Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 19

« Glace et Eau, les jumelles Asmil et Lisma. Asmila a la peau bleu pâle, les cheveux hérissés sur sa tête en piques de glace ; Lisma la peau verte ou bleue et des cheveux aqueux. On leur prête généralement des yeux jaunes. »

 

- Mythes et vérités, Kamu -

 

 

Ariel avait passé une merveilleuse nuit et n’avait ouvert les yeux qu’en milieu de matinée. Essiah était levé depuis longtemps mais ne formait qu’un pâle Cercle dans le ciel, aussi les lourds rideaux de sa chambre avaient-ils suffi à tromper ses sens. Cela l’aurait horriblement embarrassé en Eden mais, bien qu’il ait gardé l’habitude de se lever tôt, il se faisait au rythme de Pandémonium où la journée commençait beaucoup plus tard.

Il avait donc traîné au lit, profitant de son confortable matelas qui rendait ses courbatures presque tolérables. La pièce était petite mais bien arrangée, et tout à fait agréable malgré son côté rustique. Les meubles étaient de bois, simples mais solides, et la couverture de laine faite maison. Le tout cadrait parfaitement avec ce qu’il avait vu du château la veille. Il n’avait pu s’empêcher de fouiner un peu pour en découvrir plus sur la vie de tous les jours des démons de la campagne.

Quand il s’était finalement décidé à descendre dans le hall, il avait trouvé Van et Gils prêts à sortir et s’était empressé de passer son manteau et ses gants – achetés exprès pour le voyage, car sa cape n’avait guère d’utilité lorsqu’il volait – pour se joindre à eux. Ils firent un tour de Kern, explications comprises. Bien entendu, il n’en comprenait pas la moitié, entre les commentaires sur des personnes qu’il ne connaissait pas et l’accent un peu trop marqué du Comte, mais les quelques anecdotes qu’il prit la peine de lui raconter valaient le détour, en particulier celles mettant en scène Van enfant – il semblait avoir été un sacré galopin.

Gils était en plein milieu d’une histoire palpitante où ils avaient imaginé un intéressant stratagème pour voler les pommes d’un des fermiers – et qui, bien sûr, était tombé à l’eau et les avait forcés à cavaler à travers toute la ville, l’homme furieux à leurs trousses – Van s’arrêta, pointant un monticule du doigt.

« Qu’est-ce que c’est ? »

Gils se tut d’un seul coup. Curieux, Ariel lui jeta un coup d’œil avant d’observer ce qui avait interloqué son ami. Plutôt qu’un monticule, il s’agissait d’un petit monument de bois doté d’une base de pierre, et sur lequel un lierre s’était installé. En regardant plus attentivement, il remarqua que des symboles étaient gravés sur une plaque posée à l’avant, trop petits pour qu’il puisse les déchiffrer.

Étrangement, Gils n’avait toujours pas répondu et semblait chercher ses mots. Il finit par poser une main sur l’épaule de Van et par murmurer :

« C’est une tombe. »

Le démon vira aussitôt au blême.

« Pardon ?

— Oui, enfin, un souvenir plutôt. Son corps a été brûlé comme il se doit. »

Van trébucha et, l’espace d’un instant, Ariel crut qu’il allait s’effondrer. Il parvint néanmoins à se reprendre et leva les yeux vers Gils, portant sur son visage une expression fragile que le déchu ne lui avait jamais vue.

« C’est la sienne ? »

Le Comte hocha la tête. Ils s’avancèrent sans un mot, Ariel sur leurs talons, et restèrent debout en silence devant le monument. Il put enfin en lire l’inscription : « Malena de Kern – nous n’oublions pas », suivi d’une date.

Ce genre de tombe était très rare en Bas. Les anges enterraient leurs morts ; les démons les brûlaient, afin de permettre à l’esprit de sortir de son enveloppe physique, et considéraient ne pas avoir besoin d’un point d’ancrage pour se souvenir d’eux. Le nom, « de Kern », n’était attribué qu’aux Nobles, aussi cette femme devait être apparentée à Van. N’avait-il pas dit que sa mère était morte ?

Ariel brûlait d’en apprendre plus mais l’ambiance, lourde, ne lui permettait pas de se montrer curieux. Les questions viendraient plus tard, si l’occasion se présentait, et si le démon acceptait d’y répondre.

« Aucun de vous n’a demandé ce qui m’était arrivé après mon… enlèvement, finit par lâcher Van.

— Tu es vivant, c’est tout ce qui compte.

— Qui s’est occupé de…

— Aderm et moi. Mais c’est Ma’ Hanis qui a payé la pierre, et Lurian qui a planté le lierre. Tout le monde trouvait important qu’il reste… quelque chose. »

Le silence revint, tout juste troublé par le vent qui se levait. Ariel frissonna malgré ses fourrures, plus à cause de la situation que pour le froid, mais Van en profita pour se redresser.

« Rentrons, tu gèle sur place. »

Il hocha la tête sans commenter et ils reprirent le chemin du château. Alors qu’ils avançaient, Gils commenta, l’air de rien :

« Tu sais, les adultes, ils ne sont pas tous partis. Je veux dire, ils ont encore leurs maisons à Kern. Mais là, ils ont rejoint les troupes de Belzébuth, dès qu’ils ont su qu’ils allaient pouvoir tuer du vampire.

— Ils sont idiots, ils risquent de se faire tuer. Ce ne sont pas des guerriers.

— J’ai essayé de leur dire mais rien à faire. Convaincre Aderm et les autres a été difficile, mais eux au moins m’écoutent un peu, et la plupart n’ont pas vu… »

Il ne termina pas sa phrase. Van acquiesça.

« Ils savent tous ?

— On n’a rien dit, tu penses bien ! Mais ils se doutent. On s’en fiche, Van. Tu restes toi et tu as survécu, ce qui prouve que tu es bien plus fort qu’aucun d’entre nous.

— Si tu me provoquais en duel maintenant, je serais incapable de te tenir tête, commenta le démon d’un ton presque amusé.

— Ouais mais ça, c’est parce que tu es une crevette ! »

Ils échangèrent un regard complice et Ariel se détendit. Le moment pénible était passé.

Lorsqu’ils arrivèrent, Van monta déposer leurs manteaux à l’étage et le déchu ne put s’empêcher d’en profiter pour tirer sur la manche de Gils.

« Malena, elle était… ?

— La mère de Van. »

Ses soupçons se voyaient confirmés. Van lui avait dit que ses parents étaient morts, mais visiblement, ce n’était pas tout.

« Que s’est-il passé, ce jour-là ? L’enlèvement de Van ? »

Le visage de Gils se durcit.

« Tu m’as entendu tout à l’heure, on ne parle pas de ça. Je ne compte pas faire une exception pour toi. Et franchement, je te déconseille de lui en parler directement, c’est clair ? »

La question sonnait comme un ordre et Ariel opina sagement. Le démon se détendit,  son expression à nouveau bienveillante.

« Un autre lait chaud ? Il est frais, il a été trait ce matin. »

Le déchu lui emboîta le pas, pressé de revenir à une ambiance plus détendue. Pourtant, dans un coin de son esprit, il ne put s’empêcher d’espérer qu’un jour, Van lui parle des fantômes qui le hantaient.

 

***

 

Ajven ne se sentait pas du tout à l’aise. Aucun endroit neutre n’avait pu être trouvé, donc la réunion de négociation entre eux et les démons se tenait dans une grotte aménagée par ces derniers. Trois archidémons étaient présents – Lilith, Asmodée et Belzébuth lui-même – ainsi que Lucifer. Si l’envie leur venait de les tuer, ils y parviendraient sans effort.

Nysâh ne montrait pourtant aucune trace de peur et il s’efforçait de l’imiter. Ils étaient venus seuls, aucun des autres Doyens n’ayant osé accepter l’invitation. De cette façon, si quoi que ce soit allait de travers, rien ne pourrait leur retomber dessus.

En contrepartie, ils avaient accordé à Nysâh le titre de plénipotentiaire, lui donnant par avance leur accord sur le résultat des négociations. Ajven n’aurait jamais cru cela possible mais au dernier instant, le destin leur avait donné un coup de pouce : Svinn Hji Vlesihj avait été abattue en fin d’après-midi, rappelant à tous que leurs vies étaient en jeu.

À présent, il ne leur restait plus qu’à convaincre un archidémon borné et orgueilleux que leur traité était une bonne idée, le tout sans l’irriter. Sous le regard noir du roi des démons, Ajven commençait à regretter d’être venu.

« Donc, commença-t-il. Vous voulez négocier. Pourquoi au juste devrais-je vous écouter ? »

Voilà qui s’annonçait mal. Nysâh ne se laissa pas démonter, appuyant ses coudes sur la table avec nonchalance.

« Vous êtes venu et nous savons tous les deux pourquoi. Vous voulez garder la face. Vous avez donné votre parole jadis qu’Ambrosis serait un territoire intouchable et vous voici qui envahissez nos terres et tuez les nôtres.

— Vous êtes les premiers à avoir violé notre accord. »

La Reine sourit, rappelant d’un coup à Ajven de qui elle était la fille. Il ne savait pas quand au juste elle était le plus effrayante : quand elle ressemblait à son père ou quand elle empruntait ses expressions à sa mère.

« Oui, bien sûr, mais qui ignore que les vampires sont fourbes ? Qui croit en leurs belles paroles ? Alors que vous, vous êtes le roi des démons, vous avez ce que les gens appellent un sens de l’honneur. Vous tenez votre parole. » Elle agita la main dans les airs. « Sans oublier que vous avez mis longtemps à intervenir. Une tape sur les doigts au premier débordement, soit, mais une invasion sans le moindre avertissement ?

– Mon aide a été réclamée. »

Nysâh plissa les yeux.

« Celle-ci est en train de déborder du cadre qui avait été tracé. Vous étiez en droit de venir nous rappeler le Pacte de Sang, que feu mon père aurait dû respecter à la lettre. Mais ce que vous faites à présent – et je ne parle pas que de l’invasion, je pense aux démons de sang que vous décidez brusquement de nous reprendre – revient à violer votre parole. »

Elle était douée, très douée, réalisait Ajven. Comment se faisait-il qu’elle ne soit pas intervenue plus tôt dans la vie politique d’Ambrosis ? Tous l’appelaient la Princesse Sombre avec dérision, mais dans quelle mesure avait-elle conseillé Ketjiko ? À quel point était-ce Daliah qui prenait les décisions, quand tous croyaient qu’elle manipulait sa fille ?

Belzébuth, cependant, ne paraissait pas du même avis que lui.

« C’est ridicule, déclara-t-il en s’adossant confortablement au dossier rembourré de son siège. Et puis, qu’as-tu donc à proposer en contrepartie, toi qui viens ramper devant moi ? Amuse-moi. »

C’était le moment. Nysâh garda un visage aussi neutre que tout au long de leur conversation lorsqu’elle déclara :

« Je compte libérer les démons de sang et leur rendre Nysjil, leur ville d’origine. »

Belzébuth écarquilla les yeux. Ajven lui-même eu du mal à garder son visage immobile tant l’idée était difficile à accepter. Lilith et Lucifer semblaient aussi stupéfaits que leur seigneur ; seule Asmodée était impossible à lire, avec le masque qu’elle portait toujours.

« Libérer les démons de sang et leur offrir des terres. C’est un début, leur accorda l’archidémon des Ténèbres.

— Mais ce n’est pas assez, intervint alors Lucifer. Ils sont votre principale source d’approvisionnement. Comment allez-vous faire une fois qu’ils seront libres ? Vous allez capturer d’autres démons ? »

Nysâh joignit ses mains devant elle, croisant les doigts, et y posa son menton.

« Nous pouvons nous servir des humains. »

À nouveau, les visages des démons exprimèrent la surprise. Ajven se rappelait avoir vu les Doyens – pourtant passés maîtres en dissimulation – avoir exactement la même réaction.

« Pardon ?

— Les humains, insista la Reine. Nous respecterons bien sûr l’accord de dissimulation que les races magiques ont conclu, bien que nous ne l’ayons pas signé. Ils n’apprendront pas que les ska existent. Tout ce qu’il nous faudrait ce serait un droit de passage sur vos terres, et nous ne toucherons plus aux démons. »

Belzébuth fronça les sourcils. L’idée était tentante. Personne n’était là pour représenter l’Univers et, au final, d’immortel à immortel, les humains importaient peu. Ils étaient interchangeables, mourant trop vite pour avoir le moindre intérêt, d’autant plus qu’ils étaient dépourvus de tout pouvoir.

« Quelles garanties aurions-nous ? »

Tous se tournèrent vers Lucifer, qui venait de parler. Le Prince-démon reprit, imperturbable :

« Nous faisons plus confiance aux anges, nos pires ennemis, qu’à vous, et notre haine pour ces traîtres est moins forte que notre mépris à votre égard. Comment pourrions-nous vous croire lorsque vous affirmez que vous allez respecter l’accord que vous proposez ?

— Je ne suis pas mon père, mais je suppose que cela ne vous suffira pas. Je crains de ne pas avoir trouvé quoi que ce soit qui puisse vous tranquilliser à ce sujet.

— Vous nous avez presque suppliés de mettre en place ces négociations et vous êtes arrivée la bouche en cœur en déclarant que les vampires ne tenaient jamais leur parole. À vous de nous convaincre. »

Dehors, ska et démons mouraient dans les combats. Les Abysses étaient de plus en pleine guerre contre les anges. Ils savaient cela. Malheureusement, ce que Lucifer avait dit était vrai : même cela ne pourrait pas les empêcher d’écraser Nysjil et de libérer les lysaâgh eux-mêmes.

Nysâh se tourna pour regarder Ajven. Ils ne s’étaient pas attendus à une résistance si farouche, justement à cause de la menace de l’Eden. La Reine dut se résigner à se lever.

« Je n’ai pas de proposition à vous soumettre pour l’instant. Je dois y réfléchir, avec l’aide de la Ronde. Pouvons-nous établir un cessez-le-feu dans l’entre-temps ? »

Belzébuth acquiesça, reprenant le contrôle de la conversation.

« De combien de temps pensez-vous avoir besoin ?

— Nous pouvons fixer notre prochaine réunion à la pleine lune, dans une semaine.

— C’est trop tard, déclara l’archidémon. Dans trois jours ?

— Cinq.

— Disons quatre. »

La Reine Rouge donna son accord d’un signe de tête.

« Très bien. Dans quatre jours, même heure, même lieu. »

Ajven quitta la table avec elle. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils pourraient proposer aux démons ; ils n’accepteraient aucun otage – cela reviendrait à avoir des espions à domicile et, de toute façon, les vampires étaient connus pour abandonner les leurs si cela était nécessaire – et il ne parvenait pas à imaginer d’autre garantie. Il espérait qu’une fois encore Nysâh les surprendrait tous en trouvant une solution originale. Avec un peu de chance, elle n’avait pas encore abattu toutes ses cartes…

 

***

 

Une fois les auras des deux vampires loin de la grotte Belzébuth se leva, fusillant Lucifer du regard.

« J’espère pour toi que tu as quelque chose derrière la tête.

— J’aurais cru que tu me ferais plus confiance après tout ce temps, Raven. »

Lilith renifla. Pour qui se prenait-il ? Certes, Belzébuth avait pour lui un faible inexplicable, mais il restait un ange. Sans doute cherchait-il juste à retarder le moment où les pauvres petits humains seraient livrés aux vampires.

« Nous devons les convaincre de conclure un traité secret en plus de l’accord officiel. »

Ses arguments étaient mauvais et la démone retint un sourire. Belzébuth détestait la dissimulation.

« Celui-ci nous offrira une garantie par rapport au Roi Rouge, au travers d’un sort, développa le Prince-démon. Cela sera gardé secret pour que cette Nysâh ne perde pas la face, mais il n’y a pas d’autre possibilité pour elle de nous donner les garanties demandées. Pas après le comportement des vampires ces derniers siècles, pas après la façon dont ils vous ont extirpé votre parole la première fois.

— Un sort, c’est-à-dire ? »

Lucifer sourit, sûr de son coup. Lilith elle-même n’était plus si certaine de détester son idée.

« Chaque Roi Rouge devra venir te jurer allégeance lorsqu’il montera sur le trône. Chacun d’entre eux en sera horrifié mais devra te céder, de crainte d’être coupé de toute nourriture. Les vampires envieront leur Roi sans savoir que celui-ci ne dépend que de toi, et tu règneras à nouveau sur toutes les Abysses, jusqu’aux Tréfonds. »

De telles paroles ne pouvaient que flatter l’ego de Belzébuth, qui sourit à son tour. Mais l’idée, Lilith s’en rendait compte, allait bien au-delà du simple orgueil.

Cette formule permettait à Ambrosis de perdurer… tout en dépendant des démons. Il s’agissait du compromis parfait, étant donné qu’ils avaient tous les sept du mal à accepter l’existence de ce royaume vampire sur leurs terres.

Sans oublier que si cette petite garce refusait, ils avaient plus que les moyens de la mettre à genoux. Lilith ne croyait pas en cette soi-disant trêve avec les anges mais ceux-ci étaient affaiblis, alors qu’eux avaient vu leurs rangs grossir avec l’arrivée d’Ariel. Elle doutait que le déchu accepte de combattre contre ses anciens alliés, mais contre les vampires ? Son seul pouvoir de soin serait utile.

De plus, il y avait Van. L’adolescent haïssait les vampires et, bien qu’il l’ignore, il avait le potentiel de devenir Prince-démon. Bélial le lui avait murmuré à l’oreille avant son départ, pour qu’elle puisse juger la situation au mieux. Ils n’en avaient encore parlé à personne, pas même au principal intéressé, parce que son aura de Chaos était trop instable pour que la donnée soit définitivement validée… mais la probabilité restait grande qu’il les rejoigne, à plus ou moins court terme.

« Ça me plaît », déclara l’archidémon des Ténèbres.

Lucifer s’inclina profondément devant lui, sans que ses longs cheveux noirs ne parviennent à cacher son expression satisfaite.

« Je reste ton serviteur et celui des Abysses. »

À n’en pas douter, c’était là sa réponse à la précédente défiance de Belzébuth, qui décida de lui passer ce caprice.

« Asmodée. Va prévenir Astaroth. Vous resterez en position pour rappeler à Nysâh ce qu’elle risque. Lilith, Lucifer, vous vous occuperez des négociations. Votre façon de penser me donne un fichu mal de crâne.

— Dois-je envoyer un message à Bélial pour qu’il prépare le sort ? demanda Lilith.

— Oui, au plus vite. Étant donné que Lucifer est ici et qu’Ariel s’est lui aussi absenté, il cessera peut-être de batifoler pour se concentrer là-dessus. »

Le Déchu grimaça, ce qui fit ricaner la démone. Les autres se levèrent, s’apprêtant à obéir, mais elle croisa les bras.

« Une minute, il manque quelque chose.

— Quoi encore, Lilith ? » s’agaça Lucifer, sans doute énervé qu’elle lui vole son heure de gloire.

— La libération des démons de sang et un bout de terre ? Les gens vont se moquer de nous, sans oublier que les esclaves libérés seront furieux de n’avoir que cette petite compensation après tout ce qu’ils ont enduré. Le traité visible demande trop peu.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de réclamer plus, précisément parce que l’accord secret sera si difficile à accepter pour eux, fit remarquer l’ancien archange.

— Alors, nous devons leur demander une chose qu’ils auront envie de nous donner. »

Cette fois, elle avait toute leur attention. Elle décroisa les bras, déterminée.

« J’aurais voulu pouvoir demander Ketjiko, mais il est mort à présent et la mort de sa fille ne nous apporterait rien. Néanmoins, il y a un autre vampire dont nous devons nous venger depuis longtemps. »

Tous la regardaient, interrogateurs. Bien sûr, ils ne savaient pas de quoi elle parlait, parce qu’elle ne leur avait jamais révélé les résultats des vieilles recherches qu’elle avait menées sur le fameux massacre qui avait fait débuter la guerre entre anges et démons. Elle avait découvert les réponses trop tard, quand la rancune s’était installée depuis longtemps, et n’avait vu aucun intérêt à rendre les gens plus amers.

Cette fois, cependant, elle tenait une occasion en or.

« Demandons la tête de Ketosaï. »

 

***

 

Le parc était vide à cette heure tardive, en dehors d’un jeune ange du clan Michaël qui s’occupait d’éteindre les globes de lumière pour la nuit. Inutile d’utiliser de la magie pour rien ; personne ou presque ne sortait si tard et, de toute façon, les rues d’Alun Hevel étaient parfaitement sûres. Dans la rue adjacente, un retardataire se dépêchait de rentrer chez lui.

Derrière la vitre de son bureau, Saraqael regardait le passant sans la voir. Son ession lui avait rapporté une scène bien insolite, qui l’avait rendu aussi furieux que Belzébuth l’avait été. Ainsi, les anges de Foudre dont la mort avait causé la colère de Raphaël et Gabriel et, par la suite, la guerre entre anges et démons, avaient été tués par des vampires. Et l’idée venait de ce Ketosaï.

La nouvelle était tombée plusieurs heures auparavant mais il venait seulement d’appeler Michaël pour qu’il le rejoigne. L’archange de la Lumière mettrait encore quelques minutes à arriver ; il était déjà dans ses appartements lorsqu’il l’avait contacté.

Saraqael ferma les rideaux, d’humeur sombre. Il avait failli ne rien dire. Après tout, qu’est-ce que cela changeait ? La guerre avait débuté depuis des siècles, les inimitiés n’allaient pas disparaître d’un claquement de doigt. Cependant, l’information était trop importante et risquait de toute façon de percer par ailleurs puisque les archidémons étaient au courant.

Il serra les poings, se retenant de frapper la table. Il n’avait rien remarqué. Il n’avait rien découvert. Lilith savait et lui – l’espion de l’Eden, capable de voir sans être vu grâce à ses essions – n’avait pas été mis au courant. Sans parler du fait qu’il n’avait pas été capable de comprendre ce qui s’était passé à l’époque alors que l’archidémone de la Terre s’était montrée à la hauteur de la tâche.

Il était un incapable.

Mieux valait préparer un thé pour se calmer, le temps que Michaël arrive. Il se dirigea vers la bassine pour verser de l’eau dans une tasse lorsque la porte s’ouvrit, laissant entrer l’archange de la Lumière.

« Si c’est encore le comité d’agriculture qui revient à la charge avec ses habituels problèmes de printemps, tu aurais pu attendre demain. » déclara-t-il d’un ton sec, avant de remarquer son expression. « Que se passe-t-il, Saraqael ? »

« L’un de mes essions m’a rapporté de mauvaises nouvelles. » Il remplit sa tasse et en activa la rune chauffante. « Tu ferais mieux de t’asseoir. »

Michaël s’exécuta, sourcils froncés. Il était inquiet à présent, à raison.

Au lieu de prendre place en face de lui, à l’arrière de son bureau, comme il l’aurait fait en temps normal, l’archange du Soleil tira sa chaise à ses côtés. Il n’était pas aussi proche de Michaël qu’il l’avait été de Lucifer – il ne comptait pas commettre cette erreur deux fois – mais la nouvelle était trop… horrible ? abominable ? pour être annoncée de façon purement formelle.

« Lilith a fait une annonce auprès des siens. » Il posa sa tasse sur le bureau, ce n’était pas le moment d’avoir les mains pleines. « Elle a trouvé ce qui a causé la guerre. »

Michaël accusa le coup. Un instant, il sembla sur le point de dire à Saraqael de ne se taire, puis son sens des responsabilités reprit le dessus.

« Je t’écoute ? »

Il lui fit un résumé complet mais succinct des informations rassemblées par l’archidémone de la Terre : les vampires voulant de quoi se nourrir, la proposition de Ketosaï et la façon dont il avait disparu depuis. Il en arriva à expliquer ce qu’était un jhliska – ils n’avaient jamais entendu parler d’eux avant :

« Au nombre de quatre, ils sont aussi puissants que les archanges et les archidémons, sauf bien sûr qu’ils ne sont liés à aucun monde. Ketosaï est celui des pouvoirs mentaux, d’autres représentent la Mort, le Sang et les Ténèbres. Je n’en sais guère plus… » Il comptait d’ailleurs faire des recherches à ce sujet dès qu’il en aurait l’occasion. « Quoi qu’il en soit, Belzébuth veut demander la tête de Ketosaï en échange du traité de paix entre lui et Ambrosis.

— Je croyais qu’il s’était volatilisé ? »

Même bouleversé, il pouvait compter sur Michaël pour poser les bonnes questions.

« C’est le cas… mais Ketosaï s’avère être le père de feu le Roi Rouge. Lilith est certaine que sa petite-fille sait où il se cache ou, à défaut, est capable de le retrouver plus facilement qu’elle. »

L’archange de la Lumière hocha la tête, visiblement secoué. Saraqael ne pouvait pas l’en blâmer ; lui-même avait mis plusieurs minutes à s’en remettre, et il ne se qualifiait pas d’impressionnable en temps normal. Il filtra le thé de sa tasse et y vida un demi-citron, lui laissant le temps d’assimiler l’idée.

« Que faisons-nous ?

— Je n’en sais rien, avoua Michaël. Je suppose que rien ne changera mais nous devons tout de même en informer le conseil, n’est-ce pas ? »

C’était la conclusion à laquelle Saraqael était arrivé, ce qui ne l’empêcha pas de contre-argumenter :

« Raphaël va être horrifié. Sans parler de Gabriel, qui ne vaut déjà plus grand-chose ces derniers temps. »

L’archange aux cheveux noirs lui jeta un coup d’œil en biais, lui faisant lever les yeux au ciel.

« Je sais qu’il a de bonnes raisons, j’indiquais simplement que cela n’améliorera pas son état.

— Je ne compte pas attendre pour leur annoncer cela. Ce n’est pas le moment, mais maintenant que nous sommes au courant, ils devront faire face. » Dans un geste machinal, Michaël lissa l’avant de sa tunique, où la Croix de Lyth était brodée en fils dorés. « Peux-tu envoyer quelqu’un les chercher ?

— Bien entendu. »

Un ession partit porter un message, enveloppé dans une illusion qui le ferait passer pour un oiseau. Tous deux se levèrent pour se diriger vers la salle de réunion. Saraqael commençait à haïr cet endroit – sans oublier que, quoi qu’en dise Michaël, cette affaire ne le touchait pas autant qu’eux. Il n’était pas archange au moment des faits. Il n’avait aucune responsabilité dans ce qui était arrivé.

Et, pour une fois, Lucifer non plus.

 

***

 

La soirée avait été tout aussi agréable que l’après-midi, plus calme que la veille car, bien que tous aient envie de parler à leur ami retrouvé, Gils avait décrété que les portes seraient fermées ce soir-là – sans doute pour permettre à Van de se remettre de ses émotions.

Ils avaient mangé à cinq, Ma’ Hinas s’étant montrée assez têtue pour convaincre le Comte de la laisser entrer et Melasia vivant au château. Étant donné leur comportement mutuel, Ariel supposait qu’elle était la maîtresse de Gils, bien qu’elle fût plus âgée que lui. Ils avaient ensuite joué une partie de tiquette, un jeu démoniaque qui utilisait des morceaux de cartons décorés d’images et auquel le déchu s’était fait battre à plate couture.

À présent, Gils était sorti pour raccompagner la Ma’ chez elle et Melasia pinçait les cordes d’une harpesse. Ariel avait bu quelques gorgées d’abyssite aussi se sentait-il un peu somnolent, bercé par la douce musique.

« Je te raccompagne à ta chambre, décida Van après quelques morceaux. Dans ton état, tu serais capable de déraper dans les escaliers et de te casser le cou !

— Je ne suis pas saoul, protesta le déchu. Je n’ai bu qu’un verre ! »

Le démon eut un air dubitatif et lui attrapa le bras d’autorité pour l’aider à se lever. Ariel fit la moue mais avoir un peu de compagnie l’intéressait, aussi se laissa-t-il faire. Dehors la nuit était tombée, mais l’horizon était encore pâle ; il n’était pas si tard.

« Ça ira ou tu as besoin que je te porte ?

— Je sais marcher droit, tu sais… »

Mi-sérieux mi-plaisantant, Van le saisit par la taille et le souleva avec une facilité déconcertante pour sa carrure. Pris par surprise, Ariel eut pour tout réflexe d’agripper son cou et se retrouva dans ses bras.

« Ô belle princesse, me voici qui t’enlève dans mon donjon !

— Relâche-moi, vil démon ! Jamais je ne t’épouserai ! »

Lorsqu’ils arrivèrent à destination, ils riaient aux larmes et l’élémentaire de Chaos avait du mal à continuer de le porter. Il parvint à l’amener jusqu’au lit mais s’y effondra avec lui, riant, à bout de souffle.

« Idiot, va, soupira Ariel en souriant. Tu n’étais vraiment pas obligé. Tu dois avoir autant de courbatures que moi.

— Je ne suis pas un faible angelot. Ce n’est pas parce que je suis petit que je suis vraiment une lavette, quoi qu’en dise Gils. En plus, tu es léger comme une plume.

— Tu es quand même idiot.

— Mais, au moins, je ne suis pas ridicule. » déclara le démon en tiraillant une des mèches rouges du déchu.

Ariel lui écrasa la tête dans le matelas.

« Je te rappelle que tes cheveux sont en train de virer au roux aussi ! »

Van rit, se débattant sous les terribles assauts du coussin vengeur. Lorsqu’ils se calmèrent, le lit était entièrement défait, la couverture de laine gisant lamentablement à terre, et la natte d’Ariel s’était dénouée. Van attrapa une de ses mèches bouclées.

« Au naturel, tu es comment ? Blond ? »

Le déchu opina, trop occupé à reprendre son souffle pour répondre à voix haute. Le démon enroula les cheveux autour de son doigt, amusé de les voir boucler plus encore. Il joua avec pendant quelques minutes alors que la respiration d’Ariel se calmait.

Il était tout proche, réalisa le prince. Et ils étaient allongés sur son lit. L’un à côté de l’autre, presque l’un sur l’autre. Il se sentit rougir – pas seulement parce que la situation était embarrassante mais aussi parce que, d’un coup, il trouvait le jeune démon très désirable.

Van leva les yeux vers lui – ces fichus yeux verts qui voyaient tout – et sourit.

« Tu me montres ? »

Ariel vira à l’écarlate avant de réaliser qu’il parlait toujours de ses cheveux. Il hocha à nouveau la tête, craignant que sa voix ne tremble, et leva l’illusion ; le rouge disparut pour laisser place à sa blondeur naturelle. Le démon passa sa main dans sa chevelure avec un sourire appréciateur ; Ariel retint un frisson.

« Tu es beaucoup mieux ainsi. Ça colle mieux à ton caractère.

— Trop angélique à mon goût, murmura le déchu. Les gens ici en Bas ne me prennent jamais au sérieux à cause de mon visage, de ma taille, de ma fichue manie de rougir tout le temps. Avec la blondeur en plus… »

Van comprenait l’idée, mais n’était pas certain qu’Ariel ait l’air beaucoup moins naïf avec des cheveux rouges. Il décida de ne pas relever et soupira :

« Je vois. Dommage, j’aime beaucoup. »

Il chuchotait lui aussi et sa voix s’était faite plus grave. Ariel se mordit la lèvre. Son visage se trouvait seulement à quelques centimètres du sien, il pouvait sentir sa respiration sur son front. Allait-il… ?

Leurs regards se croisèrent, et Van sembla comprendre. Il n’hésita pas : ses lèvres se posèrent sur celles de l’ange alors que sa main descendait attraper sa nuque. Ariel se cambra contre lui, son corps tout entier réclamant la chaleur du démon, et il agrippa les draps pour se retenir de le serrer contre lui, plus près, plus fort, plus…

Van leva la tête et souffla la chandelle.

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