Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 3

« La Ronde réunit les Doyens des sept Maisons principales et le Roi Rouge. Elle vote les lois proposées par les ska, pour peu que celles-ci soient tutorées par au moins un de ses membres. »

- Livre des Loi suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge -

Les hauts murs de la cathédrale d’Alun Hevel s’élevaient vers le ciel, minces et gracieux, défiant toute technologie. La magie de l’Élément Métal qui soutenait ses fondations et consolidait ses arcades comme un titanesque squelette d’aura pulsait dans la pierre, résonnant dans le cœur de chaque être magique se trouvant à l’intérieur. Bénie, elle exhalait également de l’Élément Saint, en quantité suffisante pour distiller le bien-être parmi les anges et rendre malade n’importe quel démon qui chercherait à s’approcher.

De l’extérieur comme de l’intérieur l’endroit était majestueux, imposant la force de Lyth tout en élevant les prières de Ses créatures jusqu’à Lui. Les pierres, sculptées avec le plus grand soin, étaient ornées d’or ou d’argent. S’y reflétait la lumière rendue multicolore par le filtrage des vitraux, qui donnait à l’ensemble un aspect enchanteur, irréel.

Contribuant à l’ambiance surnaturelle, une voix cristalline s’élevait dans ce lieu à l’acoustique parfaite, montant jusqu’aux plus hautes voûtes, remplissant l’espace sonore, pure et sans défaut. Les anges l’écoutaient avec ravissement, charmés.

À genoux, mains jointes dans une respectueuse attitude de prière, Ariel chantait. Ses longs cheveux, pour une fois détachés, ondulaient librement sur ses épaules frêles et dans son dos, l’auréolant d’or, effet d’optique accentué par le reflet des bougies dans sa chevelure claire. Pur et innocent aux yeux de tous, il représentait pour la majorité des anges une sorte de perfection à atteindre, un peu comme son frère.

Il chantait un cantique sacré, pour la messe, pour les anges, mais surtout pour Gabriel. Lyth était trop abstrait, trop absent ; c’était pour Gabriel qu’il mettait tout son cœur dans ce qu’il faisait.

Son frère serait sûrement fier. Qui pouvait ne pas être touché par sa voix au timbre parfait ? La dernière note flotta autour de lui en un instant de toute beauté, puis il la laissa s’éteindre. Le silence s’étira sur une poignée de secondes avant que tous ne se signent dans un froissement de tissu, se mettant sur pieds pour écouter l’archange de la Pureté qui commençait la messe.

Applaudir eût été de mauvais goût car le chant s’adressait à Lyth, pas aux anges. Aussi, Ariel se leva comme tout le monde pour écouter son frère, sans guetter le moindre signe d’approbation chez qui que ce soit. Les nombreux sourires qui lui étaient adressés et qu’il apercevait du coin de l’œil suffisaient à le conforter dans la conviction que sa performance avait été excellente. Gabriel lui-même ne regardait pas dans sa direction mais Ariel savait que, pour lui, la messe était vraiment sacrée et qu’il se réservait au Seigneur pendant toute sa durée. Il ne le féliciterait qu’une fois qu’ils se retrouveraient en privé.

Impatient d’en arriver à ce moment, il ne prêta qu’une attention distraite aux mots que son frère lançait vers la foule, donnant les bonnes réponses aux bons moments par une habitude mécanique et dénuée de toute passion. Vu de l’extérieur, il semblait néanmoins inspiré ; il n’aurait pas permis que son expression ou son maintien le trahissent. Il laissait ainsi son esprit errer sans problèmes.

Il n’avait pas le moindre remord : contrairement aux séances de la chapelle privée de Gabriel, les messes de la cathédrale ne lui donnaient aucune impression de sacralité. Peut-être parce que l’attention de son frère était dirigée vers tant de gens plutôt que vers lui seul ou parce que l’endroit, richement décoré, était trop esthétique pour accueillir une vraie spiritualité. Gabriel lui avait longuement répété que le sacré était synonyme d’humilité et de simplicité, et cette idée était restée imprimée dans son esprit.

Sermonnant la foule, l’archange, lui, ne semblait pas dérangé par l’endroit où il se trouvait. Ceci dit, Ariel n’oubliait pas sa manie de voir Lyth partout ou, du moins, partout où il voulait le voir. Il adorait son frère malgré ses défauts, mais le connaissait trop pour ignorer son entêtement, son aveuglement ou son arrogance.

Après plusieurs longues minutes, Gabriel entama la dernière partie de son discours, rappelant les principales lois de la Pureté. Ariel s’efforça de faire la sourde oreille, continuant de prétendre qu’aucun sermon le touchait et se concentrant sur les félicitations à venir. De toute façon, Gabriel s’adressait à un « vous » général et abstrait, pas à lui en particulier ; les mots n’avaient donc pas la moindre importance.

Peut-être que s’il continuait à se le répéter, il finirait par y croire. Peut-être aussi qu’il arriverait à se convaincre que la fierté que son frère éprouvait à son encontre grâce à son chant rattrapait toute l’horreur qu’il lui cachait, les mensonges, le péché, l’abomination.

Ariel ferma les yeux et inspira profondément avant de les rouvrir. Continuer à ressasser les mêmes événements était vain et dangereux ; il risquait de laisser transparaître ses sentiments. Mieux valait qu’il se concentre sur le moment présent au lieu de songer au soir, à la possibilité infime que Bélial vienne et, surtout, surtout, à la réaction de son frère s’il savait. Si la pureté pouvait se négocier, les bonnes actions compensant les mauvaises, peut-être aurait-il pu se rattraper, après tout. Même en sachant qu’un tel marchandage était exclu, Ariel voulait essayer.

La messe se terminant, les anges commencèrent à se disperser et l’agréable murmure des cancans parcourut l’immense cathédrale. Des groupes se formaient à la sortie, s’éloignant plus ou moins rapidement selon leur degré de sensibilité au froid.

Ariel suivit la masse puis se dirigea à pas rapides vers le bâtiment principal de la cité, où il travaillait. Gabriel serait peut-être retenu par des anges mais, plus probablement, il se rendrait directement sur son lieu de travail. L’archange de la Pureté n’aimait pas perdre du temps en flatteries et en amabilités quand il avait plus urgent à faire – et il avait toujours des dossiers importants à remplir ou des jugements à rendre.

Heureusement, les ruelles étaient vides et ne se remplissaient que lentement de la foule revenant de la messe. Aidé par son rythme soutenu, Ariel parvint à dépasser la majorité des anges et atteignit le couloir où se trouvaient son bureau et celui de son frère, qui étaient côte à côte, au moment précis où celui-ci arrivait d’un pas ferme.

Voilà. C’était le moment. Il avait chanté pour lui, de tout son cœur, de toute son âme, et allait récolter les fruits savoureux de son effort. Il avait rarement aussi bien interprété une musique, il le savait ; Gabriel l’avait sûrement remarqué aussi. Après tout, ils étaient très proches tous les deux.

Oui. Les inquiétudes de la journée allaient être rapidement oubliées, effacées par un sourire de Gabriel et peut-être un mot ou un geste d’approbation.

Au moment où Ariel levait son regard vers l’archange, plein d’espoir, celui-ci le remarqua… et fronça les sourcils, en réalisant que la position de l’ange plus jeune dans le couloir l’empêchait de passer.

« Eh bien ? »

Ariel s’empourpra légèrement, gêné.

« Oh. Eh bien. Rien. Je me demandais juste…

— Si ce n’est pas urgent, désolé, mais je verrai ça ce soir. J’ai du travail. »

Le ton était sec et coupant, presque froid, et Ariel se figea, crispant un sourire sur ses lèvres.

« Bien sûr, grand frère, je comprends. On se verra plus tard. »

Qu’il ait eu l’impression de recevoir une gifle n’était qu’un détail. Gabriel se contenta d’ailleurs de cette réponse et, sans plus se préoccuper d’Ariel, le dépassa pour s’éloigner. Après deux pas, il s’arrêta et Ariel eut un sursaut d’espoir. Il allait tout de même glisser un ou deux mots gentils…

« Et ne m’appelle plus grand frère en journée. Je ne veux plus avoir à te le rappeler. »

Ariel ne bougea pas d’un cil lorsque la porte du bureau se referma. Il se fit vaguement la réflexion que le bruit semblait résonner, bourdonnant dans ses oreilles comme un la dans un diapason. Il était trop sensible, il le savait, mais un terrible pressentiment l’assaillit, alors qu’il réalisait à quel point ce son lui semblait définitif.

Tremblant, le Prince-ange entra dans son bureau et se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit toute grande, prenant des inspirations profondes pour chasser l’étau d’angoisse qui l’avait saisi. Plusieurs minutes passèrent sans qu’il n’arrive à se calmer et sa panique commençait à friser l’hystérie quand il stoppa ses prises d’air trop rapides et ferma les yeux. Stop. Il devenait ridicule.

Ariel rouvrit les yeux et referma la fenêtre, arrêtant là l’arrivée du froid qui commençait à envahir la pièce. Frissonnant légèrement, il se frictionna les bras et relâcha sa respiration, calmé.

Un pressentiment. Puis quoi encore ? Cela ne voulait rien dire. C’était sa colère, mêlée à la peur qui le poursuivait depuis des mois, qui avait causé cette crise. Il ne pouvait que se féliciter que personne ne l’ait vu.

Il alla s’asseoir à son bureau, et entreprit de consulter un dossier, mais il n’était pas en état de se concentrer. Ses mains tremblaient.

« Merveilleux… »

Il reposa les papiers pour se passer les mains sur le visage. Il se sentait épuisé. Tout ça à cause d’une intuition… ridicule. Malheureusement, si son esprit était convaincu, cela ne suffisait pas à calmer son rythme cardiaque.

Une sensation de froid et de vide l’envahit, les larmes commençant à poindre. Il avait fait de son mieux, pourquoi tout ne se passait-il pas comme il le souhaitait ? Ce n’était qu’un petit moment de bonheur, cette histoire de chant, une petite pâtisserie toute chaude et réconfortante, transformée en désastre. Il avait juste voulu faire plaisir à son frère. Était-ce trop demander ? Était-il indigne même de cela, à présent ?

Il connaissait la réponse à sa question. Bien sûr, qu’il en était indigne. Au temps pour ses vains espoirs : sa conduite ne pouvait pas être rattrapée. Gabriel avait raison, finalement, en disant que rien de bon ne pouvait venir des pécheurs. Ils se complaisaient entre eux mais n’apportaient que le désordre parmi les anges.

Ariel s’essuya les yeux fermement, essayant d’empêcher les larmes de continuer à y monter.

Toc, toc.

Ariel bondit, puis fronça les sourcils. Le bruit venait de la fenêtre, pourtant, même en se tordant le cou, il ne distinguait rien dehors qui aurait pu le causer. Légèrement inquiet, mais heureux d’être distrait de ses pensées, il se leva pour aller voir de plus près.

Toc, toc. Le son se répéta, léger. Était-ce possible que… ? Non, tout de même pas ? Ariel ouvrit la fenêtre en grand d’un mouvement vif, puis s’écarta.

Le vide qu’il avait ressenti quelques minutes plus tôt se remplit d’une chaleur plus que bienvenue lorsqu’il sentit deux bras tiédis par le froid du dehors se refermer autour lui, alors qu’une odeur reconnaissable entre mille effleurait ses narines.

Son amour était venu.

Bélial était illusionniste, comme lui, mais encore meilleur puisqu’il portait un titre plus élevé. D’aucuns prétendaient que ce pouvoir s’accordait à merveille à son surnom d’archidémon de la trahison, mais Ariel savait bien qu’il ne s’agissait que de persiflages. Cette histoire de titre ne rimait à rien, Bélial le lui avait dit : les démons les attribuaient à n’importe qui, contrairement aux anges chez qui ceux-ci étaient formalisés.

Quant à cette histoire comme quoi Bélial aurait causé la déchéance de Lucifer, rien n’avait jamais été prouvé. Personne n’ignorait que Lucifer était perverti depuis le début. Ariel lui-même se souvenait l’avoir vu partir chez les démons, alors que la guerre faisait rage. À présent, le Premier-né était l’ennemi à abattre – d’autant plus sa mort ne briserait pas l’Équilibre et n’entraînerait donc pas la destruction des Trois Mondes.

En effet, au-delà de leur pouvoir et de leur autorité, les archanges et les archidémons étaient liés aux Abysses et à l’Eden. Lucifer avait perdu ce titre lors de sa Chute, quoiqu’il ait acquis celui de Prince-démon.

À l’époque, ils n’étaient pas passés loin de la catastrophe : pendant plusieurs longues heures d’angoisse, tous avaient cru que l’Eden allait se désagréger, entraînant les Abysses avec lui. L’heureuse ascension de Michaël au titre d’archange avait réglé le problème mais depuis, les stratèges angéliques cherchaient le moyen de mettre les archidémons hors d’état de nuire sans les tuer. Le risque était trop grand.

Fort de ces convictions, Ariel se serra avec bonheur contre le corps invisible de son amant. Perdu dans la sensation enivrante de sa présence, le Prince-ange oubliait tout. De plus, en ce moment où il se sentait si mal et seul, Bélial était arrivé. Ne devait-il pas y voir un signe ?

Des lèvres dévoraient son cou de baisers et Ariel rit, heureux, tout en repoussant les assauts de son amant.

« Du calme, fou que tu es ! Venir en Eden en pleine journée !

— Nous sommes illusionnistes tous les deux, je n’ai aucune chance de me faire remarquer. »

Plein de tendresse, Ariel caressa sa joue à tâtons et déposa un baiser à l’endroit où se trouvaient supposément ses lèvres. Il ne réussit qu’à moitié à viser et tous deux éclatèrent de rire.

« Débarrasse-toi de cette illusion, avant qu’un désastre n’arrive ! » exigea Ariel en refermant la fenêtre.

Habitué à ce pouvoir, il ne sursauta pas lorsque le démon apparut d’un coup et se contenta de le détailler du regard. Il ne se lassait pas de regarder ce corps musclé, à peine plus grand que la moyenne angélique. Avec ses yeux bleus innocents et ses cheveux blonds, Bélial aurait pu se faire passer pour un ange, s’il n’avait porté les tatouages noirs qui le désignaient comme archidémon. Ceux-ci tranchaient durement sur sa peau blanche, forçant Ariel à se rappeler encore et encore à quel point son péché était grand.

Peu lui importait, pourtant. Bélial lui apportait l’amour et le réconfort dont il avait besoin, et il se sentait trop bien avec lui pour faire cesser ces rencontres, devenues aussi nécessaire que le boire et le manger.

Bélial, au moins, ne le décevait jamais.

Le démon l’embrassa à nouveau, plus longuement cette fois, posant ses mains de part et d’autre de la taille fine d’Ariel. Lorsqu’ils se séparèrent enfin, Bélial lui adressa un sourire amusé, un peu moqueur mais plein d’affection.

« Alors, comment vas-tu aujourd’hui ? Ton travail ne te pèse pas trop ? »

Ariel soupira. Il ne voulait pas raconter à Bélial le détail de ses blessures. Elles lui auraient paru si futiles !

« Mon frère est exigeant, comme toujours. Il se donne tout entier à l’Eden et à ses responsabilités, et entend que tout le monde en fasse autant. Ce n’est pas facile, mais j’ai l’habitude. Et toi ? »

Difficile d’ignorer que la vie de Bélial se déroulait dans les Abysses et que sa réponse à cette question innocente pouvait se révéler cruciale pour l’Eden. Demander si ses ennemis allaient bien, n’y avait-il pas de situation plus absurde ?

« Ça va, comme d’habitude. Tu sais bien. Les gens ne changent pas vraiment… »

Ariel acquiesça, comme s’il connaissait vraiment le caractère des autres archidémons, et se laissa aller sur le torse de son amant, le réchauffant de son corps.

« Tu es gelé. Combien de temps as-tu donc passé dehors ?

— Pas plus d’un quart d’heure, ne t’en fais pas.

— C’est déjà beaucoup trop ! décréta l’ange, en bon guérisseur. Tu aurais pu attraper un coup de froid, avec ce temps. »

Bélial rit doucement, amusé par son inquiétude.

« Il ne neige même pas…

— Ça ne saurait tarder et tu le sais ! s’indigna Ariel. Quand les nuages se seront enfin décidés, Alun Hevel se couvrira de neige en moins de dix minutes. »

Il agita un index sous le nez du démon, sourcils froncés.

« Je vais te préparer une tisane pour te réchauffer. Et pas de discussion ! »

Le sourire de Bélial s’accentua, devenant plus sensuel, bien que toujours taquin. Avant qu’Ariel ait pu l’en empêcher, il lui avait saisi le poignet, embrassant le bout du doigt que l’ange avait tendu vers lui, de manière très suggestive.

« Je connais une autre manière de me réchauffer, qui me plairait davantage. »

Sa voix s’était faite basse et érotique. L’adolescent rougit.

« Tu ne penses vraiment qu’à ça ! »

Sa protestation n’était pas vraiment convaincante. Il ne résista pas lorsque le démon l’attira plus étroitement contre lui, et encore moins lorsque ses lèvres se mirent à parcourir sa gorge offerte. Ses problèmes envolés, sa culpabilité oubliée, son frère au placard ; seuls comptaient la présence de son démon contre lui et le plaisir qu’il lui procurait.

Les mains de Bélial se réchauffaient rapidement, parcourant les plis de ses vêtements pour atteindre sa peau. Des murmures appréciatifs et encourageants ne tardèrent pas à effleurer son oreille, en même temps que le souffle troublant de son amant. C’était si facile de se perdre dans ses bras, de se créer un monde à soi, où ni les lois ni la réalité extérieure n’avaient de prise. Il n’y avait qu’eux, eux, leur amour, leur plaisir, et rien d’autre.

C’était bon de se faire plaquer au mur, un corps chaud collé contre soi, une langue aventureuse ravageant sa bouche, des caresses sur son torse, sur ses hanches… Si délicieux, ce ne pouvait qu’être bien. N’est-ce pas ? Puis, il l’aimait, ce démon. L’amour ne pouvait pas provoquer des catastrophes.

Ah, se fondre dans le moment présent, ne pas songer à ce que l’avenir réservait… Était-ce le lot de tous les amours secrets ? Mais pouvait-il y avoir amour plus vrai qu’un amour entre ennemis ? Si un sentiment défiait la nature elle-même, cela signifiait qu’il était fort, n’est-ce pas ?

Rouvrant les yeux qu’il avait clos pour mieux se perdre dans les sensations, Ariel se pencha à l’oreille de son démon afin de lui faire connaître les doux sentiments qu’il lui inspirait. Puis, son mouvement se figea.

Le temps sembla freiner d’un coup, sans qu’Ariel arrive pour autant à se mouvoir plus vite. Horrifié, il fixa son regard sur la poignée de la porte de son bureau qui tournait comme au ralenti.

Son esprit se mit à patiner à la recherche d’une issue, sans trouver de solution, embourbé dans l’effroi, la panique et l’urgence. Une seule pensée qui parvenait à surnager cette folle marée de réflexions : pour la première fois de sa vie, Ariel priait de tout son cœur pour que, derrière cette porte, se trouve n’importe qui d’autre que son frère.

 

***

 

Les villes jumelles de Sodome et Gomorrhe, placées de part et d’autre du Styx, étaient connues comme les villes du vice où incubes et succubes vivaient dans la luxure et la débauche. Cependant, dirigées par Lilith, archidémone de la Terre, elles étaient aussi célèbres pour leurs cultures de plantes rares.

Les maisons arboraient des murs peints de jaune ou d’orange et des toits pentus aux tuiles claires. Souvent, le premier étage était plus avancé que le rez-de-chaussée, soutenu par de gros piliers couverts de lierre et de fleurs. Des arbres bordaient les avenues principales ; la plupart des maisons possédaient un jardin ou un balcon couvert de plantes. En voyant Gomorrhe pour la première fois, peu de gens réalisaient qu’il s’agissait bel et bien d’une des villes du vice qui horrifiaient tant les anges.

Belzébuth sourit en se promenant dans la cité. Aussi bruyante que Pandémonium, elle dégageait néanmoins une sensation de sérénité. Les incubes se débauchaient pourtant bien plus que le démon moyen dans les coins sombres.

« Tu sembles apprécier ma ville, s’enorgueillit Lilith qui marchait à ses côtés. Tu devrais venir en profiter plus souvent.

— Je connais les plaisirs qu’elle recèle. Je n’ai malheureusement pas le temps de m’y attarder, comme tu le sais. Notre cher Prince-démon a toujours une pile d’affaires qui requiert absolument ma présence à Pandémonium.

— Son système de délégation féodale fonctionne bien, jugea la démone. Avec donné la croissance des villes démoniaques de ces derniers siècles, tu aurais été ennuyé de devoir voyager dans toutes les Abysses pour régler ces problèmes.

— Avant, les gens venaient à moi pour plaider », grommela l’archidémon des Ténèbres pour la forme.

Lilith leva les yeux au ciel sans commenter, préférant plutôt parler du sujet qui avait amené Belzébuth à Gomorrhe.

« Donc, Bélial fait de nouveau n’importe quoi ?

— Disons qu’il s’éclipse. Je suis presque certain qu’il Monte en Eden. »

Elle entortilla une de ses mèches blondes autour de son index. Cette couleur de cheveux, rare chez les démons, était l’une des qualités qui expliquait son statut de canon de beauté des Abysses. Petite mais toute en courbes, elle inspirait poètes et musiciens en herbe ; sa grâce et son élégance étaient louées jusqu’aux Tréfonds.

À raison, jugeait Belzébuth ; quoiqu’il aurait plutôt tendance à parler de son caractère incisif et de sa propension aux ragots et aux intrigues. Cependant, il appréciait les conseils de Lilith : l’archidémone avait un esprit aussi acéré que Lucifer. Leur duo aurait fait trembler les Abysses s’ils ne rivalisaient pas tant l’un avec l’autre.

« Aucun ange ne serait plus assez stupide pour tomber dans le panneau, pas après la Chute de Lucifer, commenta Lilith.

— Elle a eu lieu il y a des siècles. Les gens oublient vite. De plus, ils ne l’ont pas vécue ; ce n’est qu’une histoire parmi d’autre.

— Que crains-tu au juste, de toute façon ? se moqua l’archidémone. Que la guerre s’envenime ? »

Belzébuth soupira. Elle avait raison, de quoi s’inquiétait-il ?

« Il ne devrait juste pas agir ainsi. Si il tente bel et bien un ange.

— Cesse de te ronger les sangs. Cela ne peut que nous profiter. Comment se passe l’enquête d’Azazel ?

— Rien de neuf, s’agaça-t-il, suivant son changement de sujet. Ces parasites de vampires sont doués pour couvrir leurs traces. »

Elle eut un bruit de mépris.

« J’aurais fait du meilleur travail. »

Il sourit, indulgent.

« Tu es trop occupée avec les tiens.

— Tu es sûr de ne pas vouloir rester ? Mon dernier-né fête ses dix ans après-demain.

— Sei, déjà ? Combien en as-tu à présent ?

— C’est mon vingt-sixième », annonça fièrement la démone.

Belzébuth la fixa, éberlué. Il réalisait bien entendu que les incubes et les succubes descendaient tous d’elle, mais tout de même…

« Tant que ça ? Et ils sont tous d’Astaroth ?

— La plupart. Ma famille a beaucoup grandi, si on compte les descendants de mes premiers-nés… Gomorrhe et Sodome ne suffiront bientôt plus à les héberger tous.

— Je ne comprends pas comment tu as fait pour en avoir autant.

— Moins d’un par décade, je trouve ce rythme correct. Je me sens vieille quand mes enfants grandissent. »

Elle ne parla pas de leurs morts. Voir les siens mourir était une fatalité en tant qu’immortel et poussait la plupart à ne pas fonder de famille. Astaroth s’occupait de ses enfants comme du reste de son clan, sans faire de distinction, protecteur envers tous ; mis à part lui, Lilith était la seule à avoir jamais élevé ses fils et ses filles. Belzébuth avait sans doute semé quelques bâtards au travers des Abysses mais il ne s’y était jamais intéressé.

Qui sait, un jour peut-être l’un d’eux aurait un enfant immortel, un Prince-démon au même titre que Lucifer…

Belzébuth secoua la tête pour chasser ces espoirs inutiles.

« Bien, je te laisse. Je suivrai ton conseil et ne poserai aucune question à Bélial. J’essayerai de repasser… Sinon, tu sais que tu es la bienvenue à Pandémonium. Le palais que nous y avons construit n’est pas que le mien. »

Il déposa un tendre baiser sur le dos de sa main, la faisant sourire, puis se fondit dans les ombres pour rentrer chez lui.

De son côté, Lilith lissa sa tunique d’une impulsion mentale. Ses talons claquaient sur les pavés clairs des rues alors qu’elle se dirigeait vers chez elle. Cette histoire avec Bélial n’avait aucun sens – mais bien sûr, avec un démon aussi idiot que celui-là… Elle savait que Belzébuth et Astaroth l’adoraient mais bien qu’ils aient le même âge à quelques jours près, ils le considéraient comme leur petit frère plutôt que leur égal. Sans doute parce qu’il se comportait comme tel.

Une fois arrivée au palais – qui n’était qu’à peine plus grand que les autres bâtiments de la ville – elle s’empressa de vérifier que tout était prêt pour la fête du surlendemain. Une fois sûre que les musiciens étaient arrivés, que le cuisinier confectionnait les plats commandés et que ses plantes décoratives s’enroulaient correctement autour des colonnes, elle se détendit et prit le chemin de la bibliothèque.

Celle-ci n’avait pas la prétention d’égaler son équivalent de la capitale, mais restait de taille respectable. Bien sûr, la plupart des grimoires et autres parchemins traitait des plantes et de la façon de s’en occuper. Quelques rares volumes parlaient de magie, d’histoire, de géographie abyssale. Contrairement à Lucifer, Lilith n’adorait pas les livres ; elle en avait simplement besoin.

Les hautes fenêtres donnaient assez de lumière tout au long de la journée et des tables étaient à disposition des lecteurs pour éviter que les livres ne soient emmenés à l’extérieur – contrairement à la plupart des démons, elle les considérait trop utiles pour être abîmés ou oubliés. D’habitude, la pièce était vide, mais ce jour-là quelqu’un occupait l’un des sièges.

Trop absorbé par sa lecture, il ne remarqua pas l’entrée de Lilith. Deux piles de livres l’entouraient : ceux qu’il avait déjà lus et ceux qu’il devait encore consulter. Il était arrivé trois jours plus tôt et, plutôt que de profiter des plaisirs de la ville – qui, après tout, avait sa réputation – il avait demandé à consulter la bibliothèque. L’archidémone en était flattée. Elle tenait ses pouvoirs de l’Élément Terre et était la plus grande spécialiste des Abysses dans le domaine, mais peu de gens s’en souvenaient.

Elle s’approcha à pas feutrés, mais il l’entendit et leva les yeux d’un air un peu perdu.

« Votre Altesse ?

— Bonjour, Kamu. Navrée, je ne voulais pas te déranger. »

Il se secoua, revenant au monde réel.

« Vous ne me dérangez jamais, vous le savez bien. Après tout, vous possédez bien plus de connaissances sur le sujet que n’en referment ces livres. »

Elle aimait les compliments, tout le monde le savait, mais Kamu semblait toujours ne dire que l’exact contenu de ses pensées – ce qui rendait ses paroles plus précieuses encore.

« Je ne vous ai pas encore demandé pourquoi vous vous intéressez tant aux plantes.

— À vrai dire, je suis curieux de tout. Mon voyage m’ayant amené aux portes de Gomorrhe, j’ai décidé d’approfondir ce sujet-là.

— Ce n’est pas ce que la plupart des gens vient chercher ici », s’amusa l’archidémone.

L’homme sourit paisiblement et ne releva pas.

Kamu était un mystère. Il avait obtenu la permission de consulter les ouvrages mais ne parlait que peu de lui-même ou de la raison qui le poussait à voyager. Cependant, quand il discutait avec Lilith, il s’avérait être un véritable érudit. Visiblement, son périple n’avait pas commencé la veille et il avait visité une grande partie des Abysses.

Tout cela était très intriguant d’autant plus que l’homme, charmant au demeurant, avait un petit secret que Lilith n’avait eu aucune peine à découvrir pour sa part. Elle avait néanmoins caché la présence de Kamu à Belzébuth qui, lui, en aurait sans doute fait un scandale.

« J’espère que vous trouvez ce que vous cherchez, en tout cas. N’hésitez pas à me poser des questions si vous en avez.

— Eh bien justement, je voudrais avoir votre avis, déclara-t-il. Voyez-vous, ce livre prétend que les feuilles d’alériane sont excellentes pour l’estomac lorsqu’elles sont servies en infusion. Je croyais pourtant que cette plante était réputée en tant que poison ?

— Une erreur courante. Seules ses baies sont empoisonnées. Ses racines peuvent servir d’épice sans aucun danger et les feuilles ont en effet des propriétés curatives. »

Elle tira une chaise pour s’asseoir, profitant de ce regard brun posé sur elle qui la détaillait sans luxure aucune, fasciné par son esprit plutôt que par son physique.

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