Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 10

« Terre, Keï. Yeux bruns, pattes de lion et cheveux couleur fauve décorés de multiples tresses et de morceaux d’os poli. Elle est représentée comme une femme fière et indépendante. »

 

- Mythes et vérités, Kamu -

L’archange déchu ne se trouvait ni dans la pièce qui lui servait de bureau ni dans ses appartements, du moins était-ce ce qu’un serviteur avait annoncé à Ariel. Peut-être Lucifer voulait-il juste rester seul mais dans le doute, l’adolescent avait décidé de parcourir les couloirs au hasard, espérant lui tomber dessus.

À posteriori, il ne sut pas déterminer s’il avait bien ou mal fait.

Après une longue recherche, le jeune blond avait eu l’agréable surprise d’entendre la voix de Lucifer au détour d’un couloir. Apparemment, le Prince-démon discutait, et Ariel atteignait presque le coin lorsque son interlocuteur se mit à parler.

« Allons, ne sois pas si timide… Tu as allongé des dizaines de démons dans ton lit, pourquoi continuer à me mépriser ?

— Tu n’es pas mon genre, fais-toi à l’idée, répliqua froidement Lucifer. Maintenant laisse-moi passer, j’ai des activités bien plus intéressantes qu’écouter ton éternelle complainte.

— Ma complainte ? Moi qui ne vis que pour te séduire… »

Non, non, ce n’était pas possible, ce n’était pas vrai… Ariel pâlit à vue d’œil, les doigts crispés autour des livres qu’il tenait à bras. « Ne pas les lâcher ou ils vont m’entendre », songea-t-il dans un état second, en reculant contre le mur froid. Comme si cela avait une quelconque importance… « Oh Seigneur, pitié, dites-moi c’est un cauchemar… Dites-moi que je dors, supplia-t-il mentalement. Lyth, Vous que je n’ai plus le droit de prier, rappelez-Vous que j’ai été un jour un ange et dites-moi que je suis juste en train de dormir, que je n’ai jamais entendu ça. »

« Si tu voulais être un tant soit peu crédible, Bélial, tu éviterais de déchoir les Princes-anges en leur chantant ton amour pour eux. »

Le ton de Lucifer était glacial et il y eut une seconde de blanc, durant laquelle Ariel se surprit à trembler.

« Arael est un gentil garçon et je l’aime beaucoup, commença Bélial, embarrassé, mais il n’est pas toi.

— Il a été déchu par ta faute, exactement comme moi. Qu’espérais-tu prouver ? Que j’avais eu raison de te donner ton surnom d’archidémon de la trahison ? Ne t’en fais pas, tout le monde approuvait déjà à l’époque, tu n’avais pas besoin de recommencer. Si tu cessais d’exhiber tes trophées…

— Il n’est pas un trophée !

— Ah vraiment ? Qu’est-il alors à tes yeux de si peu de valeur que tu viennes essayer de me séduire à peine quelques mois après avoir détruit sa vie ?

— Il est beau, raffiné, délicat, il est…

— Une poupée que tu peux exhiber à ta guise, un adolescent qui a tout perdu pour toi et dont tu n’as que faire.

— Tu exagères…

— J’exagère ? »

Une colère froide, à peine contenue, transparaissait dans les intonations de Lucifer.

« Hors de ma vue avant que je ne te réduise en morceaux. Tu n’es même pas capable de comprendre ce que je te dis, si au moins tu essayais ! Mais non, tu restes égoïstement concentré sur ta petite personne, sans même réaliser le mal que tu fais autour de toi !

— C’est toi qui me fais mal en me repoussant…

— J’ai dit : hors de ma vue ! »

À ces mots, comme s’ils lui avaient été adressés personnellement, Ariel se réveilla et se mit à courir. Vite, loin, le plus loin possible – et surtout en silence, pour que ni l’un ni l’autre ne remarque qu’il avait assisté à leur échange. Qu’au moins cette humiliation-là lui soit épargnée.

Il courut à en perdre haleine, sans regarder où il allait. À chaque croisement, il tourna aléatoirement à droite ou à gauche, sans réfléchir, juste pour mettre le plus de distance possible entre sa personne et ce qu’il avait entendu, entre lui et l’horreur de sa propre situation, comme s’il pouvait se fuir lui-même.

Puis, la fatigue le rattrapa. Hors d’haleine, il voulut s’appuyer contre un mur mais ses jambes se dérobèrent sous lui. Il sursauta, essaya de se rattraper, mais le mouvement de ses bras raidis ne servit qu’à laisser s’échapper les livres qu’il tenait toujours, qui s’écrasèrent au sol dans un bruit mat. Finalement, épuisé, il laissa les larmes couler sur ses joues et se recroquevilla contre le mur.

Il ne pouvait pas rester là. Il ne pouvait pas continuer ainsi de pleurer, pathétique. Il devait agir, il devait bouger… Il… il devait…

Ariel ravala un sanglot et rassembla les livres. Heureusement, les pages n’avaient pas été pliées… Il laissa échapper un rire nerveux puis se releva, son souffle à peu près régulé. Il devait parler à quelqu’un, vérifier qu’il n’avait pas mal interprété les paroles de Bélial. Bien sûr, ce ne serait qu’une formalité, mais l’adolescent se devait d’essayer ; lui, au moins, était honnête et ne se fierait pas à un jugement hâtif. Pour une fois. Mais qui pourrait le renseigner ?

La réponse s’imposa d’elle-même à son esprit : Astaroth. L’archidémon s’était montré amical, à son étrange façon, et malgré la trahison et les mensonges de Bélial qui lui démontraient que n’importe qui pouvait faire semblant, même la personne la plus chère au monde – n’avait-il pas lui-même menti à son frère ? – il restait persuadé qu’Astaroth ne lui ferait aucun mal. Oui. En lui, il pouvait avoir confiance, il en était sûr. Ou presque.

Pâle, le jeune garçon s’efforça de retrouver sa route dans le dédale des couloirs.

 

***

 

« Mes espions signalent des troubles chez les vampires », commença Lilith tout de go.

Belzébuth ouvrit un œil. Il paressait sous le soleil de midi au bord d’une des cours intérieures du palais, affalé dans un tas de coussins, et n’appréciait qu’à moitié d’être dérangé. L’archidémone le fixait d’un air agacé, ce qui signifiait qu’elle ne partirait pas.

« Comme d’habitude, marmonna-t-il enfin en se redressant. Tu n’as rien de plus précis ?

— Un de mes informateurs vient de me contacter. D’après lui, une nouvelle faction de vampires pose problème… D’un autre côté, tu sais que ces parasites ont une société tellement compliquée que la plupart des gens ne s’y retrouvent pas. »

Un pli soucieux barra le front de Belzébuth. Décidément, il aurait préféré dormir.

« Tu penses qu’une enquête est nécessaire ?

— N’importe quoi permettant de mettre les sangsues en difficulté en vaut la peine », répliqua-t-elle, fière.

Les yeux du démon pétillèrent. À ses côtés, Astaroth eut un grondement approbateur en se redressant à son tour.

Ambrosis était une question personnelle. Aucun d’eux n’avait oublié l’humiliation subie lorsqu’ils avaient dû céder une partie de leurs terres aux vampires et l’archidémon du Sang bouillait encore de colère quand il voyait l’état des membres de son clan ayant réussi à fuir leurs bourreaux.

« Très bien, capitula Belzébuth. Dans ce cas, j’attendrai tes nouvelles. Ne t’implique pas encore, cherche juste à obtenir plus de détails. »

Lilith hocha la tête et repartit, ses talons claquants sur la pierre nue des couloirs du palais. Aucun doute qu’elle mènerait sa mission à bien.

 

***

 

Ariel n’en pouvait plus. Un sentiment proche de la panique le poussait à mettre un pied devant l’autre, encore, toujours, de plus en plus vite, à parcourir les couloirs, plus loin, à la recherche d’Astaroth, comme si celui-ci pouvait à lui seul résoudre la situation.

Impossible, bien sûr : les mots que l’adolescent avait surpris ne s’effaceraient jamais de son esprit. Mais il avait besoin d’aide, désespérément, il avait besoin d’une épaule sur laquelle pleurer même si c’était ridicule, parce que c’était de sa faute, c’était lui qui avait été stupide, c’était lui qui… avait failli.

Il tourna le coin du couloir et aperçut enfin celui qu’il cherchait, mais ses prières n’avaient pas été exaucées : Astaroth se trouvait en compagnie de Belzébuth, nonchalamment affalé dans un tas de coussins moelleux, indifférent au vent qui venait de la cour-jardin.

Ariel se figea. Il n’avait aucune envie d’affronter l’archidémon des Ténèbres et ses sarcasmes dans son état. Il entama un mouvement de recul mais le froissement du tissu de ses vêtements le trahit. Astaroth releva la tête.

« Arael ? »

Le jeune blond se mordit la lèvre, encore tremblant, et pâlit en voyant un sourire narquois naître sur les lèvres de Belzébuth. Oh non…

« Tiens, tiens, qui voilà… Tu veux te joindre à nous, gamin ? Il y a bien assez de place.

— Non. »

Il inspira pour articuler quelques mots supplémentaires mais un sanglot étrangla ceux-ci dans sa gorge. Dès lors, c’était fini, le flot recommença. Horrifié et certain que les moqueries n’allaient pas tarder à pleuvoir, il se cacha le visage entre les mains et recula d’un pas.

Les deux archidémons échangèrent un regard interloqué.

« Eh bien, angelot, qu’est-ce qui se passe ? » demanda Belzébuth sur un ton un brin railleur, un brin inquiet.

Malgré la peur, Ariel ne parvint pas à fuir à nouveau. Il s’efforça de prendre une goulée d’air, et s’essuya le visage.

« Je… j… Bélial… »

Astaroth se leva d’un mouvement souple et posa gentiment une main sur l’épaule du déchu, le soutenant, et lui releva le menton du bout des doigts.

« Respire, petit… »

Ariel essaya de prendre plusieurs respirations mais ses hoquets incontrôlés l’en empêchèrent et il ne réussit qu’à s’étrangler stupidement, avant de partir dans une quinte de toux. Belzébuth laissa échapper un reniflement moqueur.

« Calme-toi, mon ange. Tu vas finir par t’étouffer tout seul.

— Je ne suis pas à vous et je ne suis plus un ange ! explosa le garçon blond, épuisé, furieux. Je vous interdis de vous moquer dans un moment pareil ! Vous n’avez donc aucun cœur ? Ah, pardon, vous préférez vous mirer dans une glace plutôt que de vous informer sur ce que pourraient ressentir les gens qui vous entourent ! »

En cet instant, seule l’emprise d’Astaroth sur son épaule l’empêcha de se jeter sur l’archidémon des Ténèbres pour le mettre en pièces – ou du moins essayer, et échouer lamentablement. Pas perturbé, Belzébuth roula des yeux.

« Venant de toi, gamin, ce serait presque un compliment. La plupart des gens aiment qu’on leur ressemble. »

Ariel s’étrangla à nouveau, de rage cette fois.

« Comment osez-vous…

Arrhael. Raven. »

Le jeune déchu s’efforça de se contenir, se contentant de fusiller Belzébuth du regard. Il n’allait pas se montrer puéril et lui tirer la langue, un comportement pareil ferait juste rire à nouveau l’archidémon. Dire que c’était Belzébuth qui agissait de façon infantile, avec sa manie de railler tout et tout le monde, n’importe quand !

Une minute… Ariel se remémora la réplique et eut un regard d’incompréhension vers Astaroth.

« Raven ?

— Juste un surnom, tenta l’archidémon des Ténèbres pour se défiler.

— Raven, le corbeau, confirma Astaroth. On l’appelle comme ça. »

Belzébuth renifla, agacé.

« Lùzifer a le chic pour attribuer des surnoms stupides aux gens. »

Ariel fronça les sourcils.

« Le corbeau… L’oiseau de mauvais augure ? »

Au tic qui agita la lèvre de l’archidémon, l’adolescent avait vu juste. Dans une autre occasion il en aurait profité mais il n’avait vraiment pas la tête à de pareilles futilités. Les mots échangés par Bélial et Lucifer lui revinrent en mémoire, comme autant de pieux enfoncés dans son cœur.

Un rire un rien hystérique lui échappa.

« Oiseau de mauvais augure… Il avait sans doute raison, comme quand il a nommé Bélial archidémon de la trahison. Il ne savait que trop bien de quoi il parlait. Quel idiot ai-je été de ne pas y prêter attention, je connaissais Lucifer pourtant, je savais qu’il ne serait pas tombé pour rien, qu’il… »

Astaroth raffermit sa prise sur ses épaules.

« Arrael. »

Le jeune déchu tremblait. Il leva des yeux brillants de larmes contenues vers le grand démon, qui le serra contre lui avec un soupir.

« Shh… lui murmura-t-il à l’oreille. ‘va aller. »

L’adolescent s’agrippa à lui comme un naufragé à un bout de bois et Astaroth l’enlaça pour le soutenir, chuchotant des paroles apaisantes. Ariel ferma les yeux aussi fort qu’il put et se laissa bercer par cette voix chaude et rauque, dont le débit tranquille avait un effet calmant. Astaroth était aussi immuable, aussi serein que la terre ou les montagnes. Il n’était pas Bélial, ni Gabriel, mais jamais il ne le trahirait, jamais il ne lui mentirait – et jamais Ariel ne pourrait lui mentir ni le trahir, il le savait.

Les deux archidémons échangèrent un regard par-dessus sa tête. Ils n’avaient pas besoin de mots pour se comprendre et ce fut Belzébuth qui traduisit leur échange pour le jeune déchu :

« Allons dans un endroit plus calme. »

 

***

 

Van observait la surface du lit d’un air distrait. Il connaissait le plafond par cœur à force d’être emmené par Ketjiko dans cette chambre aussi le regarder n’occupait plus assez son attention. Les draps, eux, avaient l’avantage de changer de forme chaque fois qu’il bougeait, les vagues de lin ondulant sous son poids. Le Roi Rouge, lui, n’avait plus remué depuis quelques minutes et sa respiration s’était faite profonde. Il dormait.

Le démon s’appuya sur un coude pour l’observer. Son maître avait presque l’air innocent, ainsi, avec son beau visage et ses longues oreilles d’elfe. Sa peau était blanche, mais pas aussi livide que celles de certains vampires ; elle ne faisait qu’ajouter à la délicatesse de ses traits. Pourtant, cet homme était un monstre.

Et il dormait, tranquille, tout contre lui.

Van s’assit sur le matelas, sans que le mouvement ne le réveille. Du regard, il chercha une arme, et trouva la dague qui appartenait à Ketjiko lui-même ; même un maître psychique tel que lui ne se promenait pas les mains nues à Ambrosis. Le démon se leva sans bruit et la saisit.

Le moment était venu. Enfin.

Un instant, il crut le voit bouger, voir ses yeux le fixer, mais avant de décider que l’occasion était passée, Van empala le vampire de sa lame. Le regard vitreux de Ketjiko restait fixé sur lui, accusateur, comme s’il avait su au dernier moment ce qui allait se passer, comme s’il avait consciemment baissé ses barrières, et Van s’acharna d’autant plus que cela le spoliait de sa vengeance, et il continua à frapper, encore et encore, et encore, sans se préoccuper du sang, du bruit spongieux de la lame, des organes qui se déversaient sur le matelas, répandant une odeur répugnante. Il devait juste le tuer, puis le tuer encore.

Le démon ne se reprit que plusieurs minutes plus tard. Le sang coulait lentement le long de sa main, de son bras. Il le regarda, hypnotisé par les arabesques formées par le liquide carmin. Avec un tant soit peu d’imagination, des formes et des visages apparaissaient là où il n’y a que quelques gouttelettes écarlates… c’était fascinant.

Il n’arrivait pas à bouger son autre bras et prit quelques minutes à réaliser que c’était à cause du corps empalé dessus. Il le dégagea et laissa le cadavre retomber mollement sur le matelas. Les yeux vitreux de Ketjiko, qui s’étaient ouverts au premier coup, le regardaient encore avec horreur et envie. Son sourire incrédule dévoilait ses crocs acérés de vampire. Alors, Ketjiko était vraiment éveillé lorsqu’il avait frappé ? Pourquoi l’avait-il laissé faire ? Van ne le saurait jamais.

Le démon se redressa presque automatiquement, détaché. Ses mains étaient si rouges… les belles arabesques avaient disparu ; il y avait trop de sang à présent. Il regarda ses bras, ses jambes, son torse… entièrement rouges.

Il laissa échapper un rire incrédule. Ç’avait été si facile… Le corps des vampires était si fragile, au final ! Son rire jaune résonnait dans la pièce. Il était hystérique et sonnait faux, mais Van ne pouvait s’en empêcher… C’était si drôle ! Si drôle… Si… drôle…

Brusquement, ses jambes perdirent toute vigueur et il se retrouva à terre, visage tourné vers le haut, bras pendant sur ses côtés. Enfin, il se détendit et laissa couler des larmes vieilles de plusieurs dizaines d’années. Le monstre était mort.

 

***

 

Belzébuth scella la porte de la pièce où lui et Astaroth avaient amené Ariel afin que personne ne les importune, un fin voile d’ombres venant en recouvrir le battant extérieur. Une brève lueur d’inquiétude s’alluma dans le regard de l’ange, puis s’éteignit au mouvement de dénégation de l’archidémon du Sang : l’adolescent n’avait rien à craindre.

Le jeune homme osa à peine se détendre. Il avait cette question à poser, si importante pour lui, parce qu’il devait vérifier, qu’il devait l’entendre de quelqu’un de confiance, même s’il connaissait la réponse… Et c’était dur. Parce que l’entendre dire à haute et intelligible voix mettrait un point final à sa relation avec Bélial.

Mais celle-ci ne pouvait pas durer. Ariel ne tolèrerait plus sa présence à ses côtés, encore moins dans son lit. L’adolescent n’avait pas si peu de dignité.

Il inspira et se tourna vers Astaroth :

« Bélial m’aime-t-il vraiment, ou aime-t-il un autre ? »

Les deux archidémons échangèrent un nouveau regard. Malheureusement pour Ariel, ce fut Belzébuth qui répondit, haussant une épaule :

« Tu as été idiot de Tomber pour lui. Il est fou de Lucifer depuis des siècles. »

Le blond ferma les yeux. Le démon n’avait pas dit ça méchamment, pour une fois, même s’il n’avait montré aucun tact, et pourtant… Ariel avait l’impression d’avoir reçu un coup dans le ventre.

« C’est vrai, Astaroth ? » murmura-t-il.

Il sentit l’homme acquiescer et se fit violence pour étouffer un autre sanglot. À la place, il se serra contre le corps du grand démon, cherchant chaleur et réconfort. À sa grande surprise, celui-ci l’enlaça gentiment et l’aida à s’installer sur lui alors qu’il s’asseyait. Ses gestes étaient doux et sans sous-entendus. Il acceptait simplement sa demande de protection et y répondait.

D’un coup, Ariel réalisa que cette sensation était nouvelle. Bélial l’avait étreint, lui avait donné du plaisir – et l’adolescent avait aimé ça, il en avait redemandé, il ne s’en cachait pas. Son amant lui avait offert des sourires, des paroles, des discours, des cadeaux. Mais avait-il déjà donné gratuitement de son temps, juste pour être avec lui ? Avait-il cessé une activité parce qu’Ariel avait besoin de sa présence ?

Jamais. Le jeune homme devait d’ailleurs admettre que lui-même n’avait rien sacrifié pour Bélial non plus. Il avait chu uniquement parce qu’ils avaient été surpris. Cependant, au moins avait-il pris des risques ; Bélial était resté à l’abri tout le temps.

Une nouvelle boule se forma dans son ventre et, plutôt qu’un cri de surprise, ce fut un couinement qui sortit de sa bouche lorsqu’une troisième main se posa sur son épaule.

« Calme-toi, angelot, dit Belzébuth d’une voix calme et exempte de moquerie.

— Je… ne suis plus… un ange ! articula à nouveau Ariel, la gorge sèche.

— Oh si tu en es un, même déchu. Tu en as l’esprit, le corps et le comportement. Aux yeux de n’importe qui, tu as l’air louche dans les Abysses. Avant de te voir dans cet état, je n’arrivais pas à vraiment croire que le petit frère de Jibril avait été assez stupide pour Tomber comme ça. »

La mention de son frère causa une douleur immense à Ariel – comme si celle due à la perte de sa relation avec Bélial n’était pas suffisante – mais Belzébuth ne s’arrêta pas.

« Même maintenant, je doute… mais soit. Quelle qu’en soit la raison tu es Tombé, petit, et tu vas devoir t’habituer à la vie ici. Si tu ne veux pas qu’on t’appelle un ange, ne te comporte pas comme tel, et si tu ne veux pas de surnoms affectueux, grandis un peu. Astaroth ne sera pas toujours là pour jouer les peluches géantes. »

L’archidémon du Sang renifla et raffermit son étreinte sur le blond avec un léger grondement.

« Même si c’était le cas, continua Belzébuth, tu dois apprendre à dépendre moins des autres. »

L’archidémon des Ténèbres souriait, cela s’entendait dans sa voix, et Ariel ne parvint pas à lui en vouloir. Ce type lui faisait la morale alors qu’il venait de souffrir horriblement, alors qu’il avait tout perdu deux fois, alors qu’il… avait fait une énorme connerie. Peut-être méritait-il cette remontrance davantage que les mains tendues de Lucifer et Saraqael. Sans aucun doute la méritait-il plus que la confiance que Gabriel lui avait accordée à tort.

« Et comment… devrais-je faire ? hoqueta Ariel en retenant ses larmes de son mieux. Je dois devenir un démon, me battre et vivre comme vous ? »

L’archidémon des Ténèbres renifla.

« Tu n’y parviendrais pas même si tu le voulais, gamin. Tu dois trouver ta propre voie… Tu es ici depuis assez longtemps, j’espère, pour avoir remarqué que Lucifer n’agit pas comme un démon malgré ce qui se dit en Eden. Il est le Déchu et porte ce titre en bannière, pareil à lui-même. Il s’est adapté. Fais-en autant. Personne ne pourra t’y aider, ça fait partie des leçons qu’un homme doit apprendre seul. »

Ariel sentit son regard inquisiteur sur lui.

« Enfin, un être vivant potentiellement masculin.

— Je suis un garçon ! protesta l’adolescent.

— J’attends les preuves pour le croire. »

La raillerie était à nouveau présente mais elle ne parvint pas à énerver Ariel. Peut-être était-il trop épuisé, ou commençait-il à s’habituer… Belzébuth – non, Raven – ne lui réservait pas ce traitement, contrairement à ce qu’il avait d’abord cru. Même Astaroth venait d’y avoir droit… Sans doute le maître des Abysses était-il le seul à pouvoir se le permettre sans y perdre un membre.

Non. Les anges craignaient Astaroth, disaient qu’il arrachait les bras à mains nues et déchiquetait de ses crocs les gorges de ses adversaires, les anges voyaient en lui un monstre sanguinaire et sans cœur… Ariel savait qu’il en était un, dans une certaine mesure ; Astaroth appartenait au Sang, il avait cette violence en lui… mais il ne se battait pas par plaisir.

Il était quelqu’un sur qui on pouvait compter. Quelqu’un qui veillait sur les faibles et ne ferait jamais de mal à Ariel.

Raven avait raison. Le jeune homme devait grandir. Il devait mûrir. Il l’avait toujours su, abstraitement, comme tout le monde… mais il avait toujours remis les efforts à plus tard. Après tout, il travaillait dur en Eden, il remplissait correctement sa fonction de Prince. Il chantait, il faisait ses prières, il aidait l’administration angélique… sans que ce soit un but dans sa vie, juste une façon de faire ses devoirs, comme un enfant qui obéit sagement à ses parents.

Il aurait dû essayer d’imposer ses idées. Il aurait dû parler à son frère de ses opinions au lieu de tout miser sur les apparences, au lieu de lui mentir.

Son erreur n’avait pas été de mal juger Bélial ni de trahir les lois. Elle avait été de se trahir lui-même en ne se comportant pas comme il le pensait juste mais comme on lui disait de le faire. L’Eden aurait dû être un endroit de sérénité et de liberté, pas un lieu où les anges tremblaient à l’idée de ne pas se situer dans la norme.

Et Ariel n’avait rien fait pour changer ça. Il ne pourrait sans doute plus rien faire sur ce point à présent.

Sauf si…

Ariel se redressa.

« Je vais retourner dans ma chambre. »

Astaroth cilla, surpris, mais desserra son étreinte sans poser de questions. Le jeune blond lui sourit malgré ses yeux gonflés et déposa un baiser franc mais rapide sur sa joue.

« Merci pour ton soutien. Je dois juste réfléchir un peu à tout ça. »

Il se redressa et leva le menton pour faire face à Raven – non, Belzébuth. Il n’avait pas gagné le droit de l’appeler par son surnom, pas encore. Il s’inclina formellement, sans néanmoins baisser les yeux.

« Merci pour vos conseils. Je ferai de mon mieux pour en tenir compte. »

L’archidémon eut un mince sourire amusé.

« Je l’espère bien, angelot. Bon courage à toi. »

Ariel acquiesça et partit du pas le plus assuré qu’il put.

Il avait déjà pris plusieurs fois la résolution de cesser de pleurer et avait lamentablement échoué. Il avait un cœur, il pouvait être triste. Par contre, il devait affronter les causes et les conséquences de ses actes.

Il savait déjà que ce ne serait pas facile.


***

 

Daliah pensait avoir tout prévu, dans l’hypothèse de la mort de Ketjiko, et c’était à peu près le cas. Sauf qu’elle n’avait jamais envisagé que cela arriverait si brusquement. En trouvant le cadavre épinglé au lit, elle trébucha et manqua même de tomber au sol. Cependant, elle se ressaisit en quelques instants et maîtrisa sa respiration.

Dans un coin, l’esclave de feu le Roi Rouge essayait de se recroqueviller pour échapper à son regard, couvert de sang jusqu’au coude ; pas difficile de deviner comment la scène s’était déroulée – mais tout de même, qu’un gosse pareil ait été capable de tuer un maître psychique du niveau de Ketjiko… Elle avisa les yeux ouverts du cadavre et retint un soupir. Donc, son époux ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il s’était laissé approcher de trop près.

La décision fut d’autant plus facile à prendre.

Traversant la pièce en quelques pas, Daliah ouvrit l’armoire en grand et en sortit une cape simple, brune et bordée de fourrure, ainsi qu’une solide paire de bottes de cuir.

« Prend ça, ordonna-t-elle à l’esclave en lui tendant les vêtements. J’espère pour toi que les chaussures sont à ta taille, tu n’en auras pas d’autres. »

De quoi pourrait-il avoir besoin pour fuir ? Un sac, de la nourriture ? Pas question de gâcher des denrées précieuses pour un esclave. Elle n’avait pas besoin de le voir survivre à long terme, de toute façon. Il devait juste parvenir à fuir Nysjil, hors de vue des autres ska.

« Tu sais comment parvenir à la sortie de la ville en partant d’ici ? »

Choqué, trop intimidé pour répondre à voix haute, le démon acquiesça.

« Parfait. Enfile cette tunique par-dessus la tienne, aussi. »

Cela cacherait le sang, à la vue si pas à l’odorat. Elle n’avait pas le temps de le laver ; restait à espérer qu’il filerait sans croiser personne. Un ska sentirait une odeur pareille à plusieurs pas de distance.

« Fiche le camp. Allez ! »

Il ne devait pas croire à sa chance car elle dut lui répéter son ordre deux fois avant qu’il daigne enfin se mettre sur ses pieds pour se diriger vers la porte d’une démarche hésitante. Elle lui fit signe de se dépêcher et il se mit enfin à marcher plus rapidement, sans courir – tant mieux, cela éveillerait moins les soupçons que s’il avait pris ses jambes à son cou.

Parfait. Elle attendit quelques minutes, comptant les secondes mentalement, avant de sortir à son tour. Très digne, elle appela ses suivantes.

« Allez chercher les gardes. Naâsh vient d’assassiner Son Altesse Ketjiko. »

 

***

 

Raj était furieuse. Des sangsues les avaient réveillés, elle et Naâsh, au milieu de la nuit et à présent, ils tentaient d’emmener son maître sans donner la moindre explication. Elle avait encastré un des vampires dans le mur, retardant l’inévitable, mais du coup ils l’avaient maîtrisée elle aussi.

« Mais par Sei qu’est-ce qui se passe ?

— Le prince Naâsh est aux arrêts.

— Sans blague ? Je demande pourquoi.

— Pour meurtre. »

Elle et Naâsh échangèrent un regard inquiet. Habituellement, malgré les lois, on faisait peu de cas des assassinats à Ambrosis. Ceux-ci survenaient au rythme des intrigues et étaient réglés en interne, discrètement, les Doyens se chargeant des membres de leur Maison qui dépassaient les bornes. Que quelqu’un se préoccupe de la mort d’un ska était rare et souvent synonyme de gros ennuis.

D’ailleurs de qui parlaient-ils ? Raj ne connaissait pas tout de la vie de son maître, bien sûr, mais il ne l’avait guère quittée ces dernières heures. Elle se serait réveillée s’il était parti de la pièce, à moins que Naâsh n’utilise ses pouvoirs mentaux pour la maintenir endormie, bien sûr. Or, ils semblaient parler d’un évènement récent…

Les gardes avaient néanmoins perdu toute volonté d’en dire plus et ils emmenèrent le prince avant que Raj n’ait le temps de protester. Elle résista de justesse à l’envie de se débattre. Bien lui en prit, car ils la relâchèrent dès que les pas de Naâsh cessèrent de résonner dans le couloir, et s’éloignèrent à la suite de leurs pairs sans plus se préoccuper d’elle.

Inspirant un bon coup, elle se secoua, tentant d’oublier la sensation de leurs mains visqueuses sur sa peau. Visiblement la situation était assez grave pour que personne ne se préoccupe d’elle ; elle disposait donc d’un peu de temps.

Elle devait faire quelque chose, mais quoi ? Elle n’était qu’une esclave, une intervention directe de sa part serait inutile…

Mais elle allait trouver quelqu’un qui pouvait agir.

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