Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 20
« Le Comité, sous la direction du Doyen, rédige les propositions de règlement d’application de la loi. Les règlements sont soumis à l’approbation du Roi Rouge. »
- Livre des Loi suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge -
Uriel était arrivée en premier dans la salle de réunion et avait tout de suite compris que les nouvelles seraient mauvaises. Bien sûr, si cela n’avait pas été important Michaël ne les aurait pas dérangés durant la nuit, mais de plus son empathie lui faisait ressentir comme sienne l’inquiétude et l’amertume de l’archange de la Lumière.
Saraqael possédait des pouvoirs psychiques suffisants pour pouvoir se protéger des dons de Vent et il prenait toujours soin de monter un bouclier mental, afin de ne pas lui faire percevoir la douleur constante qu’il endurait à cause de ses essions. Cependant, il devait être particulièrement fatigué car ses barrières étaient minces ; Uriel avait du mal à ne pas percevoir ses émotions.
Pragmatique quoiqu’inquiète, elle avait préparé des boissons chaudes pour tout le monde – thé pour Saraqael, chocolat pour Raguel et Raphaël, lait chaud pour Rémiel et Gabriel, ainsi que pour elle-même – qu’elle avait servies alors que les autres s’installaient. Michaël avait refusé la tasse qu’elle lui avait proposée.
Elle comprenait pourquoi, à présent qu’il avait terminé ses explications. Ses inquiétudes s’avéraient fondées.
« Les vampires ont fait quoi ? » s’exclama Raphaël pour la troisième fois, totalement bouleversé. « Vous plaisantez ? »
Personne ne prit la peine de lui répondre, que ce soit parce que le choc était partagé ou par exaspération – cela devait venir de Saraqael qui se retenait de dire que oui, bien sûr, il plaisantait, il adorait faire des blagues. Uriel se mordit la langue pour que la phrase ne sorte pas de sa propre bouche ; elle aussi était fatiguée et, comme toujours dans des moments pareils, elle avait du mal à contrôler son empathie.
Raguel, assis à côté d’elle, lui attrapa la main. Elle le remercia d’un sourire et se concentra sur l’esprit calme de l’archange du Feu, bercée par sa certitude que tout irait bien. Mieux valait cela que de ressentir l’horreur de Raphaël ou, pire, le désespoir de Gabriel.
« Rien n’est à regretter, affirma justement ce dernier. Les démons sont nuisibles, tout comme l’est Sei. Cela serait arrivé à un moment ou un autre, les vampires n’ont fait que hâter l’inéluctable. »
Il ne croyait pas un mot de ce qu’il disait, même s’il essayait de se convaincre du contraire. Néanmoins, son ton était aussi ferme que toujours et les autres lui lancèrent des regards réprobateurs.
« Je ne me serais pas attendu à autre chose de ta part, grinça Saraqael. Rejeter la faute sur les autres, tellement typique.
— Je ne rejette pas… !
— Aucun de nous n’a oublié qui a attaqué les démons en premier. N’est-ce pas, Raphaël ? »
L’archange de la Foudre tressaillit, puis secoua énergiquement la tête.
« Toutes nos recherches pointaient dans leur direction ! Je ne m’en serais jamais pris à eux si… » Sa voix se brisa, et il but une grande gorgée de boisson chaude pour se reprendre. « J’ai attaqué en aveugle, j’ai été stupide. Mais malheureusement, il n’en a pas été de même depuis lors… Je peux admettre ma culpabilité, mais… »
Il chercha ses mots, puis renonça. Il exprimait de toute façon l’avis général. Saraqael marmonna quelques mots – Uriel ne parvint qu’à entendre le nom de Lucifer, suivi d’un sentiment particulièrement intense qu’elle ne parvint pas à démêler – mais Michaël posa une main sur son bras pour le faire taire.
« Je ne pensais pas que cela aurait une quelconque influence sur la guerre en cours. Cependant, connaître la vérité était nécessaire, aussi douloureuse soit-elle. »
Il les fixa un par un. Rémiel, blanche, avait les yeux dans le vague ; même cette annonce n’avait pas fait perdre son sourire à Raguel. La tristesse qui émanait de chacun d’entre eux était très forte, ainsi que les regrets. Pour finir, Gabriel se leva.
« Si c’est tout ce que tu avais à nous dire… Inutile de rester là à pleurer sur nous-mêmes. La nuit est tombée depuis plusieurs heures et nous avons tous besoin de sommeil. »
Il était pressé de s’isoler pour prier. Raguel, lui, lâcha la main d’Uriel pour étouffer un bâillement, alors même qu’il n’était pas fatigué.
« Excellente idée. Un tas de travail en retard m’attend pour demain. » Il sourit à Rémiel. « Rentrons ensemble ? Nous allons dans la même direction. »
Il voulait lui remonter le moral, ce qui était compréhensible. Uriel eut tout de même un peu froid en se voyant ainsi délaissée. Mais, après tout, elle aussi pouvait y mettre du sien.
« Raphaël ? murmura-t-elle. Viens, allons-y. Tu ne vas pas rester seul maintenant. »
L’archange de la Foudre tressaillit lorsqu’Uriel posa une main sur son épaule et se laissa guider vers l’extérieur. Il ne protesta pas quand elle prit le chemin de chez elle, ni quand elle l’installa dans son canapé. Au moins, là, elle sentirait ses cauchemars et pourrait prendre soin de lui.
La nuit serait difficile pour eux tous, ainsi que le jour suivant. Mais, comme toujours, ils devraient aller de l’avant et faire de leur mieux.
Dommage pourtant que la décision ait été prise aussi vite. Elle se souvenait bien de l’époque où ils Descendaient rencontrer les archidémons et ceux-ci étaient loin d’être des monstres. Les combats qui s’étaient tenus depuis lors n’avaient que le sens qu’ils leur donnaient… il était temps de remettre les préjugés en cause.
***
Van sourit. Il était au chaud, il était en sécurité. Il était bien. Mieux encore, il était en bonne compagnie.
Ils n’avaient pas tiré les rideaux, la veille au soir, aussi les rayons du soleil qui se levaient illuminaient-ils la pièce, jouant dans les mèches blondes de l’ange endormi. Il ne tarderait sans doute plus à s’éveiller et le démon profitait de ces derniers instants pour l’observer.
Allongé sur le ventre, détendu, il était enroulé dans le drap d’une manière improbable. Çà et là, un morceau de peau blanche était visible, ornées parfois des arabesques noires de ses tatouages de Prince-démon que Van avait découverts pour la première fois durant la nuit, caché qu’ils étaient dans son dos, et qu’il avait pris plaisir à suivre du doigt.
Ainsi, pourtant, Ariel avait l’air innocent, auréolé de lumière, la joue imberbe, ses lèvres roses courbées en un sourire d’enfant… mais il avait prouvé qu’il était loin d’être naïf. Van n’avait pas imaginé qu’il serait si passionné. Sa voix, surtout, était capable de bruits très intéressants.
Il avait déjà eu de nombreux amants, bien sûr. Tous avaient été des vampires, ses maîtres, et aucun ne lui avait demandé son avis. Sa première fois était un souvenir qu’il préférait enterrer dans les années écoulées. Ariel, en s’offrant de cette façon, lui avait donné beaucoup plus qu’une simple étreinte.
L’ange papillonna des cils et ses paupières s’ouvrirent sur le bleu clair de ses yeux. Voyant Van, il eut un sourire à la fois amical et paresseux qui tranchait avec son apparence ingénue.
« Bonjour, toi. »
Le démon se pencha, déposant un tendre baiser sur ses lèvres.
« Hello. Bien dormi ?
— Divinement. »
Le déchu roula sur le matelas pour venir se serrer contre lui comme un enfant. Eût-il été un démon qu’il aurait ronronné et Van ne résista pas à l’envie de lui grattouiller le haut du dos.
« Faim ?
— Pas envie de bouger.
— Pas de regrets, donc ? »
Ariel leva son visage vers lui, nez froncé.
« Ce n’était pas vraiment prévu. Mais non, définitivement aucun. »
Autre baiser, léger, amical. Puis, Van hésita, cherchant ses mots. Comment lui demander si…
« Je ne suis pas complètement idiot, tu sais ?
— Je n’ai jamais prétendu…
— Tu allais me demander si j’étais amoureux. »
Le démon grimaça, prit la main dans le sac.
« Tu es un ange…
— Je suis déchu et nous nous connaissons à peine. Cette nuit était agréable, très agréable même, et je suis à ta disposition pour recommencer si tu es intéressé. Mais, tu comprends… » Il prit une pose dramatique. « … Je suis toujours amoureux de Bélial ! »
Van n’était pas certain que la plaisanterie en était une mais il rit néanmoins, pour briser la gêne. Ariel sourit, satisfait, et il ne put s’empêcher de songer qu’avec un visage pareil il n’aurait aucun mal à se trouver quelqu’un. Les démons adoraient tenter les anges, ils aimaient taquiner, ils voulaient relever des défis… Ariel leur apportait tout cela mais, en plus, il oubliait toute idée de gêne une fois qu’il se décidait.
« Petit déjeuner, donc ? proposa le jeune homme blond en s’asseyant.
— Allons-y. »
Ils se rhabillèrent mutuellement, ce qui causa un léger retard dans leurs plans – mais, aussi, ce fichu ange avait une façon totalement indécente de refermer les vêtements des autres ! – puis descendirent, main dans la main. Van avait chaud au cœur.
Les cheveux d’Ariel, toujours détachés, étaient restés blonds.
***
Nysâh était furieuse. Ils lui avaient fait une proposition pareille, à elle ! Ils n’auraient jamais osé avec Ketjiko – mais son père ne se serait pas retrouvé dans une telle situation.
Un sort garantissant sa soumission. Elle détestait cette idée, elle l’avait en horreur, mais existait-il une contre-proposition ? Ce fichu piaf qu’ils osaient appeler Prince-démon lui avait soumis cet accord la veille et depuis, elle n’avait pas cessé de chercher un autre compromis. Sans succès.
Un vase explosa à quelques pas d’elle. Elle devait se contrôler et contenir ses pouvoirs psychiques. Prenant une inspiration, elle ferma les yeux et se concentra. Le noir, le silence. Il y avait forcément une autre solution.
« Des idées ? » lança-t-elle à Ajven qui était assis dans un coin, un verre de sang à la main.
— Pas plus que toi. Ils n’accepteront aucune promesse.
— Leur force de frappe devrait être une garantie suffisante pour qu’ils n’aient pas besoin de ce genre de tour ! »
Il but une gorgée, haussant les épaules.
« Le problème, ce sont les anges. Belzébuth a assez d’hommes pour nous écraser mais cela lui prendrait tout de même des mois. Il ne peut pas se permettre deux guerres simultanées. Il s’en est pris à nous maintenant uniquement parce que ceux d’en Haut se tiennent tranquilles, sans doute à cause de la déchéance de cet Ariel, et que nous sommes déstabilisés par la mort de Ketjiko.
— Je sais tout cela. » Par la force de la pensée, elle rassembla les morceaux de vase dans un coin. « Que ferais-tu à ma place ? »
Il grimaça. Il n’aimait pas plus qu’elle cet accord, mais il avait la tête sur les épaules et donna la seule réponse envisageable :
« J’accepterais. Personne ne serait au courant, tu garderais tout pouvoir sur Ambrosis et aurais ainsi le temps de stabiliser la situation. Les Doyens t’ont suivie jusque là mais si tu veux mettre ton système en place vers l’Univers, pour remplacer les lysaâgh par des humains…
— Je sais, je sais. Ils ne m’écouteront que jusqu’à un certain point. »
Raison pour laquelle elle devait faire partir les démons. Cela lui donnerait un certain prestige, malgré la perte d’une portion de territoire et de leurs esclaves.
C’était aussi pour cela qu’elle avait besoin d’Ajven.
« Je suppose que je n’ai pas le choix. Mieux vaut accepter tout de suite, ils n’en partiront que plus tôt. »
L’Ailish leva son verre puis le vida d’un trait, marquant l’événement.
Aucun autre que lui n’était au courant, parce qu’il avait été le seul à l’accompagner. Elle savait pourquoi : le pouvoir, l’influence, encore et toujours. Il était temps de lui donner sa récompense et, aussi, d’obtenir une garantie de son silence.
Elle avança vers lui en roulant des hanches, s’amusant de le voir pâlir. Il détestait qu’elle ressemble à Daliah. Les moments où il semblait le plus intéressé par elle étaient ceux où elle tenait tête à des gens comme Belzébuth – le pouvoir, c’était là la seule chose que les ska comprenaient.
« Quant à nos fiançailles… Je ne pense pas qu’elles doivent être annulées. »
Ajven faillit laisser s’échapper son verre tant il était surpris. Il parvint à le poser sur la petite table à ses côtés, mais mit quelques instants à trouver une réponse adéquate.
« Je n’imaginais pas qu’il en était encore question.
— Bien sûr que si. Après tout, tous se demandent pourquoi tu m’as suivie dans des lieux si dangereux. Ne serait-ce pas une compensation appropriée pour avoir risqué ta vie ? »
Il fronça les sourcils.
« Devenir Roi ?
— Je resterai la Reine Rouge. Tu te contenteras d’être mon mari et donc prince consort, tout en restant Doyen des Ailish bien sûr. »
Le prestige serait considérable, ils le savaient tous les deux. Un sourire ironique fleurit aux lèvres d’Ajven.
« Et j’aurai, moi aussi, un serment à faire, n’est-ce pas ? Je suppose que c’est de bonne guerre.
— Il y aura aussi, bien sûr, la question de l’héritier à concevoir, mais je suppose que nous règlerons cela plus tard. »
Le regard du vampire glissa vers ses formes moulées dans ses vêtements de cuir, à la mode garçonne des femmes vampires les plus aventureuses. Il semblait réaliser pour la première fois qu’elle était une partenaire potentielle et l’idée n’avait pas l’air de le dégoûter.
« Je suppose, oui… »
Elle tendit la main, qu’il fixa d’un air interrogateur.
« Les papiers seront pour plus tard, nous n’avons pas ce qu’il faut dans cette cave. Alors, à la mode des démons, marché conclu. »
Dubitatif, il saisit la main tendue et la secoua avec maladresse. Nysâh hocha la tête, satisfaite.
« Bien, maintenant, il ne reste plus qu’à signer leur traité et à faire ce fichu serment.
— Tu comptes accepter leur autre réclamation ? »
Elle haussa les épaules, peu préoccupée par ce dernier point.
« Ketosaï ? Tu n’as pas idée à quel point je me fiche de ce qui pourrait lui arriver. Je ne sais pas ce qu’ils lui veulent mais il leur sera livré, pieds et poings liés, dès qu’ils auront disparu de ma vue. »
***
Ariel sifflotait en frottant sa table de travail, la joie au cœur. Shania n’avait pas commenté lorsque, à son retour, elle avait constaté qu’il était resté blond. Certains patients l’avaient complimenté ; d’autres, nouveaux venus, avaient essayé de flirter avec lui, le prenant pour un jeune ingénu. Il les avait tous remis à leur place et commençait à se forger une réputation. L’étiquette principale étant : « à ne pas ennuyer ».
À sa grande surprise, cela fonctionnait bien. En dehors, bien sûr, des quelques-uns qui étaient encore plus intéressés par le défi qu’il présentait qu’ils ne l’auraient été autrement… Pour ceux-là, il pouvait toujours recourir à la magie – il était un prince, après tout.
Et puis, certains d’entre eux étaient appétissants… Mais pour l’instant, il avait Van, et amoureux ou non, tromper n’était pas dans sa nature. Il ne voulait pas le blesser. De toute façon, il lui suffisait.
La pensée de son amant ramena un sourire à ses lèvres alors qu’il fredonnait plus fort. Il n’avait guère eu l’occasion de chanter depuis qu’il était revenu ; il n’avait entendu que des musiques grivoises ou purement faites pour danser. Il devrait demander à Lucifer s’il existait des ballades démoniaques, il pourrait les apprendre. Ainsi qu’un instrument, peut-être ? Ils n’avaient pas de violins, le seul dont il sache jouer, mais il se sentait capable d’entreprendre n’importe quoi.
« Tu sembles de bien bonne humeur depuis ton retour. »
Ariel tressaillit en reconnaissant la voix de Bélial et prit soin de poser les instruments qu’il avait en main avant de se tourner vers l’archidémon. Celui-ci était adossé au chambranle de la porte, arborant un air amusé qui ne le trompa pas : il n’était pas content.
Le déchu prit son air le plus naïf.
« Oui, la vie n’est-elle pas merveilleuse ? »
Il eut un rire idiot, parfaitement calibré. Bélial s’approcha, la mâchoire serrée malgré son expression qu’il voulait avenante.
« C’est ce Van qui te met dans cet état ? »
Ariel rougit et baissa le nez en balbutiant. Il était très doué pour ça.
« Je vois. Il te baise, sans doute.
— Bélial… »
Il releva son visage vers lui, les yeux humides de larmes. Il aurait dû se faire acteur plutôt que chanteur ; sa voix avait eu exactement le trémolo voulu. Évidemment, le théâtre n’était pas très bien vu en Eden, en dehors des pièces de marionnettes destinées aux enfants. Ironique pour une société aussi percluse de mensonges et de faux-fuyants.
L’archidémon le saisit durement par les épaules et Ariel poussa un cri pas tout à fait feint.
« Arrête, tu me fais mal !
— Tu es une petite débauchée, hein ? À courir les pantalons ! Tu t’es fait combien de tes clients, ici ? »
Là, il allait trop loin. Ariel s’apprêta à protester plus durement – tant pis pour la comédie – mais il n’en eut pas le temps : Bélial plaqua ses lèvres sur les siennes, lui dévorant la bouche, avide, possessif, comme jamais il ne l’avait été auparavant. L’espace de quelques secondes, il se crut prêt à céder. C’était si bon, c’était ce qu’il avait voulu de lui, c’était…
Le démon qui l’avait déchu alors qu’il faisait la cour à un autre.
Ariel recula, écarquilla les yeux, ce qui fit couler une larme.
« Mais Bélial… hoqueta-t-il. Tu oublies que nous sommes amis, maintenant ! »
L’archidémon donna l’impression d’avoir reçu une gifle. Il recula, acculé par une simple phrase, et chercha la sortie des yeux.
« Oh ! J’espère que tu n’es pas encore… intéressé par moi ? » s’exclama Ariel d’un ton horrifié, comme s’il venait seulement de songer à cette possibilité.
— Ne sois pas ridicule. Je dois y aller. »
Sans demander son reste ni tenter d’argumenter plus, Bélial fila. L’expression d’innocence outragée d’Ariel se décomposa dès qu’il eut claqué la porte, pour être remplacée par un sourire amer.
L’archidémon était possessif, rien de plus, mais un comportement pareil faisait quand même mal. Il espérait qu’il lui avait au moins rendu la pareille.
Machinalement, il se remit au travail, mais le cœur n’y était plus. Jetant un coup d’œil à l’extérieur pour vérifier où en était Essiah, il décida qu’il était assez tard pour qu’il s’arrête là. Il avait besoin de se calmer.
Il rangea son torchon et son seau et, poussé par l’habitude, prit le chemin de la bibliothèque. Il n’y était plus allé depuis leur petit voyage à Kern, à part pour ramener les livres qu’il avait empruntés. Peut-être trouverait-il une autre lecture à se mettre sous la dent ?
En quelques minutes il était sur place, fouillant les étagères au hasard. Tout était classé par thème puis par ordre alphabétique des auteurs et lorsqu’il arriva à l’endroit réservé aux connaissances sur les Éléments, il décida de voir ce que les démons avaient à en dire. En Eden, la source principale d’information était la bibliothèque originelle laissée par Lyth et quelque part, Ariel se disait que le point de vue de leur créateur devait être partial.
Curieux, il attrapa le premier bouquin qui passait, prenant soin de le manipuler avec douceur ; les pages s’effritaient. Il titrait « Mythes et vérités : tome I » et chaque chapitre correspondait à un Élément-servant de Lyth. Apparemment, l’auteur avait fait de nombreuses recherches auprès des populations démoniaque, elfique et draconique afin de trouver quelle représentation chacune d’entre elles se faisait des Éléments.
Ariel sourit. Il n’avait pas imaginé qu’un démon ait pu prendre un soin pareil à récolter des informations ! Lucifer disait qu’ils n’étaient pas méticuleux mais visiblement, il généralisait. Il jeta un coup d’œil à la date ; le livre avait été écrit avant même la Chute de Lucifer. L’auteur ne lui dirait sans doute rien mais, par habitude, il vérifia.
Il faillit laisser s’échapper le livre, poussant une exclamation de surprise. Impossible ! Ce ne pouvait être la même personne… et pourtant ?
À la deuxième page, le titre était indiqué à nouveau avec une ligne simple dessous : « par Kamu ».
***
Raj avait essayé de s’enfuir. Elle savait qu’elle mourrait de froid dehors, sans sa cape chauffante, mais elle était partie tout de même. Ses ongles et ses lèvres commençaient à bleuir lorsque Ketosaï l’avait retrouvée ou, plus exactement, lorsqu’il s’était laissé voir et que Raj avait compris qu’il la suivait depuis le début.
Une autre fois, elle avait refusé de se laisser mordre. Le vampire n’avait pas insisté ; il avait simplement attendu qu’elle soit en manque et vienne elle-même le supplier de la boire. L’humiliation avait été cuisante – elle se souvenait s’être mise à genoux, elle se rappelait de l’expression satisfaite de son maître. Depuis, elle ne protestait plus.
Elle ne survivrait pas longtemps. Ketosaï lui ramenait du sang d’elle ne savait où, donc elle était bien nourrie, et elle était au chaud… mais elle était enfermée. Jamais être esclave ne lui avait autant pesé. Même au plus profond de l’hiver, à Nysjil, elle pouvait sortir respirer l’air du dehors sur le toit. Bien sûr, Naâsh avait été plus qu’un maître, mais même sans cela les pièces disposaient de fenêtre, il y avait toujours une course à faire…
Ici, rien. Le manoir était grand, mais sombre et vide. Ils y étaient deux. Raj avait l’impression de devenir folle.
Elle avait essayé, une fois, de se trancher les veines. Malgré la douloureuse punition qui s’en était suivie elle avait envie de recommencer, pour pouvoir partir. Ce n’était pas juste l’enfermement. Le vampire était en train de tordre son esprit pour le soumettre à ses envies, lui apprenant à quémander sa nourriture, à attendre les Étreintes. Raj refusait de devenir un chien obéissant et ne supportait pas de voir les réflexes s’imprimer dans son inconscient.
La démone de sang joua avec la lame qu’elle avait subtilisée à la cuisine. Ce n’était pas compliqué ; Ketosaï surveillait son aura de sorte à être prévenu si elle venait à quitter le manoir à nouveau, mais il n’épiait pas ses faits et gestes. La dernière fois, il n’était tombé sur elle que par hasard – à moins qu’il n’ait senti sa magie s’affaiblir ? Raj n’en était pas certaine.
Elle ne voulait pas mourir. Elle avait survécu à une enfance où, comme les autres, elle avait été traitée comme un animal. Elle avait lutté contre ses précédents maîtres, refusant de leur accorder la moindre parcelle de soumission – jusqu’à Naâsh, qui s’était mis à son niveau, qui lui avait demandé si elle accepterait un lien. Celui-ci avait été forgé et ils étaient devenus deux faces d’une même pièce, la vie de l’un liée à celle de l’autre.
Le manque était horrible, bien sûr, et les morsures de Ketosaï ne parvenaient pas entièrement à le combler. Elle sentait ce vide en elle, là où jadis se trouvait la présence réconfortante de son Vampire… et pour lui aussi elle devait survivre. Pour le venger, pour qu’il continue d’exister au travers d’elle.
Mais pas comme ça.
La lame, tentante, refléta la flamme de la chandelle qui éclairait le réduit qu’elle avait choisi comme refuge. Vivre de cette façon n’en valait pas la peine. Si elle laissait Ketosaï continuer, elle cesserait d’être Raj pour devenir autre chose, son jouet. Elle brandit l’arme.
Et, sans prévenir, des étincelles explosèrent dans sa tête. La magie psychique ? Un coup ? Ce fut le noir.
***
Raj avait mal au crâne. Elle n’ouvrit pas les yeux ; elle voyait de la lumière au travers de ses paupières et celle-ci suffisait déjà à la faire souffrir. Étrangement, elle était installée sur un meuble moelleux, un divan au vu du dossier qui se trouvait à sa droite, plutôt que sur le sol. Elle n’était plus dans son réduit.
Elle avait du mal à réfléchir. Elle était en train de… prendre sa décision, puis plus rien, juste la douleur. Celle-ci avait été trop brève pour être due à Ketosaï ; ses punitions étaient moins expéditives… et jamais il ne l’aurait installée de façon confortable.
Alors qui ?
Une voix masculine se fit entendre.
« Qui est-ce ?
— La calice de mon frère. Je ne sais pas ce qu’elle fait là. »
La deuxième personne, elle la connaissait, et cela lui fit ouvrir les yeux d’un coup. Comme prévu, elle ne vit rien d’autre qu’une lumière trop vive et les referma avec un gémissement. Des pas s’approchèrent.
« Elle est vivante mais en sale état, je doute que ce soit elle qui l’ait tué. Qu’en faisons-nous ? demandait l’homme.
— Je vais la ramener. Elle a l’air mal en point. »
Raj tenta de se redresser en gardant les paupières fermées, mais tout effort faisait pulser son sang dans ses tempes.
« Ketosaï ? réussit-elle à croasser.
— Il est mort, son cadavre repose dans le salon », répondit Nysâh.
Puis, avec un temps d’hésitation :
« Tu ne risques plus rien. »
La démone de sang essaya de répliquer – quoi, elle était à l’abri, protégée par des vampires ? – mais avant qu’elle en ait eu le temps, elle sombra à nouveau.
***
Un feu brûlait dans l’âtre, projetant des ombres mouvantes dans toute la pièce. Lilith, assise bien droite sur une chaise, cherchait quoi dire. Kamu avait débarqué dans le camp des démons en début d’après-midi, sombre comme jamais elle ne l’avait vu auparavant, et il n’avait rien voulu expliquer. Il s’était contenté de se tenir à ses côtés, silencieux, et elle avait décidé de rentrer à Sodome pour y passer la journée avec lui.
Depuis, le vampire fixait les flammes et elle, elle le regardait faire.
« Je suis désolée. »
Ce n’était pas la première fois qu’elle lui présentait des excuses. Il soupira.
« Arrête. J’avais fait mon choix.
— Ce n’est pas pour autant qu’il a dû être facile. L’idée vient de moi, je comprends que tu puisses m’en vouloir.
— Je ne te reproche rien. »
Il se tourna vers elle et lui fit un sourire si triste qu’elle en eut mal pour lui. Se retenir d’aller le serrer contre sa poitrine devenait difficile.
« Il devait être comme un frère pour toi. »
Kamu secoua la tête.
« Nous n’avons pas le même sens exacerbé de la famille que les démons. Nous ne nous sommes jamais appréciés, nos caractères étaient trop différents.
— Des frères peuvent se détester, ils restent du même sang. » Elle se leva, incapable de se retenir plus longtemps, et posa une main sur l’avant-bras du vampire. « Il était immortel, comme toi. Vous étiez supposés vivre toujours et maintenant, il est mort. »
Le regard de Kamu vacilla. Elle avait visé juste, bien sûr. Elle le comprenait. Aucun des autres archidémons n’était mort – grâce à Sei ! – mais elle savait qu’elle s’effondrerait si cela arrivait, même s’il s’agissait d’Azazel qui était pourtant une folle dangereuse.
« Quelqu’un devait l’arrêter », murmura le vampire.
Lilith hocha la tête et le guida doucement vers le divan, où Kamu s’assit sans protester. Elle s’installa à ses côtés et, d’un mouvement lent, lui fit poser sa tête sur sa poitrine, lui passant la main dans les cheveux.
« Shh », murmura-t-elle, comme elle l’aurait fait à un de ses enfants sortant d’un cauchemar. « Tout va bien. »
Elle mentait, évidemment, mais peu importaient les mots qu’elle prononçait. C’était le ton qui était important, le flot continu de phrases réconfortantes, allant au même rythme que sa main dans les cheveux de l’homme. Petit à petit, il se détendit, se laissant aller.
Elle n’entendit pas de sanglots mais sentit l’avant de sa robe se mouiller. Une personne, au moins, pleurerait Ketosaï, sur les genoux de celle qui avait décidé de sa mort.