Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 5

« Comme les Éléments-jumeaux Eau et Glace sont souvent considérés comme un seul, la plupart des classifications considèrent qu’il n’existe que cinq Éléments maléfiques, appelés Éléments-servants de Sei. »

- Éléments-servants de Sei : opposants ou compléments ? Saraqael -

Les draps soyeux glissaient sur la peau d’Ariel, infiniment plus agréables au toucher que ceux de l’Eden. Le matelas pliait agréablement sous son poids, comme un nuage. Les coussins, plus moelleux les uns que les autres, renforçaient le confort. Sans parler du plaisir des yeux.

Quand le déchu les ouvrait, il pouvait savourer à loisir l’explosion de couleurs vives, toutes merveilleusement accordées : bordeaux, or et bleu profond, avec un soupçon d’orange et d’émeraude. Splendide, d’autant plus que les motifs étaient charmants.

Ariel espérait garder cette chambre, aussi stupide cela puisse paraître.

Le lit, en plus de son confort, pourrait en accueillir quatre comme lui. Des baldaquins l’entouraient, lourds rideaux montant jusqu’au plafond. Pendant un bon moment, il s’était diverti comme un gamin à les ouvrir et les refermer, s’amusant de redécouvrir le décor qui l’entourait chaque fois qu’il se lassait du cocon de tissu.

La pièce au dehors, spacieuse, se dotait de trois grandes fenêtres sur son mur de droite. Sur celui de gauche s’alignaient une grosse armoire en chêne peint, un secrétaire aux nombreux tiroirs et une coiffeuse. Quand il aurait rassemblé assez de courage pour se lever, il s’y installerait. Il devait avoir un air horrible.

Enfin, au centre de la pièce se trouvaient une table basse et deux fauteuils tendus de cuir teint. Un tapis décorait le seul, aussi coloré que les coussins, et les murs portaient une frise de runes identiques à celles utilisées en Eden.

Se résignant enfin à l’idée qu’il avait répertorié mentalement chaque recoin de la pièce, Ariel se redressa. Il portait toujours ses vêtements de la veille ; soit Bélial avait fait une concession à sa pudeur, soit l’archidémon avait été appelé ailleurs – pour organiser son arrivée, par exemple. Ariel aurait préféré se réveiller à ses côtés, mais il ne se leurrait pas : sa déchéance allait avoir pas mal de répercussions dans les Trois Mondes. Après tout, il portait le titre de Prince avant de Tomber. Il recevrait sûrement la visite de Lucifer ou Belzébuth dans le courant de la journée, ce qui ne le réjouissait guère.

S’extirpant enfin du lit, Ariel se dirigea vers la coiffeuse tout en défaisant sa natte. Il devait se laver la figure et s’occuper de ses cheveux, qui s’étaient emmêlés pendant la nuit selon leur habitude. Puis, il jetterait un coup d’œil à l’armoire, espérant que des vêtements s’y trouvaient. Dans le cas contraire, il devrait se contenter de réajuster sa tunique.

Il croisa le regard de son reflet et se figea. Il avait du mal à se reconnaître. Lui toujours soigné, ses boucles coiffées à la perfection, ses vêtements sages… Il était débraillé et échevelé. Des gros cernes grisâtres soulignaient ses yeux, tranchant sur la pâleur de sa peau.

Levant le menton, il s’assit et démêla ses cheveux avec patience. Qui sait ce que faisait Bélial ? Il avait passé une nuit horrible où les cauchemars alternaient aux crises de larmes. Cependant, son aura lui soufflait qu’Essiah était levé depuis une heure au moins ; malgré sa fatigue, il ne pouvait avoir dormi tard : il était trop habitué à se lever avant l’aube, en même temps que son frère.

Gabriel. Ariel observa avec une fascination morbide toute couleur disparaître du visage de son reflet. Les heures écoulées n’avaient pas atténué la blessure béante dans sa poitrine. Si celle-ci avait été réelle, physique, peut-être aurait-elle été moins douloureuse. Oh, il l’avait cherché et il le savait. Piètre réconfort.

Inspirant, il se concentra sur sa tâche simple et monotone. S’il tirait trop fort, il risquait d’abîmer ses cheveux, or il y tenait. Il avait dû batailler ferme pour que Gabriel accepte de le laisser les porter longs. Après tout, un ange se devait de n’accorder aucune attention à l’esthétique.

Mais il n’était plus un ange.

Ariel ferma les yeux et récita mentalement les règles du titre six des lois angéliques, avant de se rappeler que cette méthode, qu’il avait si souvent utilisée pour se changer les idées, n’était pas appropriée à sa nouvelle situation.

« Bon. »

Il rouvrit les paupières, faisant face à son image, et entreprit de refaire sa natte. Les mouvements machinaux, mille fois répétés, avaient quelque chose d’apaisant. Au moins, il ne risquait pas de se souvenir d’une fois où son frère l’avait aidé. En général, Gabriel se contentait de lui signaler que courts, ils seraient plus pratiques.

Ariel ne trouva aucun broc d’eau dans la pièce et l’armoire était vide. Refusant de se présenter à qui que ce soit dans cet état, il se planta devant le miroir et entreprit de cacher les marques de la fatigue, illusion par illusion. En quelques minutes, ses vêtements paraissaient impeccables et son visage reposé. Ici, à Pandémonium, seul Bélial verrait au travers. Ariel aurait préféré lui apparaître présentable à lui aussi, mais il ne pouvait pas faire mieux.

Que tout cela soit terriblement futile n’avait aucune importance.

Hésitant, le déchu s’approcha de la porte et l’entrouvrit. De l’autre côté se trouvait un long couloir, bordé de nombreuses portes identiques. Impossible de savoir par où aller – à droite, à gauche, ou toquer quelque part au milieu.

L’image ressemblait tant à une métaphore sur sa vie qu’Ariel faillit éclater de rire. Le symbole était d’une ironie trop subtile pour être intentionnelle. Pire que tout, sûr de se perdre s’il sortait de sa chambre, il savait que la seule véritable option était d’y rester et d’attendre que quelqu’un daigne venir à lui – Bélial, par exemple.

Vaincu, le déchu referma la porte et alla s’asseoir sur l’un des fauteuils. Lui qui avait défié les lois de l’Eden, quitte à y perdre son frère et sa vie tout entière – même s’il n’y avait cru qu’à moitié, comme s’il s’agissait d’un jeu – détestait royalement dépendre ainsi des autres. La seule personne dont il l’avait accepté était Gabriel, mais Gabriel était spécial. Lui avait le droit.

… Ariel ne pouvait pas rester ici. Il étouffait déjà.

Pris de folie, il se précipita vers la fenêtre la plus proche pour l’ouvrir. Oui, il allait partir, s’enfuir ! Il déploya ses ailes, prêt à s’élancer…

Ses plumes étaient noires. Son enthousiasme s’envola seul par la fenêtre.

Le visage d’Ariel se chiffonna, mais il lutta pour ne pas exploser à nouveau. Sagement, il replia ses ailes dans son dos, referma la vitre et tira les rideaux, puis lissa le tissu épais et doux, réchauffé par les rayons du soleil hivernal. Dehors, le ciel demeurait aussi limpide que la veille.

Cette remarque ramena à son souvenir la ville entraperçue le jour précédent, pleine de vie et de bruit. Peut-être que la visiter lui changerait les idées ? En tout cas, cette activité serait plus constructive que son actuelle procrastination. Par ailleurs, cela lui permettrait d’en apprendre plus sur les démons. Jusqu’à présent, il ne connaissait d’eux que ce que les anges et Bélial lui en avaient dit ; il devait à présent forger sa propre opinion.

Décidé, Ariel retourna vers le couloir et obliqua vers la gauche. En cherchant, il finirait bien par trouver soit une sortie, soit quelqu’un qui pourrait lui indiquer où se trouvait Bélial. L’archidémon comprendrait sûrement que le jeune déchu avait besoin de quelqu’un pour le guider.

Puis, à présent, plus rien ne les séparait. Ils pouvaient vivre pleinement leur amour. Même si cela devait être le seul point positif de sa déchéance, il compenserait tout le reste.

Ariel continua d’avancer, mémorisant son itinéraire au cas où. Après quelques minutes, il aperçut enfin une jeune femme au loin. Se précipitant, il l’aborda :

« Mademoiselle ! Excusez-moi… Savez-vous où se trouve Bélial ? »

La fille, une démone aux étonnants iris orange et aux pupilles fendues comme celle d’un félin, le dévisagea d’un air surpris.

« Le seigneur Bélial, l’archidémon ?

— Oui, lui-même.

— Mais toi, tu es qui, au juste, gamin ? »

Ariel s’empourpra. Pour qui se prenait-elle, à lui parler sur ce ton ?

« Ça ne vous regarde absolument pas, dit-il d’un ton sévère. Pourriez-vous me dire où il se trouve ? Je me perds dans ce palais. »

Ses mots semblaient amuser follement la démone, qui éclata de rire.

« T’as qu’à te débrouiller ! Bon courage ! »

Elle partit sans cesser de s’esclaffer, le saluant de la main. Ariel, dépité et humilié, resta quelques secondes les bras ballants. Il avait sûrement dû dire quelque chose de drôle, mais quoi ? N’importe qui, en Eden, l’aurait considéré poli, quoique sévère…

Et il ignorait toujours où se trouvait son démon. Il inspira.

« Bon. Continuons. Je finirai par trouver quelqu’un qui saura m’aider », s’encouragea-t-il à voix haute.

Cela devait lui porter chance, car une personne intervint de derrière lui :

« Tu cherches Bélial ? »

La voix chaude et rauque écorchait les consonnes et faisait résonner les voyelles, basse, comme un ronronnement. Elle ne laissait pas indifférent. Non, elle était plutôt de celles qui faisaient frémir les femmes et grincer des dents les hommes.

Ariel connaissait cette voix.

Avant qu’il ait eu le temps de retrouver à qui elle appartenait, l’homme le contourna, s’offrant ainsi à sa vue. Son physique allait de pair avec la prononciation : il mesurait près de deux mètres, ses longs cheveux fauves pendant libres sur la peau mate de ses épaules musculeuses, parcourue par un tatouage tribal.

Le jeune déchu déglutit. Il avait songé à la possibilité de croiser un autre archidémon que Bélial, dans ce palais, mais la probabilité lui avait semblé infime ; après tout, l’endroit était énorme. C’était sans compter sur la malchance.

« Bonjour, Astaroth, articula Ariel. Oui, je cherche Bélial… Savez-vous où il se trouve ? »

Peut-être que s’il se montrait poli et surtout pas agressif, le démon n’essaierait pas de lui arracher la tête ? Il l’avait déjà vu faire, sur le champ de bataille, et avait ainsi pu remarquer de visu qu’Astaroth n’avait pas volé son surnom de « Prédateur ». L’archidémon représentait le Sang et la Luxure, il se battait à poings et crocs nus, brisant les membres comme s’il s’agissait de brindilles.

Malgré son inconscience, Ariel n’était pas idiot : quoique déchu, il avait été longtemps un ennemi. Tout le monde ne l’accueillerait pas les bras ouverts, déchu ou non.

Il fut d’autant plus déconcerté par le sourire que lui adressa l’archidémon.

« L’est pas ici, expliqua Astaroth de sa prononciation hachée. Parti ce matin, pour un problème à l’est. Sera de retour ce soir, sûrement. »

Ariel eut du mal à ne pas se décomposer. Bélial, parti ? Comment ça ? Le déchu inspira.

« Ce soir. Très bien, j’imagine que je n’ai plus qu’à l’attendre. »

Malgré ses efforts, son ton était caustique. Néanmoins, au lieu de froncer les sourcils, Astaroth élargit son sourire.

« Faim ? T’emmène aux cuisines. »

Le blond réalisa qu’il n’avait rien mangé depuis la veille. Il courba donc les lèvres et hocha poliment la tête.

« Avec plaisir. »

Il aurait ainsi l’occasion d’un peu mieux connaître l’archidémon du Sang. Son frère serait horrifié, bien sûr, et Ariel lui-même n’en était pas enchanté… mais s’il devait vivre dans les Abysses, il avait intérêt à bien s’entendre avec les archidémons.

Et puis, il avait faim.

 

***

 

Deux en un

 

Lucifer avançait à grands pas rapides dans les couloirs de son palais, ses longs cheveux noirs flottant derrière lui. Ils allaient probablement à nouveau s’emmêler de façon impossible mais il en avait l’habitude et était trop pressé pour perdre du temps en les attachant.

Ariel avait été déchu par Bélial. Lucifer ne croyait pourtant pas ces deux-là si idiots. Et encore ! Ariel avait le mental d’un adolescent ; il grandissait de manière bizarre pour un ange. Mais Bélial ! N’avait-il donc pas compris la première fois ? Non, non, recommencer la même erreur devait être trop drôle !

Le Prince-démon inspira profondément pour se calmer. Il devait positiver. Au moins, cette fois, l’imbécile n’avait pas déchu un archange.

Arrivant finalement à la chambre où Bélial avait laissé son amant, il ne s’étonna qu’à moitié de la trouver vide. Il était près de dix heures et les anges apprenaient dès l’enfance à se lever tôt, contrairement aux fichus démons qui considéraient midi comme une heure décente pour commencer la journée et pour qui s’extirper du lit à neuf heures pour donner une nouvelle datant de la veille semblait un effort surhumain.

Plus qu’à trouver où l’angelot s’était perdu. Se remémorant la taille du palais, la possibilité qu’il soit parti, les mauvaises rencontres possibles et les lois de la malchance éternelle, Lucifer soupira.

 

« Ressers-toi. Tu es beaucoup trop maigre, tu dois te remplumer ou tu vas finir totalement squelettique ! »

Tout en courbes et en rondeurs, la cuisinière en chef compensait sa petite taille par un tempérament inversement proportionnel et une autorité sans faille. Pour preuve, à l’arrivée d’Ariel et d’Astaroth, elle avait commencé par remonter les bretelles à ce dernier pour ne pas lui avoir amené le déchu plus tôt.

« Il n’a que la peau sur les os ! avait-elle déclaré en remplissant un bol d’une crème chaude et onctueuse. Je vais vous le nourrir, moi ! »

Elle avait tenu parole : malgré sa politesse et l’odeur savoureuse des plats, Ariel avait trop mangé pour accepter une seule bouchée supplémentaire.

En temps normal, il ne se laissait pas aller à pareille gloutonnerie. Il aimait la nourriture mais mangeait peu, privilégiant la qualité à la quantité. Cependant, sa faim et sa curiosité l’avaient poussé à dévorer les plats totalement inédits que lui proposait la cuisinière.

La gastronomie démoniaque s’avérait beaucoup plus riche en graisse et en sucres que celle angélique, qui était équilibrée et basée davantage sur les plantes que sur la viande ou les sauces. D’après ce que la cuisinière lui avait raconté – elle répondait à ses question avec plaisir – les plats épicés étaient particulièrement prisés. Les pâtisseries, aussi, avaient plus de succès qu’en Eden, au grand ravissement du jeune déchu qui en était très friand.

Cela dit, même si la pâte caramélisée de la confiserie locale avait un goût succulent, l’idée d’en manger une devenait écœurante après en avoir avalé une demi-douzaine.

« Je suis vraiment navré, mais non merci… C’était délicieux ! » s’excusa-t-il le plus poliment possible.

La démone toisa en fronçant les sourcils, avant de soupirer.

« Très bien, très bien. Mais prenez exemple sur Astaroth, dorénavant ! Regardez comme lui mange bien ! »

Occupé à grignoter une tranche de lard de wyverne, l’archidémon lança un regard amusé à Ariel par-dessus la tête de la cuisinière. Le déchu pouffa. Sa petite taille et ses membres fins ne tenaient pas la comparaison avec les deux mètres de muscles du Prédateur… sans oublier qu’il ne mangerait jamais avec aussi peu de distinction.

Le déchu trouvait le comportement d’Astaroth étrange. Après l’avoir amené à destination, l’archidémon s’était installé dans un coin en silence, se contentant de l’observer d’un air à la fois amusé et attentif. Il se comportait de manière impolie sans que cela ne choque… Peut-être parce qu’il appartenait au Sang ?

Tout de même, manger de la viande le matin… Ariel trouvait ça infâme.

Comme s’il entendait ses pensées, Astaroth leva les yeux et fronça les sourcils. Le déchu se recroquevilla. C’était idiot – il savait que l’archidémon ne possédait aucun pouvoir psychique, des Sept seule Lilith en avait – mais c’était plus fort que lui… Il se sentait tout petit à ses côtés et pas seulement à cause de sa taille. Il avait une présence effrayante.

« Bonjour Astaroth, Ariel, Remah. »

Le jeune garçon tressaillit à la voix et se tourna en se maudissant de s’être encore laissé surprendre. La cuisinière salua amicalement Lucifer qui venait d’entrer, alors que l’archidémon de la luxure et du Sang se contentait d’un sobre hochement de tête.

Le Déchu impressionna moins Ariel que ne le faisait Astaroth, même s’il avait beaucoup changé depuis sa Chute.

La tête haute, le dos droit, inexpressif et élégant, Lucifer gardait son maintien parfait de jadis. Ses vêtements, impeccables et pratiques, se paraient à présent de fils d’or qui dessinaient des arabesques sur les tissus noirs et pourpres de sa tunique. Ses cheveux, jadis courts, dépassaient à présent ceux d’Ariel en longueur… mais les changements les plus importants étaient plus subtils.

Le regard bleu polaire du Prince-démon s’arrêta sur le jeune déchu et ses lèvres s’ourlèrent d’un sourire froid, de ceux qui pouvaient servir d’avertissement.

« Navré de ne pas avoir pu vous recevoir plus tôt, je viens seulement d’être averti de votre présence ici… J’espère que votre réveil n’a pas été trop désagréable. »

Ariel se détendit presque. Au moins Lucifer ne l’avait-il pas attaqué, ni ne lui avait demandé s’il allait. L’ancien Prince-ange n’aurait pas dû s’en trouver surpris ; après tout, il parlait au Déchu, premier des anges à avoir Chuté.

« Ça a été, répondit Ariel sobrement. J’espère que ma présence ne pose pas de problème ?

— Vous êtes le bienvenu. N’hésitez pas choisir d’autres appartements si les vôtres ne vous conviennent pas. Bien entendu, vous avez le droit de vous rendre où bon vous semble dans le palais… J’imagine qu’il est inutile de vous préciser que vous serez soumis aux mêmes règles que les autres habitants : pas de dégradations, pas de combat à l’intérieur, pas de grabuge en somme.

— Je ferai attention… Merci de votre accueil. »

Les deux déchus se regardèrent en souriant poliment. L’avertissement était clair : Ariel pouvait rester mais il ne devait pas faire de vagues. Le marché convenait au jeune garçon. Au moins avait-il un toit, voire des alliés potentiels.

« Soit, reprit Lucifer. Je suis navré de ne pas pouvoir rester, mais je suis très occupé… Si vous désirez visiter les lieux, je vous conseille les jardins et la bibliothèque, qui devraient vous intéresser. »

Ariel s’inclina.

« Merci. Je prends note de vos conseils. »

Le Prince-démon le salua, ainsi qu’Astaroth et la cuisinière, puis se retira. Après quelques pas dans le couloir, il se permit un sourire plus sincère. L’angelot comprenait vite.

Il lui serait utile.

 

***

 

Les mouvements secs, un pli entre les sourcils ; Daliah était contrariée. Cela aurait rendu la journée de Naâsh rayonnante malgré la neige si elle n’avait décidé de passer ses nerfs sur lui.

« On n’a pas idée d’être aussi empoté à ton âge ! Tu n’es même pas capable de te souvenir du détail de nos liens commerciaux avec les Ailish. Et tu prétends être le fils de ton père ?

— Chère mère, vous êtes la mieux placée pour me dire de qui je suis le fils », répliqua-t-il, pince-sans-rire.

À sa grande surprise, elle se calma.

« Tu as raison. Tu ferais bien de garder ce détail en mémoire. Moi seule puis garantir ta parenté avec Ketjiko, s’il devait lui arriver malheur. Retiens cela ! »

Satisfaite, elle sortit de la pièce le menton haut. Ses deux suivantes se précipitèrent derrière elle, faisant claquer leurs bottes de cuir sur la pierre nue du couloir. Naâsh ne retint pas son exaspération.

« Pas trop inquiet ? le questionna Raj, étendue sur un coussin.

— Si j’avais le moindre doute sur ma naissance, j’en profiterais pour partir loin d’ici. Malheureusement, ma filiation avec Ketjiko est écrite partout sur mon visage, quoi qu’il en pense. »

La démone de sang s’étira nonchalamment. Naâsh observa un moment ses muscles – solides pour une femme, même une démone – qui roulaient sous sa peau.

« Faim ? lui proposa-t-elle.

— Non, merci, tu peux y aller. Je te rejoindrai plus tard. »

Raj fronça les sourcils mais se leva sans protester et partit. Ils étaient trop proches. Heureusement, elle continuait de n’en faire qu’à sa tête. Naâsh soupira.

« C’est bon, tu peux sortir. »

Un homme apparut de derrière un rideau. Sans un mot, il se dirigea vers Naâsh et le poussa contre un mur. Le prince le laissa dénouer son foulard puis abaisser son encombrant col.

Il retint un bruit de plaisir quand l’autre le mordit. La sensation était tellement différente en se trouvant dans la position du calice… Il se sentait à la merci du vampire, à découvert, horriblement faible et pourtant c’était bon, si bon… Il résista à l’envie de découvrir plus sa gorge.

« J’en veux plus, parvint-il à murmurer. Du pouvoir.

— Tu en auras. »

Une autre morsure.

« Pas plus tard, maintenant. Donne-m’en plus. »

Une autre, encore une autre. Naâsh frémit, réprima un gémissement. Il détestait être à la merci de quelqu’un, mais Saâgh, c’était bon, et il sentait que le lien devenait plus fort, que la dépendance s’accentuait… Il était stupide ou fou, ou les deux, il le savait. Mais ce sang n’était pas échangé contre rien.

« Maintenant, Ketosaï. Donne-moi plus de pouvoir. »

Un sourire froid étira les lèvres du ska plus âgé, sourire qu’il savait identique au sien.

« Très bien. Ouvre-moi ton esprit, Naâsh, et je t’en donnerai. »

 

***

 

« … ainsi que trois témoins l’ont affirmé. Confessez-vous le péché de chair que vous avez commis ou contestez-vous leurs dires ? »

La voix de Gabriel résonna dans la salle des jugements, le faisant presque frissonner lui-même. Il resta néanmoins raide et froid, fixant l’accusé qui était maintenu face à lui par deux gardes. L’autre ne daigna même pas baisser la tête. Dans un coin, un huissier prenait note des déclarations successives des témoins.

« J’avoue avoir commis cela, mais il ne s’agit pas d’un péché ! Aimer quelqu’un ne pourrait jamais…

— Silence ! le coupa l’archange de la Pureté. Vous n’avez aucune autorité pour juger de cela, ni moi non plus. Seul Notre Seigneur Lyth fixe les lois ; nous ne pouvons que les suivre. »

Depuis la veille, Gabriel se demandait s’il s’agissait vraiment d’une bénédiction. Il chassa cette pensée impie et continua :

« Suite à votre confession, je vous déclare coupable et vous bannis de l’Eden. La déchéance sera votre sanction. »

Les gardes soutinrent l’ange alors que sa magie lui était arrachée, comme cela arrivait toujours pour les anges du clan Gabriel. Le Seigneur Lyth reniait les déchus qui disposaient de Ses pouvoirs, que ce soit la guérison ou l’exorcisme, ne leur laissant aucune magie – sauf si un autre Élément les prenait sous Son aile.

Ici, le coupable ne Leur plut pas. Il écarquilla les yeux en réalisant ce qui suivrait et tenta de se débattre malgré sa faiblesse. Les archanges avaient toute autorité leurs clans et personne n’ignorait que Gabriel abrégeait les souffrances de ses déchus en les exécutant.

Jusqu’à Ariel.

L’archange hésita. Il n’avait pas tué son frère, comment pourrait-il s’en prendre à un autre ? Pourtant, il avait toujours considéré qu’il faisait preuve de pitié en les tuant. Lui-même ne saurait pas tolérer de rester en vie après une Chute. Les déchus n’étaient plus des anges, ils n’avaient plus la bénédiction de Lyth et devaient vivre parmi les pêcheurs…

Mais Gabriel n’avait pas tué Ariel. Pas question de faire preuve de favoritisme. Il rabaissa la main et, au lieu de saisir une dague, il ouvrit un Portail.

« Relâchez-le. »

Stupéfaits, les gardes obéirent. Le déchu tituba en avant, dévisageant son ancien supérieur sans comprendre.

« Fichez le camp, vous n’avez plus rien à faire ici. »

L’ancien ange n’hésita pas plus longtemps et plongea dans l’Entre-monde, déployant ses ailes à présent noires pour ralentir sa chute. Gabriel referma le Portail et, sans commentaire, fit signe aux autres de se retirer. L’huissier roula ses parchemins et fila à la suite des gardes hésitants. Deux témoins se mirent à murmurer entre eux en s’éloignant.

Le troisième resta là, au grand déplaisir de l’archange qui aurait voulu rester seul pour considérer sa décision. Gabriel lui adressa un regard glacial mais, au lieu de le faire partir, cela sembla le décider à s’approcher.

« Que voulez-vous ? » demanda l’archange.

Pour toute réponse, l’ange s’agenouilla devant lui et lui saisit les mains, qu’il embrassa – d’abord la droite puis la gauche.

« Merci, Votre Altesse. Sa déchéance était nécessaire à cause de son impureté mais le savoir en vie, quelque part, me sera d’un grand réconfort. »

Gabriel le fixa, ébahi. Puis, d’un coup, le souvenir de la Chute d’Ariel lui revint, le percutant avec une douleur presque physique. Il hocha la tête.

« Relevez-vous. Je n’ai rien fait ici qui mérite des remerciements, au contraire. »

L’ange se remit debout en souriant, comme si lui et Gabriel partageaient un secret, et s’inclina encore une fois avant de partir. L’archange se passa la main sur le visage pour essuyer ses yeux humides.

Qu’est-ce qui lui passait par la tête ? Les déchus étaient des abominations et il reverrait sûrement celui-là sur le champ de bataille ou, pire, brisé par des monstres comme Azazel. L’archidémone de la Pierre transformait ses captifs en gargouilles, horribles créatures de pierre, et brisait leurs âmes.

Cependant, Gabriel ne pouvait plus les tuer. Chaque fois, l’image d’Ariel en larmes se superposerait à celle des coupables. S’il avait voulu rester digne de juger ses anges il aurait dû tuer son frère et il s’en sentait incapable. Si, après l’avoir laissé partir, il se permettait d’exécuter un déchu à la suite de son procès, il ne serait plus digne de son titre.

Peut-être devrait-il demander à Michaël de juger les anges de son clan ? Lui-même ne savait plus prendre la décision qu’il fallait…

Gabriel secoua la tête, se dirigeant à son tour vers la sortie. Michaël n’exécutait pas tous les coupables mais laissait partir ceux qui avaient subi un péché plutôt que commis celui-ci, comme les victimes de viols, ainsi que ceux qui se confessaient d’eux-mêmes.

Pour la première fois, l’archange de la Pureté se demanda si Michaël n’avait pas raison d’agir ainsi. Non, c’était absurde ; le Seigneur Lyth n’avait pas prévu d’exception à Ses lois alors pourquoi devraient-ils juger moins durement ceux qui n’avaient pas eu de chance ? Ceux qui étaient assez droits pour se vendre eux-mêmes ? Tous les anges devraient avoir le courage de confesser leurs crimes. Aucun ne devrait même être tenté ! Ils étaient les enfants de Lyth !

Cependant, cela sonnait juste. Si un ange ne parvenait pas à résister, aller voir son archange pour tout avouer était le comportement le plus correct, le plus… angélique possible dans cette situation. Gabriel avait même admiré certains pêcheurs, venus le voir pour mourir – parce qu’ils ne parvenaient pas à lutter contre leurs démons intérieurs et qu’ils n’en pouvaient plus, qu’ils voulaient mourir pour en être libérés.

Mais dans ce cas, les laisser partir serait cruel, n’est-ce pas ?

L’archange de la Pureté soupira, plissant les yeux lorsque les rayons d’Essiah l’aveuglèrent lorsqu’il sortit de la sombre salle des jugements. Il ferma son manteau pour se protéger du froid, laissant ses pas le guider.

Des rumeurs prétendraient que Raguel accompagnait certains de ses anges dans leur Chute, les aidant à trouver un endroit où vivre parmi les humains. Gabriel n’y avait jamais prêté attention – il s’agissait de trahison, donc ceux qui racontaient ces inepties ne diffamaient sûrement l’archange du Feu – mais, en ce jour, il se demanda si ce n’était pas simplement la vérité.

Raguel était très attaché à ses anges. Oh, tous les archanges voyaient les anges de leurs clans comme leurs enfants. Cependant, seul Raguel les connaissant personnellement, souvent par leur prénom, prenait part à leurs entraînements, rendait visite aux femmes qui venaient d’accoucher. Il était d’ailleurs parrain d’une bonne douzaine d’anges.

Cela avait toujours irrité Gabriel parce que le temps que l’archange du Feu consacrait à ces visites diminuait celui consacré au travail de bureau. Il réalisait soudain que Raguel, proche de son clan, n’abandonnerait sans doute pas ceux qui n’avaient commis qu’un péché mineur.

L’esprit de Gabriel se rebella à cette dernière réflexion. Il n’existait pas de péché mineur ! Il y avait personnes pures et les souillés – qui n’étaient plus dignes de la bénédiction du Seigneur Lyth.

Cela signifiait-il qu’Ariel était aussi ignoble qu’un ange qui en aurait tué un autre par jalousie ? Ou qu’un démon violeur et sanguinaire ? Était-il aussi damnable que Bélial, cet horrible monstre qui, non content d’avoir entraîné Lucifer dans la débauche, en avait fait autant avec le plus pur, le plus gentil ange de l’Eden ?

Gabriel se sentait glacé et cela n’avait rien à voir avec le vent hivernal. Il ne savait pas quoi penser. Il avait besoin de prier, de sentir la présence réconfortante de Son Altesse Lyth, ainsi que son approbation.

Sans plus hésiter, il se dirigea vers une petite chapelle qu’il affectionnait. Tout le long de son trajet, il garda un masque froid sur son visage. Malgré la douleur que lui causaient ses doutes, personne ne devait réaliser que sa conviction vacillait, sans quoi les anges se sentiraient tout aussi perdus que lui.

 

***

 

Nysijl, dominée par le noir en été, avait été recouverte de blanc en une seule nuit ; les tuiles sombres des toits disparaissaient sous la neige et les pavés étaient enfouis sous une épaisse couche de glace. La brève saison des pluies était terminée. Dans les Tréfonds, l’hiver prendrait ses droits pendant de nombreux mois.

Plus personne n’oserait sortir de chez soi en dehors des rares mages de Glace. La plupart des vampires dépendaient de Saâgh, leur Élément tutélaire – le Sang. Il en allait de même pour les démons de sang, qui appartenaient à une race bâtarde. Ces derniers étaient cependant scellés, comme les autres esclaves, afin d’empêcher toute rébellion.

En dehors du Sang, seuls les pouvoirs mentaux apparaissaient fréquemment chez les vampires, tels que la télépathie ou la télékinésie. Les maisons n’étaient que difficilement chauffées vu la rareté des mages de Feu. En conséquence, de nombreux esclaves mouraient durant l’hiver.

Van dérapa sur une plaque de verglas et se rattrapa de justesse à son guide qui, heureusement, tint bon. Le vent glacial s’engouffrait dans les rues étroites de la ville et faisait voler la cape qui lui avait été donnée. Elle portait des runes de chaleur brodée sur sa doublure ; une véritable rareté à Ambrosis. Le démon en aurait été surpris si son nouveau maître n’avait été si puissant.

Une fois que Van se fut stabilisé, la vampire qui était venue le chercher le relâcha et reprit la route, se frayant lentement un chemin dans la neige. Il serra les pans de sa cape autour de lui et se dépêcha de lui emboîter le pas, marchant dans les traces qu’elle laissait afin d’éviter de se faire à nouveau surprendre.

Van avait tout fait pour être remarqué par le Roi Rouge. Si celui-ci avait mis un mois de plus pour se décider à l’acheter, il aurait hérité d’un cadavre. En effet, depuis quelques semaines, Enij s’était lassé du démon. Avec l’hiver, cela revenait à dire que les rares denrées ne lui étaient pas destinées et qu’il servait de nourriture aux démons de sang. Il aurait fini exsangue ou mort de faim.

Ambrosis avait un problème fondamental : le manque de nourriture. Les vampires se nourrissaient de sang, tout comme leurs proies favorites, les démons de sang. Ceux-ci s’abreuvaient sur les serviteurs les moins beaux ou qui avaient le moins bon goût, qui eux-mêmes n’avaient que les maigres récoltes d’été pour se sustenter. Les vampires n’aimaient pas gâcher de la place avec des aliments qui ne leur servait pas directement.

Van avait conscience de sa chance.. Entrer au service du Roi Rouge lui sauvait la vie. Ce qui ne changerait en rien ce qui l’avait poussé à le séduire.

Son guide obliqua enfin vers une des grilles ouvragées de la rue, qui s’ouvrit en grinçant. Van nota la neige à demi fondue qui l’entourait et fut impressionné par ce luxe. Sans doute le passage vers le palais devait-il rester accessible pour d’hypothétiques réunions de la Ronde. Les Doyens se déplaçaient peu par ce froid mais parfois des circonstances les obligeaient à faire le trajet.

Parvenir au porche fut presque aussi difficile qu’avancer dans les rues : le vent s’était mis à souffler plus fort et de nouveaux flocons apparaissaient dans le ciel. Lorsqu’enfin ils passèrent la lourde porte de bois sculpté, ce fut pour entrer dans un hall était vide et froid que l’extérieur. Le silence se fit lorsque les battants se refermèrent derrière eux et Van se remit à respirer normalement.

Ils avaient survécu à la traversée de la ville. Certains serviteurs ne revenaient jamais de leurs courses, durant l’hiver. Lui-même avait déjà dû sortir mais jamais pour un si long trajet. Chaque fois, sa poitrine avait été comprimée par la peur.

Son guide se débarrassa de la neige qui la couvrait. Elle lui fit signe de continuer et Van s’engagea à sa suite dans un couloir. Le bout de ses doigts commença à le picoter comme la chaleur revenait petit à petit, augmentant alors qu’ils avançaient.

Ils débouchèrent dans le vestibule d’hiver. Leurs capes leur furent retirée par un serviteur. Son accompagnatrice fut de même débarrassée de ses lourds vêtements d’extérieur et s’avéra plus jeune que ne l’avait cru Van à sa voix. Rien d’autre ne le surprenait dans son apparence : cheveux noirs, yeux rouges, comme la plupart de ses semblables.

« Son Altesse vous attend. Dépêchons. »

Sur ces mots secs, elle reprit sa marche. Van commençait presque à s’exaspérer – quand Sei arriveraient-ils ? – lorsqu’ils entrèrent dans un petit salon aux murs couverts de tapisseries et au sol matelassé. Un feu brûlait dans l’âtre et le jeune démon remarqua les runes de chaleur gravées aux coins de la pièce. Un homme se tenait debout, fixant les flammes.

Son guide s’inclina.

« Le voici, Votre Altesse.

— Merci, Vjen. Tu peux disposer. »

La vampire fit une autre courbette avant de les laisser seuls.

Difficile de savoir comment se comporter. Van n’avait côtoyé Ketjiko qu’en public et, bien que les esclaves doivent se soumettre à tous les vampires, il n’avait pas été son maître alors. Le démon décida d’attendre qu’il se manifeste de lui-même.

De profil, déchiffrer l’expression du Roi était difficile. Ses oreilles pointues d’elfe lui donnaient un air espiègle qui allait mal au seigneur d’une nation comme Ambrosis. Plutôt petit, même pour un vampire, il portait un simple pantalon noir et une chemise dont les manches bouffantes dépassaient de sa redingote. Le col haut traditionnel des vampires protégeait sa gorge – la laisser dévoilée était un signe de faiblesse – encore entouré d’un foulard. Une épingle ornée d’un rubis en retenait le nœud.

Ce détail intrigua Van. D’où Sei pouvait venir la pierre ? Ambrosis ne commerçait pas avec l’extérieur – Belzébuth ne l’aurait pas permis – et jusqu’alors il n’avait jamais songé que les vampires possédaient des carrières de minerais. Mais après tout, leurs richesses devaient bien venir de quelque part…

« À quoi penses-tu donc ? lui demanda Ketjiko, interrompant son raisonnement.

— Aux fondements de l’économie vampirique. Vous êtes partis de rien, il y a quelques siècles, et vos frontières sont fermées. Pourtant, vous possédez des biens que les Hauts démons pourraient vous envier. »

Le Roi Rouge se tourna enfin vers lui, un sourire amusé aux lèvres.

« C’est pour ce genre de réponse que tu es ici aujourd’hui. »

Van s’inclina en silence.

« Et donc, reprit Ketjiko, quelles sont tes suppositions ?

— Vous avez bâti votre fortune grâce à vos esclaves. Au départ, ceux-ci n’étaient pas démons de sang ; en utiliser une partie pour récolter de la nourriture et l’autre pour creuser et bâtir n’a pas dû être un problème.

— Si la réponse était si simple, nous croulerions tous sous l’or sans qu’aucun de nous ne soit riche. Seul ce qui est rare a de la valeur. »

Van se redressa, le front plissé par la réflexion.

« Qui a réparti les terres d’Ambrosis entre les différentes Maisons ? Je ne suis même pas certain que celles-ci existaient au départ. Je suppose donc que la répartition a été faite au hasard, à parts égales. Sauf pour vous-même, bien sûr. Nysijl est le lieu symbolique où vous avez vaincu Astaroth mais je suppose que les démons s’y étaient installés pour une raison.

— En effet, confirma Ketjiko en s’approchant. Il existe des mines de métal non loin.

— Dans ce cas, je suppose que les meilleures terres n’ont pas été données aux grandes Maisons. Simplement, les grandes Maisons descendent de ceux qui ont reçu les meilleures terres. »

Le Roi Rouge rit, un son rare. En temps normal, Van se serait incliné, mais ils étaient trop proches physiquement – beaucoup trop à son goût.

« Tes hypothèses sont à peu près correctes, confirma le vampire. Le Livre des Lois suprêmes n’a été rédigé que vingt ans après le Pacte de Sang.

— Est-ce vous qui avez décidé du nom du traité ? C’est presque aussi pompeux que « la terre immortelle ». »

Ketjiko lui attrapa le menton, toujours souriant.

« C’est bien moi. Les ska sont très sensibles à ces phrases toutes faites. Et puis, cela exprime de façon assez précise ce que je veux qu’Ambrosis soit.

— Un lieu d’asile pour les vampires, que personne ne pourra jamais leur reprendre et où tous doivent suivre vos ordres. À l’exception bien sûr des quelques vampires dotés de sang démoniaque qui, eux, doivent être traités comme des esclaves. »

Le coin des lèvres du Roi Rouge s’affaissa et Van sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Était-il allé trop loin ? Il portait encore des bleus laissés par Enij et ne craignait pas la douleur, mais peut-être serait-il abandonné dehors pour avoir déplu au seigneur des « ska ».

L’autre approcha sa bouche de son oreille.

« Ne dis jamais à un lysaâgh qu’il est un vampire. Ils nous haïssent bien plus que les démons ne le feront jamais et s’entendre rappeler que nous sommes du même sang ne leur plairait pas. »

Van retint son souffle. Allait-il… ? Non, les lèvres fraîches évitèrent son cou pour aller embrasser son épaule, là où se trouvait jadis la Marque d’Enij ; sa peau y était un peu plus pâle qu’ailleurs. L’aura de Ketjiko le caressa et il frissonna lorsqu’elle pénétra à l’intérieur de lui, se liant à la Marque vide, qui pulsa. La sensation était très désagréable, même en y étant habitué – comme s’il avait attaché une laisse autour de son cou.

Le Roi Rouge eut l’air satisfait. Van se retint de justesse de déglutir, puis ferma les yeux lorsqu’il le mordit.

 

À lier

 

Une chambre avait été donnée à Van, une pièce entière pour lui tout seul. Il avait eu droit à ce luxe chez Enij et comme chez certains de ces maîtres précédents, mais uniquement durant les mois d’été. En hiver, quand la moitié des salles étaient rendues inhabitables par le froid, lui et les autres esclaves devaient s’entasser dans un dortoir.

Bien sûr, le Roi Rouge pouvait se permettre cette extravagance. Néanmoins, Van doutait que même Ketjiko puisse octroyer cela à plus d’un favori, ce qui revenait à dire que le démon était pour l’instant en tête de liste. Probablement le privilège de la nouveauté, qui ne durerait pas… Il devait trouver un moyen de prolonger l’intérêt du Roi.

Son éducation était un atout : la plupart des démons de sang ne savaient ni lire ni écrire. En règle générale, les esclaves servaient aux travaux physiques. Les vampires, dotés d’une constitution plus faible que les démons prisonniers, se réservaient les activités plus intellectuelles.

Van n’était pas une exception : il n’avait plus lu une ligne depuis sa capture. Cependant, en tant que fils d’une Noble, il avait bénéficié d’une éducation complète durant son enfance.

« Oui, enfin, il pourrait se lasser de moi malgré tout », songea-t-il à voix haute.

Le jeune démon sauta sur ses pieds. Le lit, énorme, occupait presque toute la place disponible et il dut longer le mur pour le contourner et atteindre la porte. Cela ne lui plaisait guère ; certains vampires se contentaient de boire le sang de leurs esclaves mais d’autres se laissaient entraîner par le plaisir donné par les Étreintes qu’ils pouvaient effectuer lors des morsures. Tout portait à croire que Ketjiko faisait partie de la deuxième catégorie.

Van poussa la porte avec un soupir résigné et se glissa à l’extérieur, après avoir vérifié que le couloir était désert. Fureter dans la maison royale était probablement une mauvaise idée. D’un autre côté, il n’arriverait à rien s’il ne parvenait pas à cerner mieux les proches du Roi. Certains risques devraient être pris pour atteindre son but.

 

Table des matières - Chapitre suivant >