Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 9

« Elvion, la Lune, est le fils d’Astres [June] et de Justice [Amhoï]. Il s’est mis au service de Sei à la demande de sa mère, afin de conserver l’équilibre. »

 

- Livre des savoirs, laissé par Lyth dans la bibliothèque originelle d’Alun Hevel -

Des bottes à talons claquaient avec détermination sur la boue durcie du chemin. Allongé à même l’herbe malgré le froid hivernal, enveloppé dans un manteau de fourrure, Astaroth ne daigna même pas ouvrir les yeux en percevant l’approche d’un de ses pairs.

« Alors, comment est-il ? »

Le ton moqueur cachait mal une pointe réelle de curiosité. L’archidémon du Sang ouvrit un œil.

« Bien. »

La femme qui s’était arrêtée près de lui posa ses poings sur ses hanches, ennuyée mais pas surprise.

« Comment ça, « bien » ? Cette réponse ne veut rien dire.

— Lilith. Si tu veux une réponse loquace, demande à Raven. »

Elle leva les yeux au ciel, avant de triturer une de ses boucles d’oreilles. Pour le rejoindre, elle s’était emmitouflée dans une tunique fourrée, ses hautes bottes de cuir protégeant ses mollets de la neige. Astaroth ne semblait jamais se soucier du froid mais, contrairement à lui, Lilith s’y montrait très sensible.

« Je sais déjà exactement ce qu’il va dire : « tu ne penses pas que j’ai mieux à faire que d’observer un petit piaf comme celui-là ? Le frère de Jibril en plus ! Il a une belle figure et de jolies fesses, mais le cerveau de l’oiseau qu’il est. » »

Un rire échappa à Astaroth. C’était bel et bien une réponse telle que Belzébuth pourrait en formuler. Lilith, elle, continua sur sa lancée :

« Si je te pose la question, c’est que je veux ton avis, pas celui de notre cher roi. »

Elle avait gagné. Il ouvrit son deuxième œil et s’étira pour s’asseoir.

« Il est timide, perdu, amoureux, fragile. Mais il s’en sortira.

— Il ne va pas nous donner autant d’ennuis que l’autre parvenu ? »

Astaroth fronça les sourcils. Elle parlait de Lucifer, qu’il aimait bien, mais qu’elle avait du mal à supporter.

« Non. Je m’en chargerai.

— Tant mieux ! »

Elle plissa le nez, hésita à s’asseoir à ses côtés, et finit par s’installer sur ses cuisses. Là, elle eut un petit soupir de contentement et s’adossa à son torse musclé, respirant son odeur rassurante.

« Asmodée et Azazel sont déjà en train de se disputer pour savoir à quelle sauce elles vont le manger. Je ne parviendrai pas à les garder loin de lui encore longtemps.

— Demande l’aide de Léviathan.

— Il ne voit pas pourquoi nous voulons retarder une confrontation. Il prétend qu’il vaut mieux qu’elle ait lieu tant qu’Ariel garde encore ses illusions. »

Astaroth ferma les yeux. Il n’aimait pas réfléchir aux raisons qui le poussaient à agir ; la plupart du temps, il suivait son instinct, sachant qu’il pouvait s’y fier.

« Elles risqueraient de lui dire la vérité, de le briser. Il doit être fort quand il les verra.

— Pas reposer sur des convictions imaginaires, compléta-t-elle. Très bien. Qu’en pense Raven ?

— Demande-lui. »

Il reçut un coup sur l’épaule, mais les poings délicats de l’archidémone de la Terre n’étaient guère de taille ; il ne garderait même pas un bleu, ils le savaient tous les deux. Elle fit la moue et croisa les bras sous son imposante poitrine.

« Je te pose la question à toi !

— Pas de caprice, Lilith.

— Si tu veux encore de mon aide, tu pourrais au moins être aimable », lâcha-t-elle, presque glaciale.

Elle serait capable de rendre la vie d’Ariel infernale seulement pour se venger de cette remarque, Astaroth le savait. Par chance, il savait aussi comment la calmer rapidement.

Sans lui répondre, il lui souleva le menton de deux doigts et posa ses lèvres sur les siennes. Elle protesta, lutta un moment mais finit par se laisser aller au baiser en boudant.

« J’attends quand même une réponse.

— Raven est dans l’aile sud. Pose-la-lui. »

Les mains agiles de l’archidémon du Sang retraçaient nonchalamment les courbes de la démone qui laissa échapper un soupir de bien-être.

« Porte moi plutôt jusqu’à une chambre, veux-tu ? Et fais en sorte de me faire oublier ces tracasseries. Après tout, ce qui arrive à ce gamin ne me regarde pas. »

 

***

 

Des vêtements gisaient, éparpillés dans la pièce. Certain s’entassaient sur le dossier d’un fauteuil, d’autres sur le lit, et quelques pièces de tissu se perdaient au sol. L’armoire, grande ouverte, était à moitié vide.

Assis sur le tapis, Ariel contemplait le désordre d’un regard absent. Ces tuniques, ces pantalons, ces vestes étaient neufs, reçus de Bélial à échelons réguliers depuis leur premier après-midi de courses dans les quartiers bourgeois, trois mois plus tôt. Presque chaque soir l’archidémon arrivait avec un sourire aux lèvres et un cadeau à la main.

Le soir, jamais le matin. De loin en loin, ils passaient une après-midi ensemble et bien sûr ils partageaient leurs nuits… mais rien de plus.

Avait-il fait quelque faux pas ? S’était-il trompé quelque part, avait-il fait une remarque déplacée ? Ariel en doutait. Il s’était comporté exactement comme d’habitude et Bélial avait fait de même. L’archidémon ne réalisait pas que la situation ne pouvait plus se prolonger.

Les rendez-vous secrets et leurs rares heures de bonheur grappillées avaient été parfaits quand Ariel restait un ange dédiant sa vie à l’Eden. À présent qu’il était Tombé – pour lui ! – il avait cru que cela se passerait différemment… qu’ils allaient vivre ensemble, être un véritable couple ! Les démons s’affichaient lorsqu’ils s’aimaient, même entre hommes. Bélial lui disait qu’il l’aimait… alors pourquoi se contentait-il de cette moitié de liaison ?

Serrant les lèvres, Ariel se leva et saisit une tunique d’un geste rageur. Il la plia, la déposant à sa place dans l’armoire, et rangea les autres vêtements un par un avec des mouvements secs, précis.

Il avait essayé de lui parler mais Bélial ne cessait d’éluder ses questions, de prétendre qu’il était juste très occupé, de dire que tout allait bien. Le prenait-il pour un imbécile ? Probablement.

Jusqu’où au juste l’archidémon avait-il feint ? Il se comportait comme si leur relation n’avait aucune importance, mais il n’aurait pas pris tant de risques pour venir le voir si cela avait été le cas, n’est-ce pas ?

Ariel inspira, luttant pour ne pas envoyer à nouveau valdinguer les vêtements. C’eût été puéril et inutile ; ses gestes de rage n’arrivaient même pas à apaiser ses nerfs. Il redoubla de célérité pour tout ranger, comme si cela l’aidait à régler ses problèmes.

Il avait de plus en plus l’impression de s’être fait manipuler. Il aurait dû s’en douter, mais de l’Eden rester objectif n’avait pas été facile… Certes, son frère ne cessait de dire à quel point les démons étaient maléfiques, mais il ne définissait pas ce qu’il entendait par là. Pour lui, être un enfant de Sei suffisait – mais pas pour Ariel. Gabriel était aveuglé par sa foi.

Si quelqu’un avait dit au jeune déchu que les démons faisaient peu de cas des sentiments des autres, qu’ils séduisaient parfois pour rien, qu’ils rendaient du poison aussi doux que le miel, là, il aurait écouté. Si une fois il avait été mis en garde contre les sourires enjôleurs, les cadeaux… mais c’était de sa faute : il avait été aveugle. Tout se trouvait dans les lois et sa frivolité lui avait été souvent reprochée, malgré ses efforts pour la juguler.

Il avait vraiment été stupide.

« Que vais-je faire maintenant ? murmura-t-il. Que vais-je faire ici en Bas, si Bélial ne me voit que comme un amant à sa disposition, s’il n’imagine pas que nous puissions vivre un jour en couple malgré notre amour ? »

Dans l’hypothèse où il l’aimait vraiment, ce dont Ariel refusait de douter. La situation serait trop horrible s’il en allait autrement, ce serait une trop cruelle démonstration de sa naïveté. Il admettait ses torts, il avait trahi la confiance de son frère et les lois de sa race, il avait été futile et idiot, mais il ne méritait pas ça.

Ariel referma soigneusement les portes de l’armoire puis se passa un peu d’eau sur la figure pour se revigorer. Posant un châle sur ses épaules pour se prémunir contre le froid, il sortit de sa chambre pour se diriger vers la bibliothèque. Il y trouverait peut-être de quoi se changer les idées.

Elle avait été fondée par Lucifer peu de temps après sa Chute. En effet, le Déchu était un passionné de culture et, refusant de laisser se perdre les rares joyaux de la littérature démoniaque, il les avait accumulés au fur et à mesure des siècles. Chaque fois qu’un démon érudit écrivait un recueil, un traité, ou un quelconque autre genre de livre, il savait qu’une copie amenée au Prince-démon serait richement récompensée – si du moins le contenu était à la hauteur. Par ailleurs, Lucifer avait veillé à se fournir en livres elfiques ou draconiques et même quelques rares grimoires humains. Bien sûr, presque aucun écrit angélique ne se trouvait dans les rayons, trop difficiles à se procurer hors de l’Eden.

La bibliothèque occupait en réalité une aile complète du palais, bien qu’elle soit peu fréquentée. Seuls quelques rares démons s’intéressaient à la lecture et l’endroit avait de toute façon un accès restreint. Quand Ariel s’en était étonné, Lucifer lui avait expliqué qu’il ne pouvait pas laisser n’importe qui entrer, les démons n’ayant pas le même sens du respect que les anges.

« Ils ne comprennent pas quel intérêt peut avoir un livre, ni à quel point certains sont précieux. Ils seraient capable de tout détruire, pas par méchanceté mais parce qu’ils aiment exprimer physiquement leurs sentiments. Ils ne songeraient pas qu’ils me nuiraient en ce faisant. »

Ariel avait du mal à comprendre comment des êtres doués d’intelligence pouvaient se montrer si impulsifs. Néanmoins, au fur et à mesure qu’il apprenait à connaître les démons du palais, il réalisait à quel point l’ancien archange avait raison.

Belzébuth, par exemple, n’était pas à proprement parler inculte, au contraire. Il avait une foule de connaissances pratiques ainsi qu’une mémoire excellente, et il pouvait se montrer sophistiqué quand il le voulait. Cependant, il ne s’intéressait pas aux livres. Pragmatique, il tirait son savoir de son expérience et son raffinement de son charisme naturel. Il avait l’âme d’un chef et s’attendait à être respecté et obéi ; s’il avait besoin d’un savoir quelconque, il avait assez de sous-fifres capables de la lui fournir, sans devoir lui-même perdre son temps en plongeant le nez dans des bouquins – du moins, ce serait ainsi qu’il le formulerait.

Ariel avait, malgré lui, beaucoup d’admiration pour l’archidémon des Ténèbres. Cet homme désagréable, cassant et orgueilleux avait de la prestance et ne doutait jamais de lui-même. Ariel se sentait faible et influençable à côté. Cela revenait à se comparer à Gabriel, sauf que Belzébuth ne s’appuyait pas sur les lois d’un autre mais sur ses propres désirs et sur les besoins des Abysses.

Le jeune blond le soupçonnait d’avoir, à sa façon, un code de l’honneur tordu. D’ailleurs, une des règles était sans doute « secouer les faibles assez stupides pour se faire prendre à un piège grotesque et qui s’apitoient sur leur sort » parce qu’il n’avait cessé de s’en prendre à lui depuis qu’ils s’étaient croisés la première fois.

« Tiens, tiens, tiens, mais qui voilà ? avait lâché le démon d’un ton amusé. Ne serait-ce pas le précieux petit frère de Jibril ? »

À ces mots Ariel avait pâli, s’imaginant comment Belzébuth pourrait faire chanter son frère à cause de lui – comme si qui que ce soit pouvait faire pression sur Gabriel avec un déchu, fût-il de sa famille.

« Que voulez-vous ? » avait-il lancé d’un ton méfiant, voire effrayé.

Il devait être particulièrement ridicule parce que Belzébuth avait éclaté de rire.

« Ne fais pas cette tête, angelot, je ne vais pas te manger. Quoique je devrais peut-être ? Non, je ne digère pas les bouclettes. »

Vexé, le blond l’avait fusillé du regard, mais cela avait seulement alimenté le fou rire de l’archidémon. Prenant une expression neutre, Ariel avait alors tourné les talons pour s’enfuir le plus dignement possible, laissant résonner les éclats de rire autour de lui. Sur le coup, il l’avait détesté.

Ce n’est que plus tard, lorsqu’il l’avait vu discuter avec un messager dans la grande cour, que Belzébuth l’avait frappé par son prestige. Le démon ne faisait pourtant rien de particulier, écoutant son vis-à-vis, sourcils froncés, mais il dégageait une présence incroyable et exempte de moquerie. Ariel avait peiné à reconnaître le bellâtre railleur de la veille. Le véritable maître des Abysses se tenait là, simplement, son autorité évidente malgré la distance.

Peut-être étaient-ce les ombres qui renforçaient tant cette impression, soulignant les traits anguleux de son visage et la profondeur de ses insondables yeux noirs. Peut-être son maintien, le dos droit et le menton fier, ou le pli sérieux de son front… impossible à dire. En tout cas, du haut du couloir qui surplombait la cour, Ariel ne put détacher son regard de l’archidémon des Ténèbres.

Oui, Belzébuth était un homme d’une puissance tranquille, d’une assurance sans faille, sachant prendre ses responsabilités et qui ne semblait pas connaître la peur. Le jeune déchu était admiratif mais aussi un peu jaloux. Bien sûr, lui-même n’avait pas autant de responsabilités – à vrai dire, il n’en avait plus du tout – mais il se sentait faible et il détestait ça.

Alors qu’Ariel se faisait cette réflexion, l’archidémon avait levé les yeux vers lui et lui avait adressé un petit sourire narquois, redevenant taquin sans rien perdre de sa superbe. Pris en flagrant délit d’espionnage, l’adolescent avait fait demi-tour pour s’enfuir, les joues en feu.

Depuis cet épisode déplorable, Belzébuth n’avait eu de cesse de le harceler sans qu’Ariel ne trouve de répliques correctes à ses commentaires moqueurs. Bélial prenait sa défense quand il était présent, mais le pétillement de son regard prouvait son amusement. C’était très vexant ! Au final, Ariel se retrouvait forcé d’éviter l’archidémon des Ténèbres autant que possible, quitte à se réfugier dans la bibliothèque pour cela.

C’était Bélial qui lui avait montré son emplacement, présentant sa découverte comme si Ariel aurait dû s’en émerveiller. Bien sûr, le blond aimait lire, mais sans plus. Il favorisait les romans, rares en Bas, car il avait dû passer trop de temps à son goût à apprendre par cœur les livres de lois angéliques. Il avait néanmoins remercié son amant, poli, sans souligner à quel point ce soi-disant présent démontrait qu’ils ne se connaissaient pas.

Au final, l’endroit lui avait été utile. Lucifer s’en rendait peu en journée, trop occupé, et les rares personnes qu’il y croisait ne lui adressaient pas la parole. C’était un lieu de repos, même quand Ariel se contentait de fixer les pages sans rien lire. L’ambiance studieuse lui rappelait presque l’Eden.

Ce jour-là, il avait bien besoin de ce calme. Peut-être arriverait-il à s’imprégner de l’atmosphère sereine et parviendrait-il ainsi à se détendre.

 

À lier

 

Après quelques heures passées à déchiffrer un essai récent sur la politique interraciale, Ariel se sentait mieux. Un homme charmant aux cheveux bruns et à l’air aimable le lui avait suggéré et il avait suivi son conseil qui s’avérait heureux. L’ange l’avait remercié poliment et s’était vu récompensé d’un sourire. Il espérait le revoir.

Heureusement pour Ariel, les démons parlaient l’Antique à Pandémonium, la langue originelle des archidémons, qui avait beaucoup de points communs avec l’angélique. Il n’avait donc pas eu trop de mal à lire.

En effet, bien qu’archanges et archidémons aient été créés avec le Verbe et parlaient donc la même langue, celle-ci avait évolué de part et d’autre, surtout dans les Abysses.

Ariel était surpris de découvrir le nombre de dialectes utilisés par les seuls démons, qui parfois différaient étonnamment les uns des autres. Les Nobles étaient cependant priés d’apprendre l’Antique, qui servait tant pour les relations diplomatiques que pour le commerce.

À Pandémonium, l’influence des archidémons était assez forte pour que la langue n’ait que peu changé. Seuls les accents et l’écriture phonétique compliquaient la tâche d’Ariel. La prééminence de la phonétique dans les Abysses s’expliquait facilement, même si elle permettait plusieurs orthographes pour un seul mot : il s’agissait de la méthode la plus facile à assimiler, donc la préférée dans une culture qui méprisait tout apprentissage intellectuel. Tout de même, cela compliquait la tâche pour pas grand-chose.

Résolu à s’adapter même en passant par des chemins tortueux, Ariel avait décidé d’emprunter trois livres afin de mieux maîtriser accents et écriture. Devait-il en demander l’autorisation à Lucifer ?

« Hum, excusez-moi… demanda-t-il à l’homme qui l’avait aidé précédemment. Savez-vous si je peux emmener quelques livres ? »

Il leva le nez de l’ouvrage qu’il consultait.

« Je suppose que oui… Mais comme je voyage beaucoup, je prends rarement des livres avec moi, cela les abîmerait. Donc je ne suis pas sûr de ma réponse… Vous feriez mieux de le signaler au maître des lieux.

— Oh… »

Le conseil était avisé : Ariel ne voulait pas commettre d’impairs.

« Merci beaucoup pour votre aide, je ne l’oublierai pas ! »

Il s’éloigna de quelques pas, puis hésita.

« Excusez-moi… Puis-je au moins connaître votre nom ? »

L’homme lui adressa un autre sourire gentil.

« Je suppose que tu es Ariel ? dit-il. Nous nous reverrons sûrement, ici ou ailleurs. Je m’appelle Kamu. »

Le jeune déchu le salua encore, ravi d’avoir fait une rencontre si charmante, puis fila hors de la bibliothèque, les livres sous le bras.

 

***

 

Ainsi, les mots doux et les belles paroles de Bélial avaient fait une nouvelle victime. Ainsi, un autre avait été assez stupide ou naïf pour se laisser prendre dans les filets du mensonge et du paraître dans lesquels l’archidémon de la Lune était maître, malgré l’avertissement retentissant que Lucifer avait donné en le surnommant l’archidémon de la trahison.

Ainsi, quelqu’un d’autre en était tombé amoureux et avait tout perdu pour lui. Mais cette fois, le Déchu le savait, le sentiment n’était pas partagé.

Il connaissait Bélial comme s’il l’avait fait. Il savait ce que l’archidémon de la Lune pensait, ce qu’il aimait ; il savait même ce que Bélial refusait d’admettre, les côtés les plus beaux comme les plus obscurs de son âme.

Lucifer savait qu’Ariel était beau, charmant, délicieux sans doute – lui-même ne pouvait pas se dire indifférent devant la beauté séraphique du jeune ange – et il n’ignorait pas que Bélial avait dû adorer le séduire. Souiller le frère de Gabriel, d’apparence si parfaite ! Quel démon aurait pu résister ? Ariel représentait une pure tentation pour les gens comme eux.

Tentation, oui ; désir, sans doute ; peut-être même affection parce que le Prince-ange était adorable. Mais amour ? Certainement pas. Ariel restait trop jeune et naïf. Si Bélial l’avait séduit pour le sport – comme le soupçonnait Lucifer – il ne considérait l’adolescent que comme un charmant trophée, sans voir le reste.

Si du moins il y avait autre chose à découvrir. Jusqu’à présent, Ariel s’était conduit comme un imbécile imprudent. Il avait la chance d’acquérir à la protection d’Astaroth, qui lui donnait automatiquement celle de Belzébuth. Si l’archidémon du Sang avait été indifférent à son égard, aucun de ses pairs ne se serait montré tendre.

Oh, bien sûr, Belzébuth ne retiendrait ni ses moqueries ni ses commentaires et Lucifer lui-même ne se retenait qu’à grand-peine de secouer l’adolescent – peut-être n’était-il exaspéré à ce point que parce qu’Ariel lui rappelait ses propres faiblesses, ses propres erreurs, qu’il aurait voulu lui épargner – mais ni Lilith, ni Azazel, ni Asmodée ne s’étaient montrées jusqu’à présent. L’adolescent n’avait pas dû subir les humiliations morales que les trois femmes auraient pu lui infliger ni aucune dégradation physique. Au contraire, il était invité dans ce palais sans réaliser sa chance.

Le seul qui se comportait mal vis-à-vis de lui était celui qui aurait dû le protéger : Bélial.

Et le jeune imbécile ne l’avait même pas remarqué.

« Mais c’est si facile de se laisser berner, n’est-ce pas ? C’est si facile de fermer obstinément les yeux devant l’évidence, jusqu’à Chuter, et Chuter encore. »

Lucifer frissonna au son de sa propre voix et serra son manteau autour de lui, se rapprochant instinctivement des flammes qui brûlaient dans la cheminée de son bureau. Son amertume demeurait cuisante. S’il avait rencontré son alter-ego datant de l’époque où régnait encore sur l’Eden, il se serait méprisé – l’ange aurait méprisé le démon et vice versa.

La vie se montrait bien absurde.

Lucifer se frotta les mains. Le froid ne le dérangeait pas, sauf quand il venait de l’intérieur, et cela ne changea rien à son état d’esprit. Songeur, il ouvrit une bouteille d’abyssite et s’en versa un verre.

Peut-être… peut-être devrait-il épargner ces souffrances à Ariel. Peut-être devrait-il lui dire la vérité sur Bélial, lui mettre le nez sur ce que l’adolescent refusait d’admettre et l’aider à passer outre la douleur que cette réalisation lui causerait.

Peut-être, oui. Mais pas tout de suite. Mieux valait repousser cette discussion tant que possible ; Ariel avait subi assez de chocs pour l’instant.

Il but une gorgée. La question était : combien de temps attendre ?

« Votre Altesse ? »

Lucifer tressaillit, surpris dans ses pensées, et fit signe au serviteur d’entrer. Il avait l’air un peu bouleversé.

« Que se passe-t-il ?

— Un messager de l’Eden vient d’arriver. »

Le Déchu le dévisagea, incrédule. Un ange ? À Pandémonium ? Il aurait dû se faire mettre en pièces…

« Un archange, Votre Altesse. Seigneur Belzébuth a cru que vous voudriez être présent… »

Il n’eut guère le temps de terminer sa phrase ; Lucifer se précipita hors de la pièce, filant droit vers la salle du trône.

Rémiel se tenait droite et fière. Archange en terre ennemie, elle regardait ses adversaires de toujours droit dans les yeux, comme elle le faisait à l’époque lointaine où ils étaient ses alliés. Belzébuth avait apprécié ce comportement alors et cela n’avait pas changé ; ses ennemis devaient être dignes de lui. Cependant, tout le monde ne partageait pas son avis : Lucifer hésitait entre la rage pure et la stupéfaction.

« Comment oses-tu te présenter ici, te prétendre messagère ! Si l’un d’entre nous avait mis les pieds en Eden, lui auriez-vous réservé un autre sort que la mort ?

— Tout le monde n’agit pas comme Gabriel.

— Vraiment ? Excuse-moi d’en douter. Oh, je comprends : vous vous seriez contentés de garder le démon prisonnier, jusqu’à ce qu’il arrive à vous convaincre qu’il s’agit une perte de temps et de moyens, et que vous ne vous décidiez à l’exécuter. »

Rémiel le fusilla du regard. Cela ne fit guère ciller l’ange déchu qui avait, après tout, le droit d’être furieux. Belzébuth leva une main.

« Du calme. Nous ne sommes pas ici en Eden et je suis curieux de savoir ce que cette demoiselle a à nous dire. »

Lucifer ravala ses protestations et toisa l’archange du Métal d’un air polaire. Elle ne daigna pas lui rendre son regard, concentrant son attention sur le maître des lieux.

« Comme vous le savez, Ariel est Tombé. Je ne suis bien sûr pas venue pour en discuter – même si j’ai une folle envie d’arracher les testicules de Bélial pour les lui servir en dessert… »

Belzébuth prit Sei à témoin.

« Passons.

— Je viens demander une trêve. »

Le silence tomba. Une telle initiative n’avait jamais été prise, ni par un côté ni par l’autre. Il y avait eu des ralentissements, bien sûr, mais ceux-ci avaient été fortuits et tendus, lorsque chacun des deux côtés se fatiguait des éternels combats sans oser penser qu’il en allait de même pour les autres.

« C’est… officiel ? »

La jeune femme hocha la tête résolument.

« Je sais que vous vous préoccupez peu de nos problèmes administratifs mais, étant donné la situation d’Ambrosis, nous avons supposé qu’une trêve vous serait également utile.

— Du Saraqael tout craché », commenta Lucifer à mi-voix.

Belzébuth approuva intérieurement. Cependant, les anges n’avaient pas tort : les démons ne pourraient pas agir contre Ambrosis tant que la guerre angélique faisait rage. Une pause sur ce flanc lui laisserait les coudées franches dans les Abysses.

« Je dois y réfléchir, mais tu peux transmettre à tes pairs qu’à priori, je suis bien disposé. Maintenant, va-t’en ; ta présence nous incommode. »

Rémiel hocha la tête, le dos raide, et regagna seule la sortie. Lucifer, blême de colère, se tourna vers Belzébuth dès qu’elle se trouva hors de vue.

« Tu ne vas tout de même pas accepter ?

— Le problème d’Ambrosis est le plus urgent pour l’instant.

— Dis plutôt qu’il touche plus directement ton fichu orgueil ! »

L’archidémon des Ténèbres fronça les sourcils, mais il en fallait plus pour faire plier le sale caractère du Déchu qui répondit d’un sourire narquois.

« Le problème n’en est pas moins réel, lui rappela Belzébuth. Ne souhaiterais-tu pas toi-même que le gamin ait un peu de temps pour souffler ? »

Lucifer dut en convenir.

« Tu sais sur quels boutons pousser, comme toujours. Je resterai tranquille. Mais tu auras plus de mal avec Azazel.

— Si elle s’était mieux occupée de cette histoire avec Ambrosis, elle n’aurait pas à se tenir à carreau. Ça lui apprendra à se montrer plus efficace.

— Très bien. Au fait, la prochaine fois qu’un messager de l’Eden Descendra, par exemple pour prendre ta réponse… évite de me faire venir. »

Belzébuth acquiesça à la demande de Lucifer. L’archidémon n’oubliait pas à quel point il était difficile pour l’ancien archange de fréquenter ses anciens pairs ailleurs qu’en combat, où il pouvait laisser aller son envie de vengeance.

« Va. Tu ne seras plus importuné. »

Lucifer s’inclina et sortit pour rejoindre son bureau.

Une trêve. En voilà une idée originale… Le culot de Rémiel impressionnait Belzébuth. Il s’agissait de la première ouverture depuis des siècles – et beaucoup de gens avaient oublié pourquoi la guerre avait commencé, beaucoup ne luttaient que pour venger les morts, ce qui causait d’autres morts. Il lui faudrait prévenir les autres archidémons aussi vite que possible.

Oui, mieux valait que Lucifer soit absent la prochaine fois que Belzébuth parlerait à un archange.

 

***

 

Michaël déposa son épée d’entraînement dans le râtelier et tira sur l’avant de sa tunique pour la décoller de son torse en sueur. Une trêve ne signifiait pas qu’il fallait cesser tout sport. Souriant, il se tourna vers les Apprentis de son clan qui attendaient son verdict avec inquiétude.

« Vous vous êtes bien débrouillés. Souvenez-vous des exercices que nous avons pratiqués et continuez à vous exercer. »

Ravis, ils s’éparpillèrent en commentant le cours à voix basse. L’archange les regarda s’éloigner avec regret ; s’il le pouvait, il s’occuperait d’eux bien plus souvent. Les adolescents le regardaient avec des étoiles dans les yeux, espérant un jour l’égaler à l’épée – sa réputation le précédait – et autant heureux qu’effrayés de pouvoir profiter de ses conseils.

Dire que même eux lui donnaient du « Votre Altesse »…

Il sentit la présence d’Uriel avant de la voir. La jolie archange le regardait en souriant et Michaël s’empourpra ; il n’était pas présentable, avec sa tunique humide de transpiration.

« Ne t’en fais pas pour moi, dit-elle en percevant son embarras via son don d’empathie. Et excuse-moi de te déranger.

— Tu ne me déranges pas, protesta-t-il. Y a-t-il une urgence ?

— Si on veut. »

Son sourire apaisant disparut, remplacé par un regard étrangement dur pour une femme si sereine.

« Je sais ce que tu as fait. »

Michaël sentit son cœur se glacer. Certes, Uriel était empathe, mais elle ne savait pas lire les pensées des gens, elle ressentait seulement leurs émotions. Celles-là seules avaient-elles suffi à les trahir ?

« Je voulais te dire que j’approuve, continua-t-elle, le prenant par surprise. Ne sois pas si choqué. Je suis bien placée pour savoir que les démons ne sont pas des monstres. De plus, moi et mes anges ressentons chaque coup que vous leur portez. »

Un peu mal à l’aise, Michaël saisit la serviette qu’il avait préparée sur un banc et s’essuya le visage pour se donner une contenance.

« J’espère que mes méthodes ne te heurtent pas.

— Disons que je comprends pourquoi tu as eu recours à ce subterfuge et que je pense que la fin justifie les moyens. »

Elle rosit.

« Du moins, dans ce cas précis. »

L’archange de la Lumière se sentit terriblement soulagé par ses paroles et ne réalisa qu’alors à quel point il avait été tendu. Rémiel et Saraqael avaient bien pris son initiative mais tous deux étaient prêts à se salir les mains pour l’Eden. Uriel avait plus de scrupules ; son approbation lui faisait le plus grand bien.

« Soit, je vais te laisser à ta douche »

Elle lui fit un clin d'œil, puis fila avant qu’il ait le temps de lui répondre.

 

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