Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 18

« Les déchus ne deviennent pas des démons, jamais. Cependant, ils peuvent se faire accepter en tant qu’eux-mêmes, en tant que citoyens des Abysses ; en tant que déchus. »

 

– Journal de Lucifer –

 

 

Les fondations tremblaient à intervalles réguliers, faisant tomber de la poussière du plafond. Au-dessus d’eux, Nysjil subissait l’assaut des démons. La terre étouffait les bruits mais personne n’en oubliait pour autant les combats qui se tenaient en surface.

Ajven regarda les poutres qui soutenaient la structure d’un air inquiet. Si elles cédaient, ils mourraient écrasés. Bien que le bâtiment soit solide, rien ne pouvait garantir qu’il supporterait les coups portés par les archidémons, pas même les runes placées sur les fondations pour en assurer la solidité.

« Quand comptez-vous entamer les négociations, au juste ? » demanda-t-il d’un ton nonchalant.

Nysâh le fusilla du regard. Elle ressentait plus qu’eux tous la pression du moment, risquant autant sa vie que son autorité, et laissait parfois tomber son masque d’impassibilité. Dans des circonstances différentes, Ajven aurait trouvé cela plaisant.

« Je connais quelqu’un qui peut me servir de contact, finit-elle par lâcher devant son regard insistant. Mais est absent ici pour l’instant et les hommes que j’ai envoyés à sa recherche ne m’ont pas encore recontactée. »

C’était un aveu de faiblesse – un autre. Mais, quelque part, il doutait qu’elle admettrait celle-ci aux autres Doyens.

« Tu veux dire que nous dépendons du bon vouloir d’un type perdu quelque part dans les Abysses ? »

Il voulut ravaler ces mots dès qu’il les eut prononcés. Lui aussi se faisait rattraper par la fatigue.

Nysâh eut un mouvement sec de la tête.

« Exact. À moins que tu ne te sentes l’envie de tenter une approche ? »

Ajven accepta l’argument ; il doutait que les démons veuillent négocier, d’autant plus qu’ils étaient donnés gagnants. Par ailleurs, aucun vampire ne risquerait sa vie en essayant de leur parler. Après tout le but du jeu était justement de survivre.

« Il ne nous reste plus qu’à attendre des nouvelles, dans ce cas, soupira-t-il.

— Et à lutter entre-temps, corrigea Nysâh. Si tous les Doyens survivent et que nous obtenons l’accord que nous souhaitons, je considèrerai cela comme une victoire. »

Une autre explosion à proximité fit frémir les murs. Ajven grimaça.

« Sortons. »

La jeune femme dégaina sa dague, son aura s’agitant autour d’elle, prête à combattre. Elle monta les escaliers de la cave qui leur servait de refuge provisoire et se lança dans la bataille, laissant la porte grande ouverte. Ajven soupira ; il n’avait d’autre choix que de la suivre.

 

***

 

Les corps des vampires se brisaient sous ses mains, aussi fragiles que des poupées de porcelaine. Leurs os craquaient comme des brindilles et Astaroth aimait ce son. Il était là pour venger son clan, pour leur faire payer les siècles d’esclavagisme et il exultait d’enfin pouvoir laisser libre cours à sa colère.

Ils se reconstituaient, bien sûr, c’était leur plus grand point fort. Pour les tuer, il fallait transpercer leur cage thoracique et leur arracher le cœur. Astaroth y parvenait sans difficulté en renforçant sa force avec ses pouvoirs. Les démons de sang avaient eux aussi compris comment s’y prendre et s’en donnaient à cœur joie, bien qu’ils doivent se contenter de leurs armes ; même ceux d’entre qui n’avaient plus leur sceau ne savaient pas comment utiliser leur magie.

De son côté, Asmodée se montrait elle aussi terriblement efficace, manipulant les corps morts des Infants pour les retourner contre leurs propres alliés. De façon surprenante, ceux-ci n’hésitaient pas à les abattre dès qu’ils montraient des signes de rébellion. Au moins se combattaient-ils les uns les autres.

C’était presque trop facile.

Astaroth arracha un bras, envoyant valser le vampire contre un mur. Celui-ci hurla – brièvement – lorsque ses côtes explosèrent. L’archidémon écrasa les organes qui se trouvaient sur son passage puis se recula, couvert de sang, pour chercher Lilith du regard.

Pas à droite, pas à gauche ; il leva les yeux pour la trouver qui luttait contre une autre femme, vêtue comme un homme, contrairement à d’autres qui combattaient en robes. L’archidémone et la vampire s’envoyaient des globes de magie pure, cependant le véritable combat se tenait au niveau mental. D’en bas, Astaroth ne pouvait que deviner l’air concentré de Lilith mais il voyait ses ailes battre nerveusement – un mauvais signe. Visiblement, l’autre lui tenait tête.

Astaroth saisit par la gorge un vampire qui tentait de le mordre, et serra. La nuque se brisa d’un coup sec, puis s’écrasa, le visage de l’homme virant au bleu et, d’un coup, s’arracha du corps. L’archidémon ne perdit pas de temps et l’acheva d’un coup de talon dans le torse avant qu’il n’ait le temps de se recoller. Trois autres se précipitèrent, qu’il voulut faire reculer avec son aura, la déployant d’un coup sec pour qu’ils percutent un mur de magie pure.

Cependant, les vampires dépendaient eux aussi de Saâgh et celui-ci ne les ralentit même pas ; se faire frapper par son propre Élément revenait à éteindre du feu avec de l’huile. Ils auraient mieux fait de ne pas s’approcher : un coup du tranchant de la main, un autre du coude, et deux des attaquants s’effondrèrent. Le troisième pila net. Astaroth le regarda – il regarda Astaroth. Puis, le vampire tourna les talons et s’enfuit en courant.

L’archidémon n’aimait pas frapper dans le dos ; il laissa le fuyard à un démon de sang qui arrivait en sens inverse. Il attrapa un quatrième qui venait de surgir – lui arracher la tête, coup de talon – puis un sixième – balayage, coup de talon – puis un autre, puis un autre. Ils fuyaient ou couraient vers lui, peu importait, il chassait et ils étaient ses proies.

Il remonta une rue, laissant derrière lui une ligne de cadavres.

 

***

 

Concentration. Sentir le sens du vent, être fermement campé sur ses pieds. Tirer… Lâcher. La flèche vola droit vers la cible, se plantant dans le bois avec un bruit sec, et Lucifer sourit.

« Tu t’es amélioré depuis la première fois où je t’ai vu faire », commenta Belzébuth, nonchalamment accoudé sur le rebord d’un banc.

— Ce n’est pas bien difficile, vu la catastrophe ambulante que j’étais à l’époque. Sans oublier que j’ai eu un excellent professeur. »

L’archidémon s’inclina, acceptant le compliment sans rechigner. Ce n’était pas de la fausse modestie de sa part ; il n’était pas surnommé le Chasseur pour rien. Quand il visait, il touchait toujours la cible en plein centre et ce qu’elle soit mouvante ou non, dans la salle d’entraînement ou en plein combat. À côté de lui, Lucifer passait pour un amateur.

« Envie de t’amuser un peu ? proposa le Déchu.

— Il n’y a aucun défi.

— De te dégourdir les muscles, alors ? »

Belzébuth déclina à nouveau. Lucifer n’insista plus et encocha une autre flèche.

« J’ai été surpris que tu n’accompagnes pas les autres à Ambrosis.

— Je n’ai pas entièrement confiance en la parole des anges. Ils sont du genre à ne la tenir que jusqu’à ce que cela les arrange.

— Michaël a un sens de l’honneur certain.

— Mais ce n’est pas lui qui s’est présenté devant moi et Rhamiel est parfaitement capable de monter ce genre de combine. »

L’ancien archange devait en convenir. Rémiel n’était pas aussi retorse que Saraqael mais elle n’en était pas loin. Il lâcha la pression, laissant sa flèche voler droit au centre. Cette activité, conduite dans une des cours intérieures du palais, était relaxante. Il fallait respirer lentement, se concentrer sur ses mouvements, ne pas perdre l’objectif de vue. Lucifer trouvait cela très agréable.

Il continua ainsi pendant un moment sous le regard complaisant de Belzébuth, jusqu’à ce qu’un grand oiseau noir aille se poser sur le banc où l’archidémon avait fini par s’asseoir, lui picorant l’épaule. Il portait un message attaché à la patte gauche et son esprit était clairement sous l’emprise de Lilith.

Lucifer baissa son arc.

« Quelles nouvelles ? »

Belzébuth déroula le bout de papier qui, heureusement, n’avait pas été trop abîmé par son passage dans l’Entre-monde. Les Ombres avaient tendance à laisser les animaux en paix lorsque ceux-ci venaient à s’aventurer sur leur territoire, ce qui en faisait des messagers sûrs – quand, du moins, on avait une emprise assez forte sur eux pour les forcer à s’aventurer dans un Portail, ce qu’ils refusaient de faire de leur plein gré.

Ce ne devait pas être très positif, parce qu’il fronça les sourcils.

« Alors ?

— Apparemment, Nysâh est entrée en contact avec elle via un tiers. Elle demande de négocier.

— Ce n’est pas plus mal, jugea le Prince-démon. Nous sommes en position de force et cela évitera de gâcher inutilement des vies.

— Je n’aime pas ça, elle nous cache quelque chose. »

Lucifer roula des yeux, rangea soigneusement son arc dans sa gaine.

« Quand bien même elle le ferait, nous finirions par le découvrir, Raven, et tu le sais. L’urgence est de libérer les démons de sang et de faire en sorte que ces sangsues se tiennent loin de tes terres.

— Je reste dubitatif.

— Tout dépend de ce qu’elle a à proposer. C’est-à-dire, si tu acceptes de la voir. »

Belzébuth froissa le papier entre ses mains.

« Je suppose que tu as raison. Tu viens ? Je demanderai à Bélial et Léviathan de rester à Pandémonium et d’ouvrir l’œil. »

L’archidémon de l’Eau était rentré de voyage la semaine précédente seulement, et parlait déjà de repartir. À un démon moins sérieux, Belzébuth aurait demandé le nom de l’heureuse élue.

« Tant qu’Azazel évite de s’exhiber, je pense que les anges n’attaqueront pas. Après tout, ils doivent réorganiser toute leur administration interne et, d’expérience, il leur faudra plus que quelques jours. Et bien sûr que je t’accompagne. »

Après tout, la situation avait fortement évolué à Ambrosis. Lucifer sentait que leurs futurs échanges avec les vampires allaient être très intéressants.

 

***

 

Ariel était épuisé. Essiah se couchait, le ciel pâlissant à peine au lieu de se colorer, et ils volaient depuis le matin. Comme les ailes de Van avaient été déchirées – le Prince-démon doutait de pouvoir soigner un jour ces plaies-là – ils avaient emprunté une monture à Belzébuth, une wyverne placide aux écailles brunâtres.

Le déchu n’était cependant pas habitué à monter. Ses muscles étaient raidis par la durée du voyage et par le froid, mordant à cette altitude, et malgré la légèreté de son bagage son dos le faisait souffrir. Il aurait voulu se poser mais Van l’en avait dissuadé, argumentant qu’ils ne parviendraient pas à arriver avant la nuit s’ils devaient terminer leur trajet à pied.

« Nous y sommes presque. » l’encourageait-il en pointant l’horizon.

En effet, un hameau venait d’apparaître entre deux collines titanesques, hautes comme des montagnes mais au dos rond et verdoyant. Il était plus proche qu’Ariel ne l’aurait cru – il avait du mal à juger les distances dans ce paysage titanesque – mais les dernières minutes de vol lui semblèrent néanmoins durer des heures. Il fut soulagé lorsque ses pieds touchèrent enfin terre.

Le village disposait, pour toute protection, d’un muret de pierre qui arrivait à peine à hauteur de la taille, ce qui était étrange dans les Tréfonds. Plus Haut dans les Abysses, personne ne se préoccupait de protéger les routes étant donné que les attaques angéliques étaient souvent aériennes, mais si près d’Ambrosis la situation était différente, les vampires combattant seulement au sol.

D’un autre côté, comme Van le lui avait annoncé, les maisons n’étaient guère nombreuses. La plupart d’entre elles avaient des murs de bois et de chaume, protégées du froid par de la paille nouée en paquets serrés. Il était l’heure du souper et de la fumée sortait de la plupart des cheminées, faisant gargouiller d’envie le ventre du déchu. Ils avaient pensé à prendre des provisions avec eux, mais l’idée d’un bouillon bien chaud était autrement plus alléchante.

« Et maintenant ? »

Van haussa les épaules.

« On peut réclamer gîte et couvert au château. »

Ariel leva les yeux vers la grosse demeure de briques rouges qui dominait le village. En Eden, le bâtiment principal des cités était toujours une église et les Hauts anges disposaient des mêmes appartements que leurs concitoyens. Dans les Abysses, celui qui se trouvait à la tête des terres possédait des privilèges mais également de responsabilités, comme celles de veiller à ce que soient appliquées les lois édictées par Belzébuth, de protéger les habitants, et d’accueillir les visiteurs.

« Si ça ne te dérange pas…

— Je ne comptais pas dormir dehors, tu sais ? »

Ils pénétrèrent donc dans Kern par le petit portillon, grand ouvert, qui servait de porte au hameau. La rue principale était plutôt large pour un si petit endroit, permettant à la wyverne d’y passer sans encombre, et Van expliqua à mi-voix que le marché s’y tenait une fois par semaine.

« Le comté ne se limite pas au village, il couvre toutes les terres alentours. Beaucoup de fermiers y vivent seuls avec leurs familles et ne viennent ici que pour vendre leurs produits.

— Vivre seul dans les Abysses ? Quelle idée !

— Tu connais la taille des familles démoniaques, je ne dirais pas qu’ils sont vraiment isolés.

— Oh, juste. »

Il avait tendance à oublier que les démons vivaient non seulement avec leurs enfants mais aussi leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs grands-parents, et souvent aussi leurs oncles, tantes et cousins. Autant dire qu’une seule maison suffisait rarement et que les enfants dormaient souvent les uns sur les autres dans l’unique pièce qui leur était réservée, et passaient leurs journées à l’extérieur. Ayant grandi seul avec son frère, Ariel trouvait l’idée de vivre ainsi proprement intolérable, quoique chaleureuse.

« Rien n’a changé, déclara le démon à mi-voix. Les façades, le décor… Tout est resté pareil.

— De même pour toi, Van de Kern ! »

Tous deux bondirent au bruit impromptu et se tournèrent d’un même mouvement vers ce qu’Ariel avait pris pour un tas de vêtements abandonné, et qui s’avéra être une vieille femme aux yeux rieurs. Elle se redressa et Van se précipita pour l’aider à se tenir sur ses jambes noueuses. Le déchu, lui, réprima un mouvement de recul, tenant fermement les rennes de leur monture.

Les anges, comme les démons, avaient une longévité de plusieurs siècles et ils gardaient la même apparence durant la majorité de leur vie. Le choc était d’autant plus fort lorsqu’ils se mettaient à vieillir et que, en deux décades à peine, les muscles perdaient leur fermeté, les os devenaient cassants, les douleurs articulaires apparaissaient. Beaucoup avaient du mal à le supporter.

Ariel, lui, ne vieillirait jamais, comme les archanges, mais la seule vue de ces corps torturés lui donnait la nausée. En Eden ils restaient souvent hors de vue, sous les bons soins d’anges guérisseurs – une fonction de son clan qu’il n’avait jamais appréciée. Dans les Abysses, cependant, ils étaient presque vénérés et n’avaient aucun problème à trouver de l’aide s’ils étaient dans le besoin.

« Ma’ Hinas, salua Van avec respect. Je ne pensais pas vous revoir.

— Je suis plus coriace que ça. Et toi aussi, visiblement. »

Van n’eut pas l’air enchanté par le commentaire mais n’osa pas protester. Au lieu de cela, il désigna le déchu d’un geste de la main.

« Je te présente Ariel, un ami à moi. »

La vieille démone toisa l’ancien ange de haut en bas, critique, le faisant s’empourprer et baisser les yeux. Il devait avoir une tête horrible après leur voyage, il n’était pas du tout présentable ! À sa grande surprise, elle lui tapota l’épaule d’un air approbateur.

« Brave petit. Bienvenue à Kern.

— Tu penses que nous pouvons demander asile au château ?

— Évidemment. D’ailleurs, je vous accompagne. Est-ce que tu sais que Gils est devenu Comte ?

— Je n’en suis pas surpris. »

Ils discutèrent aimablement en cheminant vers le bâtiment de pierre, avançant au rythme lent d’Hinas – Ma’ était un titre à la fois honorifique et affectueux que les démons attribuaient aux personnes âgées. Van la soutenait par un bras, le visage si pâle qu’Ariel commençait à regretter leur voyage.

Comme pour le village, les portes du château étaient grandes ouvertes, laissant entrer les gens et le froid. Ils attachèrent la wyverne dans l’écurie parmi ses semblables et la dessellèrent avant d’entrer. Ariel hésita à se servir en ghan, les grains durs dont ces montures étaient nourries, mais Ma’ Hinas décida pour lui et en donna plusieurs poignées généreuses à la wyverne reconnaissante.

Le hall servait de salle principale et un grand feu ouvert y était allumé, ainsi que des torches disposées sur les murs à intervalles réguliers. Les rares tapisseries étaient élimées et leurs couleurs fanées ; le sol était de bois plutôt que de pierre, malgré le risque d’incendie. Visiblement, le comté n’était pas bien riche.

Néanmoins, nombreuses étaient les personnes présentes, qui partageaient un buffet tout en discutant. Il n’y avait que quelques chaises et coussins donc la plupart mangeaient debout, appuyés à la longue table où étaient disposés de gros quartiers de viande et la carcasse entamée d’un quadrupède aux longues défenses, inconnu d’Ariel.

« Ma’ Hinas, sois la bienvenue ! s’exclama un jeune homme. Que la main de Sei soit sur toi.

— Je préfèrerais que cet imbécile se mêle de Ses affaires plutôt que des miennes, riposta la vieille femme. Pousse-toi donc, scélérat. N’as-tu aucune notion de bienséance pour ne pas m’avoir déjà proposé ton siège ? »

Il se leva sans s’offusquer, l’aidant à s’installer.

« Un peu de chair tendre pour tes dents affaiblies, Ma’ ?

— Mes crocs sont toujours fonctionnels, donne-moi un peu de ce gras. »

Il la servit avec diligence, permettant à Ariel de l’observer. Il avait la peau mate et les cheveux sombres propres à la plupart des démons mais des yeux d’un bleu très clair, venant peut-être d’un ancêtre angélique, et un nez aquilin qui lui donnait une certaine allure. Un plastron de cuir bordé de fourrure était ceinturé autour de son torse, identique à celui de la plupart des autres jeunes présents, et de solides bottes à semelle souple ceignaient ses pieds. Rien ne le différenciait des autres, aussi le déchu fut-il surpris de le voir se camper devant eux avec intérêt.

« Qui nous amènes-tu ce soir ? Tu ne m’as pas présenté tes invités. »

Hinas, très occupée à dévorer sa viande, ne prit pas la peine de déglutir pour lui répondre.

« Propose-leur à manger avant de les harceler, Gils. Ils ont fait un long voyage pour arriver à Kern, tu vois bien qu’ils sont congelés. »

Le Comte, puisqu’apparemment c’était lui, fit la moue.

« Vous prendrez bien un verre d’abyssite avant le repas ?

— Vous n’auriez pas plutôt une boisson chaude ? » demanda timidement Ariel en enroulant une mèche rouge autour de son index. « Ma’ Hinas a raison, je suis transi de froid. »

Le regard de Gils, qui jusque là s’était attardé sur Van, se posa sur lui. Il eut un petit sourire en coin que le déchu connaissait bien, et s’inclina avec une certaine adresse.

« Certainement, ma chère. Veux-tu un siège ? Arnem ! Lève tes fesses et amène ton fauteuil à la demoiselle ! »

Par. Tous. Les. Rayons. D’Essiah. Ariel crut qu’il allait se consumer de honte alors qu’on lui présentait sa chaise – d’autant plus que le dénommé Arnem le regardait avec le même air de chat, et qu’il entendait très clairement les commentaires de certains autres adolescents. Il voulait mourir, tout de suite.

Le pire étant que l’air de Van était passé d’inquiet à moqueur ; il le fixait d’un air malicieux qui ne laissait rien présager de bon. Ariel devait agir.

D’un air majestueux et exagérément maniéré, il prit place, croisant les jambes et levant le petit doigt.

« Merci, très cher. Auriez-vous à présent l’infinie amabilité de me porter un verre de votre meilleur abyssite ? »

Il avait insisté sur le dernier « i », prenant l’accent traînant et universel du noble ennuyé. Les démons éclatèrent de rire, mais Gils s’étrangla lorsqu’Ariel le saisit par une des boucles de son plastron, le forçant à se baisser à son niveau.

« L’accueil est charmant. Ceci dit, avant de te mettre à flirter avec n’importe qui, tu ferais mieux de vérifier si la personne à qui tu t’adresses est une fille, n’est-ce pas ? »

Gils vira à l’écarlate et recula d’un bond, balbutiant des excuses. Coup de chance, il ne s’intéressait pas aux deux sexes – les anges croyaient que tous les démons faisaient montre de ce genre de « perversion » et Ariel lui-même avait été surpris de découvrir qu’en réalité, même dans les Abysses, l’homosexualité était loin d’être une généralité. La véritable différence était que personne ne s’offusquait quand deux hommes ou deux femmes s’embrassaient, même en public ; les démons n’y voyaient aucun mal et ne parvenaient pas à comprendre le dégoût de certains déchus.

Cependant, les démons étaient de fichus branleurs et une bonne partie d’entre eux s’intéressaient tout de même aux deux genres. Arnem s’accouda au dossier de son fauteuil.

« Aucun problème pour moi, mon ange, c’est quand tu veux et où tu veux. »

Ariel leva les yeux au ciel d’un air désespéré.

« Au secours ? »

D’autres rires résonnèrent et le déchu sut qu’il avait gagné. Arnem lui tendit un bol de lait chaud qui sentait bon le miel alors qu’un autre s’occupait de découper deux grosses tranches de viande pour les lui tendre. Gils, lui, restait à distance raisonnable, sans doute un peu choqué de sa propre méprise.

« On a le droit de connaître ton nom, ô grand seigneur ? demanda Arnem.

— Je m’appelle Ariel.

— Tiens, comme le Prince-démon ? Je croyais que les anges faisaient comme nous et évitaient de donner à leurs gosses le nom de leurs Nobles.

— Et c’est sûrement pour ça que tu t’appelles Belzan », commenta une femme qui était tranquillement assise sur la table.

Elle et le démon se chamaillèrent comme seuls peuvent le faire deux amis proches ou des membres d’une même famille. Arnem, cependant, avait de la suite dans les idées.

« Alors, comme lui ? »

Ariel hésita. Comme les tatouages qui le marquaient comme Prince-démon se trouvaient dans son dos, ils étaient invisibles au regard tant qu’il était habillé. Peut-être devrait-il rester discret ? Il jeta un coup d’œil interrogateur à Van.

Celui-ci n’eut pas l’occasion de lui répondre ; d’un seul coup, Gils s’avança vers lui et lui prit le menton pour lui soulever le visage. D’une voix rauque, incrédule, il déclara :

« Je reconnaîtrais ces yeux n’importe où. Par la main de Sei, c’est vraiment toi ?

— Et il t’a fallu tout ce temps pour t’en rendre compte ? lâcha Hinas qui mangeait toujours. Honte sur toi ! »

Les évènements se précipitèrent alors. Van eut un mouvement de recul, se dégageant, mais Gils lui sauta dessus en criant son nom. Tous les autres se figèrent puis, d’un seul mouvement, se précipitèrent vers lui.

Ariel se leva, blanc d’inquiétude, avant de constater avec soulagement que, loin de lui faire du mal, ils l’étreignaient avec chaleur.

« Par Keï, tu es toujours en vie !

— Pourquoi n’es-tu pas revenu plus tôt ?

— Comme tu as changé ! Mais tu es toujours plus petit que moi… »

Ma’ Hinas tapota sur la table avec le manche de son couteau.

« Place, place ! Laisse-lui un peu d’air. Gils, je te rappelle que tu ne lui as toujours pas offert à boire.

— À boire ? s’exclama le Comte. En ce qui me concerne, le château tout entier lui appartient ! »

Les étreintes s’étant un peu relâchées, Van eut enfin la possibilité d’intervenir, levant une main.

« Du calme… Je ne suis là que pour quelques jours. Je voulais juste voir si vous alliez tous bien. »

Un concert de protestations s’éleva. Gils, lui, acquiesça.

« Tu es le bienvenu aussi longtemps et aussi souvent que tu veux. Melasia, tu lui prépares une chambre ? »

Il marqua un temps d’hésitation, avec un coup d’œil à Ariel.

« Deux chambres, si possible, ou du moins deux lits », indiqua le déchu.

La femme qui était installée sur la table fit signe qu’elle avait compris et sauta à bas de son perchoir, se dirigeant d’un pas souple vers l’escalier qui se trouvait au fond du hall. Gils claqua des mains.

« Eh quoi ? Personne n’amène de quoi manger à Van ? »

En quelques instants, le démon était installé à son tour, une assiette débordant de nourriture posée devant lui avec un grand verre d’abyssite. Loin d’être pâle à présent, il souriait. À le voir ainsi entouré de gens qui l’aimaient, les yeux brillants de contentement, Ariel sentit une agréable sensation lui réchauffer la poitrine. Pour finir, ce voyage en valait la peine, et même plus.

 

***

 

La nuit était à nouveau là, d’autant plus sombre que les lumières de Nysjil étaient toujours éteintes. Dans le campement des démons, des feux étaient allumés un peu partout, afin de perturber la vision nocturne des vampires qui voudraient s’infiltrer. Tous se promenaient avec leurs ailes déployées, exhibant cornes, queues et autres preuves de leur appartenance à la race des démons. Ymesh avait préféré s’éloigner une nouvelle fois après qu’un groupe de trois guerriers eut essayé de l’attaquer, le prenant pour un espion.

Eussent-ils été des démons de sang qu’ils n’auraient sans doute pas arrêté en réalisant leur erreur.

« Toujours tout seul dans ton coin ? »

L’Infant laissa Shean s’asseoir à ses côtés, le regard fixé sur l’eau noire du fleuve.

« Nous n’avons plus rien à faire là. Nous gênons Asmodée durant les combats et, quoi qu’ils en disent, nous dérangeons autant les démons que les lysaâgh. Sans oublier que si Nysâh a un jour l’opportunité de parler aux archidémons, elle demandera sûrement notre tête pour l’avoir trahie. » Il posa la tête sur l’épaule de son Vampire et celui-ci l’enlaça gentiment. « Je suis fatigué, Shean. Je voulais secouer Ambrosis et c’est fait. Maintenant, ce projet n’a plus besoin de moi. Et à cause de moi, tu vas perdre Ijishia.

— Ces terres ne sont pas si importantes pour moi et mes hommes diront qu’ils n’ont fait que me suivre. Quelqu’un d’autre sera envoyé pour les diriger, c’est tout.

— Ça pourrait très bien être Hji Saijin, elle sauterait sur l’occasion. »

Shean grimaça au nom de la Doyenne des Nheijl. Ils n’avaient jamais pu se supporter et elle était une des raisons qui l’avaient tenu loin de Nysjil, en plus de ses responsabilités à Ijishia.

« Quand bien même ce serait elle, ce n’est plus mon problème. »

Ymesh se serra plus étroitement contre lui.

« Je suis fatigué, Shean. Ajishia a disparu depuis longtemps. Ketjiko est mort, après être devenu aussi fou que son père. Shön… »

Sa voix se brisa. Le mage de Glace le berça, doucement, en silence.

« Partons », proposa-t-il.

Ymesh hocha la tête. Ils se levèrent, serrés l’un contre l’autre, et, sans bruit, se fondirent dans la nuit.

 

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