Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 4
« Sei eut un jour un fils puissant avec une mortelle. Il l’appela Nemess et lui donna une partie de son Essence afin d’en faire un Élément à part entière. Ainsi naquit Ténèbres. »
- Livre des savoirs, laissé par Lyth dans la bibliothèque originelle d’Alun Hevel -
Le Mal absolu existait-il en ce monde, en dehors de Sei ? Venait-il tenter les jeunes anges, distillant son venin en le faisant passer pour du parfum, produit futile mais agréable ? Jouissait-il de les voir se complaire dans le péché, se souillant en toute innocence ? Riait-il lorsque quelqu’un brisait son illusion, dévoilant l’horreur et la honte sans leur fard ? Si un Mal pareil existait, en cet instant, Gabriel en voyait l’incarnation en la personne de Bélial.
« Comment avez-vous pu ? »
Sa voix sonnait terriblement froide et calme, à l’opposé de la violence des sentiments qui l’agitaient. Le démon ne tressaillit même pas, se contentant de se tourner à demi, révélant son visage hideux. Il ne prit même pas la peine de lâcher la taille d’Ariel pour répondre :
« Je dois t’expliquer en détail ? »
La haine déferla dans le cœur de Gabriel. Qu’est-ce que ce monstre osait faire à son frère ? Comment avait-il pu l’entraîner ainsi vers le péché ? Comment ce démon osait-il faire ça à son frère ? Cet enfant de Sei méritait qu’il rejette la faute sur lui – comme si cela pouvait effacer la souillure d’Ariel.
Non. L’archange refusait d’y songer.
« Hors de l’Eden. Tout de suite. »
Le monstre esquissa un sourire narquois et Gabriel le vit préparer ses remarques railleuses. Avant qu’il n’ait eu le temps de les formuler à voix haute, l’archange tendit la main, y concentrant sa magie.
« Je vous ai dit de partir », répéta-t-il.
À sa grande satisfaction, Bélial pâlit. Ses pouvoirs d’archidémons s’axaient sur les perfides illusions, pas sur le combat. Gabriel, à l’opposée, combattait activement grâce à son pouvoir d’exorcisme qui faisait fondre les créatures de Sei au contact. Aucun démon sain d’esprit, quel que soit son niveau, ne serait assez fou pour le défier au corps à corps dans un espace clos.
« J’attends. »
Bélial s’éclipsa par la fenêtre, non sans murmurer quelques mots à l’oreille d’Ariel. Sans doute se contenterait-il d’attendre à l’extérieur mais Gabriel aurait le temps de s’occuper de lui plus tard.
Pour la première fois depuis que l’archange était entré dans la pièce, son regard se posa sur son frère.
Ariel n’avait pas esquissé le moindre mouvement depuis l’interruption. Dévisageant Gabriel, les yeux écarquillés, il nota l’horrible froideur qui cachait mal sa colère légitime.
Le Prince-ange savait, en voyant la poignée de sa porte tourner, qu’il était trop tard pour prier. Plus tôt déjà, alors qu’il rêvassait en songeant à Bélial, ou la première fois qu’il avait répondu à ses baisers, peut-être même la toute première fois que le démon l’avait embrassé… il avait su.
Néanmoins, il s’était cru intouchable. Il imaginait qu’en tant qu’ange créé par Lyth Lui-même, il parviendrait à se soustraire à une juste punition. Il avait voulu garder l’Eden, l’amour de son frère et son démon. À présent, il n’aurait plus le choix, et cette réalisation était insoutenable.
Il baissa le visage vers le sol lorsque le regard de Gabriel rencontra le sien. Comment pourrait-il encore se trouver face à lui sans se sentir sale et misérable ? Non seulement il avait péché, mais il lui avait menti. Pire, Gabriel avait découvert sa fourberie.
Dans son enfance, Ariel avait vite compris qu’il avait le choix entre suivre les préceptes stricts de son frère ou le tromper. Ce faire le rendait malade : il se sentait toujours coupable de trahir la confiance totale de son aîné et avait l’impression d’être sale et misérable, lui, le pécheur, à côté de la perfection de son frère. Néanmoins…
Le Prince-ange transgressait ces règles trop dures, trop absurdes surtout. Quel mal y avait-il à chiper une pâtisserie à la cuisine, à s’admirer un moment dans une glace ou à apprécier la chaleur des rayons d’Essiah sur sa peau ? Si les lois n’avaient pas existé et, surtout, si Gabriel n’avait pas été le parfait archange de la Pureté, les moments qu’Ariel passait avec Bélial auraient été les plus beaux de sa vie, des souvenirs précieux à conserver dans l’écrin de son esprit.
À présent, il se sentait misérable. Cependant, cette fois, le péché était grave. Gabriel devait se sentir blessé, déçu et – Ariel le craignait – il ne lui pardonnerait pas cette fois.
L’archange le toisa.
« Confesse-toi. »
Le jeune ange secoua la tête frénétiquement. Il savait que cette question – cet ordre – se présentait comme une porte de sortie. Gabriel espérait qu’il était encore pur…
Ariel pouvait mentir, mais il s’en sentait incapable, pas comme ça, pas face à face. Il pouvait cacher certains de ses actes, il pouvait jouer avec les mots, mais pas prétendre qu’il n’avait rien fait quand son frère lui posait la question, le regardant de son expression franche et sérieuse.
Il eut un sanglot à peine étouffé.
« Gabriel…
— Tu t’es commis avec ce démon ? »
Ariel ferma les yeux. Il ne voulait pas voir son dégoût.
« Tu as couché avec cet homme ? »
Les larmes coulaient à présent et il avait mal, si mal, et les mots prononcés par Gabriel sur ce ton faussement interrogateur étaient autant de poignards.
« Tu as commis le péché de chair, Ariel ? »
Un murmure sortit difficilement de sa gorge, rauque, déformé, mais compréhensible :
« Oui. »
À nouveau, le temps se suspendit, comme pour retarder l’inéluctable, permettant aux deux frères de réaliser pleinement l’horreur de cet instant. Ariel avait avoué. Un pas de plus vers le point de non-retour.
Gabriel brisa le silence sans ciller, malgré la tension, et annonça la sentence :
« Pour péché de chair, haute trahison et homosexualité, tu es condamné à la déchéance et au bannissement. Ton nom ne sera plus prononcé que dans l’effroi, tu seras chassé comme pécheur ; ton sang retombera sur toi. »
Ariel vira petit à petit au livide. Il ne pouvait pas bouger, il ne pouvait plus penser. Toute cette scène devait être un cauchemar. Gabriel ne pouvait pas l’avoir déchu. Gabriel ne l’avait pas condamné à mort. Gabriel n’allait pas essayer de le tuer.
Cette dernière pensée, au moins, devait contenir un fond de vérité, car l’archange ne frappa pas. Toujours, après cette sentence, il achevait le déchu, renvoyant son âme impure à Lyth. Cette fois, cependant, ses bras restèrent alignés le long de son corps, son dos raide, son expression indéchiffrable.
« Pars, Ariel. Va-t’en. »
S’il s’agissait d’un rêve, Ariel allait se réveiller… Peut-être en pleurant, à moitié ligoté par les draps humides de son lit, contre lesquels il aurait lutté pendant son sommeil. Sans doute son frère accourrait-il au bruit, alarmé, pour allumer la lumière et le serrer contre lui, lui permettant de respirer son odeur, de se sentir tellement bien, et…
« Va-t’en ! »
Cette fois, la voix claqua, faisant sursauter Ariel. Non, non, non, ce n’était pas possible, non…
« Suis-moi, mon ange. »
Cette nouvelle voix appartenait à Bélial et ce fut au tour de Gabriel de se crisper. Le démon n’avait pas daigné sortir, se drapant plutôt dans une illusion, et appelait à présent son amant. Ariel tressaillit en sentant des mains invisibles se poser sur ses épaules et l’entraîner, mais il ne lutta pas. Bélial était gentil, tout allait bien se passer, et puis, ce n’était qu’un rêve, n’est-ce pas… ?
Un Portail s’ouvrit devant lui, l’invitant à traverser l’Entre-monde pour se rendre dans les Abysses. Ariel le franchit comme un somnambule.
Il avait froid. Il eut une brusque envie de rire à la réalisation ; elle lui semblait si futile et déplacée. Son imagination le travaillait-elle ? Un frisson le secoua. Non, il avait vraiment froid ; il avait beau se trouver dans un état second, l’impression persistait trop pour être irréelle.
« Bélial, j’ai froid. »
En entendant le ton plaintif de sa propre voix, il retint une grimace. Il n’était pas en état de se maîtriser sa voix comme il le faisait habituellement ni de cacher l’expression brisée de son visage. Il voyait le monde au travers d’un voile et aurait aussi bien pu avoir du coton dans les oreilles. Même son sens du toucher se faisait ouateux, en dehors de ce froid qui l’avait si brusquement saisi.
« J’ai froid… »
Son esprit, lui, enregistrait la moindre parcelle d’information, comme renforcé par la déficience de son corps. Dommage que cela ne serve qu’à rajouter du sel sur sa plaie toute fraîche. Cicatriserait-elle un jour ? Il en doutait.
« J’ai…
— C’est bon, j’ai compris. »
La voix du démon n’était pas dure, juste lasse. Elle percuta Ariel comme un coup de poing. Baissant la tête, il n’ajouta plus un mot, suivant Bélial en véritable automate, avec des gestes saccadés. Pourquoi son amour ne le prenait-il pas dans ses bras ? Il devait croire qu’il préférait rester seul… Ou alors, il était pressé d’arriver à Pandémonium, la capitale des démons. Sans doute l’installerait-il là, avec lui.
En réalité, la sensation ne se rapportait pas à la température, Ariel en avait conscience. Sans doute le démon l’avait-il compris lui aussi, raison pour laquelle il n’essayait pas de le réchauffer… Mais tout de même, Ariel aurait voulu se serrer contre lui, même si les Ombres, étranges et vicieuses, attrapaient les inconscients qui s’attardaient dans l’Entre-monde. Il n’était pas rationnel.
Il se sentait vide. Insignifiant, dégoûtant, misérable, méprisable et seul, mais surtout vide. À vrai dire, il mobilisait ses maigres forces pour s’empêcher de comprendre cette impression si réelle, si vraie. En vain. Il savait.
Quand un ange Tombait, son aura pouvait se modifier. Cela se passait de manière différente pour chacun : certains la gardaient intacte, d’autres perdaient certains pouvoirs, voire tous. Dans ce cas, la plupart du temps, il fallait attendre un choc, un choix définitif, enfin, une cassure quelconque, pour qu’ait lieu « l’Aveu », durant lequel le déchu recevait les pouvoirs qui lui correspondaient le mieux. Ainsi, Lucifer, né archange de la Lumière, disposait à présent d’un froide aura de Glace et de Ténèbres.
Parfois, cet Aveu ne survenait jamais.
Ariel n’avait pas été abandonné par le Soleil et il sentait ses pouvoirs d’illusion, réconfortants. Ses pouvoirs Saints de guérisseur, par contre, avaient disparu.
C’était prévisible, bien sûr. Qui avait jamais entendu parler d’un déchu avec des pouvoirs Saints ? Absurde. Cependant, comme sur beaucoup d’autres points – et, certainement, comme beaucoup d’autres déchus – il avait espéré conserver ce pouvoir. Le perdre revenait à s’éloigner de son frère.
Il retint un rire amer. Comme s’il pouvait s’en écarter plus encore…
Ariel était déchu. Sa vie en Haut se terminait. Chacun de ses pas l’éloignait de l’Eden. Il ne pourrait pas y retourner. Il était pécheur, banni, ignominieux ; tout ange le croisant avait le devoir de le tuer.
Gabriel le chasserait comme les autres. N’avait-il pas déclaré la sentence lui-même ?
Son frère était ainsi fait. Il portait le titre d’archange de la Pureté, après tout, et Ariel avait toujours su que les lois signifiaient tout pour lui. Pour Gabriel, seule la pureté importait. Quelqu’un qui faillait demeurait souillé à jamais, sans retour en arrière.
Le déchu se rapprocha de Bélial, hâtant légèrement la cadence de son vol, le regard dans le vague. Il savait qu’au sortir de son état léthargique, se souvenir de ce que Gabriel lui avait fait le briserait, bien qu’il soit lui-même le seul et unique coupable. Raison de plus pour ne pas se réveiller.
Bélial remarqua son manège et lui attrapa gentiment la main, lui donnant enfin un peu de chaleur. Trop tard ; Ariel ne s’en rapprocha pas.
Ils continuèrent leur cheminement silencieux dans le décor changeant de l’Entre-monde. Les couleurs s’y mêlaient dans un étrange brun orangé. Dans l’ombre se cachaient les yeux brillants des monstres semi-matériels qui les regardaient passer de loin. Sans doute étaient-ils à la fois attirés et effrayés par la puissance qu’ils dégageaient, Ariel ne s’en préoccupait pas. Si l’un d’entre eux avait décidé à ce moment de foncer vers lui pour l’entraîner dans un Autre Lieu, le déchu n’aurait pas esquissé le moindre geste pour se protéger. Pas qu’il veuille mourir, loin de là ! Mais tout lui semblait indifférent.
Enfin, un Portail fut en vue, qu’ils Traversèrent en silence. Ils arrivaient dans les Abysses.
Une bourrasque de vent prit Ariel par surprise et, d’un coup, ce fut comme si ses sens se réveillaient tous en même temps. Ses yeux se plissèrent, agressés par la lumière trop vive et incapables de trier toutes les informations qu’ils recevaient. Les sons jaillissaient de partout, les mouvements, les couleurs, les gens qui criaient, riaient, couraient, le bruit qui arrivait de tous les côtés… C’était tant, c’était trop, quel désordre !
Le Portail avait débouché sur un des nombreux bâtiments carrés, aux toits plats, qui entouraient une place gigantesque où se concentraient un nombre incroyable de personnes. Dans les airs, des hommes et des femmes se propulsaient de toute la force de leurs ailes de cuir, bien plus solides et vigoureuses que celles de plumes, ou montaient d’énormes lézards ailés – des wyvernes. Au sol, les gens parlaient en gesticulant, en haussant la voix, en faisant montre de tant d’expressions différentes et de si peu de retenue…
C’était fou.
En quelques secondes, les joues du déchu rougirent sous le coup de la température hivernale, fouettées par les boucles blondes qui s’échappaient de sa tresse et semblaient vouloir défier les feuilles mortes dans leur danse folle. Ses vêtements, fins, conçus pour être portés dans les habitations chaudes de l’Eden, laissaient filtrer le vent et le froid. Ariel réalisa soudain que sa tunique était restée ouverte jusqu’au ventre et qu’il se promenait à moitié nu.
« Par Essiah ! s’étrangla-t-il en refermant les pans de tissu blanc sur son torse, écarlate. Tu aurais pu me dire de me rhabiller ! »
Ravi de le voir formuler à nouveau une phrase construite, Bélial se permit de sourire.
« Tu ne semblais pas t’en préoccuper.
— Évidemment que non ! J’étais plutôt en train de penser à… »
L’ange déchu s’interrompit. Non, non, non, il ne voulait pas songer à ça, il refusait de laisser ses pensées retourner vers l’Eden.
Une lourde étoffe fut posée sur son dos, le ramenant à la réalité. Son démon le regardait avec bienveillance, les bras nus, tout en ajustant son manteau sur les épaules plus minces d’Ariel.
« Tu vas tomber malade, protesta faiblement le déchu.
— Je suis solide, lui assura l’archidémon. Si tu restes là avec tes vêtements d’angelot, c’est toi qui vas prendre froid. »
Bélial survola la foule des yeux puis, satisfait, reprit la main d’Ariel.
« Je vais t’amener à une chambre au palais. Tu y seras tranquille et pourras t’y reposer un moment. »
Se reposer ? Rester tranquille ? Non, non, pas question ! Le déchu refusait de rester seul dans un coin, il ne voulait pas avoir le temps de réfléchir, il ne s’éloignerait pas de cette foule fascinante pour se retrouver seul avec les conséquences de ses actes !
Il voulut protester mais sa voix lui fit à nouveau défaut, s’étranglant comme celle d’un enfant qui pleurait. Et, comme un fait exprès, la grosse boule qu’il avait dans le creux de l’estomac remonta à cet instant en un sanglot.
« Non, non, je ne veux pas… balbutia-t-il, horrifié par son propre comportement. Je veux pas, s’il te plaît… »
Les larmes se mirent à couler sur ses joues et les sanglots continuaient à monter, incontrôlables.
« S’il te plaît, Bélial, je t’en prie… Je veux pas… Me laisse pas… S’il te plaît… »
Pris de court, le démon l’enlaça, le serrant contre lui en chuchotant des mots rassurants. Cependant, Ariel se trouva incapable de se reprendre. L’eau jaillissait de ses yeux, hors de contrôle, et il était incapable de réussir à terminer une phrase, noyé dans les soubresauts de ses épaules. Perdu, désorienté, il finit par agripper son amant comme si celui-ci était le seul élément stable de ce monde et cacha son visage contre le torse solide.
Ariel ne se souvint jamais de comment au juste il était effectivement arrivé dans un lit. Avant que Bélial n’ait le temps de remonter les couvertures pour le tenir au chaud, il dormait.
***
Les yeux verts étaient à demi voilés par les cils sombres, le visage baissé vers le sol. Pourtant, Ketjiko sentait que le démon le regardait. Le Roi Rouge l’ignora avec soin. Il ne voulait pas trop montrer son intérêt.
Observer ce délicieux adolescent était devenu une habitude au fil des soirées, malgré les regards désapprobateurs que lui lançait Ymesh. La plupart du temps, le démon était en rage, et parfois il portait des bleus cachés plus ou moins habilement. Inutile de se montrer naïf : esclave peu soumis, il appartenait à un maître qui voulait se faire obéir.
Le Roi Rouge ne lui avait pas reparlé depuis cette première fois où le vampire avait bu à son cou. Il se souvenait de la saveur de son sang. Loin d’être excellent – les générations de sélection des lysaâgh en faisaient des mets bien plus délicats que les autres démons – il demeurait cependant assez bon. Après tout, le seul physique n’expliquait pas qu’il avait pu survivre si longtemps. Sans doute ses maîtres successifs avaient-ils veillé à ne pas gâcher pareil joyau.
Le démon releva brièvement les yeux avec une expression de défi, puis reprit une posture soumise qui ne trompait personne. Ketjiko avait possédé de nombreux esclaves personnels. Aucun ne l’avait intrigué autant que celui-là
Quel dommage qu’il ait déjà un maître.
« Je vais quitter Nysjil avant que les routes ne deviennent impraticables, annonça Ymesh.
—Tu ne préfères pas rester ici ? demanda Ketjiko sans cacher sa déception. Il fait déjà glacial, la neige a recouvert le paysage…
—Mes pouvoirs de Feu me permettent de voyager dans des températures très basses.
—Mais tu détestes ça. »
Ymesh sourit malgré lui à cette remarque. Comme la plupart des mages de Feu, il pouvait utiliser son aura pour se réchauffer mais, en effet, il détestait les rares occasions où cela ne suffisait pas à le prémunir du froid.
« Je devrai faire avec. Je n’ai pas vu Ijishia depuis des années et mon passage à ta cour m’a prouvé que je m’étais tenu trop longtemps hors de la politique d’Ambrosis. J’aurais déjà dû apprendre cette leçon.
— Partir ne t’aidera pas à interagir avec les ska…
—Quoique tu en penses, Ketjiko, la politique de ton royaume ne se joue pas exclusivement à ta cour. »
Le Roi Rouge dut en convenir.
« Quand comptes-tu partir ?
— Dès demain. Mes effets sont déjà emballés.
— Tu ferais mieux de rentrer te reposer, dans ce cas, regretta Ketjiko. Tu auras besoin de toutes tes forces pour le voyage. N’hésite pas à choisir une wyverne dans mes écuries. »
Ymesh le salua d’une révérence ; son regard pétillant enlevait cependant à celle-ci toute formalité.
« Merci pour ton accueil.
— Ne me fais pas attendre ta prochaine visite aussi longtemps.
—Sois-en assuré. »
Portant son verre de sang à ses lèvres, le Roi le suivit du regard alors qu’il partait. Près de la sortie empruntée par l’Infant, son regard s’arrêta sur Enij qui comptait fleurette à une jeune lysaâgh. Vu les effots qu’il y mettait, il faisait partie de ceux qui croyaient que leurs esclaves se soumettraient bel et bien.
Ketjiko ne comprenait pas cette mentalité. Les démons qu’ils avaient enlevés étaient des battants. Malgré les siècles passés sous le joug des ska, ils continuaient à ruminer leur vengeance en silence, solides comme le roc et dotés d’une volonté forgée dès leur plus jeune âge. Sans doute était-ce d’ailleurs une des causes de leur vassalité. Les ska se seraient lassés d’esclaves trop serviles.
Il avait besoin de se distraire ; ses yeux retournèrent vers le démon. Celui-ci pianotait des doigts contre le mur. Le Roi Rouge retint un sourire. Ainsi, lui au trouvait ces soirées agaçantes. Bien sûr, les esclaves devaient rester debout en silence comme des wyvernes parquées dans une étable.
Sans trop savoir ce qui lui passait par la tête, le ska s’approcha.
« Un problème à la main ? Elle semble vous démanger. »
Surpris, le jeune homme releva la tête pour le dévisager.
« Eh bien, la vôtre ne le ferait-elle pas dans ma position ?
— Sans doute, admit le Roi. J’espère qu’au moins vous appréciez la musique…
— Pas vraiment, non. »
La réplique fut sèche, mais à quoi d’autre s’attendre ? Ce n’était qu’un esclave sans éducation. Ketjiko se sentait confusément déçu.
« Je préfère le Jensh, pour ce qui est de la musique vampirique, reprit le démon. Mais, à vrai dire, les orchestres elfiques continuent de vous surpasser, et de loin. Je suis navré de vous l’apprendre, mais bien que vous autres vampires soyez de fins amateurs d’art, vous n’êtes pas doués en la matière. »
Voilà qui était mieux.
« Vous méprisez donc l’art vampirique ? demanda le Roi.
— Mais quel art, si je puis me permettre, Votre Majesté ? Les instruments sont tous d’inspiration elfique ou démoniaque, tout comme les harmoniques utilisées. Les peintures se résument à de fades imitations des techniques humaines, de même pour l’architecture. La mode est peut-être le seul point dissident, mais entre-t-elle vraiment dans cette catégorie ?
— Tout dépend ce que vous entendez par là.
— Eh bien, la mode a avant tout un but fonctionnel, contrairement aux autres arts qui existent pour le seul plaisir des yeux. »
Le défi réapparaissait dans les iris verts, doublé d’un certain amusement. Ketjiko se permit un sourire.
« Voilà un débat que je n’avais encore jamais eu avec personne.
— Les vampires peuvent-ils débattre avec d’autres créatures que leurs pairs ? Peu de gens dénigrent leur propre culture.
— Sans doute que non. Les esclaves gardent habituellement leurs commentaires pour eux. J’ignorais que le seigneur Enij encourageait l’esprit critique. »
Le démon hésita, puis se tut. La référence à son maître l’avait remis à sa place.
« Au plaisir de vous revoir », le salua le Roi avant de s’éloigner.
Il n’aurait pas dû mettre fin à la conversation de manière aussi abrupte, mais d’un autre côté, ce comportement risquait de leur porter préjudice à tous les deux. À moins que… Pouvait-il s’offrir le caprice d’acheter le démon ? Le jeune rebelle lui poserait des problèmes, mais une distraction serait bienvenue, à présent qu’Ymesh allait partir.
De plus, cela ferait enrager Daliah.
Ketjiko se dirigea vers un autre esclave pour se servir, histoire de ne pas focaliser les regards sur celui qu’il convoitait. Tout en buvant le sang qui coulait de la gorge de sa proie, il continua de peser le pour et le contre.
***
Belzébuth frappa le mur du poing. Les pierres frémirent sous le coup. L’idiot. L’imbécile. L’abruti. Lilith avait beau dire, elle se montrait trop optimiste parfois ; la preuve. Voilà qu’un autre angelot avait échoué chez eux – et le frère de Gabriel, de surcroit ! On aurait pu croire que Bélial aurait appris la leçon ou que les anges auraient compris ce que signifiait ce surnom d’ « archidémon de la trahison » dont l’avait affublé Lucifer.
Lilith avait rassuré ses inquiétudes. Il aurait mieux fait de suivre son instinct et de mettre préventivement son poing dans la figure de Bélial. Comme si la guerre avait besoin d’un regain de violence, alors que leurs rangs étaient minés par les enlèvements ! Le problème des vampires stagnait. Azazel allait l’entendre.
« Allez me chercher Bélial ! » tonna Belzébuth.
Il vit avec satisfaction les deux serviteurs qui l’avaient suivi dans son salon s’enfuir aussi vite que possible. Cela calma sa fureur première.
En s’installant sur son trône de pierre, il réfléchit à la démarche à suivre. Bélial ne pouvait pas rester à Pandémonium ou il jetterait de la poudre aux yeux de l’angelot, l’écartant par là-même des autres démons. Mieux valait l’éloigner ; cela lui servirait de leçon au passage.
Cela décidé, Belzébuth obscurcit les ombres et attendit. Il ne dut pas patienter longtemps : Bélial arriva avec tout l’empressement que pouvaient causer deux messagers terrifiés.
Inutile de tenter une approche directe avec ce sale gosse sournois. Ils auraient le temps de discuter d’Ariel plus tard.
« Azazel est une incapable, déclara donc Belzébuth. Va secouer tes espions, sers-toi de tes dons, et montre-toi plus efficace qu’elle. »
Bélial fut abasourdi par son ordre et mit un moment à formuler sa réponse.
« Je crains que le moment ne soit pas bien choisi…
— Ce n’est jamais le moment et les démons continuent de se faire enlever ! Je ne tolèrerai pas cela plus longtemps sur mes terres, comprends-tu ? »
Belzébuth eut le plaisir de le voir rentrer la tête dans les épaules. Bien. Sans doute l’archidémon de la Lune avait-il senti qu’il ferait mieux de ne pas argumenter.
« Quand dois-je partir ? »
Brave petit.
« Tout de suite, déclara Belzébuth en le congédiant d’un geste. Il va sans dire que j’enverrai Astaroth s’occuper de ton protégé. Tu n’as rien à craindre à son sujet. »
Bélial ne semblait pas convaincu. Tant mieux. Il s’inclina pourtant et tourna les talons. Belzébuth sentit son aura s’enfoncer dans le palais mais, à sa grande satisfaction, elle se dirigea tout de suite après vers l’extérieur, avant de s’éloigner de Pandémonium.
Bélial loin, le gamin déchu en profiterait peut-être pour se trouver d’autres appuis que cet imbécile qui ne pouvait que lui nuire. Restait à voir si Ariel serait capable de faire preuve d’un peu de jugeote. Tomber pour Bélial ne constituait pas un bon point de départ pour commencer une nouvelle vie dans les Abysses.
Par pitié pour sa tête de linotte, Belzébuth décida de faire un autre geste et rappela un de ses serviteurs.
« Dis à Azazel que j’envoie Bélial sur les traces des vampires et que s’il me ramène une preuve avant elle, j’aurai sa tête. »
Le démon écarquilla les yeux, paniqué de devoir transmettre pareille nouvelle à l’archidémone de la Pierre. Belzébuth secoua la main.
« Allez ! Elle n’osera pas s’en prendre à un des miens alors que je suis déjà de mauvaise humeur. »
Cela ne rassura guère le pauvre messager, mais l’archidémon des Ténèbres avait d’autres soucis en tête. Soit. Cette insulte délibérée forcerait Azazel à partir de Pandémonium et, avec un peu de chance, elle le ferait avant d’apprendre la présence d’Ariel dans les murs du palais. Quant à Asmodée, bien qu’elle méprise les anges, elle obéirait s’il lui demandait de rester à distance.
À présent, l’angelot avait toutes les cartes en mains ; à lui de jouer.
***
Ijishia avait bien changé, depuis la dernière visite d’Ymesh. Aujourd’hui, elle ressemblait à n’importe quelle ville vampirique avec ses grandes maisons de pierre sombre et ses rues pavées. À l’intérieur de ses murs, peu de verdure subsistait. À l’extérieur, quelques champs la bordaient, entretenus par les esclaves afin d’assurer leur propre subsistance.
Était-ce possible que Shean se soit laissé prendre à ce piège de la même manière que Ketjiko ? Ymesh ne supportait pas cette idée.
Il avança d’un pas rapide dans les rues, sans perdre de temps en politesses. Les grandes lignes de la ville n’avaient pas changé et il trouva rapidement la demeure du Sire, le maître du territoire. Pas de portiers, ici : l’entrée restait grande ouverte. Ymesh entra.
Le hall était énorme. Un grand feu trônait au centre du mur porteur, sa fumée s’envolant par la cheminée. Devant celle-ci, une grande table proposait verres et cruchons de sang, entourée d’un groupe de ska qui discutaient sans faire de manières. Shean se trouvait parmi eux, son port toujours aussi noble. Comme chaque fois qu’il le voyait, Ymesh fut frappé par sa ressemblance avec son défunt père.
Le maître de la ville le remarqua alors qu’il s’avançait et un sourire éclatant illumina son visage sérieux.
« Ymesh ! Saâgh, cela fait si longtemps ! »
Ils s’étreignirent, bouleversés de se retrouver après une si longue séparation. Comment oublier la proximité qu’ils avaient partagée, leur douleur commune à la mort de Shön ?
« Je suis resté trop loin trop longtemps, murmura Ymesh. Désolé de te déranger lors d’une réunion… La porte était ouverte et j’ai pensé…
— Tu as bien fait, l’interrompit son ami. Messieurs, certains d’entre vous se souviennent peut-être d’Ymesh ? »
Les présentations se firent sans qu’ils parviennent à se lâcher, restant bras-dessus, bras-dessous. Poliment, les autres prirent congé, non sans avoir présenté une dernière fois leurs respects à leur Sire. Une fois seuls, ils s’étreignirent à nouveau, de façon subtilement plus intime.
« Allons dans mon salon, nous y serons tranquilles. »
Ymesh suivit Shean sans songer à protester et ils se retrouvèrent assis côte à côte dans un divan confortable, un pichet de sang à portée de main.
« Alors, que deviens-tu ?
— Pas grand-chose, je le crains. Je reviens de Nysijl. J’ai vu Ketjiko. »
Le ton sombre sur lequel il prononça ces mots suffit à éclairer Shean.
« Et, bien sûr, tu as pu assister à la décadence des lieux.
— Les esclaves sont traités comme des moins-que-rien ! Ce sont des calices, par Saâgh, pas des réservoirs à sang !
— Tu as eu beaucoup de chance avec mon père, je pense que tu en es conscient.
— Le caliçage reste un lien fort. Le voir dénaturé de cette façon… »
Ymesh ne termina pas sa phrase, écœuré. Shean lui serra l’épaule.
« Ils ne considèrent pas les esclaves comme des calices, mais comme des proies.
— Ils ne les ont pas chassés, ils les ont achetés. La plupart d’entre eux sont usés à force de passer d’un maître à l’autre… Comment peux-tu accepter un comportement pareil ? »
Shean fronça les sourcils.
« Tu ne penses tout de même pas que je le tolère au sein de ma ville ? Les calices sont bien traités ici et nos champs ne sont pas exploités par les seuls esclaves. Chaque vampire doit participer à leur entretien. Les démons de sang ont eux aussi des droits. »
Rassuré, l’ancien elfe hocha la tête.
« Malheureusement, cela ne se passe pas ainsi partout, soupira-t-il néanmoins. Il ne s’agit pas que de Nysijl, Shean. La plupart des villes vampiriques que j’ai vues sur ma route se comportent de la même façon.
— Parce que la Ronde le tolère et que ses décisions ne peuvent guère être contestées.
— N’en fais-tu pas partie ? C’est l’organe législatif d’Ambrosis ! Ketjiko te doit beaucoup. La moindre des choses aurait été de te nommer Doyen.
— J’ai refusé. Les Doyens sont les représentants de grandes familles, ce n’est pas pour rien que l’on parle de Maisons. Or, je n’ai eu ni calice ni enfant. Depuis la mort d’Eshalia… »
Ymesh lui serra la main.
« Je sais. »
Lui non plus n’avait jamais voulu se lier à qui que ce soit d’autre que Shön – et Shean bien sûr, mais entre eux, ce n’était pas pareil. Ils avaient partagé beaucoup.
« De plus, continua le mage de Glace, j’ai préféré protéger Ijishia de l’influence de ces rapaces. Je me suis installé comme seigneur indépendant et Ketjiko m’a accordé ces terres en propre. Elles ne sont pas sous l’influence de la Ronde, j’y fais mes propres lois.
— Et je suppose que les rares à avoir encore toute leur tête t’ont imité… mais cela veut dire que personne ne fait pression. La Ronde est laissée aux mains de ceux que tu traites de rapaces.
— Nous faisions confiance à Ketjiko pour freiner les abus.
— En lieu de quoi il s’est laissé entraîner par eux sans même le réaliser. »
Les deux vampires se regardèrent.
« Il faut faire quelque chose, déclara Ymesh.
— Je ne peux pas prendre le risque de perdre Ijishia.
— N’oublie pas pourquoi tu as créé cette ville, Shean. N’oublie pas pourquoi nous avons lutté. En plus, j’ai vu des esclaves qui n’avaient rien de démons de sang. Le pacte même pour lequel nous avons combattu a été brisé – et pas par les démons, mais par les ska ! »
Les mots résonnèrent dans la pièce, chargés de sens. Aucun des deux hommes ne reprit la parole. Ils se fixèrent encore un moment dans les yeux, puis leur débat fut mis de côté, quoi que pas oublié, et ils se serrèrent l’un contre l’autre à la recherche d’une chaleur perdue depuis longtemps.
***
Saraqael ouvrit la porte à toute volée et parcourut la pièce d’un regard noir, comme si celle-ci était responsable de l’absence de son propriétaire. Cet imbécile de Gabriel avait déchu Ariel – un Prince-ange ! – sans en informer qui que ce soit. Comment avait-il pu agir de façon aussi stupide ?
L’archange du Soleil ressortit de la pièce et arpenta le couloir attenant d’un pas furieux. Fermant les yeux, il se concentra sur l’ession qui se trouvait près de Gabriel. Saraqael savait envoyer des morceaux de son aura comme espions. Il se trouvait à la tête du réseau d’information de l’Eden et gardait toujours à l’œil chaque archange et archidémon pour se tenir au courant des évènements importants.
En activant celui de Gabriel, il vit ce dernier prier Lyth dans une chapelle. Évidemment. L’archange de la Pureté espérait sans doute que leur Élément-créateur règlerait tous ses problèmes en claquant des doigts.
Saraqael descendit vers la sortie du bâtiment mais, alors qu’il arrivait au rez-de-chaussée, Rémiel l’alpagua.
« Où te rends-tu donc ? »
Il essaya de l’ignorer, mais elle devait se douter de ses intentions car elle le saisit par le poignet.
« Saraqael !
— Quoi ? cracha-t-il.
— Si tu vas parler à Gabriel, tu ferais mieux de te calmer d’abord.
— Me calmer ? Tu réalises ce qu’il a fait ? »
Elle ajusta sa prise.
« Il aime Ariel. Il ne l’aurait pas déchu sans une bonne raison.
— Gabriel et moi ne tombons pas toujours d’accord sur la définition d’une bonne raison. »
Elle fronça les sourcils et Saraqael inspira, agacé. Elle parlait avec sagesse. Mais tout de même…
« Laisse-lui un peu de temps, continua Rémiel. C’est son frère qui vient de Tomber.
— Ariel a été créé par Lyth, corrigea machinalement Saraqael. Il est notre frère à tous.
— Tu sais ce que j’entendais par là. »
Saraqael haussa les épaules, rageur. Rémiel se montrait plus rationnelle que lui. Gabriel avait toujours eu le don de le faire sortir de ses gonds – comme il le faisait pour Lucifer. Inutile de commettre les mêmes erreurs que ce dernier.
« Nous devrions nous réunir en Conseil, reprit Saraqael. Ariel se trouve à Pandémonium.
— Il a rejoint les démons ?
— Il était guidé par Bélial lorsqu’il est Descendu, mais je ne pense pas qu’il ait pensé plus loin. »
Constatant que Saraqael réfléchissait de nouveau de façon posée, Rémiel lâcha son poignet et il le ramena contre lui pour le frotter. L’archange du Métal était menue mais ne manquait pas de poigne.
« Tu sais que nous allons devoir le considérer comme un ennemi à partir de maintenant, dit-elle doucement.
— Je ne m’en prends pas aux anges déchus qui ne combattent pas les anges. C’est vrai aussi pour Ariel.
— La déchéance est ton idée. Ceux qui Tombent sont souillés.
— Les elfes et les dragons ne suivent pas les lois angéliques, pourtant nous ne nous en prenons pas à eux. »
Ils s’affrontèrent du regard pendant plusieurs secondes. Rémiel finit par secouer la tête, quelques mèches blondes échappant à sa coiffure stricte pour venir lui caresser les joues.
« Même si tu as raison, la politique de l’Eden ne changera pas. »
Saraqael se pinça l’arrête du nez entre le pouce et l’index. Une chance qu’elle l’ait arrêté : s’il avait tenu de tels propos en sa présence, Gabriel l’aurait sans doute déchu, lui aussi. Il se calma, et reprit :
« Nous devons nous réunir, ne fût-ce que pour réorganiser les clans. Ariel ne combattait pas encore, mais la perte d’un guérisseur de sa puissance va être rude et il s’occupait d’une bonne partie de l’administration.
— Va demander confirmation à Michaël, accepta Rémiel. Je m’occuperai d’aller chercher Gabriel. »
Il hocha la tête et la regarda partir. Elle avait le menton haut et avançait d’un pas déterminé. L’espace d’un instant, il se demanda d’où elle tirait tant d’énergie puis il se reprit. Qu’il soit épuisé ou non n’avait aucune importance. L’Eden passait avant tout le reste.
Résolu, il retourna vers les escaliers. D’après son ession, Michaël se trouvait dans son bureau.
Le conseil des sept archanges se réunit en quelques minutes, autour de leur habituelle table ronde. Michaël, arrivé le premier, eut le loisir de les observer. Gabriel, malgré l’aura de guérison qui le nimbait, avait des traits tirés. Les autres arboraient des mines graves.
Le régent de l’Eden se leva pour prendre la parole.
« Vous le savez tous, Ariel a été déchu. Je ne tolèrerai pas que quiconque critique la décision de Gabriel sur ce point. En tant qu’archange, il avait le droit de le juger. De plus, il l’a pris en flagrant délit. »
Michaël s’abstint de donner les détails des péchés d’Ariel. Son frère n’avait pas besoin qu’il insiste là-dessus, comme en témoignait son teint livide.
« Apparemment, reprit-il, Ariel est parti en compagnie de Bélial et se trouve à présent à Pandémonium. Cependant, il ne semble pas vouloir s’impliquer dans la guerre. Bien sûr, chacun d’entre vous est sommé de le tuer s’il venait à vous croiser. »
Son ton était froid et claqua sur la face de ses pairs, qui l’observaient sans oser dire un mot. Il ne se radoucit pas pour conclure.
« Officieusement, je vous interdis de lever la main sur lui, à moins qu’il n’intervienne dans les combats. »
Rémiel cilla. Uriel porta la main à ses lèvres. Mais, très vite, toutes deux redevinrent neutres. Raguel avait un sourire aux lèvres, bien sûr, et comme toujours son visage était le plus difficile à déchiffrer. Aucun d’eux ne protesta.
« Bien, conclut Michaël. À présent que cela est réglé, je voudrais connaître la nouvelle répartition des charges. »
Il se rassit et, comme prévu, Saraqael prit aussitôt sa place pour exposer l’organisation qu’il proposait de mettre en place. Michaël ne l’écouta pas – il recevrait un rapport détaillé moins d’une heure plus tard.
En vérité, l’archange de la Lumière, régent de l’Eden et général en chef des armées angéliques, se sentait bien pour la première fois depuis la Chute de Lucifer. Ses pairs s’étaient tournés vers Saraqael pour l’écouter, sans ciller, sans réagir à ses ordres, alors qu’il venait de déroger aux lois de Lyth. Même Gabriel n’avait pas frémi.
Peut-être y avait-il un espoir pour les anges.