Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 16
« Pierre, Dahk. Généralement doté de plusieurs visages, ou d’yeux et nez surnuméraires, avec des mains en forme de griffes et une peau grisâtre, il représente la métamorphose dans son sens absurde, les aberrations auxquelles peut conduire la magie. »
- Mythes et vérités, Kamu –
Les rues d’Ijishia étaient noires de monde. Même les toits se remplissaient de démons de sang incrédules qui regardaient s’installer les troupes démoniaques – et, surtout, les trois archidémons venus diriger l’opération.
Lilith battit nerveusement des ailes.
« Je ne pensais pas qu’ils seraient si nombreux.
— Moi non plus, avoua Ymesh. Certains de nos alliés nous ont envoyé les lysaâgh qu’ils hébergeaient, durant mon absence.
— Je vois. Je suppose qu’eux-mêmes n’ont pas daigné bouger de leurs terres ? »
L’Infant s’abstint de tout commentaire. D’un geste de la main, il lui proposa d’avancer, indiquant le manoir où les attendait le maître des lieux. Elle s’exécuta, suivie par un Astaroth silencieux et par une Asmodée impassible.
L’archidémone de la Mort mettait Ymesh mal à l’aise. Elle portait un masque qui couvrait le bas de son visage et des vêtements moulants qui soulignaient ses muscles trop développés pour une femme, même une démone. Du cuir comprimait sa poitrine menue et de lourdes bottes ceignaient ses jambes jusqu’aux cuisses. Sa silhouette androgyne et ses cheveux coupés courts portaient à confusion et, s’il n’avait été mieux informé, il l’aurait prise pour un homme. Il se demanda si sa voix trahissait son sexe : elle n’avait pas prononcé un mot depuis leur départ de Pandémonium.
Elle bougeait, comme Astaroth, à la façon d’un prédateur silencieux. Tous les ska sentaient l’odeur du sang lorsque quelqu’un se rapprochait d’eux mais Ymesh savait que, si elle le souhaitait, elle lui briserait la nuque sans qu’il ne remarque sa présence.
Et puis, bien sûr, Asmodée était nécromancienne. Cette capacité permettait de contrôler les corps morts, y compris ceux des Infants comme Ymesh, qui avaient dû « mourir » pour renaître en tant que vampires. L’idée qu’elle puisse le manipuler comme une marionnette lui donnait froid dans le dos – mais, bien sûr, elle pouvait faire subir ce sort à une bonne partie de leurs ennemis.
Il fut tiré de ses sombres pensées par le bruit crissant d’une botte qui dérapait sur la neige et, horrifié, il vit Lilith basculer. Il tendit les mains par réflexe mais, perdu dans ses réflexions, il avait ralenti et se trouvait trop loin pour l’atteindre à temps. L’archidémone déploya ses courtes ailes par réflexe pour ralentir sa chute… et atterrit dans les bras de Shean, venu à leur rencontre.
« Vous allez bien ? » s’inquiéta le Sire-vampire en l’aidant à se redresser.
La démone battit des cils, surprise par l’intervention.
« Ça ira, je vous remercie… Vous êtes ? »
Shean inclina légèrement le buste et se fendit d’un sourire charmeur qui hérissa Ymesh. Non mais qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Draguer une archidémone ? Pourquoi pas Asmodée, tant qu’il y était ?
« Mon nom est Shean, je suis le maître d’Ijishia. J’imagine que vous préféreriez continuer cette conversation à l’intérieur ? »
Très digne, Lilith acquiesça et accepta le bras que le vampire lui tendit. Asmodée ne se froissa pas que cette galanterie ne lui fut pas adressée ; elle devait avoir l’habitude de ne pas se voir traitée en grande dame. Leur petit groupe reprit sa route.
Ymesh grinçait des dents. La journée promettait d’être longue.
***
Les combats n’avaient pas encore commencé et déjà Ymesh n’en pouvait plus. À Pandémonium il n’avait pas pu faire un pas sans la compagnie de Kalen, qui se montrait tout aussi hostile que les démons résidents, et avait passé ses soirées à discuter stratégie avec Lilith et Lucifer. Depuis son retour, il avait dû gérer l’installation des démons, la surprise des lysaâgh et les explications à leur égard. Sans oublier que Shean semblait plus préoccupé par les beaux yeux de l’archidémone de la Terre que par la guerre qui se préparait !
Le Sire n’avait montré aucun intérêt envers la gente féminine depuis la mort d’Eshalia. Ymesh aurait dû éprouver du soulagement, voire de la satisfaction à le voir enfin se remettre de cette perte – d’autant plus que Lilith ne semblait pas indifférente à ses charmes – mais il se sentait seulement exaspéré. Dans ses moments-là, l’absence d’Ajishia devenait plus pénible encore ; elle aurait su remettre le mage de Glace à sa place, ou, à défaut, réconforter Ymesh. Malheureusement, ils s’étaient perdus de vue plusieurs siècles auparavant et l’Infant ignorait si elle était toujours en vie.
Peut-être se montrerait-elle, au vu des troubles actuels, qui sait ?
Il ruminait sa mauvaise humeur lorsque, passant dans un couloir, il entendit une voix connue : celle de Kamu. Il avait souvent croisé ce dernier à l’époque de ses voyages mais, bien que Shean le connaisse également, sa présence restait une surprise. Ravi, Ymesh se dirigea vers la porte entrouverte pour saluer cet invité inattendu.
Il s’arrêta net en constatant avec qui Kamu discutait : Lilith en personne. Assise nonchalamment sur le lit, jambes croisées, elle souriait. Lui se tenait debout devant l’âtre, ses mains tendues vers la chaleur des flammes. Sa cape reposait sur une chaise, encore humide de neige, et ses doigt restaient raides de froid.
Il venait tout juste d’arriver. Et son premier réflexe avait été de parler à l’archidémone.
Ymesh sourit malgré lui en imaginant le dépit de Shean. Sa belle ne se gênait pour bavarder aimablement avec Kamu, seule dans une chambre. Ce dernier avait tendance à ne pas signaler sa race aux gens mais ils se trouvaient à Ambrosis ; Lilith savait forcément qu’il s’agissait d’un vampire.
« Je suis contente que tu sois là, disait-elle. J’ai voulu te prévenir lorsque la décision d’attaquer a été prise mais j’ai été incapable de te localiser. »
Kamu hésita. Son expression sombre tranchait avec son habituel calme et, un instant, Ymesh faillit entrer. Un tel sentiment chez cet homme ne pouvait que signifier des ennuis. Il se retint néanmoins et continua d’observer le couple.
« J’ai fait un rapide voyage chez les elfes, expliqua Kamu. J’avais lu à Pandémonium le début d’un de leurs traités sur l’influence des phases lunaires sur les runes mais les derniers chapitres étaient illisibles, aussi me suis-je rendu à la source. D’ailleurs, j’ai réussi à me procurer un exemplaire… Je suppose que Lucifer serait intéressé ?
— Bien entendu. Peut-être pourrai-je même convaincre Bélial de le lire.
— Je suis certain qu’il en sait beaucoup plus qu’eux sur le sujet…
— Les elfes ont une conception de la magie totalement différente de la nôtre. Parfois, il est bon de s’interroger sur ce que savent les autres, quelle que soit notre maîtrise du sujet. »
Kamu acquiesça, frottant ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer.
« Donc, tu es venu aider les tiens, constata Lilith. En vérité, j’étais surprise que tu ne l’aies pas fait plus tôt. Avec ta puissance…
— Je ne suis qu’un modeste voyageur.
— Ne me fais pas rire. La seule autre personne capable de traverser les ombres est Belzébuth lui-même. »
Le vampire haussa les épaules, le regard terne.
« Mes pouvoirs ne sont pas offensifs. Je n’ai jamais été un guerrier. D’ailleurs, je ne compte pas intervenir dans les combats, je suis juste venu voir si tout se passait bien entre vous et vos alliés.
— Belzébuth est absent et Astaroth reste avec les démons de sang, donc tout se passe bien, même si personne n’ose s’approcher d’Asmodée. De toute façon, elle préfère être seule.
— Les lysaâgh ont un instinct très développé, comme la plupart des membres du clan d’Astaroth. Je suppose qu’ils ne sont pas plus à l’aise que les Infants face à la magie de Mort.
— Sans doute. En dehors de cela, eh bien… Le seigneur Shean est très aimable, pour un vampire. »
Ymesh craignit un instant que Kamu ne se froisse, mais il se contenta de rire, se déridant brièvement.
« Et il est beau, ce qui ne gâche rien, n’est-ce pas ? »
Lilith renifla.
« Je ne fraye pas avec les suceurs de sang, moi. Quant à toi, cesse de trembler devant ces flammes et viens plutôt t’envelopper dans la couverture. »
La démone avait apparemment remarqué le désarroi du vampire. Quand Kamu s’assit près d’elle sur le matelas, elle posa la lourde couverture sur ses épaules et y laissa ses mains.
Aucun des deux ne semblait réaliser ce que cette scène avait d’intime.
« Parle-moi. Que se passe-t-il ?
— J’ai appris récemment une mauvaise nouvelle, admit-il. Un décès. »
Kamu ne voulait pas en dire plus et elle ne le força pas. Elle se contenta de saisir sa main et de changer de sujet, amicale. Il se détendit. Ils continuèrent de discuter sans que ni l’un ni l’autre n’ait le moindre geste déplacé.
Leur conversation s’orienta vers les différences culturelles entre Ijishia et Pandémonium. Ymesh ferma doucement la porte pour éviter qu’un autre les surprenne et, le sourire aux lèvres, s’éloigna dans le couloir.
***
Assis sur une table matelassée, Van s’agitait nerveusement. Il avait mis un certain temps avant de retourner voir Ariel, rebuté par l’idée de voir celui-ci toucher à ses pensées. Cependant, le démon ne comptait pas rester sous la coupe d’un sort et souhaitait plus que tout pouvoir réutiliser la magie. Il avait donc fini par céder.
Logiquement, il aurait dû s’adresser plutôt à Bélial, qui connaissait mieux son sujet. Il lui avait malgré tout préféré Ariel parce que l’archidémon regardait Van comme un grimoire contenant des incantations particulièrement intéressantes. Van avait été considéré assez longtemps comme un objet. En comparaison, la sollicitude du déchu paraissait à la fois sincère et reposante.
À présent, ses doigts frais parcourraient la peau du démon à la recherchait la rune qui maintenait son esprit prisonnier. Ils atteignirent son cuir chevelu, qu’ils écartèrent à intervalles réguliers, jusqu’à ce qu’Ariel ait un claquement de langue satisfait.
« Les vampires se sont montrés malins. La rune se trouve là, sur ton crâne. Ils ont dû utiliser la magie pour te faire repousser les cheveux, de façon à ce que tu ne remarques rien. »
L’ange lui sourit – impossible de penser à lui comme à un déchu avec un visage aussi séraphique, malgré les cheveux rouges. Pourquoi était-il Tombé, d’ailleurs ?
« Je vais devoir faire entrer ma magie en toi pour manipuler la rune de l’intérieur, expliqua le Prince en déployant son aura. Ce sera plus facile à présent que je sais où elle se trouve mais cela risque de prendre un certain temps. Tu peux t’allonger, si tu veux… »
Van secoua la tête. Quand l’aura traversa sa peau pour pénétrer en lui, il s’efforça de ne pas bouger mais ne put contenir une grimace. Sans être désagréable, la sensation restait invasive, d’autant plus que la magie de Soleil d’Ariel ne dépendait pas d’un Élément-servant de Sei. Van avait lu que certaines magies exacerbaient le plaisir en se combinant et qu’il n’existait rien de plus appréciable que de baigner dans une aura du même Élément que le sien. Il se concentra sur ce morceau de la théorie thaumaturgique pour ne pas penser à l’intrusion.
***
Ariel était satisfait : il avait travaillé vite et bien. Cependant, lorsqu’il rappela son aura, il réalisa qu’Essiah était couché depuis longtemps. Sa concentration se relâchant, il réalisa à quel point il se sentait las après tant d’efforts. Il se força néanmoins à sourire à son patient, lui annonçant la bonne nouvelle :
« Voilà, j’ai terminé. Désolé, je ne pensais pas que ce serait si long…
— Il n’y a aucun problème, c’est gentil d’avoir pris la peine… »
Le Prince retint le réflexe de se frotter les yeux. Il avait vraiment besoin de dormir… Cependant, les sceaux mentaux étaient trop délicats pour qu’il laisse Van sans surveillance.
« Je vérifierai demain que le sceau ne s’est pas remis en place, annonça donc Ariel. À vrai dire, je voudrais que tu dormes dans la même aile que moi cette nuit, par précaution.
— Ça ne dérangera pas le seigneur Belzébuth que je change de chambre ?
— Pas si tu y as été invité. Je vais envoyer quelqu’un prévenir tes compagnons… Ou tu préfères t’y rendre toi-même ? Je peux t’accompagner… »
Ariel se maudit intérieurement dès qu’il termina sa phrase. Après une utilisation si intensive de sa magie, il devait se reposer.
Heureusement, le démon refusa d’un signe de tête.
« Il est déjà tard, répondit Van. Je leur donnerai des explications demain. »
Son ton manquait d’assurance. Ariel l’observa attentivement, lisant son regard fuyant comme un livre ouvert. Van mentait bien mais il se trouvait face à un maître.
« Tu portes de nombreuses cicatrices, déclara le Prince. Ton corps est affaibli par la fatigue et le manque de nourriture. De plus, tu ne mesures qu’une demi-tête de plus que moi, ce qui n’est rien pour un démon. Tu as terminé ta croissance, non ? »
Van opina, intrigué.
« Ton corps a sans doute dépensé beaucoup d’énergie dans la lutte entre le Chaos et le sceau. Tu n’es pas obligé de le leur avouer ; tu peux prétendre que ton état est dû à la malnutrition et que je te traite pour cela. Tes compagnons sont tous des buveurs de sang, ils n’ont pas été touchés aussi durement que toi par ces carences. »
Le démon écarquilla les yeux, incrédule. Ariel sourit. Il voulait visiblement cacher ce qui lui arrivait. Pourquoi se priver de lui offrir une porte de sortie ?
« Si tu veux, je peux vraiment essayer de te soigner. Il s’agit d’un traitement à long terme, bien sûr, et je ne suis pas certain de pouvoir me montrer à la hauteur – mon apprentissage de la saâghan en est encore à ses débuts… Je peux faire disparaître les cicatrices, aussi.
— Grâce au Sang ? » demanda Van, plus intéressé par la théorie que par l’esthétique.
Le déchu grimaça et se corrigea :
« Le Saint aurait permis une réparation totale des tissus en quelques mois, même pour les plus anciennes marques. Le Sang ne me permettra que de les atténuer… mais ce serait un début. »
Le démon hésita. Ariel leva les mains, signe qu’il ne voulait pas insister.
« Tu as toute la nuit pour y penser. Tu peux aussi te servir de ce prétexte sans subir d’autre invasion magique. Je peux feindre un échec.
— Je vais y réfléchir. »
Le déchu se détendit. Il voulait simplement l’aider à trouver une bonne excuse pour ses compagnons, mais l’aider à effacer ses cicatrices serait mieux encore, s’il y parvenait. Il les avait vues en cherchant la rune et leur nombre l’avait horrifié. De plus, certaines étaient vraiment profondes, comme celle que l’ancien esclave portait au visage.
Depuis qu’il avait ouvert l’hôpital, Ariel avait traité des démons en bien plus mauvais état qu’aucun ange de l’Eden. Il comprenait à présent pourquoi l’Élément Saint était si précieux. Bien sûr, en Haut, il avait vu des horreurs en guérissant les guerriers revenant du combat. Cependant, ceux qui survivaient assez longtemps pour se faire soigner récupéraient entièrement. Les cicatrices ne restaient pas. Les mutilés étaient rares : ceux qui perdaient un membre en combat étaient souvent achevés par leurs adversaires.
À Pandémonium, par contre, certains démons arboraient leurs cicatrices comme des médailles. Les adolescents ayant atteint la majorité démoniaque, à peine pubères, portaient des armes plus grosses qu’eux – ainsi que les traces de leurs combats. Certains en comptaient plus que Van, néanmoins…
Van n’était pas un combattant mais un ancien esclave. Seule une vie abominable avait pu laisser de telles marques. Les effacer ne changerait pas le passé, mais pouvait aider le démon à aller de l’avant.
« Allons dormir, déclara Ariel. Plusieurs chambres sont vides dans l’aile où je vis, il suffira que tu en choisisses une. »
Souriant malgré la fatigue, il entraîna Van à sa suite. Le bâtiment qui hébergeait l’hôpital s’appuyait sur l’enceinte du palais aussi en rejoignirent-ils rapidement les couloirs. Ariel commençait à en comprendre la logique et passa de pièce en pièce sans hésiter, prenant soin d’éviter celles où il percevait des présences. Van s’en étonna.
« Pourquoi faisons-nous de tels détours ? »
Ariel se sentit rougir. Mortifié, il essaya de biaiser :
« Parce qu’il fait nuit.
— Nous avons peu de chances de nous faire attaquer à l’intérieur même du palais.
— Ce n’est pas ce qui m’inquiète », avoua le déchu.
Le démon le fixa sans comprendre. Les joues d’Ariel s’embrasèrent une nouvelle fois.
« Disons que je n’ai pas envie de… déranger. Cette aile du palais n’est habitée que par Lilith ou Astaroth, lors de leurs visites. Ils l’apprécient pour ses nombreux jardins. »
Les yeux de Van brillèrent d’amusement lorsqu’il comprit. Dans la semi-obscurité, leur éclat vert était moins impressionnant, malgré la lumière des flammes qui s’y reflétait.
« Tu veux dire que cet endroit sert de point de rendez-vous aux couples lorsqu’ils veulent…
— Un peu d’intimité, termina précipitamment Ariel, qui commençait à connaître la manie qu’avaient les démons de le taquiner à ce sujet.
— Comment l’as-tu découvert, au juste ? Tu sembles bien innocent pour y avoir songé tout seul.
— Je ne suis pas si naïf que ça ! protesta l’ange. Je veux juste garder ma vie privée, eh bien, privée. Et, de préférence, j’aimerais que les autres en fassent autant. »
Van ne rit pas, ni ne posa de question sur ce qu’Ariel voulait garder secret, ce qui était tout à son honneur. Il entendrait assez d’histoires à son sujet et à celui de Bélial, de toute façon. Ils continuèrent leur chemin en silence.
***
Raj n’en revenait pas. Peu de gens connaissaient l’existence de Ketosaï. Avec les années, son intervention pourtant conséquente dans l’histoire vampirique avait été oubliée, grâce aux efforts de Ketjiko pour l’étouffer. Cependant, la poignée d’élus qui avaient entendu parler de lui savaient que ses pouvoirs mentaux étaient terriblement puissants. Le Roi Rouge lui-même lui arrivait à peine à la cheville.
Or ce vampire si craint osait revenir la bouche en cœur pour lui annoncer que Naâsh était mort, qu’il n’avait rien pu faire.
« Vous vous fichez de moi ? s’exclama la démone. Vous m’avez dit avant de partir que vous auriez assez de temps !
— La Ronde s’est réunie plus tôt que prévu.
— Il était donc mort lorsque vous êtes arrivé ? »
Ketosaï aurait aisément pu inventer un mensonge sans que Raj n’ose le remettre en question. Cependant, sa confiance en lui-même devait être trop forte car à la place il se contenta de hausser les épaules. Raj sentit sa colère redoubler.
« Vous auriez pu intervenir ! Ketjiko mort, personne ne vous aurait reconnu !
— Avec mon visage ? Naâsh est mon portrait tout craché. Mh, était.
— Alors pourquoi ?
— Cela ne te regarde guère. Ceci dit, tu devrais être contente : Daliah est morte, elle aussi. Je la connaissais depuis longtemps, sais-tu ? »
Raj s’en fichait, mais elle fut effrayée du ton indifférent avec lequel Ketosaï lui annonça la nouvelle. S’il avait été proche d’elle, comment pouvait-il rester de marbre ?
Décryptant son expression, il eut un sourire d’une froideur horrible.
« Oui, elle aurait même voulu être plus proche de moi encore. Mais sincèrement, elle n’était qu’un pion sur le grand jeu de la vie, comme nous tous. Comme Naâsh. Comme toi. Vous devriez vous y résoudre, franchement… Vous voir vous débattre est amusant un moment mais les mouches finissent toujours par se résigner quand elles sont prises dans une toile. Fais-en autant. »
À ces mots, la colère se mêla au désespoir dans le cœur de Raj et elle serra les poings, préférant laisser parler la rage que la douleur.
La force de ce dernier sentiment expliquait sans doute son inconscience : elle envoya un coup vers Ketosaï, de toutes ses forces, pour effacer son sourire arrogant et l’obliger à enfin s’expliquer.
Le vampire tituba en arrière sur la force du coup, visiblement choqué par l’audace de Raj. La démone de sang était aussi surprise que lui – mais uniquement parce qu’elle avait atteint sa cible. Ketosaï leva les yeux vers elle. Il ne souriait plus et Raj réalisa qu’elle aurait préféré qu’il continue. Le regard bleu du vampire la toisa, aussi froid que la glace. D’un coup, elle craignit pour sa vie.
Elle ne fut pas surprise en se sentant projetée contre le mur ; elle avait souvent vu Ketjiko ou Naâsh utiliser la télékinésie. Elle se crispa, pieds pendant dans le vide, alors que Ketosaï approchait.
C’est alors que la douleur débuta, intense, nue, instillée directement dans son esprit. Elle hurla, ses muscles luttant contre la pression pour s’échapper, comme si se débattre physiquement pouvait l’aider. Elle avait mal, la souffrance, partout, venant de nulle part, encore et encore…
Une éternité avait passé lorsque l’étreinte mentale se relâcha, d’un seul coup. Raj s’effondra au sol. Elle ne sentit pas ses genoux buter contre les dalles – la douleur infligée à son esprit résonnait encore dans ses muscles, bien plus intolérable qu’une simple chute. Elle se recroquevilla, tremblante.
Ketosaï lui attrapa les cheveux et souleva son visage pour la voir en face.
« La leçon est-elle comprise ? »
Raj voulut acquiescer mais sa nuque refusa d’obéir. Un gémissement lui échappa, qu’heureusement le vampire traduisit comme un « oui ».
« Tu seras sage ? »
Autre gémissement.
« Bien. Dans ce cas, je vais même te faire l’honneur d’une explication. »
Il la lâcha, la démone parvenant de justesse à soutenir sa tête pour éviter que celle-ci ne heurter le sol. Des points noirs dansaient devant ses yeux mais elle vit néanmoins le sourire de Ketosaï.
« Vois-tu, Daliah était une amie très proche et je n’avais aucune envie de la croiser. De plus, elle n’aurait pas apprécié de me voir entreprendre une action contre elle. Sauver Naâsh n’était pas un problème, sauf si j’en venais à une confrontation directe – que j’ai évitée. Tu comprends ? »
Raj tremblait, de peur et de colère. Même la douleur n’avait pas réussi à chasser entièrement cette dernière, tant son impuissance la mettait hors d’elle. Elle ne pouvait pas se protéger, elle n’avait rien pu faire pour Naâsh… Se sentant incapable d’articuler autre chose que des insultes, elle choisit de se taire ; Ketosaï ne semblait d’ailleurs pas attendre de réponse.
Le corps de la démone de sang se souleva tout seul, porté par la magie psychique du vampire. La sensation étrange ressemblait à ce qu’elle ressentait lorsqu’elle s’immergeait dans l’eau. Elle préféra éviter de se débattre.
« Un peu de repos, maintenant, déclara Ketosaï. Après quoi je toucherai mon paiement.
— Mais… »
Les lèvres de Ketosaï s’ourlèrent, formant ce rictus que Raj apprenait à haïr.
« Ce que j’aime, chez vous lysâagh, c’est que vous êtes obstinés. Vous continuez à tenir tête même après avoir été mis à terre. Vous soumettre est d’autant plus jouissif… D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle vous êtes tant prisés par les vampires.
— Naâsh est mort », croassa Raj, ignorant le sarcasme.
Ketosaï attrapa une mèche de ses cheveux rouges, jouant avec en propriétaire.
« Le risque a tout de même été pris, très chère, ce n’est pas de ma faute si Daliah s’est montrée au mauvais moment. »
La démone de sang écarquilla les yeux. Elle était incapable de lutter, elle le savait. Elle ne pouvait que s’incliner. Et, au regard de Ketosaï, il en était aussi conscient qu’elle.
***
Installé dans la cuisine sous la bonne garde de Remah qui faisait mijoter le repas du soir, Ariel dégustait son petit-déjeuner. Celui-ci était composé de cernans, une délicieuse pâtisserie démoniaque fourrée de fruits et il en entamait un troisième lorsque Van fit son arrivée, ses cheveux bruns ébouriffés par sa nuit.
« Bonjour ! Bien dormi ?
— Pas assez, bâilla le démon. Comment fais-tu pour être si pimpant alors que tu t’es épuisé hier ?
— C’est une question d’habitude, déclara l’ange. J’ai un rythme de vie régulier. Et puis, n’oublie pas que je suis un élémentaire d’Essiah, je me lève avec le Soleil. »
Van hocha la tête en se laissant tomber sur une chaise, trop endormi pour poser des questions. Ariel poussa quelques cernans vers lui.
« Sers-toi. Remah se plaint de ma minceur mais toi, tu n’as que la peau sur les os.
— Ambrosis n’a pas de grandes réserves de nourriture pour l’hiver… D’où viennent ces fruits ? »
Le déchu battit des cils. Habitué au faste de la nourriture de l’Eden, il ne s’était même pas posé la question.
« Je n’en ai pas la moindre idée. Je suppose que Lilith en fournit ?
— Juste… Les pouvoirs de Terre doivent être utiles pour approvisionner la ville.
— En Haut, nous avons des vergers un peu partout, ainsi que des serres.
— Essiah ne se montre pas aussi clément avec les Abysses qu’avec l’Eden. »
Ariel opina, grignotant un dernier cernan avec délice. Van avait entamé le sien tout en parlant, profitant avec appétit des denrées mises à sa disposition.
« Vivre ici est pratique, on ne manque de rien. Même à Kern, là où j’ai passé mon enfance, nous n’avions pas de fruits aussi bons à cette période de l’année.
— Je n’y connais rien en géographie des Abysses, avoua Ariel. Où se trouve Kern ?
— C’est un comté situé très Bas, presque dans les Tréfonds. Le climat de Nysjil n’était pas très différent de celui de chez moi. »
L’ange plissa le nez. Pandémonium se trouvait à peine à mi-chemin entre l’Univers et Ambrosis et déjà, il trouvait qu’il y faisait trop sombre. En tant qu’élémentaire d’Essiah, il avait du mal à supporter les longues nuits d’hiver et il accueillait le printemps avec soulagement. La pensée de voir l’été réduit à quelques semaines le faisait frémir.
« Je ne pourrais jamais vivre dans un endroit pareil.
— Il ne faut pas dire ça. Le comté est très agréable pendant le reste de l’année. Comme il ne se trouve pas en montagne, la neige ne tient pas si longtemps.
— Tout est relatif, tu sais. À Alun Hevel… »
La douleur revint d’un coup, sans prévenir. La pensée des larges rues éclairées de sa cité natale lui coupa le souffle, comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac. Il ne reverrait plus jamais ce paysage. Il ne profiterait plus du parc tranquille, à mi-chemin entre ses appartements et son bureau. Il n’attendrait plus son frère à la sortie de sa chapelle préférée – celle-là même où ils s’étaient vus pour la dernière fois, lors de sa catastrophique visite en Eden.
Van constata son trouble et changea de sujet.
« Je suis d’accord. »
Troublé, Ariel leva le nez vers lui.
« Pour ?
— Ta proposition d’hier. Si tu penses pouvoir me soigner, je suis d’accord pour essayer.
— Il y a des risques, je ne suis pas un spécialiste…
— Tu dois bien commencer quelque part. Et puis, tant que je ne finis pas défiguré… »
Le déchu lui accorda un pâle sourire.
« Très bien. Le matin, je m’occupe de l’hôpital, mais si tu veux passer dans l’après-midi…
— Pas de problème. Disons, juste après le déjeuner ? »
Ariel opina vigoureusement. Avoir un objectif pareil en tête ne pourrait que lui changer les idées. Et puis, des gens comptaient sur lui. Il ne devait pas se laisser abattre ! D’ailleurs, il était temps pour lui d’y aller.
« À plus tard, dans ce cas, déclara-t-il en se levant. Passe une bonne matinée ! »
Van le salua aimablement et le suivit du regard jusqu’au moment où la porte se referma. Un visage d’ange et des attitudes d’enfant, certes, mais il commençait à remarquer les failles dans le masque de gentillesse qu’affichait Ariel.
Peut-être qu’au final, il était plus intéressant qu’il n’y paraissait.