Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 21

« Si les propositions de règlement du Comité sont refusées par trois fois par le Roi Rouge, elles sont portées devant la Ronde par le maître de Comité et passeront si elles obtiennent les votes de trois Doyens en plus du maître de Comité. »

- Livre des Loi suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge -

Quelque chose de frais et humide était posé sur son front et elle était à nouveau installée confortablement, sans doute sur un lit cette fois. L’horrible douleur, à l’arrière de sa tête, s’était tue. Raj se risqua à ouvrir les yeux.

Elle n’était pas seule. Assise sur une chaise, un livre en main, Nysâh lisait. La vampire leva les yeux lorsqu’elle bougea.

« Tu peux y aller. Ta blessure a été soignée. »

Raj retira le linge de son front, le posant sur la table de nuit. Elles se trouvaient dans le quartier des invités du manoir, elle reconnaissait la disposition de la chambre.

« Comment ça, y aller ?

— Tu n’es au courant de rien ? Un accord a été signé avec les démons. Nysjil est en train d’être évacuée, les démons de sang sont libres. »

Incrédule, Raj s’assit.

« Libres ? »

Nysâh hocha la tête tout en glissant un marque-page dans son livre qu’elle referma. Elle n’avait aucune raison de lui mentir, à moins qu’elle ne se moque d’elle…

« Pourquoi m’avoir ramenée ?

— Tu étais la Calice de mon frère. »

Elle prononçait le mot avec une majuscule, et un respect dont peu de vampires faisaient montre. Raj se rappela qu’elle n’avait jamais possédé d’esclave personnel. Naâsh, pourtant, s’était toujours méfié de sa sœur – d’un autre côté, il ne faisait confiance à personne d’autre que Raj.

Elle se demanda un instant comment Nysâh avait réussi à convaincre Ketosaï de la relâcher. La femme semblait aussi arrogante que n’importe quel vampire, mais l’homme était définitivement impossible à faire céder.

« Naâsh est mort, finit par lâcher Raj. Pour ce que j’en sais, c’est vous qui l’avez abattu. »

Nysâh haussa les épaules et se leva.

« Pense ce que tu veux. »

Elle eut un mouvement vers la sortie mais la démone l’arrêta.

« Attends ! » La vampire se tourna vers elle, haussant un sourcil. « Que s’est-il passé ? Comment est-il… »

Elle ne parvint pas à terminer sa phrase. Nysâh se rassit.

« C’était Daliah. »

La démone hocha la tête. C’était évident. Voilà pourquoi Ketosaï était parti…

« Quelqu’un devait le libérer, commença-t-elle.

— Ketosaï ? »

Elle confirma d’un mouvement du menton.

« J’ai perçu sa présence juste avant que nous ne descendions, expliqua Nysâh. Mais il n’aurait jamais fait face à notre mère.

— Il me l’a dit, sans expliquer pourquoi… Où est-il ?

— Mort. »

Raj écarquilla les yeux. La Princesse Noire avait réussi à tuer un jhliska ? Comment Saâgh s’y était-elle prise ?

« J’espère qu’il a souffert », commenta la démone dans un souffle.

Nysâh fit la moue mais ne sembla pas choquée qu’elle parle ainsi de son grand-père en sa présence. Les vampires étaient vraiment tous les mêmes.

« Je n’en sais rien, il était mort quand nous sommes arrivés », admit-elle.

Puis, changea de sujet :

« Je suis presque contente de te voir ainsi affligée par la mort de mon frère. Il méritait que quelqu’un le pleure, je suppose.

— Ne le fais-tu pas toi-même ? »

Nysâh haussa les épaules.

« La perte de mon frère m’afflige, mais elle fait partie des conséquences normales de la vie à Ambrosis. »

Raj se crispa. Naâsh était plus que cela ! Bien plus… Elles étaient au moins d’accord sur un point : il aurait mérité mieux.

La vampire fit quelques pas en direction de la porte et posa la main sur la poignée. Puis, hésitante, elle s’arrêta à nouveau.

« Ketosaï n’a pas attaqué Daliah parce qu’ils étaient alliés. »

Raj se redressa. Naâsh ne lui avait jamais dit qu’ils se connaissaient… L’eût-il su qu’il aurait sans doute gardé ses distances au lieu d’offrir son sang au vampire, quels que soient les pouvoirs qu’il eût pu lui donner.

« Même mon père l’ignorait, je ne le sais que parce que j’ai surpris des conversations.

— Mais enfin… Comment se sont-ils rencontrés ? »

Nysâh rit. Étrangement, elle ne semblait pas se moquer, juste s’amuser d’une plaisanterie qu’elle seule comprenait.

« Tu n’en as aucune idée, n’est-ce pas ? Ils se connaissaient bien avant que Daliah ne rencontre mon père.

— Mais…

— Je vais te faire voir quelque chose. Tu es toujours le Calice de Naâsh et tu le resteras jusqu’à la fin de ta vie, si tu survis à la rupture du lien. Je suppose que je peux te le montrer. »

Elle se mit à dégrafer sa redingote, sous le regard sidéré de la démone. Elle posa le vêtement sur le dossier de la chaise, retira son foulard et déboutonna le col de sa chemise. Elle ne s’arrêta pas en arrivant à hauteur de ses seins.

Il y eut un bruit étrange et Raj se figea. Une paire d’ailes noires, plus grandes et moins mobiles que celles des démons, venaient de sortir du dos de la vampire. Elles prenaient racine directement dans son dos plutôt que d’être pourvues d’un membre en forme de bras dont les doigts allongés seraient palmés pour former les ailes, ressemblant à celles de chauve-souris.

Une vampire avec des ailes. Raj en restait sans voix.

Elles s’agitèrent, la faisant presque bondir, et Nysâh eut un reniflement moqueur.

« Tu t’en remettras ?

— Les vampires ne sont pas supposés pouvoir voler !

— Ils ne le peuvent pas. À part les jhliska.

— Mais tu n’es pas une jhliska… »

Nysâh haussa les sourcils, la faisant presque douter, mais ses pouvoirs étaient purement mentaux comme Ketosaï et c’était lui le vampire jhliska des pouvoirs psychiques…

« Oh, tu as hérité du titre ? »

La ska roula les yeux, exaspérée, et replia ses ailes dans son dos.

« Tu es lente. Non, je ne suis pas une jhliska, Naâsh avait les mêmes, bien qu’il ne les montrait jamais – elles s’étaient sans doute atrophiées. Il croyait que nous avions hérité cela de Ketosaï et c’est en partie vrai.

— Ketjiko n’en avait pas…

— Il faisait comme nous, il ne les montrait pas. Les siennes étaient atrophiées de toute façon, parce que son père était jhliska mais pas sa mère.

— Mais alors comment se fait-il que les vôtre… »

Raj pila net. Une idée fort peu agréable lui venait à l’esprit. Cela devait se lire sur son visage parce que Nysâh hocha la tête.

« Tu commences à comprendre.

— Daliah était… ?

— La jhliska de Sang, confirma la jeune femme en refermant sa chemise. Moi et Naâsh avions à la fois Ketosaï et Daliah comme ancêtres, c’est pour ça que les nôtres sont fonctionnelles.

— Mais leur mort à tous les deux n’aurait-elle pas dû causer des problèmes ? »

Cette pensée lui donnait froid dans le dos, après tant d’efforts. Cependant, Nysâh renifla.

« Bien sûr que non. Les archidémons sont liés aux Abysses et les archanges à l’Eden, c’est pour ça que leur mort cause un déséquilibre qui doit être comblé par l'Ascension d’un autre archidémon ou archange. Les jhliska ne sont liés à aucun monde. Sur ces explications, si tu permets… »

Sans plus de cérémonie, la Reine d’Ambrosis sortit de la pièce, laissant là Raj avec plus de questions que de réponses. Ketosaï et Daliah alliés, Daliah élémentaire de Sang – et Nysâh avait su la tuer ! Comment Saâgh avait-elle réussi ce tour de maître ?

Et, surtout, qui avait tué Ketosaï ?

 

***

 

Le corps était raide et blanc, le visage figé dans une grimace que seule la mort pouvait provoquer. Ce vampire avait été petit, même en tenant compte du fait qu’il n’était pas un démon, et semblait ridicule ainsi allongé à même le sol.

Et c’était ça qui avait provoqué la guerre entre les anges et les démons.

Belzébuth avait été furieux d’entendre les explications de Lilith. Ils l’avaient tous été. Ils s’étaient fait flouer comme des amateurs. Cependant, comme il l’avait dit à Saraqael à la lointaine époque où celui-ci était venu lui demander de reconsidérer sa position, il ne regrettait pas sa réaction d’alors. Après tout, les anges s’en étaient pris à eux sans preuves et surtout, avaient prouvé qu’ils ne faisaient aucunement confiance aux démons.

Cela, au moins, n’avait pas changé dans son esprit : les anges étaient des lâches, des hypocrites, et leur façon de mépriser la culture démoniaque, regardant les coutumes des Abysses avec dégoût, était proprement insupportable.

Restait que l’étincelle qui avait mis le feu aux poudres venait d’un vampire. Les autres l’avaient suivi, bien sûr, mais Lilith lui avait assuré que peu d’entre eux avaient survécu aux siècles suivants, et qu’elle avait été incapable d’en trouver aucun.

« Débarrassez-moi de ça. »

Les deux démons qui avaient amené jusqu’à lui le corps déposé à l’entrée de Pandémonium se saisirent chacun d’un pied et, sans plus de façons, le traînèrent hors de la salle. Les ombres s’agitèrent.

« Cela ne change rien à la situation », déclara soudainement Lucifer.

Azazel approuva vivement – pour une fois que ces deux-là étaient d’accord – et Lilith, bras croisés, hocha elle aussi la tête. Léviathan et Bélial semblaient plus dubitatifs mais ils ne protestèrent pas. Asmodée, comme toujours, était impassible.

« Astaroth ? »

L’archidémon du Sang haussa les épaules comme s’il s’en fichait, mais Belzébuth savait qu’il était toujours furieux d’avoir vu une partie de son clan se faire décimer. Bien sûr, la guerre en tuait toujours plus, aussi les combats n’étaient-ils pas le meilleur moyen de se venger, mais sa hargne envers les anges restait intarissable.

Tout comme la sienne et celle de tous les autres, Lucifer compris. Ils avaient tous aujourd’hui des raisons personnelles de s’en prendre aux anges, allant du pur plaisir – Azazel – à la colère froide et implacable – pour le Déchu.

Et pourtant… Comment ne pas douter ? Apprendre ce qui s’était passé à l’époque remettait la situation en perspective. Ils s’entre-tuaient depuis des siècles, sans que ni un côté ni l’autre ne prenne l’avantage. De toute façon, quand bien même ils gagneraient, que feraient-ils de leurs ennemis à genoux ? Les tueraient-ils tous ? Les soumettraient-ils en esclavage, de la même manière abominable que les vampires ?

La colère était toujours là, mais cela n’avait aucun sens.

« Très bien, dit-il néanmoins. Gardons cela pour nous. Je vous interdis » il insista sur le mot « d’en parler à qui que ce soit. »

Les six autres hochèrent la tête, puis, sur un signe de sa main, s’éparpillèrent. Seul Lucifer resta en arrière.

« Que veux-tu ? »

L’ancien archange leva vers lui un regard hésitant, chargé de douleur, de rage, mais aussi d’angoisse.

« Nous prenons la bonne décision, n’est-ce pas ?

— Tu me surprends. Entre tous, tu es celui qui a le plus de raisons d’en vouloir à l’Eden. »

Lucifer eut un sourire amer.

« Mais à l’époque, n’ai-je pas lutté de toutes mes forces pour éviter que la situation ne dégénère ? Je m’y suis mal pris, la suite l’a prouvé, mais n’y ai-je pas mis toute mon énergie ?

— Les anges ne sont plus les innocents d’alors.

— Les archanges sont des traîtres, déclara le Prince-démon d’une voix froide. Jamais je ne leur pardonnerai. Néanmoins… Je n’ai pas de clan ici en Bas, Raven, mais je me souviens ce que c’est que d’en avoir un et de voir ses protégés mourir au combat. Penses-tu vraiment que je n’ai pas aussi mal que vous à chaque fois que l’un d’entre nous tombe, que nous devons préparer un bûcher ? »

Ces mots avaient été dits avec une foi que Belzébuth ne pensait pas revoir un jour chez le déchu. Le désarroi non feint de Lucifer le touchait. Il ne s’attendait pas à le voir si sentimental après tous ces siècles, lui qui se cachait toujours derrière la froideur de son Élément principal, la Glace.

« Viens là. »

Le déchu cilla mais obéit. L’archidémon tendit la main pour ébouriffer gentiment les plumes noires de ses ailes, déployant sa sombre aura pour en envelopper son vis-à-vis. Lucifer eut un bruit de gorge surpris puis ferma les yeux, se laissant aller aux Ténèbres auxquelles, au final, il appartenait aussi.

L’attirant contre lui, il le berça comme un enfant. Entre ses bras, la tension de son corps disparut petit à petit, remplacée par un bien-être réconfortant.

« Tu es à ta place ici, déclara Belzébuth. Tu es mien, n’oublie pas, tu es prince des Ténèbres. Mon clan est le tien, au même titre que le tien était celui de Mikhail lorsque tu étais en Haut. Cesse de te dénigrer.

— Je ne suis pas un démon.

— Je ne te demande pas de l’être. Sois des Ténèbres, c’est tout. »

Lucifer eut un vague bruit d’approbation.

« Il n’y a pas de bonne décision, reprit l’archidémon. Ce qui importe c’est d’être déterminé et de faire de son mieux, toujours. »

Il le relâcha enfin et le déchu glissa à genoux, saisissant sa main. Avec délicatesse et respect, il en embrassa le dessus, ses six ailes se repliant derrière lui avec soumission.

« Je suis et reste votre serviteur, Votre Altesse. »

 

***

 

Le vent fantomatique de l’Au-Delà soufflait sur la poussière safran tout aussi illusoire du sol. Les arbres morts, à peine plus grands qu’un démon moyen, tordaient leurs branches noircies vers le ciel jaunâtre. Le décor immuable n’existait qu’autour d’elle-même, Asmodée n’en avait que trop conscience ; elle avait hâte de rentrer à Pandémonium.

Cependant, une fois n’est pas coutume, elle s’efforça de dompter son impatience.

« Dis-toi qu’il repose en paix dans la Vallée des Âmes », tenta-t-elle maladroitement pour briser l’inconfortable silence.

Jen, vampire de la Mort au service de Shyin comme elle-même, tourna vers elle un regard furieux.

« Il n’a plus d’âme, seule reste une vague relique et tu le sais très bien ! »

Jadis séduisant, le ska n’était plus que l’ombre de lui-même. Elle le réalisait à présent ; le changement avait été progressif. Ses lèvres étaient tordues en une grimace amère et sa peau avait pris une teinte grise causée par le manque de sang – ni lui ni elle ne pouvaient mourir, aussi celui-ci ne lui était-il pas indispensable. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, avaient perdu tout éclat. Lui si vif auparavant se retrouvait miné par la solitude et le deuil.

Que d’ironie.

« Ketosaï est le deuxième d’entre nous à mourir. Quant à mon autre frère, le dernier qui me reste, il mériterait de finir ses jours seul ! Il mérite de rester dernier. » Jen se leva du tronc mort sur lequel il était assis pour se mettre à faire les cent pas. « Je ne veux pas finir seul, Asmodée. Est-ce que quelqu’un comme toi peut comprendre ça ?

— Je ne comprends pas pourquoi tu te sens si proche de tes… frère, qui n’en sont pas. Tu ne les voyais presque jamais. Quand tu parlais d’eux, tu ne faisais que les médire.

— Oh mais ils étaient méprisables. Cela n’y change rien… Même toi, insensible garce, tu es proche des autres archidémons. Sans oublier que tu as ton clan… » Il donna un coup de poing dans le vide, frustré, avant de laisser tomber ses bras de part et d’autre de lui, s’arrêtant de marcher. « Je n’ai que mes frères. Si je meurs, personne ne se souviendra de moi. Sauf toi ; autant dire personne, coquille vide. »

Elle se vengerait un autre jour pour ces insultes.

« Tu es immortel, lui rappela-t-elle néanmoins.

— Si je reste en vie et que personne ne se souvient de moi, c’est pire, Asmodée. »

Le sang de la démone se glaça, alors même qu’elle ne comprenait que vaguement ce que Jen voulait dire. Il se remit à marcher en marmonnant qu’il « allait trouver un moyen » et elle finit par renoncer. Traversant, elle Remonta vers les Abysses.

 

***

 

Raj n’en croyait pas ses yeux. Nysâh s’en était allée dès leur conversation terminée et elle s’était retrouvée seule dans le manoir. Elle en avait parcouru les couloirs familiers, évitant les appartements de Naâsh – inutile de retourner le couteau dans la plaie – et avait fini par sortir pour trouver la ville en pleine effervescence. Les rues étaient noires de monde, pleines de vampires portant des bagages plus ou moins lourds, nobles et serviteurs côte à côte. Les quelques calèches étaient remplies des possessions de leurs propriétaires, des sacs étant même attachés sur leurs toits.

Ce n’était pourtant pas le plus exceptionnel. Dès l’après-midi, le nombre de gens avait diminué et au soir, Raj n’avait plus entendu d’autre bruit que celui du vent. Elle s’était promenée dans Nysjil sans croiser qui que ce soit, entrant dans les maisons aux portes ouvertes. Les meubles y étaient toujours, certains vides d’autres encore remplis d’argenterie ou d’autres biens moins précieux que personne n’avait jugé bon d’emmener.

Elle avait dormi dans le lit d’un noble Vlesihj qu’elle avait toujours détesté mais dont elle avait trouvé le matelas confortable, après avoir vidé une flasque de sang trouvée sur la table de sa cuisine. Le lendemain, elle avait été réveillée par les vivats des démons qui entraient dans la ville.

Tous s’étaient mis au travail. Main dans la main, démons des Abysses et démons de sang vidaient les maisons pour poser les biens en tas – ici les meubles, là les métaux, plus loin les tapisseries. Les symboles des différentes Maisons étaient arrachés, ceux de tissu ou de bois utilisés pour faire des feux de joie sur lesquels la viande ramenée par les chasseurs était cuite. Ceux faits de métal étaient jetés dans les flammes ; des enfants grattaient minutieusement les pierres portant des traces des vampires.

Raj s’était mise au travail avec les autres, s’intégrant sans problème dans cette foule hétéroclite. Alors qu’elle était en train d’aider un certain Kalen à sortir une table par une fenêtre – la porte était trop étroite – elle avait été rejointe par Tarik. À sa grande surprise, l’ancien calice de Daliah arborait un grand sourire et entreprit de leur donner un coup de main.

À présent, ils profitaient d’un repos bien mérité, assis dans un Cercle autour du feu principal, enveloppés dans une même couverture. Le jeune démon n’avait pas ouvert la bouche mais ses yeux brillaient de bonheur.

« Faim ? lui demanda un grand homme en lui proposant une généreuse pièce de viande.

— Merci. Je peux en avoir un pour le gamin ? »

Le démon acquiesça et s’éloigna, pour revenir quelques instants plus tard avec plus de nourriture. Il s’assit à côté de Raj alors qu’ils commençaient à manger et ce ne fut qu’alors que la lumière des flammes mit en avant le tatouage qui courait sur son visage.

Elle le dévisagea, sidérée. Astaroth lui sourit.

« Ça ira, maintenant », déclara-t-il de sa voix grave et rauque.

Raj ne put qu’acquiescer et, alors qu’elle hochait la tête, elle sentit une chaleur inhabituelle remonter de son ventre dans sa poitrine. Elle sourit à son tour en réalisant qu’elle y croyait. Ils étaient en sécurité, maintenant. Ils étaient libres.

Ils étaient en vie.

 

***

 

Belzébuth dégusta son verre d’abyssite avec d’autant plus de plaisir qu’il appréciait le spectacle se déroulant à ses pieds. Nysjil avait bien changé depuis la dernière fois qu’il y était venu, à peine deux semaines auparavant. Les démons de sang l’avaient renommée Rastoth – un nom qui sonnait bien mal – en leur honneur, compressant le nom d’Astaroth et, à son grand déplaisir, le surnom que lui avait attribué Lucifer, « Raven », l’oiseau de mauvais augure.

Peu de gens l’appelaient ainsi – il ne l’aurait pas toléré – et sans doute les démons de sang avaient-ils voulu à la fois le remercier de son aide et lui rappeler qu’au final, ils ne lui devaient rien.

Des cris de joies retentirent en contrebas et Belzébuth s’appuya sur la rambarde du toit pour essayer de voir ce qui se passait. Lucifer arriva derrière lui. Il lui proposa un verre, que le déchu refusa.

« Kalen a été élu. Il sera le premier dirigeant de Rastoth. Il a déjà envoyé un message à Van pour lui demander d’être son ambassadeur à Pandémonium. »

Il parvint enfin à comprendre les mots que criaient les passants – seigneur Kalen ! – et ne put s’empêcher de rouler les yeux.

« Un gouvernant choisi par le peuple. Ça ne marchera jamais.

— À vrai dire, ce système existe déjà dans certaines contrées humaines et me semble plutôt satisfaisant jusque là, le contredit Lucifer.

— Tu perds encore du temps dans l’Univers ?

— Je pensais partir visiter les villes draconiques, en fait. De loin, leur culture me paraît tout à fait fascinante. »

Belzébuth leva à nouveau les yeux au ciel, prenant Sei à témoin, puis vida son verre d’un trait.

« À ton gré. Après tout, autant profiter de cette trêve tant qu’elle dure.

— Les anges ne seront pas ravis de voir nos nouveaux alliés lors des prochains combats.

— Je ne m’attendais pas à ce que les démons de sang proposent spontanément de participer à la guerre. »

Le Déchu haussa les épaules.

« Ils sont des démons avant tout. Sans oublier qu’ils doivent se nourrir de sang et qu’ils ne comptent pas imiter les vampires au niveau de la méthode de nutrition.

— Les combats ne suffiront pas. »

C’était un fait, et Lucifer acquiesça.

« Mais combinés à la chasse…

— Des animaux ?

— Les vampires peuvent se nourrir de leur sang, lui rappela le Déchu. Simplement, il a très mauvais goût et la plupart d’entre eux aiment profiter des Étreintes. »

Belzébuth renifla, méprisant. Ces sangsues étaient vraiment la lie des Abysses. Heureusement, les démons de sang étaient des êtres fiers, eux.

« Je ne suis pas certain que les démons de sang puissent donner du plaisir en buvant quelqu’un », continua Lucifer, pensant à voix haute. « Leur mâchoire ressemble à celle de jeunes chiots… Leurs morsures doivent être douloureuses.

— Si tu le dis. Je ne compte pas vraiment tester de toute façon. »

L’ancien archange haussa les sourcils. Évidemment, qu’il n’allait pas essayer ; personne ne s’attendait à ce qu’il se soumette ainsi. Belzébuth posa son verre sur le rebord et retira sa cape pour déployer ses ailes.

« Je ne pense pas qu’ils aient encore besoin de nous. Rentrons. »

Un Portail s’ouvrit au-dessus d’eux dans le ciel et tous deux s’envolèrent, sans un regard en arrière.

 

***

 

Les patients dormaient, Shania veillant sur eux pour la nuit. Ils avaient mis en place des tournantes afin qu’il reste toujours au moins deux personnes dans l’hôpital durant la nuit – un pour s’occuper des urgences, l’autre pour aller réveiller Ariel en cas de problème grave. L’organisation se mettait bien en place, il était satisfait de lui-même.

La soirée s’étendait à présent devant lui, libre. Van était parti durant l’après-midi pour Rastoth. Apparemment, tout était terminé là-bas, et le seigneur Kalen lui avait fait une proposition intéressante. Ariel était content de le voir se trouver des objectifs pour le futur, entre ce potentiel poste de diplomate et son aura, qu’il entraînait tous les jours.

Tout s’était remis en place en Bas.

Il n’avait rien dit au sujet de Kamu. Il avait été tenté de se confier à Van, au début – après tout ils étaient proches – mais le démon haïssait les vampires. Peut-être l’aurait-il vendu à Belzébuth et ce n’était pas ce qu’Ariel souhaitait, d’autant plus qu’il n’était pas certain que le secret qu’il avait découvert en soit un, au final.

Le déchu ferma la porte de ses appartements et, tranquillement, tira les rideaux. Puis, il leva les yeux vers le plafond.

« Maître Saraqael ? Vous m’entendez ? »

L’espace d’un instant, l’illusion qui entourait l’ession qui le suivait partout se leva. Ariel hocha la tête.

« Kamu est un vampire, déclara-t-il. Il doit être très puissant pour avoir survécu si longtemps et je pense que c’est lui qui fournissait toutes ces informations à Lilith. »

Cela, Saraqael le savait sans doute déjà, mais il préférait tout lui dire. Il eut un instant d’hésitation, puis conclut :

« Tout est terminé ici. Vous pouvez y aller. »

Après quoi il alla se coucher, avec le sentiment du devoir accompli.

 

***

 

Le conseil des archanges était à nouveau réuni. Ces dernières semaines avaient été éprouvantes pour tout le monde, au niveau émotionnel mais aussi physique : les visages étaient tirés et les yeux cernés. Même Raguel avait du mal à garder son sourire et bâillait avec fort peu de dignité, affalé sur sa chaise.

« Nous retrouvons tout doucement un rythme normal, déclara Saraqael. Ne serait-il pas temps de songer à nouveau aux démons ? »

Michaël l’observa sans rien dire. Ils en avaient discuté en privé avec Rémiel, sans avoir pu prendre de décision définitive – raison pour laquelle le sujet était amené devant leurs pairs. La femme aux cheveux blonds prit son air le plus professionnel pour annoncer :

« Les enfants de Sei sont affaiblis. Ils sortent d’une pénible guerre contre Ambrosis et une partie de leurs troupes se trouve toujours dans les Tréfonds. Le moment est parfait pour une attaque. »

C’était prêcher le pire et ils le savaient. D’ailleurs, Raguel se crispa et commença lentement à se redresser. Il n’eut cependant pas le temps d’ouvrir la bouche.

« Non. »

Saraqael se tourna vers Gabriel, sous le choc. Leur stratégie était de mettre en avant les arguments que l’archange de la Pureté aurait pu émettre et de les démonter eux-mêmes, avant qu’il ne puisse intervenir… et voilà que son avis leur était favorable ?

Il avait reçu un coup sur la tête ? Son corps était tant saturé de magie Sainte qu’il guérissait presque instantanément, mais rien d’autre ne pouvait expliquer un tel revirement de comportement, pas même la Chute d’Ariel.

« Ils ont toujours été plus nombreux que nous, argumenta Gabriel dans le silence stupéfait qui avait envahi la salle. À présent, non seulement ils ont Lucifer, mais ils ont gagné des alliés. Ces… démons de sang vont les aider, je suppose ? »

Saraqael hocha la tête, toujours stupéfait.

« Donc nous devons renforcer notre position avant de faire quoi que ce soit. »

Il n’avait pas cité le nom de son frère mais tous l’avaient entendu. L’archange du Soleil savait de source sûre qu’Ariel ne combattrait pas, se contentant de soigner les blessés, mais cela suffisait à donner aux démons un avantage supplémentaire.

Michaël s’avança, posant ses coudes sur la table.

« Es-tu en train de proposer une trêve ? »

Gabriel pâlit légèrement et Saraqael le vit lutter contre ses convictions. Puis, il répondit, les lèvres pincées :

« Ridicule. Les démons ne sont pas dignes de confiance.

— Je ne parle pas d’un traité officiel mais d’un accord entre nous. »

Le régent de l’Eden jouait avec le feu, aussi gardait-il sa voix soigneusement neutre. Gabriel tripota son col comme si celui-ci était trop serré. Tous les regards étaient braqués sur lui.

« Je ne sais pas…

— Je ne fais que donner son vrai nom à ta proposition. »

Techniquement ce que Michaël disait était vrai, mais en ce faisant il franchissait une ligne invisible – celle-là même qu’à eux trois ils avaient déjà dépassée, sans prévenir les autres, en se mettant d’accord avec Belzébuth.

L’expression de Gabriel se fit déterminée et Saraqael retint un soupir. Raté.

« Soit. Mettons-nous d’accord sur une trêve, si vous tenez à ce que ce soit officiel. Je maintiens ce que j’ai dit tantôt : attaquer maintenant serait du suicide. »

Jadis, si qui que ce soit avait osé faire une déclaration pareille, Gabriel lui-même se serait offensé en argumentant qu’il serait heureux de mourir pour la cause de Son Altesse Lyth. Saraqael mit une illusion d’expression neutre devant son visage pour cacher son sourire.

« Parfait, reprit Michaël. Quelqu’un est contre ? »

Raguel secoua la tête avec enthousiasme. Rémiel se tut. Uriel murmura un « non » sans hésiter et Saraqael l’imita, s’efforçant de ne pas sortir du lot. Il y eut un moment de silence, puis Raphaël haussa les épaules.

« Si vous y tenez…

— Nous sommes donc tous d’accord : nous décidons d’une trêve dans la guerre contre les démons ? »

Tous acquiescèrent d’un même mouvement. L’archange de la Lumière se leva et, d’un mouvement de la main, traça sur sa poitrine non pas la Croix de Lyth mais l’Étoile à Sept branches, le symbole de l’Eden. Saraqael se leva pour l’imiter. Un par un, tous les archanges firent de même.

Il n’avait plus ressenti une telle symbiose entre eux sept depuis la Chute de Lucifer – et même avant. Il sentit l’Eden pulser dans son aura et retint un frisson.

Pour la première fois depuis des siècles, le conseil des archanges avait pris une décision à l’unanimité. Que celle-ci concerne une trêve ne pouvait signifier qu’une seule chose : un jour, lointain peut-être mais néanmoins certain, la guerre prendrait fin.

Fin - à suivre dans "Les Enfants de Saâgh"

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