Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 17
« Saâgh aime marquer ses élémentaires. Les vampires de sang pur ont les yeux rouges ; les démons de sang ont presque tous les cheveux roux, parfois du carmin le plus vif ; de même pour de nombreux membres du clan d’Astaroth. »
– Une étude des Éléments et de leur nature, chapitre 6 : le Maudit, Saraqael –
Les sept Doyens se trouvaient réunis dans un petit boudoir et ils se sentaient un peu à l’étroit, au propre comme au figuré. Une étagère en bois ciré cachait le mur de droite ; une tapisserie pendait à celui de gauche. Au-dessus de la cheminée, au centre, un cadre était suspendu. L’espace restreint les forçait à se tenir beaucoup trop proches les uns des autres à leur goût, ce qui exacerbait la nervosité due à l’absence d’informations.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Hji Ajven ? s’agaça Svinn Hji Vlesihj. Tu nous réunis pour parler du problème de la succession et juger Naâsh, accusé du meurtre de Ketjiko puis tu nous annonces qu’il est mort lui aussi ? As-tu d’autres surprises à nous annoncer avant que la séance officielle ne débute ? »
La politesse suave qui avait entouré la personne du Roi Rouge avait disparu avant même que son cadavre ait refroidi. Ajven toisa la Doyenne, sans parvenir à la faire ciller. Elle et les autres ne réalisaient pas à quel point Daliah avait été dangereuse – pas plus qu’ils ne se méfiaient de Nysâh. Il ne pouvait pas leur en vouloir ; jusque très récemment, il pensait comme eux.
« La Ronde doit se réunir, je vous l’assure. Nysâh nous attend. »
Les vieilles habitudes avaient la vie dure. Il rectifia :
« Son Altesse nous attend. Vous m’avez demandé un délai l’autre jour et vous l’avez obtenu, mais sa patience a des limites. »
Les Doyens échangèrent des regards interloqués : ils avaient tous cru qu’il manipulait l’orpheline éplorée et avaient voulu se donner le temps de juger la situation, peut-être même avaient-ils pensé le faire hériter du titre de Roi Rouge. La réalité s’avérait différente et ils commençaient seulement à le réaliser.
Ajven n’insista pas. Le titre dont il avait doté la jeune fille suffisait à annoncer la décision à venir : se joindre à Nysâh ou se rebeller. Ajven espérait qu’ils la suivraient parce qu’elle était la digne fille de ses parents et qu’elle avait survécu. De plus, il avait mis le délai à profit pour se rapprocher d’elle autant qu’il l’avait pu – c’est-à-dire fort peu. Cependant, élue ou non par la Ronde, elle aurait besoin du soutien d’une Maison aussi influente que celle des Ailish et il espérait bien y gagner de l’influence.
Svinn Hji Svinn et Skady Hji Ezrjl s’interrogèrent du regard, les autres Doyens murmurant entre eux. Finalement, ce fut Yoshek Hji Hesilja qui réclama le silence.
« Nous n’avons pas à nous décider maintenant et nous n’obtiendrons pas plus d’informations sans nous réunir. Nous ne sommes rien sans la Ronde. »
Ses paroles furent assez neutres pour plaire à tous, aussi se dirigèrent-ils d’un même mouvement vers la salle de réunion.
Nysâh les y attendait, installée en tête de table sur le fauteuil jadis réservé à son père.
Elle se leva en les voyant entrer, geste plus marqué par la courtoisie que par le respect. Son regard rouge fixe en mit plus d’un mal à l’aise alors qu’ils prenaient place à leur tour, silencieusement. Alors que le dernier d’entre eux s’installait, elle prit la parole :
« Bien. Je sais que chacun d’entre vous rêve de se trouver à ma place. Cependant, je sais aussi que vous appartenez tous à des factions de puissance égale ; mon père y avait veillé, afin de vous empêcher de vous retourner contre lui. Or, vous savez ce que donne un combat entre personnes de même force. Il suffit d’observer les anges et les démons. Une rébellion contre la couronne provoquerait une guerre qui durerait des siècles, en admettant qu’Ambrosis ne soit pas détruite avant et replacée sous les coups des démons. »
Aucun d’eux n’avait osé protester lorsqu’elle s’était désignée elle-même comme siège du pouvoir central et elle n’eut pas eu besoin de conclure en disant qu’ils avaient tous intérêt à la soutenir.
Ajven retint un sourire triomphant. En quelques mots, elle les avait dressés.
« Parfait, reprit-elle, à présent que ce point est réglé, passons aux sujets importants. »
Elle se rassit, présidant l’assemblée sans plus se préoccuper d’hypothétiques remises en question de son statut, et déroula un parchemin devant elle : une carte de Nysjil et de ses environs.
« Les démons sont en route, ils atteindront la capitale sous peu. Puisque vous êtes tous ici avec vos gardes rapprochés, vous allez m’épauler. Si Nysjil tombe, ils se dirigeront vers les autres villes importantes d’Ambrosis – soit vos chefs-lieux. Vous avez donc intérêt à me soutenir. »
Elle fit léviter la carte à ses côtés, démonstration anodine de ses pouvoirs mentaux, et indiqua du doigt les endroits où les démons s’installeraient probablement.
« Au vu de nos forces actuelles et des leurs, je ne nous donne pas plus de six mois. »
Elle avait déclaré cela d’un ton neutre. Les Doyens en furent sidérés, Ajven compris. Avouer ainsi une faiblesse…
L’intonation de Nysâh trancha le silence, froide.
« Si vous êtes incapables d’assimiler une idée aussi évidente par pur orgueil, nous courons à notre perte. La situation est catastrophique, le nier serait ridicule. Si nous les laissons faire, ils vont libérer les lysaâgh, tuer des ska, reprendre Ambrosis, jusqu’à ce que Belzébuth considère son honneur réparé. N’espérez même pas qu’il reconduise le Pacte de Sang qui le liait à mon père.
— Vous êtes en train de nous dire que nous n’avons plus qu’à attendre de mourir, remarqua Hji Svinn.
— J’ai une proposition à vous soumettre, corrigea Nysâh. Elle nous assurerait des terres et une subsistance… Cependant, elle est à la hauteur de ce que nous avons à perdre. »
Ajven s’avança contre la table, posant son menton sur ses mains croisées. Comme les autres, il était curieux d’entendre ce qu’elle avait à dire.
Ils l’écoutèrent, en silence d’abord en murmurant, puis en criant leurs protestations outragées. Ils débattirent mais très vite se turent à nouveau – et un par un s’inclinèrent en signe de respect devant leur Reine.
***
De bonne humeur, Ariel entamait la dernière partie de sa tournée des patients. L’hôpital avait bien tourné malgré son absence de la veille. Shania avait mené à la baguette les saâghim venus les aider. De plus, les travaux à l’étage touchaient à leur fin grâce à l’aide enthousiaste d’anciens patients. Bientôt, ils pourraient accueillir plus de monde. Si au départ les démons se montraient dubitatifs à l’idée d’un service gratuit, la réputation de l’hôpital grandissait grâce à leurs premiers succès, et les patient se faisaient chaque jour plus nombreux.
« … donc, le Roi Rouge aurait dû désigner un héritier, pour éviter les problèmes de succession. »
Interloqué, Ariel poussa la porte du dortoir. Un gamin d’une dizaine d’années qui avait été soigné la veille d’une vilaine estafilade à l’arcade écoutait avec attention un homme plus âgé qui était assis sur le bord de son lit. Son cœur fit un bond en avant : que faisait-il là ? Voulait-il du mal à l’enfant ?
« Elle a déjà dit qui sera Roi après elle, Nysâh ? demandait l’enfant.
— Non, pas encore. »
Le petit démon eut une moue dépitée qui rassura Ariel. Il devrait faire surveiller les locaux durant la nuit. Qui savait ce qui pouvait arriver, ici à Pandémonium…
« Bonjour Gaerim, lança-t-il. Alors, comment s’est passée ta nuit ?
— Je me suis ennuyé ! Je peux sortir, maintenant ? »
Les démons étaient-ils tous hyperactifs ? Ariel avait même parfois du mal à calmer les adultes. L’homme se tourna vers lui et, avisant son expression désespérée, se mit à rire – alors que le déchu reconnaissait son visage.
« Seigneur Kamu ? Je ne pensais pas vous revoir si tôt !
— J’avais à faire à Pandémonium et j’ai entendu parler de cet endroit… Je suis curieux, donc je suis venu voir.
— Et raconter des histoires aux enfants ? »
Kamu se passa la main dans ses mèches brunes pour cacher son embarras.
« Il avait l’air de s’ennuyer et il m’a demandé un récit avec un prince…
— Mais je pensais à Arael, moi, pas aux vampires ! » protesta Gaerim.
Le déchu rougit, puis sourit devant l’air dépité de l’adulte.
« Laisse-moi plutôt vérifier si tu peux sortir. »
Aussitôt transformé en un modèle de calme et de gentillesse, le démonet se laissa ausculter sans protester. Après avoir vérifié que son plasma s’était suffisamment renouvelé, Ariel hocha la tête, approbateur.
« Je pense que c’est bon.
— Yay ! Merci ! »
Sans attendre son reste, le gamin bondit hors du lit et, ignorant la porte, il se précipita vers la fenêtre la plus proche pour sauter dehors, battant des ailes, ravi de retrouver le grand air.
« Je reviendrai si vous avez besoin d’un coup de main ! »
Il fila. Ariel et Kamu échangèrent un coup d’œil amusé.
« Charmant », commenta ce dernier.
Ariel retira les draps du lit, les roulant en boule pour les amener à la lessive.
« Celui-là est adorable. Certains autres sont de vraies plaies. Vous avez des nouvelles fraîches de chez les vampires, ou vous inventiez au fur et à mesure ?
— Je reviens d’Ambrosis, avoua Kamu. La Ronde se chamaille pour trouver une méthode de succession.
— Qu’en pense la Reine ?
— Elle voudrait que cela reste dans la famille, bien sûr. Hier encore, elle a mis son veto… Je suis arrivé ce matin, expliqua-t-il devant l’air surpris d’Ariel.
— Vous voyagez vite…
— J’ai toujours été un nomade, je connais les routes les plus sûres et les plus rapides. »
Quelque chose clochait chez cet homme, mais le déchu ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
« Si vous êtes venu voir l’hôpital, je peux vous faire visiter », lui proposa-t-il.
Kamu eut un sourire radieux.
« Si je ne dérange pas…
— Laissez-moi le temps de terminer avec mes patients et je suis tout à vous !
— Bien sûr… Je peux vous regarder faire ? C’est la première fois que je vois une structure pareille, je suppose que vous vous êtes inspiré de l’Eden ? »
Ariel sentit son cœur se réchauffer devant son enthousiasme. Même Lucifer n’avait pas été si curieux au sujet de l’hôpital, ni, à vrai dire, le personnel qui y travaillait. Il savait que Shania prenait ce projet à cœur mais elle le montrait peu. C’était agréable de voir quelqu’un s’y intéresser vraiment.
Et puis, avec un peu de chance, il mettrait le doigt sur ce qui l’ennuyait depuis qu’il avait reconnu Kamu.
***
Ymesh scrutait la rive du fleuve où les murs noirs de Nysjil se fondaient dans le ciel sombre des Tréfonds, presque invisible. En temps normal, des feux auraient été visibles au travers des fenêtres mais soit les volets n’avaient pas été rouverts – le temps restait froid malgré la fonte de la neige – soit les ska de la ville avaient sagement décidé de leur compliquer la tâche.
L’Infant penchait pour la seconde solution. Les auras de la ville étaient étouffées et il n’y voyait aucun mouvement. Tous ne dormaient pas et il savait de source sûre que Nysâh avait remplacé son père à la tête d’Ambrosis. Or, il ne percevait pas sa présence.
La coutume voulait que tout Sire, titre des vampires se trouvant à la tête d’un territoire, laisse son aura recouvrir celui-ci. Cela prévenait les nouveaux arrivants qu’ils entraient sur les terres d’un autre et prouvait à ses serfs sa capacité de pourvoir à leurs besoins et de les protéger – et les impressionnait assez pour qu’ils ne convoitent pas sa place. Cette technique permettait aux Sires de percevoir les nouveaux venus, du moins lorsque le territoire ne comptait pas trop de ska. À Nysjil, les allées et venues avaient toujours été trop nombreuses pour que même Ketjiko puisse les trier toutes.
Ymesh soupira. Ils ne prendraient pas la capitale en un jour – les vampires résidents connaissaient leur terrain mieux que lui et la présence des Doyens lui permettrait de tenir tête pendant un temps – mais elle finirait néanmoins par céder.
Il se souvenait de sa joie lorsque cette ville avait été conquise ; la puissance de Ketjiko l’avait ébloui, comme sa façon dont il avait immobilisé Astaroth. Alors, Ymesh croyait que leur nation serait grande et honorable, que Nysjil – qui n’avait pas de nom à l’époque – rayonnerait dans toutes les Abysses.
Aujourd’hui, encore, il espérait que ses murs subsisteraient et qu’une autre chance serait donnée aux ska. Tout dépendait de Nysâh et de la façon dont elle gèrerait la guerre.
« Que faites-vous tout seul dehors ? N’oubliez pas que nous attaquons, demain. »
Ymesh tressaillit. Il avait été trop plongé dans ses pensées pour entendre Lilith arriver.
« Les lysaâgh dormiront mieux s’ils ne sentent pas ma présence.
— Il y a plus d’une tente, vous pouvez vous installer avec les autres démons. »
Ymesh renifla. Il n’était pas certain de se voir mieux accueilli par les hommes de Belzébuth.
« Vous les aidez et ils continuent de vous mépriser, commenta l’archidémone. Je les comprends un peu, cela dit. Vous pourriez cesser de leur donner ce nom absurde.
— Lysaâgh ? »
Elle ne répondit pas, son silence lourd de signification. Oui, sans doute les démons de sang prenaient-ils ce terme comme une insulte… Ymesh avait tant l’habitude de l’utiliser qu’il en oubliait la signification.
« Je ne suis pas certain que ce geste suffirait à me faire accepter.
— Tolérer, peut-être. Enfin, à votre gré… Je vous conseille de prendre du repos avant l’aube. »
Elle s’éloigna, sa queue ondulant derrière elle. Ymesh suivit celle-ci des yeux et rougit en réalisant que la tunique de la démone possédait un trou stratégiquement placé afin de laisser la queue passer – dévoilant la naissance de ses fesses. Pas besoin de chercher loin pour trouver pourquoi Shean s’intéressait à elle…
Secouant la tête, l’Infant prit le chemin de sa tente, qu’il partageait avec leurs quelques alliés vampires. Elle avait raison ; mieux valait dormir tant qu’il le pouvait.
***
Essiah pointa au loin le bout de son nez, ses timides rayons blancs illuminant l’herbe humide de rosée. Astaroth huma l’air et sourit. Aujourd’hui était un bon jour pour tuer du vampire.
À sa droite, Asmodée vérifiait l’état de ses lames, plus par habitude que par nécessité. Sa présence obligeait leurs alliés vampiriques à rester en retrait du combat, du moins pour ceux qui n’étaient pas des Sang Purs, comme Ymesh. Tant mieux. Ce serait un combat de démons, et une victoire de démons.
« Tout le monde est prêt ? » demanda Lilith à la ronde.
Un cri de combat repris par toutes les voix lui répondit. Ses ailes se déployèrent dans son dos en claquant.
« À l’attaque ! »
***
Les spirales de magie s’enroulaient autour de la peau, des os, des organes, partout dans le corps de Van, veillant à ne pas perturber son propre flux ni celui du sceau qui retenait toujours son aura. Lentement, la guérison avançait. Ses effets n’étaient pas encore visible, mais Ariel avait compris le système et savait qu’il tiendrait sa promesse.
« Inutile de t’épuiser de nouveau. »
Le déchu ouvrit les yeux qu’il avait fermés pour se concentrer et croisa le regard vert du démon – ce qui, comme chaque fois, le fit tressaillir.
« Ne t’en fais pas, ça va très bien, répondit-il.
— Je ne te porterai pas une deuxième fois jusqu’à ton lit. »
Ariel rougit jusqu’aux oreilles en se souvenant de l’embarrassant événement, qui s’était produit la veille. Non seulement Van l’avait porté jusqu’à sa chambre mais il lui avait retiré sa tunique – lui laissant heureusement son pantalon, tous les démons n’auraient pas fait montre d’autant de décence – et avait veillé sur lui jusqu’au matin.
Cependant, l’exercice fatiguait le démon aussi car après tout, son corps subissait une rude épreuve. Ils s’étaient donc réveillés côte à côte dans le lit du déchu à moitié nu.
Ariel ne voulait plus jamais y repenser.
« Enfin, moi, ça ne me dérange pas, continua Van, taquin.
— Tu m’as juré que tu ne recommencerais pas !
— Je devrais faire quoi, te laisser par terre ? »
L’ange marmonna qu’il aurait pu se débrouiller seul mais capitula, repliant sa magie dans son propre corps. Van s’étira.
« Je ne vois aucune différence, sauf que je dors mieux la nuit.
— Ton corps se répare. Tu ne le sens pas parce qu’il accumule de la fatigue à cause de ces séances répétées. Néanmoins, si je devais arrêter aujourd’hui, tu te sentirais en pleine forme en quelques jours. »
Le démon s’observa dans le miroir qu’ils avaient amené dans la pièce à cet effet et passa son index sur la cicatrice de son visage, partant de l’arcade droite pour descendre jusqu’à son menton.
« Elle a déjà commencé à s’estomper, expliqua l’ange. Le processus est juste si lent que nous ne verrons aucune différence au jour le jour.
— Tu veux dire que si tu continues pendant un an, quelqu’un qui ne m’aurait pas vu pendant tout ce temps, lui, remarquerait un changement ?
— Exactement. »
Van sauta en bas de la couche de travail.
« Ça me va. »
Ariel sourit. Le démon ne changeait pas seulement au niveau de son apparence. Depuis son arrivée, lentement mais sûrement, il s’était mis à parler, puis à sourire, et avait cessé de regarder toujours les gens par en dessous pour plutôt leur faire face.
Le déchu avait été soulagé quand Van avait déclaré qu’il ne suivrait pas les autres à Ambrosis. Sans aura, maigre et peu vigoureux, il était inutile en combat. En privé, le démon avait avoué craindre que son aura ne mette les autres en danger et Ariel l’avait encouragé dans sa décision.
Le Chaos restait bien enfermé et Bélial avait commencé à travailler sur un sceau évolutif qui ne le retiendrait que lorsqu’il se montrait dangereux pour Van ou son entourage. La magie n’aurait pas été un problème, le Prince-démon le savait pertinemment. Néanmoins, il s’agissait là d’une bonne excuse pour donner du repos à son patient, qui en avait bien besoin.
« Mes cheveux sont bizarres », déclara Van.
Ariel s’approcha.
« Que veux-tu dire ?
— Ils ont toujours eu des reflets auburn mais pas aussi marqués… Un jeu de lumière, peut-être ? »
Le déchu fronça le nez. La luminosité lui paraissait neutre, d’autant plus que la majeure partie venait des rayons d’Essiah qui leur arrivaient depuis la fenêtre. Il observa les mèches brunes de plus près.
« Étrange, en effet. Je ne l’avais pas remarqué mais à présent que tu le soulignes…
— Bah, tant que je ne termine pas avec une tête comme la tienne… »
Ariel bondit, piqué au vif.
« Mes cheveux sont très bien.
— Mais rouges ? Franchement ?
— Je suis un Prince-démon du Sang, ça me semble tout à fait approprié.
— Un peu pompeux, tout de même. »
Le déchu croisa les bras, bien campé sur ses jambes.
« D’autres critiques à faire, peut-être ?
— Non, non, en dehors de ce détail tu es très bien. »
Ariel se demanda s’il devait s’offusquer ou s’embarrasser. Les yeux du démon pétillaient.
Une réalisation se fit alors jour dans l’esprit du Prince.
« Tu viens de me donner la réponse à ta propre question. Tes cheveux… leur teinte est sans doute influencée par la magie de Sang que j’utilise sur toi. Je veux dire, les élémentaires de Terre n’ont pas tous les cheveux bruns, ni ceux d’Eau des yeux bleus, et pourtant…
— Oui, bien sûr ! s’étonna Van. Les vampires de sang pur ont les iris rouges, les démons de sang sont presque tous roux tout comme beaucoup de membres du clan d’Astaroth.
— Exactement. Je ne pense pas que cela puisse arriver à un patient qui se fait juste soigner grâce à la saâghan, même régulièrement, mais toi… Tu baignes dans mon aura pendant plus d’une heure chaque jour. »
Van hocha la tête. La théorie se tenait. Dommage que Kamu soit reparti ; Ariel lui aurait volontiers posé la question car l’homme semblait posséder une culture générale étendue. Bien sûr, Lucifer ou Lilith auraient pu l’informer sur leurs domaines de prédilection – s’il osait leur poser la question – mais ceux-ci étaient, au final, très spécialisés. Kamu lui donnait un peu la même impression que Saraqael, celle de savoir tout sur tout.
Mieux valait ne pas penser à Saraqael. L’archange l’avait certes recontacté après sa Chute, mais songer à lui l’amenait forcément à se souvenir de l’Eden, ou pire, à Gabriel. Pour y échapper, il posa la première question qui lui passa par l’esprit :
« Tu comptes retourner chez toi, un jour ? »
L’expression de Van se figea, et Ariel se mordit la langue. Voilà, la nostalgie le faisait penser de travers !
« Désolé, je ne voulais pas…
— Tu es en droit de poser la question, l’interrompit le démon. Et je ne pensais pas y retourner, non.
— Dommage… Tu semblais beaucoup aimer Kern, du moins c’est l’impression que tu m’as donnée. »
Le silence tomba, lourd. Le déchu chercha un autre sujet de conversation, n’importe lequel, sans savoir en trouver – tout le ramenait à l’Eden et à son frère. Finalement, ce fut Van qui parla en premier :
« Je n’ai plus grand-chose là-bas. Ma mère a été tuée par les vampires le jour de mon enlèvement et je n’ai jamais connu mon père, mort à la guerre avant ma naissance.
— Tu n’as pas de frères et sœurs ? »
Le démon secoua la tête. Les enfants uniques étaient rares dans les Abysses mais la mort prématurée de son père expliquait sans doute cette particularité. Les anges tendaient à croire les démons incapables d’amour. Or, il avaient simplement une façon différente d’appréhender les relations de tout type – Ariel l’avait appris à ses dépens.
« Tout de même, revoir le comté pourrait te faire du bien. Tu étais censé en devenir le régent, n’est-ce pas ? N’as-tu pas envie de vérifier que Kern est bien gérée ? »
Van lui lança un curieux regard en biais et Ariel se sentit obligé de se justifier, baissant la tête :
« Désolé, simplement… Je ne pourrai jamais rentrer chez moi. Tu devrais en profiter, si tu le peux. »
Ariel regrettait son étourderie. Le démon allait se moquer de lui, certainement, à moins qu’il ne soit blessé qu’il ait projeté ses propres fantasmes dans ses conseils.
« Peut-être que tu as raison. »
La réponse de Van le prit par surprise et, timidement, il releva le nez.
« Vraiment ?
— Je n’ai aucune envie de faire étalage de ce que je suis devenu, c’est-à-dire pas grand-chose, mais d’un autre côté… ceux dont l’opinion comptait sont sans doute morts depuis longtemps.
— Tes souvenirs du comté semblaient plutôt positifs, tenta timidement Ariel.
— Oui, mais c’est aussi là que j’ai… été enlevé, devant tout le monde. Ils ont détruit une partie du village.
— Ce n’est pas une ville ?
— Oh, rien d’aussi grand ! Le château n’est qu’un gros donjon cintré d’un mur et il n’y avait pas plus d’une centaine d’habitants. Personne n’aime vivre aussi Bas. »
Van souriait ; visiblement, sa décision était prise et Ariel s’en sentit heureux pour lui. Cependant, le démon n’avait pas terminé.
« Je sais que rien ne remplacera l’Eden à tes yeux et je n’ai pas la prétention de te trouver un foyer de remplacement, mais je serais flatté si tu acceptais de m’accompagner. »
Les yeux bleus de l’ange s’écarquillèrent. Partir de Pandémonium ?
« Mais il y a l’hôpital et toute cette histoire avec les vampires…
— Belzébuth n’a pas plus besoin de toi que de moi pour gérer Ambrosis et Shania se débrouille très bien durant tes absences. De plus, nous ne resterons pas partis plus de quelques jours, je ne compte pas m’éterniser sur place.
— Je ne sais pas… »
Van donna une chiquenaude sur le front d’Ariel.
« Tu dis tout le temps que je dois me reposer, tu devrais appliquer tes propres conseils. »
Le Prince-démon prit la peine d’y réfléchir. Van n’avait pas tort… Peut-être aussi ne voulait-il pas faire face seul à son passé. Ce prétexte termina de faire pencher la balance ; l’ange acquiesça.
« Très bien, quand partons-nous ?
— Demain, dès que tu le pourras ?
— Si tôt ? Mais… »
Van poussa un soupir exaspéré.
« Ariel, cesse de croire que tout le monde dépend de toi ! Empaqueter tes affaires ne durera pas plus de quelques minutes et de toute façon, je t’interdis de prendre toute ta garde-robe. »
Il leva un doigt en voyant le déchu sur le point de protester.
« Ne me dis pas que ce n’est pas grand-chose, tu devras le porter toi-même et tu ne peux pas t’alourdir. Une tunique de rechange sera largement suffisante pour la durée du voyage. »
Ariel rendit les armes.
« Très bien, à quelle heure partirons-nous ?
— Puisque tu es un lève-tôt, levons le camp à l’aube ? Cela nous permettra d’arriver sur place avant la tombée de la nuit. »
Voilà qui était décidé. Ils se serrèrent la main pour conclure leur accord et le démon esquissa une courbette.
« Je te laisse, mais n’en profite pas pour aller voir tes autres patients. Va au lit ! Demain, nous avons une longue route devant nous. »
Ariel le regarda s’éloigner, le sourire aux lèvres, avec l’impression d’avoir été dupé d’une très agréable façon.