange comme Ariel pour se montrer si virulent.
« Désolé… »
Belzébuth secoua la main devant lui.
« Peu importe, j’aime les gens avec du caractère. Je te sais gré d’avoir attendu que nous soyons seuls pour t’emporter, cette fois. »
L’embarras du Prince-démon crût encore. Oui, il avait une légère tendance à engueuler son roi devant tout le monde, et alors ? En général, c’était justifié.
Au moins, les yeux de Belzébuth pétillaient. Il ne s’était pas mis dans le pétrin.
« Ariel a choisi de porter l’affaire devant nous sept réunis, reprit l’archidémon. Dès lors, j’étais forcé de demander l’avis de tous. Cela ne signifie pas que je n’ai pas compris l’importance de sa demande, et je t’assure que j’y réfléchirai. Heureux ? »
Van acquiesça, beaucoup moins sûr de lui que quand il était revenu. Le roi sans couronne des Abysses avait un caractère terrible mais il n’était pas idiot, même s’il faisait parfois bien semblant.
En tout cas, Van n’en obtiendrait rien de plus. Il s’inclina donc avec un soupir en espérant que cette réflexion aboutirait dans le sens voulu.
***
Uriel salua Hashiel et sortit, le laissant ranger son bureau pour le lendemain. Elle s’efforça de garder un pas posé en descendant au rez-de-chaussée et ferma les boucles de son manteau, remontant son capuchon par-dessus sa tête. Elle descendit la rue sans se presser, égrenant les secondes dans sa tête.
Elle obliqua à droite comme pour prendre un raccourci vers ses appartements et tourna en rond dans quelques ruelles au cas où quelqu’un la suivrait. Elle commençait à se lasser de ce petit jeu mais il en valait la chandelle et, malheureusement, elle n’avait pas le choix.
Enfin, suivant un chemin improbable, elle se retrouva à la frontière de la ville, là où un Portail ne serait pas repéré. Elle l’ouvrit et s’engouffra à l’intérieur, le refermant rapidement derrière elle. Puis, elle se laissa tomber, plus Bas et encore plus Bas, jusqu’aux portes de l’Eden. Alors, elle déploya ses ailes pour freiner sa chute et serra son aura tout contre elle, espérant que cela suffise pour ne pas se faire repérer.
Elle Descendit encore de quelques Cercles avant d’enfin s’arrêter, battant des ailes, et d’ouvrir un autre Portail pour sortir de l’Entre-Monde et passer dans les Abysses. Invisible, un ession la suivit.