Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Saâgh
Chapitre 8
« Injustice, Krro. Il a un beau visage et souvent des cheveux noirs, est habillé de vêtements pratiques et sombres, et porte parfois un masque sur le bas du visage. Il est généralement représenté de profil et parfois l’autre côté de Son visage est défiguré. »
– Mythes et vérités, Kamu –
Assis à même le seul dans le couloir étroit, Arkim se tournait les pouces. Catlyna patientait à ses côtés. Les tests avaient commencé et s’avéraient assez simples : chacun des volontaires subissait une prise de sang et une analyse approfondie de son aura. Tous ignoraient ce que Nama et Renaeyle cherchaient, donc impossible de deviner qui resterait et qui devrait partir.
Arkim soupira profondément. Gamin restait à l’intérieur plus longtemps que les autres. Il espérait que ce n’était pas un mauvais signe ! Malgré le comportement étrange du sans-nom, le démon l’appréciait. De plus, Catlyna serait triste d’en être séparée.
Il ne voulait pas qu’elle soit triste.
La porte du laboratoire s’ouvrit enfin et tous deux bondirent sur leurs pieds. Renaeyle raccompagnait Gamin à l’extérieur et sourit en les voyant.
« Il est un peu faible à cause de la perte de sang. Vous saurez l’aider à redescendre, ou dois-je vous accompagner ?
— On s’en occupera sans problème, merci ! »
L’escalier en colimaçon était plutôt escarpé mais Arkim avait su porter Catlyna jusqu’en bas la veille. Le sans-nom, quoique plus grand, ne devait pas être beaucoup plus lourd.
Voyant que Renaeyle hésitait, il décida de prendre les devants, mais n’en eut pas le temps : le roux se dégagea de lui-même pour passer un bras autour de son cou. Le démon en fut confusément ravi. C’était si rare que quelqu’un le touche sans peur ni dégoût ! En dehors du prince Kawa et de maître Enngyl bien sûr. Les deux scientifiques ne comptaient pas, même si Renaeyle était très gentille.
Arkim désigna les premières marches à Catlyna.
« Passe devant. Comme ça, tu pourras le freiner s’il tombe. »
Elle avala l’excuse et commença à descendre. Arkim fit un clin d'œil à Gamin. Ainsi, il ne demandait pas l’aide d’une fille et ils évitaient un effort pénible à leur amie. Le sans-nom lui répondit avec un léger sourire, puis se concentra sur le fait de mettre un pied devant l’autre.
Il n’était pas à moitié aussi faible qu’il en avait l’air. Heureusement, parce qu’il pesait lourd malgré sa maigreur. Il leur fallut de longues minutes pour arriver en bas, et autant pour regagner le palais proprement dit. Enfin un endroit où ils ne risquaient pas d’avoir des soucis avec les escaliers !
Arkim jeta un coup d'œil au cadran solaire. Il avait encore un peu de temps avant son entraînement avec Enngyl. Ils choisirent un arbre sous l’ombre duquel s’installer.
« Tout s’est bien passé ? demanda Catlyna une fois qu’ils furent assis. Ça a duré longtemps !
— Renaeyle avait beaucoup de questions à poser et moi, je n’avais pas très envie d’y répondre, expliqua Gamin.
— Quel genre de questions ? » s’étonna Arkim.
Catlyna n’avait pas parlé d’un interrogatoire !
« Sur ma famille. »
Oh. Certes. Il s’agissait d’un sujet sensible. Renaeyle n’était pourtant pas indiscrète… Le démon se méfiait d’elle mais elle se montrait toujours aimable avec lui et prêtait attention à ne pas lui faire mal lorsqu’elle prélevait son sang. Il avait conscience qu’elle aurait pu rendre l’expérience pénible.
« En fait, maintenant que tu le dis, elle m’a demandé qui étaient mes parents, déclara Catlyna, sourcils froncés. Je n’y avais pas prêté attention, je pensais qu’elle entretenait la conversation.
— Va-t’en savoir ce qu’ils cherchent, râla Arkim. Je croyais qu’ils faisaient des expériences sur le sang vampirique… je ne vois pas pourquoi ils ont besoin d’enfants elfes. »
Gamin sembla encore plus pâle, d’un seul coup, et tira machinalement son capuchon sur ses cheveux. Ses lèvres viraient presque au gris.
Catlyna lui attrapa le bras.
« Tout va bien ? Tu veux qu’on aille te chercher de l’eau ? »
Il hocha faiblement la tête et la jeune fille se précipita vers le pavillon le plus proche, aussi vite qu’elle le pouvait sans courir. Arkim allait se lever pour l’aider quand Gamin lui agrippa la manche.
« Mon père n’est pas un elfe, murmura-t-il très vite, mais un de ces fichus vampires. Tu penses que c’est pour ça ? »
Arkim écarquilla les yeux. Alors voici donc la raison pour laquelle il n’avait pas de nom ! Il était métis… Il ne savait pas quoi déduire de cette information mais elle intéresserait sûrement Kawa.
« Je ne sais pas, avoua-t-il. Je suppose que oui. »
Gamin le relâcha, détournant les yeux. Le démon se rassit près de lui.
« Ne t’en fais pas, lui chuchota-t-il. Je ne dirai rien à personne, pas même à Catlyna. Moi je m’en fiche, de toute façon. Je ne suis pas un elfe. »
Le garçon roux lui sourit, puis redevint sérieux en voyant leur amie revenir. Il la remercia pour l’eau dont il but quelques gorgées. Il avait déjà l’air moins pâle. Arkim se remit sur ses pieds quand il fut certain que tout allait bien.
« Je dois me rendre à mes cours et maître Enngyl n’aime pas que je sois en retard », expliqua-t-il en les saluant.
Il en profiterait pour faire un crochet par le bureau de Kawa afin de lui donner les dernières nouvelles.
***
Nama régla son agrossisseur puis, les mains bien protégées par des gants, utilisa une pipette pour prélever une goutte d’eau bénite dans un récipient. Il la déposa sur la plaquette où se trouvait le sang. Aucune réaction.
« Le sujet 127-9-SKA n’est pas compatible. »
Il entendit la plume de Renaeyle crisser alors qu’elle en prenait note et se débarrassa de l’échantillon. Il étiqueta la fiole d’où il l’avait prélevé et la rangea sur une étagère où s’entreposaient les cent vingt-trois autres échecs.
Puis, il s’accorda un rapide regard vers celle où trônaient les récipients contenant le sang des enfants compatibles. C’était peu, mais plus que ce qu’il avait escompté – et ils n’en étaient qu’à la moitié de leurs échantillons.
« Même si nous en trouvons dix, ce ne sera pas suffisant, marmonna-t-il. Il faudrait que tous les parents envoient leurs enfants se faire tester et qu’ils nous confient ceux que nous pouvons utiliser.
— J’en parlerai à Nataos, mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire… »
— Pourtant, nous sommes prêts, soupira Nama.
— Presque, approuva Renaeyle. Cependant, rien ne nous garantit que les premiers cobayes survivront. »
C’était sa grande préoccupation. Nama n’avait lui-même aucune envie de tuer des enfants mais il craignait surtout la réaction de la population elfique. Ils avaient intérêt à cacher le moindre échec. Donc, à utiliser des volontaires desquels personne ne demanderait jamais de nouvelles.
Le vampire ouvrit le grimoire qu’il avait reçu de son mystérieux visiteur et qui lui servait à présent de livre de chevet, malgré l’écriture illisible.
« D’après nos recherches… qui en sont encore au stade de la théorie pure, autant dire des tâtonnements… il y a de fortes chances que le corps des personnes améliorées devienne, comment dire ? mort. Comme celui des Infants après leur transformation en vampires.
— Est-ce que ça ne retirerait pas l’intérêt de l’hérédité de leurs caractéristiques ?
— Si, répondit Nama. Les Infants sont stériles, contrairement aux vampires de sang pur. Néanmoins, il est possible que nous sachions les rendre fertiles en utilisant notre méthode et, de plus, les elfes améliorés ne devront pas boire de sang. Cela suffira à convaincre la masse. »
Et surtout, Nataos. Nama s’intéressait peu au devenir du royaume d’Hedyrn, il voulait juste trouver l’essence du ska, percer les secrets de la magie qui animait les vampires.
Renaeyle chipota à ses longues manches évasées. Elle portait d’habitude des vêtements pratiques, serrés aux poignets, mais elle avait dû participer à un événement officiel plus tôt dans l’après-midi. Contrairement à Nama, qui pouvait facilement s’esquiver – la cour d’Hedyrn préférait oublier qu’elle comptait un non-elfe parmi ses chercheurs – elle devait régulièrement se montrer en de telles occasions. Le vêtement de soie la rendait plutôt jolie. Dommage qu’elle ait les cheveux si clairs, si fades.
Nama se demandait d’où venait cette pensée traîtresse quand elle avança une idée intéressante.
« Si les elfes améliorés sont morts, pourrons-nous les contrôler ? Je sais que tu n’aimes pas la nécromancie, mais…
— Cela plairait à Nataos », commenta le vampire.
Le prince rêvait d’une armée sous ses ordres. Si les elfes améliorés ne pouvaient être utilisés que par des nécromanciens, cela donnerait un peu de prestige à ses pouvoirs et lui permettrait, peut-être, de supplanter son cadet dans leur course à la couronne.
« Tu t’y connais assez en nécromancie pour créer un sceau qui empêcherait n’importe qui de les contrôler ? demanda Nama. Si tout le monde peut leur donner des ordres, la nécromancie ne garantirait pas leur loyauté.
La capacité des nécromanciens à contrôler les Infants avait interdit à Ambrosis de lever une armée. Cela, et le fait que les vampires auraient passé plus de temps à s’entretuer qu’à marcher en rang.
« Je n’en suis pas sûre, réfléchit Renaeyle. Mais Nataos saurait ; il s’y connaît bien mieux que moi.
— Je préfèrerais que nous puissions lui soumettre une idée qui aurait déjà pris forme. »
Renaeyle rit derrière sa main, d’un rire cristallin.
« Il modifierait notre sceau à son idée, tu le sais. Ne ferais-tu pas pareil ? »
Elle avait raison. Nama se leva pour ranger son livre sur l’étagère.
« Essaie tout de même de trouver quelque chose, nous devons garder l’initiative. »
Elle n’insista pas. Il savait que, dès le lendemain, elle serait occupée avec des croquis de pentacles et autres runes – incompréhensibles pour lui. La nécromancie n’était pas son domaine.
Il la regarda à la dérobée alors qu’elle saisissait une plume pour la tailler. Décidément, il ne regretterait jamais d’être Monté dans les royaumes elfiques. Il avait besoin d’elle.
« Que penserais-tu de… »
Nama ne termina pas sa phrase. Un autre ska venait de pénétrer dans l’enceinte du palais et, comme le voulait la tradition lorsqu’on entrait sur le territoire d’un autre vampire, il lui avait signalé sa présence d’une petite impulsion d’aura. Celle-ci avait suffi à le faire frissonner et il tira rapidement une chaise pour s’asseoir, sentant une trop grande faiblesse au niveau de ses genoux.
Il avait cru s’être habitué aux auras de Mort, à force de fréquenter Renaeyle et Nataos, mais ceux-ci la déployaient si rarement qu’il en oubliait leur statut de nécromanciens. De plus, aucun d’eux n’arrivait à la cheville du ska qui venait de se présenter.
« … ne va pas ? Nama ? »
Il tressaillit et s’efforça de rassurer Renaeyle. Inutile de l’affoler en lui expliquant ce qu’il avait ressenti. Elle ne comprendrait de toute façon pas.
« Je vais bien. Un autre vampire vient d’arriver et je me demandais ce qu’il faisait là. S’il avait été envoyé par ma Maison, j’aurais été prévenu. »
L’elfe fronça les sourcils lorsque Nama se leva.
« Je préfère aller voir ça de plus près, expliqua-t-il.
— Cela n’a probablement rien à voir avec nous.
— Sans doute pas, mais je n’ai pas confiance en les miens. Je veux l’avoir à l’œil.
— Dans ce cas, je t’accompagne. »
Nama ne sut que répliquer. Il ne s’était pas attendu à cette réaction.
« Je préfère que tu restes ici. C’est une histoire entre ska… »
Le sifflement qui lui avait échappé sur le dernier mot, prononcé à la façon vampirique, n’impressionna guère l’elfe qui posa ses poings sur ses hanches. Ils s’affrontèrent du regard pendant quelques instants.
« Nous sommes en train de perdre du temps, lâcha Renaeyle. S’il est venu pour toi, il est peut-être curieux de nos expériences et je refuse qu’il pose la main sur un des enfants. Ils se trouvent sous notre responsabilité, rien ne peut leur arriver. Donc, je t’accompagne. Clair ? »
Nama capitula.
« Très bien, descendons. »
Ainsi firent-ils. Ils trouvèrent le vampire patientant seul dans un salon, sous la surveillance discrète d’un garde qui se tenait à l’extérieur de la porte. Lorsqu’ils lui demandèrent de qui il s’agissait, l’elfe ne sut pas leur répondre.
« Sieur vampire n’était pas attendu. Il vous a fait appeler… vous avez dû rater le messager qui vous a été envoyé. »
Cela ne présageait rien de bon. Ils pénétrèrent ensemble dans la pièce. Une tisane avait été servie à leur invité et un domestique vint rajouter deux tasses alors qu’ils s’asseyaient. Nama attendit qu’ils se retrouvent seuls pour lever les yeux vers son interlocuteur. Il prit le temps de l’observer avant de prendre la parole.
Le vampire avait les cheveux coupés ras, d’un blond très pâle, ou peut-être blancs. Il était grand et maigre, vêtu de noir ; il ressemblait à un corbeau. L’érudit tressaillit en remarquant ses pupilles d’un bleu très pâle, glaciales… Les vampires nés de parents vampires avaient tous les yeux rouges, sauf les Premiers-nés. Était-ce possible qu’il en soit un ? Ils étaient si rares !
« Je suis Nama Ezrjl, finit-il par dire, et voici Renaeyle. Vous vouliez nous voir… ?
— Je suppose que vous venez de vous présenter ? répondit l’autre en skahil. Veuillez pardonner mon impolitesse mais je n’ai jamais appris l’elfique. »
Cela expliquait pourquoi le garde ignorait son nom.
« En effet, siffla-t-il donc en langage vampirique. Je suis Nama de la Maison Ezrjl et voici ma collègue.
— Mon nom est Jen. J’irai droit au but : j’ai entendu parler de vos dernières expériences et voudrais en savoir plus. »
Nama faillit s’étrangler. Ils avaient été particulièrement discrets et il était certain que ses courriers n’avaient pas été interceptés. L’eurent-ils été que le code dans lequel ils étaient rédigés n’aurait pu être déchiffré.
« Qui vous envoie ?
— Vous avez dû noter que je n’ai pas joint de Maison à mon nom. Je suis mon propre maître, pour ainsi dire. »
Cette dernière réflexion avait été faite d’un ton ironique, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie. Nama n’aimait pas cela.
« Alors, qui vous a prévenu ? Nous n’apprécions guère de savoir que des informations confidentielles se promènent à tout va dans les Abysses !
— Ne vous inquiétez pas, personne d’autre que moi n’aurait pu le découvrir de la façon dont je l’ai fait et je ne compte pas aller raconter vos histoires à d’autres. »
Renaeyle lui donna un discret coup de pied, lui rappelant son existence. Agacé, il lui traduisit les derniers échanges. Elle fut aussi perplexe que lui.
« Demande-lui d’où il vient…
— Je ne peux pas me permettre de lui poser trop de questions. Il ne veut pas y répondre et il est plus puissant que moi. »
Il se demandait si ce Jen n’était pas même plus puissant que Hji Skady, son père et Doyen de sa Maison. Il n’avait aucune envie de le vérifier.
« Ai-je ton autorisation de tout lui raconter et de lui faire rencontrer les sujets compatibles s’il le demande ? »
Renaeyle hésita. Bien qu’ils ne soient que des cobayes, elle avait tendance à protéger les enfants – peut-être une façon de calmer sa conscience. Il la fixa avec insistance jusqu’à ce qu’elle acquiesce.
« Parfait. »
Il repassa aux sifflements du skahil.
« Nous sommes honorés de votre intérêt, Hji Jen. »
Un titre honorifique n’était jamais superflu face à un ska aussi puissant.
« Nous serons ravis de vous faire visiter notre laboratoire et de vous ouvrir nos livres, continua Nama. N’oubliez cependant pas que nous dépendons de la bonne volonté de Ceyn Hedyrn Teynan, et…
— J’irai bien sûr lui présenter mes respects si nécessaire », coupa-t-il.
Nama échangea quelques mots avec Renaeyle. Ils tombèrent d’accord : il fallait prévenir Nataos.
« Je ne pense pas que ce soit obligatoire. Par contre, notre mécène, le prince Nataos, sera sans doute ravi de faire votre connaissance. »
Jen hocha sèchement la tête. Percevant son impatience, Nama se leva, l’invitant à faire de même.
« Renaeyle va le prévenir de votre visite. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous montrer le laboratoire… »
Nama espérait que Nataos saurait quoi faire de ce Jen. Il n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’il voulait et sa visite ne lui plaisait pas. Enfin, avec un peu de chance, il l’ensevelirait sans difficulté sous un charabia de termes scientifiques…
Nataos les rejoignit et fit de son mieux pour poser des questions subtiles, se servant de Nama comme interprète. Le message de Jen, cependant, était clair : il imposait sa présence et entendait obtenir les informations qu’il souhaitait, ce que Nama ne pouvait pas lui refuser.
Cela ne plut guère au prince, ni à l’érudit qui se trouvait coincé entre deux personnages plus puissants que lui – et de mauvaise humeur.
Jen tint à connaître le détail de leurs expériences et savoir où ils en étaient entre théorie et pratique. Puis, il voulut rencontrer seul à seul les trois enfants compatibles. Le seul qui ne sembla pas surpris fut le bizarre gamin aux cheveux rouges.
Enfin, alors que Nama désespérait d’avoir des explications et craignait que son hôte indésirable s’éternise, Jen se déclara satisfait, les remercia – quoique froidement – et partit.
À son expression, Nataos était furieux.
« Faites venir le gamin roux. »
Renayele s’empressa d’obéir pour et revint avec le gosse pour que Nataos l’interroge sur la conversation qu’il avait eue avec Jen.
Ses réponses l’interloquèrent autant que Nama.
« C’est tout ? Il a demandé ton nom, ton histoire, puis a regardé ta main gauche ?
— Oui, Monseigneur. »
Nataos cessa de marcher de long en large pour tapoter le dossier du fauteuil.
« Il a semblé satisfait de tes réponses ? »
Une hésitation, puis l’enfant hocha la tête. Nama sentit son estomac se dénouer un peu. Au moins ne s’était-il pas mis quelqu’un à dos. Pour ce qu’il en savait, il s’agissait d’un parent de l’enfant qui s’inquiétait tardivement de sa progéniture.
« Très bien, tu peux y aller », ordonna le prince.
Le roux sortit docilement après s’être incliné aussi bas qu’il le devait. Nama le suivit du regard jusqu’à ce que la porte se referme.
Cet enfant le mettait mal à l’aise, et il ne parvenait pas à trouver pourquoi. C’était juste un gamin, après tout.
***
En Eden, rares étaient les lieux strictement réservés aux archanges. Le bâtiment où se trouvaient leurs bureaux fourmillait de messagers, d’archivistes, de secrétaires ou simplement d’anges chargés du ménage. Leurs appartements, tant dans la capitale que dans leurs Cercles respectifs, étaient identiques à ceux des simples anges. Ils disposaient de plus de devoirs que de privilèges et avaient depuis le début fait de leur mieux pour le montrer, quoi que les rebelles en disent.
Néanmoins, Essiah, la cité-bibliothèque construite par Saraqael, restait un endroit privilégié. Les nombreux archivistes rangeaient et entretenaient les précieux volumes en silence et ne protestaient pas lorsque l’un ou l’autre archange venait y chercher un peu de sérénité.
Assise sur un banc dans le seul petit jardin intérieur qui avait survécu à la débauche de livres et de couloirs étroits, Rémiel profitait du calme ambiant pour se limer les ongles.
Elle avait conscience de la futilité de son activité et du fait que celle-ci était déplacée dans un endroit dédié à l’étude et à la préservation du savoir. Elle s’en fichait. Personne ne pouvait la voir et elle profitait au passage des derniers rayons de soleil. Bientôt avec l’automne viendraient les nuages et ce ciel si gris qu’on en oubliait le bleu.
Des cailloux crissèrent sur le petit chemin qui serpentait dans le jardin d’herbe tendre. L’archange pria pour que la personne passe son chemin ou, du moins, qu’il ne s’agisse pas d’un messager. Son souhait ne se réalisa qu’à moitié.
« Te voici enfin. Je me demandais où tu avais disparu. »
Elle leva les yeux pour offrir son sourire le plus rayonnant à Raguel.
« J’avais besoin de me détendre.
— Si tu préfères que je m’en aille…
— Non, non, je t’en prie ! »
Elle lui désigna la place vide sur le banc à ses côtés.
« Tu me cherchais donc… ? »
L’archange du Feu s’assit, étirant ses longues jambes devant lui.
« En effet.
— Un problème avec l’un de nos dossiers ? »
Raguel prit une pose dramatique.
« Quoi, je n’ai plus le droit de voir mes amis pour autre chose que pour le travail ? »
À ces mots, elle réalisa qu’elle s’était crispée en l’attente d’une mauvaise nouvelle, et se détendit. Bien que les tensions se soient calmées et qu’ils n’aient plus eu droit à des émeutes, un malaise persistait en Eden, dû tant au manque de communication qu’au manque de compréhension. Ils essayaient pourtant ! Autant qu’ils le pouvaient. Ce n’était pas suffisant.
« Tu en fais une de ces têtes…
— Désolée.
— Tu te limais les ongles ? »
Elle sentit ses joues chauffer et s’éclaircit la gorge.
« Les femmes doivent entretenir leur physique.
— Je ne dis pas le contraire. »
Il arborait son éternel sourire, ses yeux mi-clos ni plus ni moins chaleureux envers elle qu’envers n’importe qui. Impossible de savoir ce qu’il pensait. Mais s’il venait la voir sans raison, cela signifiait qu’il tenait à elle de façon particulière… n’est-ce pas ?
« Certains anges me regardent avec des yeux rêveurs, tenta-t-elle. C’est plutôt flatteur.
— Vous n’êtes que deux archanges femmes, ce n’est pas surprenant. D’autant plus qu’Uriel a une image beaucoup plus maternelle – tu es la femme fatale. »
Encore une fois, impossible de savoir s’il s’agissait d’un compliment sincère ou d’une simple constatation. Elle essaya autre chose.
« Qui sait, peut-être finirai-je par trouver l’âme sœur ?
— Fais attention de ne pas t’enfermer dans une relation vouée à mal finir.
— En voilà un point de vue négatif ! » s’étonna-t-elle sincèrement.
Raguel haussa les épaules.
« Les anges sont mortels. Nous pas. »
Bien sûr ; leur éternel problème. D’un autre côté, si les immortels ne montraient aucun intérêt… !
« Tu n’as jamais songé à te marier ? demanda-t-elle.
— Je suis un éternel célibataire. »
Il plaisantait – encore.
« Non mais sérieusement ? »
Il secoua une main dans sa direction, étouffant un bâillement. Il était du genre franc, d’habitude. Ce silence avait-il une signification cachée ?
Elle commençait à réfléchir de manière trop tordue. Alors qu’elle se résignait, l’archange du Feu passa un bras autour de ses épaules et l’attira contre lui. Il tapota son nez du bout de l’index.
« Cesse de te mettre martel en tête. Tu réfléchis trop. Profite de ce que tu as ! »
Elle sentait que ses joues repassaient au rouge. Elle posa sa tête contre l’épaule de son ami et retint un soupir. Profiter. Facile à dire…
Alors qu’elle se détendait un peu, une explosion de puissance s’abattit sur les Portes de l’Eden, les sept sceaux qui fermaient leur monde aux non-anges. Rémiel sentit son sang se glacer en reconnaissant l’aura, horrible, difforme, du pire des archidémons.
***
Personne ne comprenait. La vie était si plate, si indigne d’intérêt. Les corps des anges ne possédaient ni saveur ni forme. Les démons s’en sortaient mieux, avec leurs yeux dorés, leurs cornes, leurs multiples formes de queue et de couleurs de cheveux. Beaucoup d’entre eux se tatouaient – signe de pouvoir, puisque les archidémons arboraient des lignes sombres naturelles sur leurs peaux – ou s’adonnaient à la scarification. Ils en devenaient plus goûteux mais sans atteindre le seuil de la perfection.
Cela, seule elle, Azazel, pouvait y parvenir.
L’archidémone feula et ses troupes se mirent en marche. Elle les couva du regard, fière, sa queue musclée brassant l’air derrière elle. Ses gargouilles étaient superbes.
La paix, quel intérêt ? Aucun. Les Premiers Temps avaient été si ennuyeux ! Depuis la Chute de Lucifer, au moins, plus personne ne perdait son temps à se prélasser. Non, non, non ! Les villes fourmillaient d’activité et, en combat, les démons laissaient parler leurs plus bas instincts.
Certains adoraient l’ordre. Elle ne les comprenait pas. Le Chaos était tellement plus fascinant…
Voletant ici et là dans l’Entre-Mondes, elle respira l’air orange. Dans cet interstice, la matière bougeait tout le temps. Les gens murmuraient que quelqu’un resté trop longtemps entre deux Portails pouvait devenir fou, ou se transformer en Ombre. Elle adorait l’idée. Peut-être la testerait-elle, un de ces jours, quand elle en aurait le temps ou l’envie.
Elle Traversa avec ses créatures. Celles-ci grognaient, incapables pour la plupart d’articuler le moindre mot. Elle se demanda si elles étaient heureuses de rentrer chez elles – la plupart étant d’anciens anges – ou si, au contraire, elles étaient furieuses de découvrir que rien n’avait changé en leur absence, que personne ne s’était préoccupé de leur transformation. Certaines n’avaient pas Chuté avant qu’elle ne se les approprie. Les anges ne faisaient pas la différence.
Azazel rit en les voyant feuler. Laouen était la ville la plus proche. Que de souvenirs ! Sa première vraie bataille s’y était déroulée. La cité avait-elle beaucoup grandi ? Elle espérait que oui ; cela représenterait plus de monde à hacher menu.
Elle percevait les auras des archanges qui s’approchaient. Sans doute n’aurait-elle le temps que de tuer une ou deux personnes, peut-être enlever quelques enfants – elle ne disposait pas de beaucoup de gargouilles miniatures. Saurait-elle stopper leur croissance ? Sûrement.
Elle aurait voulu avoir plus de temps, mais hélas ! Elle avait dû forcer les sept sceaux des Portes de l’Eden pour passer et cela avait rameuté tout le monde.
Soit, autant donner un joli spectacle !
***
Se laissant glisser de plus en plus Bas dans l’Entre-monde, Jen sourit. Tout était prêt, ou presque. Shyin ne le garderait plus prisonnier longtemps – même si, quelque part, il passerait d’une forme de servitude à une autre. Personne n’échappait à la Mort, surtout pas en mourant.
Néanmoins, Jen hésitait. Il devait encore voir quelqu’un avant que tout ne se termine. Certes, il disposait de quelques années ; ce Gamin ne serait pas prêt plus tôt. En même temps, qu’étaient deux ou trois ans ? Autant dire des secondes.
Ses ailes de peau s’ouvrirent en claquant, sombres, noires, choquantes sur le fond brun-orangé de l’Entre-monde. Elles ralentirent sa chute sans difficulté et il ouvrit un Portail pour se retrouver dans les Abysses, au niveau de Pandémonium.
Il ne savait pas où se trouvait Kamu et ne comptait pas le chercher. Il se contenta de déployer son aura, presque agressivement, et très vite un écho de Ténèbres lui revint. Il fit disparaître sa magie, redevenant discret, et Traversa quelques Cercles supplémentaires pour arriver auprès de son frère.
Jen avait presque envie de sourire en songeant à la frayeur qu’ils venaient de faire aux démons. Savaient-ils seulement que les jhliskaexistaient ? Certains s’en doutaient peut-être mais la plupart devaient se demander qui, en dehors des archidémons, pouvait être si puissant.
Il finit par arriver à destination. L’aura de Kamu n’était déjà plus qu’un filet par rapport à l’explosion initiale ; personne ne pourrait plus les trouver à présent.
Ses pas le menèrent dans un village, qu’il contourna pour arriver à une maison à l’écart. Modeste, elle présentait cependant de solides murs en pierre. Elle devait faire un étage au plus.
Jen n’eut pas à frapper à la lourde porte de chêne ; celle-ci s’ouvrit d’elle-même. Il pénétra à l’intérieur sans attendre.
Un feu crépitait dans la cheminée et les murs étaient couverts de livres. Un véritable bric-à-brac s’entassait çà et là dans un désordre organisé – ici un crâne de métamorphe, là un papillon sous verre, plus loin le dessin d’une plante aux vertus rares. Kamu avait toujours les mêmes cheveux bruns, les mêmes yeux marron, son expression sereine presque aussi immuable que celle de Raguel.
Le vampire se leva de son fauteuil et posa sur une table l’épais grimoire qu’il lisait.
« Cela doit faire au moins quatre ou cinq siècles. »
Jen hocha la tête, lèvres serrées. Comment pouvait-il être si calme ? Kamu dut réaliser son trouble, car il détourna les yeux pour lui désigner le fauteuil duquel il venait de se lever.
« Je t’en prie, installe-toi. Je n’ai guère de sang à proposer, mais une tisane, si tu veux…
— Je ne discute pas avec les traîtres. »
Jen avait pris son ton le plus glacial et eut la satisfaction de voir Kamu tressaillir. Le feu, dans l’âtre, entrecoupait le silence de ses crépitements. Au-dehors, le vent souffla dans les arbres, faisant se balancer leurs branches et emportant avec lui quelques feuilles mortes.
« Il me manque, à moi aussi, dit Kamu, mais je ne regrette pas mon geste. D’autres allaient le tuer, Jen. Ses propres descendants comptaient ramener sa tête à Belzébuth, servie sur un plateau.
— Tu n’avais pas pour autant à…
— Quitte à ce que quelqu’un le tue, mieux valait que ce soit moi. »
Le jhliskade la Mort réalisa qu’il serrait les poings à s’en blanchir les jointures. Il se força à desserrer son étreinte. Sa mâchoire crispée lui faisait mal.
« Il ne méritait pas la mort.
— Alors personne ne la mérite, répondit Kamu. Ketosaï était mon frère, à moi aussi, mais il faut voir la vérité en face : il se servait des gens comme de pions pour les pousser au pire. Il se délectait de les voir agiter les bras pour s’en sortir, sans espoir d’y parvenir. »
Vrai, mais ce n’était pas une raison pour le tuer. Daliah était morte, assassinée par sa propre fille. Que Kamu tue Ketosaï… et il ne restait plus que lui.
Jen sourit férocement.
« Je vais mourir bientôt. »
Comme il l’avait espéré, les yeux de Kamu s’écarquillèrent. Jen le vit chercher ses mots, ne pas les trouver, les chercher encore, puis abandonner. Ses épaules s'affaissèrent.
Ce n’était pas à moitié aussi satisfaisant qu’il l’avait espéré.
« Tu as donc fini par trouver un moyen d’échapper à Shyin, soupira Kamu. Je pensais que seul un non-vampire pouvait te remplacer ?
— Ce qui était supposé être impossible, puisque je suis le vampire de la Mort, approuva Jen. Mais oui, j’ai trouvé un moyen. »
Kamu ne posa pas de question mais Jen vit qu’il le croyait. Et qu’il en était dévasté.
« C’est donc là la punition que tu me réserves ? » murmura le jhliska des Ténèbres pour lui-même.
Jen ne répondit pas. Ils savaient tous les deux que c’était aussi pour lui un moyen de s’évader. Être le gardien de la Vallée des Fils, celui qui sépare l’âme du corps, avait toujours été une malédiction à ses yeux. Des quatre jhliska, celui de l’esprit, celle du Sang, celui des Ténèbres et celui de la Mort, Jen était le seul à posséder une réelle fonction – probablement parce que Shyin était le pire des Éléments.
Peut-être que Ketosaï n’avait-il été si monstrueux que parce qu’il avait trop de pouvoir sans dépendre de personne.
Jen renifla. Peut-être aussi était-il lui-même devenu morbide parce qu’il dépendait de la Mort. Il avait eu des siècles pour constater le degré d’influence de la magie de quelqu’un sur son caractère.
« Te reverrai-je, avant… ? »
Jen releva les yeux vers son dernier frère vivant. Il se força à secouer la tête. Kamu soupira.
« J’espère que tout se passera comme tu le veux, dans ce cas.
— Prends soin de mon successeur », laissa échapper le vampire de la Mort.
Son frère eut un pâle sourire.
« Je ferai de mon mieux, mais tu devrais donner la même consigne à Asmodée. Elle sera plus proche de lui que moi.
— Elle n’aura pas besoin que je le lui dise. Elle a beau faire semblant d’être une dure, elle n’est pas du genre à laisser un gamin s’en sortir tout seul. Pas entre les griffes de Shyin. »
Le silence se réinstalla, moins tendu mais triste. Finalement, Kamu tendit les deux mains et Jen lui attrapa les poignets. Ils s’étreignirent. Oh, il ne lui pardonnait pas – il ne pourrait jamais accepter la façon dont Kamu avait tué Ketosaï, même si sa mort était imminente. Mais, malgré tout, ils restaient frères.
Ironique, venant de deux ska.
Jen se détacha de Kamu et sortit sans un mot. Il eut du mal à ne pas regarder en arrière en partant.